LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

CHAPITRE II. — [L'AVÈNEMENT DES CAROLINGIENS EST LA CONSÉQUENCE DE LA FIDÉLITÉ].

 

 

[Affaiblissement de l'autorité publique, développement du patronage et de la fidélité, voilà les deux faits inséparables que nous a montrés l'histoire des derniers Mérovingiens. L'Etat, tout en gardant presque toujours ses droits, perdait ses sujets qui allaient à l'aristocratie. Le prestige de l'Etat diminuait en même temps que la puissance des grands s'élevait. Grâce au système du patronage, la société s'organisait peu à peu d'une façon nouvelle, en dehors de l'État. En deux siècles, la Gaule est transformée. Vers l'an 700, la royauté, qui n'a rien perdu en droit, en fait n'est plus rien.

L'autorité effective appartient à quelques centaines de grands propriétaires, abbés, évêques ou laïques, riches en terres et riches en fidèles. Ils ont obtenu, par des lettres d'immunité, que nul représentant du roi ne pénètre sur leurs domaines pour recruter des soldats, exercer la justice ou lever des impôts. Ce sont eux qui, sur leurs terres, exercent cette justice, lèvent ces impôts, et l'assemblée de 641 montra que leurs serviteurs ou leurs fidèles pouvaient être au besoin leurs soldats.

Ces grands font partie presque tous du gouvernement. Ils appartiennent au Palais : ils forment une noblesse de fonctionnaires, et cette noblesse remplace l'ancienne aristocratie des sénateurs romains — qui d'ailleurs, eux aussi, étaient des fonctionnaires —. Mais ces grands sont plus puissants comme propriétaires que comme comtes, et leur influence vient moins du titre qu'ils reçoivent de la monarchie que des terres qu'ils possèdent et de l'immunité qu'elle leur octroie, moins des droits qu'ils exercent en son nom que de ceux qu'elle abandonne en leur faveur.

Ces grands s'associent et se liguent entre eux, et, pendant tout le VIIe siècle, leurs groupes ne cessent de se combattre, comme les rois s'étaient combattus pendant le siècle précédent. Les guerres n'ont pas plus qu'autrefois un caractère politique ou national : ce sont des luttes privées plus encore que des guerres civiles, Ce n'est pas l'aristocratie qui lutte contre la royauté, ni la race germaine contre les Gallo-Romains, ni l'Austrasie contre la Neustrie. Ce sont des groupes de seigneurs qui combattent d'autres groupes de seigneurs, pour acquérir des places, des terres, des évêchés. Si l'aristocratie a parfois essayé de rendre ses fonctions héréditaires et d'imposer ses volontés au roi, c'est pour gouverner en son nom, et non pas à sa place. Quand les rois se sont dépouillés au profit des grands, ils leur ont transmis, avec leur pouvoir, leurs convoitises et leurs passions, et la Gaule a été divisée par les jalousies des leudes, comme elle l'avait été par les jalousies des rois.

A ce moment grandit une institution publique qui sert comme de trait d'union entre la monarchie et l'aristocratie, la mairie du Palais. Le maire est le chef des fonctionnaires du roi : il devient par là même le seigneur naturel des grands. Il ressemble d'ailleurs à ces grands, qui lui sont subordonnés comme fonctionnaires. Il appartient à la même aristocratie qu'eux. Comme eux, il a des terres, des fidèles. Le roi exerce son patronage par son intermédiaire, et les fidèles de la royauté sont les fidèles du maire. Presque tous les grands se commendent à lui, car il peut au besoin les révoquer.

Il arriva qu'un jour le roi n'eut plus de sujets ou plutôt] il n'en eut qu'un seul, plus puissant que lui, le maire du Palais, [chef de l'aristocratie des fidèles. On comprendra donc que c'est la dynastie royale issue de ces maires qui fera entrer un jour dans l'ordre public les institutions féodales.

Au sein de cette aristocratie se détache une famille austrasienne qui subordonne insensiblement, à elle toutes les autres familles. Les petits s'étaient groupés autour des grands. Les grands se groupent, autour de celui d'entre eux qui paraît le plus fort.

La première en Austrasie par sa richesse territoriale et le nombre de ses fidèles, la famille de Pépin avait aussi dans sa main l'autre instrument de domination, l'influence religieuse.. Très dévote, elle fournissait à l'Église des saints et des évêques. Elle avait le prestige moral, comme l'autorité matérielle. Elle s'appuyait sur les deux forces de ce temps, la terre et la religion.

Enfin, elle s'empara de la seule fonction qui avait encore quelque pouvoir dans l'ordre public, la mairie du Palais. Le premier des Pépins l'obtint et son fils tenta de la rendre héréditaire dans sa famille, comme les autres grands cherchaient à le faire pour leurs fonctions. Pépin II, vrai chef de l'Austrasie par la vassalité, s'empara de nouveau de la Mairie et ses descendants la gardèrent. Avec ses bandes de fidèles, il conquit la Neustrie et désormais il n'y eut plus en Gaule qu'un seul groupe de fidèles. Pépin II, Charles Martel, Pépin III, devinrent ainsi les maîtres effectifs du pays au nom des trois principes qui se partageaient le gouvernement des hommes : ils avaient la plus haute fonction de la monarchie, ils étaient les princes des fidèles, ils étaient los alliés de l'Église.

La famille de Pépin reçut enfin l'autorité suprême que conférait le titre de roi. L'arrivée au pouvoir de la nouvelle dynastie se fit sans trouble et sans secousse, par l'adhésion des grands dont elle était le chef et la sanction de l'Eglise dont elle était l'amie. Ce ne fui pas ne révolution aristocