LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

CHAPITRE IV. — [CHARLEMAGNE CONSACRE ET DÉVELOPPE LE SYSTÈME DU PATRONAGE ;] LA FÉODALITÉ SOUS CHARLEMAGNE.

 

 

L'histoire des siècles dont nous faisons l'étude est pleine de contradictions. Il en faut observer l'extrême diversité, en regarder successivement toutes les faces. Ce n'est que par l'analyse et par la distinction des faits qu'on peut arriver à la comprendre.

Charlemagne essayait de relever l'autorité publique ; il la reconstituait avec toutes les prérogatives de l'ancien Empire, avec tous ses titres, avec ses droits et ses traditions. Mais s'il pouvait, sans rencontrer aucune résistance, sans provoquer aucun murmure, replacer ainsi la monarchie dans les institutions politiques, il ne pouvait rien changer aux institutions sociales qui existaient avant lui.

La grande propriété, le servage et le colonat[1], l'assujettissement presque inévitable des non-propriétaires, la puissance du sol sous la forme du bénéfice, la recommandation, le patronage et la vassalité, tous ces faits sociaux que nous avons vus poindre dès le temps de l'Empire romain et qui s'étaient développés dans la période mérovingienne[2], conservèrent toute leur vigueur au temps de Charlemagne : [il dut les accepter, et de plus ii s'y conforma, il les sanctionna même et voulut leur donner force de lois].

 

1° [CHARLEMAGNE FAIT ENTRER DANS LE DROIT LES RÈGLES DU PATRONAGE.]

 

L'usage de donner des lots de terre en bénéfice se continua. C'était ainsi que le roi lui-même distribuait la plus grande partie de ses domaines[3]. On peut voir dans les Capitulaires quelles étaient les règles et quels étaient les effets de cette sorte de concession. Ce qu'on appelait bénéfice était, comme dans l'époque mérovingienne, un simple usufruit. Il n'était jamais héréditaire de plein droit ; pour qu'il passât au fils, il fallait une concession nouvelle. Il était même rompu par la mort du concédant, en sorte qu'on ne peut même pas dire qu'il fût viager[4]. Cette jouissance était d'ailleurs conditionnelle : elle impliquait soit une redevance pécuniaire, soit un service[5] ; elle impliquait surtout la sujétion personnelle du concessionnaire à l'égard du concédant, et cette sujétion s'appelait fidélité[6]. Au bénéfice correspondait toujours la recommandation, c'est-à-dire l'engagement de la personne[7].

[Or] ces règles, c'est Charlemagne lui-même qui les a tracées dans ses Capitulaires ; mais ce n'est pas lui qui en est l'auteur : elles sont beaucoup plus anciennes que lui. Une faut pas penser non plus qu'elles ne s'appliquent qu'aux bénéfices accordés par le prince. Ce que Charlemagne dit de ses terres peut se dire de toutes les terres. Ses sujets concèdent comme lui des bénéfices, et ils les concèdent aux mêmes conditions que lui. L'évêque et l'abbé, le comte et le riche propriétaire ont des bénéficiera qui occupent leurs domaines, qui leur rendent des cens ou des services, et qui surtout sont leurs fidèles et leurs sujets.

Les documents de cette époque signalent fréquemment des hommes qui, sans être esclaves ni colons, sont les hommes d'autrui[8] ; ils sont réputés libres, et pourtant ils appartiennent à quelqu'un. Celui-ci est l'homme du roi, celui-là est l'homme d'un évêque, tel autre est l'homme d'un grand ; ils sont tous en puissance de quelqu'un qu'ils appellent leur maître[9]. Un ecclésiastique, aussi bien qu'un laïque, peut être homme d'un autre[10]. Un évêque a ses hommes ; un comte a les siens ; il suffit d'être un riche propriétaire pour avoir, indépendamment de ses esclaves, des hommes à soi.

Ces serviteurs libres sont appelés des fidèles, des vassaux, des clients[11]. On les désigne aussi par le terme de juniores[12], mot qui depuis plusieurs siècles signifiait aussi bien l'infériorité de la condition sociale que celle de l'âge. A. ce nom correspond celui de senior qui se donne au supérieur. Ce terme était d'un usage fort ancien, mais c'est surtout au temps de Charlemagne qu'on le trouve employé dans les actes officiels. Il s'applique souvent aux grands propriétaires, comme dans cet article de loi : Que chaque senior, obligé de se rendre à la guerre avec ses hommes, ait le droit d'en laisser deux dans sa maison[13] ; mais l'idée qui s'y attache surtout est celle d'autorité. On est seigneur par rapport à d'autres hommes qui sont des serviteurs.

On peut juger les usages de ce temps-là par une lettre qu'un contemporain de Charlemagne écrivait à un évêque : Le vassal que je vous adresse et qui se nomme Irthéo a été quelque temps à mon service ; il désire vivre désormais sous votre domination ; je vous le recommande et vous prie de daigner le recevoir dans votre patronage et le nourrir comme votre vassal[14].

Voici en quels termes des clients parlaient à leur patron : Vos très humbles clients s'empressent de mettre sous les veux de leur très excellent maître le témoignage de leur entière obéissance ; ils assurent que leur dévotion n'aura pas d'autres bornes que celles de leurs faibles moyens, toutes les fois que votre grandeur daignera leur donner des ordres. Fidèles en toutes choses et pour toujours à vous et aux vôtres, ils sont heureux de promettre obéissance à vos gracieux commandements[15].

Les Capitulaires rappellent les devoirs de ces vassaux ou de ces clients envers leurs patrons : Celui qui aura reçu un bénéfice de l'homme auquel il s'est recommandé, lui devra toute l'obéissance qui est due par les hommes à leurs seigneurs[16]. L'ensemble de ces devoirs était ordinairement exprimé par le mot fidélité, fides. Il se composait d'une série d'obligations très rigoureuses. L'une d'elles consistait à suivre le maître partout où celui-ci voulait emmener son homme[17]. On devait marcher à la guerre sous ses ordres[18], combattre pour lui, soutenir toutes ses querelles. Celui qui refusait d'affronter un combat contre l'adversaire de son seigneur perdait son bénéfice[19].

De telles règles, [formées en dehors de la monarchie, sont maintenant] reconnues et consacrées par l'autorité monarchique elle-même. Elles existaient avant Charlemagne, mais elles n'étaient pas admises dans les lois. La seigneurie et la vassalité commencent avec lui à devenir des institutions régulières et légales. Elles ne sont plus seulement dans la pratique et dans les mœurs, elles prennent place dans le Droit. Il est singulier qu'un si grand progrès de la féodalité se soit accompli dans le moment même où le régime monarchique paraissait à son apogée.

Il y a plus. Jusqu'alors le lien de patronage avait été considéré comme absolument volontaire et avait pu être rompu par l'une ou l'autre partie. Charlemagne semble s'appliquera le rendre obligatoire, indissoluble, presque héréditaire : Que personne, dit-il dans un capitulaire, ne quitte son seigneur contre la volonté de celui-ci, du moment qu'il aura reçu de lui la valeur d'une pièce d'or. — L'homme qui quitte son seigneur, dit-il encore, ne doit être reçu par personne[20]. La liberté n'est rendue au vassal que dans trois cas : si le seigneur a voulu le tuer ou le frapper d'un bâton, s'il a déshonoré sa femme ou sa fille, s'il lui a enlevé son héritage. De même que la fidélité devenait à peu près indissoluble, le bénéfice devenait à peu près irrévocable ; le seigneur ne pouvait le reprendre que si le vassal avait manqué à ses obligations[21].

Ainsi, dans le moment même où Charlemagne s'efforçait de faire revivre la monarchie impériale, c'était le patronage et la vassalité qu'il rendait plus fermes et plus solides. Il semble que ce prince obéisse à une nécessité inflexible. Non seulement il ne lutte pas contre l'institution féodale ; il la sert, il travaille pour elle, il aide à sa victoire. Il permet que chaque homme libre ait un seigneur et qu'il prête serment à ce seigneur comme au prince[22].

 

2° [CHARLEMAGNE GOUVERNE PAR LES RÈGLES DU PATRONAGE.]

 

Lui-même est un seigneur en même temps qu'un roi. Il possède de nombreux domaines et il les concède en bénéfice à des hommes qui se recommandent à lui. Ces hommes contractent dès lors envers lui des devoirs particuliers. Il a donc deux sortes de sujets : à titre de roi et d'empereur, il est un chef d'État ; à titre de seigneur et de patron, il est un chef de vassaux. Il gouverne une partie des hommes en vertu des antiques principes de l'autorité publique ; il en gouverne d'autres par les règles du patronage.

L'obéissance au prince prend peu à peu la forme de la recommandation. Les Chroniques racontent-elles qu'un roi vient se soumettre à Pépin le Bref ou à Charlemagne, elles le montrent prêtant le serment de foi et se recommandant au souverain[23]. Il en est de même des sujets du royaume : les principaux d'entre eux, à chaque changement de règne, accourent près du nouveau prince pour se recommander[24]. Charlemagne exige de tous les hommes libres un serment individuel de fidélité. [Le serment n'est pas une innovation des Carolingiens : mais il prend alors une tout autre importance et un nouveau caractère.] On voit assez que, [tel qu'il est conçu désormais], il est en contradiction avec le principe monarchique, puisqu'il suppose implicitement que l'obéissance n'est ni obligatoire, ni héréditaire, ni collective ; il tend à substituer les usages de la féodalité à ceux de la monarchie. On dirait que les esprits de ce temps-là avaient perdu la notion de l'obéissance à l'autorité publique et que la fidélité personnelle était devenue l'unique principe de la discipline sociale[25].

En vain Charlemagne s'appelle-l-il empereur ou auguste. Le recueil même de ses Capitulaires montre qu'il agit plus souvent comme seigneur que comme chef d'État. On y aperçoit, par exemple, qu'il obtient difficilement le service militaire des hommes libres et qu'il ne compte guère que sur ses vassaux, c'est-à-dire sur ceux dont la moindre faute peut être punie de la perte du bénéfice[26]. Dans ces capitulaires il ne s'adresse le plus souvent qu'à des fidèles et à des vassaux. Toute l'histoire de son règne le montre parfaitement obéi ; mais il l'est plutôt en vertu des règles du vasselage qu'en vertu des droits de l'autorité publique.

Ceux dont Charlemagne était le seigneur étaient à leur tour les seigneurs d'autres fidèles. De là cette expression souvent employée par le prince dans ses actes législatifs, nos hommes et ceux des autres[27]. Toute l'autorité que Charlemagne avait sur ses vassaux, ceux-ci l'avaient sur les leurs. Il reconnaît lui-même les droits du seigneur sur ses hommes. Au lieu de juger ces arrière-vassaux, il répète maintes fois que c'est aux seigneurs qu'il appartient de leur administrer la justice. Loin de dénier aux seigneurs cette autorité judiciaire, il leur recommande incessamment d'être de bons juges et de choisir des agents inférieurs qui sachent les lois[28]. Il renonce ainsi à gouverner lui-même les populations : il se résigne du moins à n'agir sur elles que par l'intermédiaire des seigneurs. Que chacun, dit-il, se fasse obéir de ceux qu'il a sous lui, afin que ceux-ci obéissent mieux aux ordres qui viennent de nous[29]. Charlemagne ne compte déjà plus sur la soumission directe des classes inférieures.

La société semblait monarchique : elle était déjà féodale. C'est par les règles du patronage que le prince gouvernait l'Église ; les évêchés et les abbayes étaient dans sa mainbour et sous sa défense[30]. Chaque évêque prêtait au roi le serment de fidélité ; il lui disait : Je vous serai fidèle comme un homme doit l'être à son seigneur[31]. Il se recommandait au roi et lui recommandait en même temps son église, c'est-à-dire tous les hommes qui dépendaient de lui[32]. Cet hommage était de même nature, à peu de chose près, que celui que prêtaient les bénéficiaires laïques. Le contrat était conçu dans les mêmes termes et produisait à peu près les mêmes effets. Cet évêque qui était un vassal du prince était en même temps un chef de vassaux. Il exerçait le patronage, d'abord sur les clercs, à qui il n'était pas permis de se recommander à d'autres qu'à leur évêque[33], ensuite sur toute la population qui cultivait les domaines de l'Église. Il était pour tous ses hommes un seigneur, un maître : il levait sur eux des impôts ; il les jugeait ; il avait pour les administrer une série de fonctionnaires, qu'on appelait ses centeniers, ses advocati, ses scabini[34].

Quant aux comtes, ils étaient avant tout des fonctionnaires royaux ; mais ils avaient en même temps un autre caractère. Ces hommes avaient toujours commencé leur carrière par le service du Palais ou ce qu'un appelait la milice palatine ; or, pour entrer dans cent milice, il avait fallu se recommander au prince et se faire son fidèle. Ils ne renonçaient assurément pas à cette fidélité le jour où le même prince leur confiait un comté[35]. Ils s'y regardaient plutôt comme des vassaux : et des bénéficiaires que comme des représentants de l'autorité' publique. Toutes ces idées se confondaient d'ailleurs à tel point, que dans le langage du temps un comté était réputé un bénéfice[36].

Dès que ces comtes étaient des vassaux par rapport au prince, il était naturel qu'ils eussent eux-mêmes des vassaux[37]. Les fonctionnaires inférieurs qu'on appelait leurs vidames, leurs vicaires, leurs centeniers, leurs dizainiers, leurs scabins, étaient ordinairement nommés et révoqués par eux[38]. Il n'est guère douteux que le lien qui unissait ces subalternes au supérieur ne fût le lien de fidélité. On sait en effet que chaque comte rétribuait ses inférieurs en leur concédant des bénéfices[39]. L'entourage d'un comte, dès le temps de Charlemagne, devait ressembler un peu à une cour féodale.

L'obéissance des hommes à l'égard de ces fonctionnaires prenait la forme de la vassalité. On aimait à se recommander à eux, parce qu'ils étaient puissants ; on recevait d'eux des terres bénéficiales ; on se liait à eux par un serment tout personnel et l'on contractait à leur égard toutes les obligations du vassal envers le seigneur[40]. Ils auraient dû gouverner les hommes en vertu des droits de l'autorité publique : ils les gouvernaient en vertu des règles du patronage.

 

3° [L'EMPIRE DE CHARLEMAGNE EST DÉJÀ VU ÉTAT FÉODAL.]

 

Ainsi, sous une apparence de monarchie, la féodalité gagnait du terrain ; elle en gagnait à la faveur de la monarchie même. Les institutions de seigneurie et de vassalité, partant du prince et rayonnant en tous sens par ses propres fonctionnaires, par les comtes, qu'il nommait, par les évêques qu'il choisissait, étendaient leur réseau sur toutes les existences et pénétraient de plus en plus profondément dans les habitudes, dans les intérêts, dans les mœurs des populations. Cette société était déjà une chaîne de vassaux, dans laquelle la sujétion avait ses degrés et montait d'un homme à un autre homme jusqu'au roi.

[On a remarqué ce fait. Jamais l'autorité publique n'eut plus de représentants qu'au moment où elle allait disparaître. C'est précisément cette multiplicité d'agents qui facilitera le triomphe du système féodal, S'il y avait eu moins de fonctionnaires, il y aurait eu moins d'hommes dépendant les uns des autres : les sujets seraient restés davantage à la discrétion du roi ; l'autorité royale serait allée plus directement du prince au sujet, comme au temps de l'Empire romain ; elle ne se serait pas dispersée, affaiblie, transformée, en passant par tant de mains ; elle aurait mieux conservé son caractère. Cet excès de centralisation monarchique amènera précisément le morcellement féodal, et c'est la monarchie de Charlemagne qui fournira au nouveau système politique ses cadres et sa hiérarchie.]

Voyez une armée au temps de Charlemagne : elle ne ressemble ni aux armées de l'Empire romain ni à celles des Etats modernes. Le roi a convoqué ses fidèles ; chacun d'eux a réuni les siens. La troupe de chaque évêque est sous les ordres de son vidame[41] ; chaque comte est suivi de ses vicaires, de ses centeniers, des seigneurs du comté, et chaque seigneur à son tour est suivi de ses hommes[42]. Le soldat n'obéit pas au roi ; il obéit à son seigneur et marche sous sa conduite. C'est déjà presque une armée féodale.

Voyez la cour de Charlemagne en temps de paix. Autour du roi sont ses fidèles, qui lui font cortège, qui le servent, qui garnissent son plaid. Chacun d'eux a de même autour de soi des fidèles qui lui appartiennent en propre ; il en a, dit un contemporain, autant qu'il en peut nourrir et gouverner, et il est servi par eux comme le prince l'est par lui[43]. Le Palais est la réunion des courtisans du roi, dont chacun a lui-même sa petite cour.

Voyez enfin l'assemblée générale[44]. Une immense multitude est réunie dans une plaine, sous des lentes ; elle est partagée en groupes distincts. Les chefs de groupes s'assemblent autour du roi et délibèrent avec lui ; puis chacun d'eux fait connaître aux siens ce qui a été décidé, les consulte peut-être, obtient en tous cas leur assentiment avec aussi peu de peine que le roi a obtenu le sien, car ces hommes dépendent de lui comme il dépend du roi. L'assemblée générale est un composé de mille petites assemblées qui, par leurs chefs seuls, se rallient autour du prince. [Remarquez encore que ces assemblées, qui existaient avant les Carolingiens, prennent avec eux, dans l'État, une importance considérable. C'est précisément la conséquence des progrès du système féodal. En les réunissant, le roi trouve dans ce groupement de la nation par fidèles un moyen de faire pins vite connaître sa volonté : il parle aux grands, les grands aux vassaux et, par les chaînons successifs de la hiérarchie des recommandés, les rapports s'établissent rapidement entre la tête et les membres, le roi et le peuple. Ces assemblées en armes sont l'image de la société de ce temps, aristocratique et militaire. Si le roi y parle souvent en monarque, c'est un monde déjà féodal qui reçoit ses ordres.]

Au-dessus de tout cela se dresse la grande figure de Charlemagne. Il est le chef suprême de tous ces groupes. Par une série d'anneaux, tout se rattache à lui. Toute terre bénéficiais aboutit à lui ; de lui émane indirectement toute fonction. Il est le centre des intérêts ; il est le cœur de cette immense circulation. Il diffère des rois, qui viendront après lui en ce point que la vassalité tout entière lui obéit encore et gravite autour de sa personne. L'Empire carolingien, c'est la féodalité centralisée.

Le fond de la politique de Charlemagne n'a pas été de combattre la féodalité, mais de la rattacher et de la subordonner au prince. Il a employé son énergie et son habileté à faire en sorte que toute la hiérarchie des vassaux aboutît à lui. Il a voulu qu'on ne se fit le fidèle que d'un fidèle du roi. Il s'est appliqué à ce que les seigneurs les plus élevés ne fussent que des comtes qui étaient ses fonctionnaires, ou des évêques qui étaient placés sous sa mainbour. Il espérait que, les fidèles tin roi continuant à lui obéir toujours et se faisant obéir aussi de leurs propres fidèles, l'obéissance et la discipline se transmettraient ainsi de proche en proche jusqu'aux derniers rangs de la société.

C'est ce qui eut lieu, en effet, aussi longtemps qu'il vécut, et de là vint sa grande puissance. Jamais gouvernement n'exigea davantage des hommes et n'obtint plus facilement ce qu'il exigeait[45]. Guerre chaque année, armement de toute la population, impôts, fourniture de vivres, travaux des routes, rien ne lui fut refusé. Nulle réclamation ne s'éleva en faveur des libertés locales, nationales, ecclésiastiques. C'est que la sujétion reposait, pour la plupart des hommes, sur un contrat d'une singulière rigueur ; ils n'étaient pas seulement des sujets, ils étaient des fidèles. Leurs biens et leur personne étaient au chef ; ils devaient le service, presque ia servitude. Us tenaient au roi par un serment dont les termes vagues ne marquaient aucune limite à leur assujettissement. Ils tenaient surtout à lui par leurs intérêts, puisque le roi était le propriétaire ou le patron de presque toutes les terres. Jamais société ne fut plus fortement cimentée ; jamais prince n'eut si complètement les hommes dans sa main. C'est par ce vaste système de patronage universel que Charlemagne fut l'un des plus grands souverains de l'histoire.

[Il fut de même durant tout le moyen âge le plus grand des souverains de la légende, et la tradition le grandit d'autant plus que l'œuvre qu'il avait créée se brisa plus vite après lui.] C'est souvent l'avantage des hommes qui n'ont rien fondé de durable de devenir après leur mort l'objet d'une légende populaire. Comme ils ont laissé la société dans l'incertain, la société qui a beaucoup souffert avec eux souffre encore plus après eux, et elle les regrette. Le malheur des générations qui les suivent les fait paraître plus grands. S'ils eussent fondé une œuvre solide, les peuples plus heureux les eussent peut-être oubliés.

Supposons que l'œuvre de Charlemagne se fût consolidée, l'Europe aurait eu un gouvernement qui aurait réuni en lui-même l'autorité publique que conférait h monarchie, l'autorité personnelle que conférait le patronage, [l'autorité religieuse que conférait le sacre], toute absolues et sans limites. Le souverain, [déjà personnage sacré et gardien des âmes], aurait été [en outre] le chef de tout l'Etat, le seigneur de toutes les personnes, le propriétaire de presque tout le sol. L'Europe aurait eu le gouvernement le plus despotique qu'il soit possible d'imaginer. [C'est ce qu'a été le gouvernement de Charlemagne, et c'est pour cela que cet homme, héritier des empereurs romains, monarque absolu sur un vaste empire, seigneur de la plus7vaste réunion de fidèles qui fût jamais, oint par l'Eglise et surveillant des consciences, est devenu dans l'esprit des générations suivantes le type idéal de la grandeur et de la sainteté.]

 

 

 



[1] [Voir tout le volume sur l'Alleu.]

[2] [Voir tout le volume sur les Origines du système féodal.]

[3] 2e capitulaire de 802, art. 10 [Borétius, p. 100]. — 7e capitulaire de 805, art. 3 [p. 146]. — 5e capitulaire de 806, art. 6 [p. 150]. — 5e capitulaire de 812, art. 7 [Borétius, p. 177]. — Capitulaire de 812, art. 5 [Borétius, p. 177]).

[4] Voir Lettres d'Éginhard, n° 53 et n° 2 [Jaffé, n° 19 et 22]. — Il en était de même des bénéfices concédés par les particuliers (ibidem, n° 6, édit. [Jaffé, n° 17]). — Cf. n° 26 et 27 [Jaffé, 1 et 2] ; Nithard, II, 1.

[5] Præceptum pro Hispanis, année 815, art. 6 [Borétius, p, 262].

[6] La 48e lettre d'Éginhard montre bien que les bénéfices étaient révocables à la volonté du concédant [Jaffé, n° 54].

[7] Præceptum pro Hispanis, art. 6 [Borétius, p. 262]. — La recommandation n'entraînait pas toujours une concession bénéficiaire ; mais la concession bénéficiaire supposait toujours une recommandation d'une certaine sorte ; cela est si vrai, qu'à la mort du concédant il fallait renouveler l'acte de recommandation. Lettres d'Éginhard, 27 [Jaffé, n° 2]. — Cf. Lettres d'Éginhard, 52.

[8] Éginhard a des hommes à lui (lettre 33 [Jaffé, n° 57] ; lettre 11 [Jaffé, n° 31] ; lettre 22 [Jaffé, n° 54]). — 3e capitulaire de 810, art. 5 [Borétius, p. 155]. — Capitulaire de 803 [alias 808, cf. Borétius, p. 157, art. 4]. — Capitulaire de 873, art. 2 [Pertz, p. 519].

[9] 7e capitulaire de 803, art. 4 [Borétius, p. 146]. — Charta divisionis, année 806, art. 8 [Borétius, p. 128].

[10] 7e capitulaire de 803, art. 4 [Borétius, p. 146]. — Capitulaire de 825, art. 15. — Capitulaire de 794, art. 27 [Borétius, p. 76]. — Capitulaire de 869, art. 8 [Pertz, p. 510]. — Un abbé est le fidèle d'Eginhard : voir la lettre 58 [Jaffé, n° 61]).

[11] Lettres d'Eginhard, 68, 69, 70.

[12] Éginhard, lettre 45 [Jaffé, n° 12]. — 1er capitulaire de 810, art. 17 [Borétius, p. 153].

[13] 2e capitulaire de 812, art. 9 [Borétius, p. 167].

[14] Éginhard, lettre 59 [édit. Toulet].

[15] Lettre écrite in persona quorumdam clientum, dans les Lettres d’Éginhard, n° 66 [Jatte, n° 67].

[16] Præceptum pro Hispanis, année 815, art. 6 [Borétius, p. 262].

[17] Capitulaire de 752, art. 9 [Borétius, decretum Vermeriense, p. 41]. La femme n'était pas tenue de suivre son mari, le vassal devait suivre son seigneur.

[18] 1er capitulaire de 812 [808, Borétius, p. 137], art. 1 ; cf. 3e capitulaire de 811, art. 8 [Borétius, p. 165].

[19] 2e capitulaire de 813, art. 20, édit. Pertz, p. 189 [Borétius, p. 172].

[20] Charta divisionis, année 806, art. 8 [Borétius, p. 128]. — 2e capitulaire de 813, art. 16 [Borétius, p. 172].

[21] Cette règle est mentionnée par Thégan, c. 6, par le biographe anonyme de Louis le Débonnaire, c. 42 ; par Eginhard, Annales, année 828 ; Annales de Saint-Bertin, année 864. — Le bénéfice était toujours révocable pour cause d'infidélité ou quand le tenancier manquait au service militaire (2e capitulaire de 805, art. 6 [Borétius, p. 123] ; 2e capitulaire de 812 [octobre 811 ?], art. 5 [Borétius, p. 167] ; capitulaire de. 819, art. 27 [Borétius. p. 291]).

[22] 2e capitulaire de 805, art. 9 [Borétius, p. 124] ; 3e de 806 art. 4 [Borétius, p. 157].

[23] Chronique de Réginon, année 756 ; année 787 ; année 810. — Thégan, c. 12. — Vita Ludovici ab Anonymo, c. 59 (en 838). — L'Astronome, c. 61.

[24] Vita Ludovici ab Anonymo, c. 21.

[25] Les liens de famille eux-mêmes semblent moins forts que le lien féodal. Louis le Pieux écrit à ses fils révoltés : il leur rappelle d'abord qu'ils sont ses fils et ajoute : Mementole etiam quod mei vassalli estis mihique cum juramento fidem firmastis. Vita Walæ, Bouquet, VI, 289.

[26] L'homme libre, propriétaire en alleu, ne doit le service que s'il possède quatre manses (capitulaire de &07 [Borétius, p. 134]).

[27] 3e capitulaire de 810, art. 5 [Borétius, p. 155].

[28] 1er capitulaire de 802, art. 13 [Borétius, p. 93], et alias passim.

[29] 1er capitulaire de 810, art. 17 [Borétius, p. 153].

[30] 2e capitulaire de 802. art. |18 [Borétius, p. 101] ; 7e de 803, art. 1 [Borétius, p. 146]. — 1er capitulaire de 789 [Borétius, p. 55]. — Capitulaire de 877 [Pertz, p. 537].

[31] Annales de Saint-Bertin, année 870.

[32] Libellus proclamationis Caroli regis, année 859 [Pertz, p. 462]. — Hincmar, Annales, année 869. — Commendatio Ansegisi, année 877 [Pertz, p. 542]. — Aussi l'évêque était-il l'homme du roi ; il obéissait à ses ordres et à ceux de ses missi  (6e capitulaire de 803, art. 5 [Borétius, p. 145]).

[33] Capitulaire de 876, art. 8 [Pertz, p. 551].

[34] Capitulaire de 802, art. 15 [Pertz, p. 93] ; 2e de 813, art. 14 [Borétius, p. 172]. — Acte de 805, dans la Patrologie latine, t. XCVII, p. 255.

[35] Voyez une circulaire de Louis le Débonnaire adressée aux comtes (Walter, t. II, p. 358 [Borétius, p. 304, art. 8]).

[36] 5e capitulaire de 806, art. 7 [Borétius, p. 131, art. 6]. — Le mot honor, dans tout le IXe siècle s'applique à la fois aux fonctions et aux bénéfices.

[37] 5e capitulaire de 819, art. 27 [Borétius, p. 291].

[38] Le comte était responsable de la conduite de ses subalternes (capitulaire de 802, art. 25 [Borétius, p. 96]).

[39] Capitulaire de 819, art. 16 [Borétius, p. 284].

[40] Præceptum pro Hispanis, art. 6 [Borétius, p. 262]. — 2e præceptum pro Hispanis, apud [Borétius, p. 264].

[41] [Capitulare Aquisgranense], art. 9 [Borétius, p. 171]. — Cf. Annales de Saint-Bertin, année 866 (p. 160).

[42] 1er capitulaire de 812 [alias 808, Borétius, p. 131, art. 1]. — Cf. capitulaire de 811, art. 8 [Borétius, p. 165]. Voir encore le capitulaire de 823, art. 15 (Walter, p. 560).

[43] Hincmar, De Ordine palatii, c. 28. — Cf. capitulaire de 809, de disciplina palatii [art. 1, Borétius, p. 298].

[44] [Cf. plus haut, liv. III, c. 9.]

[45] Nithard, I, 1.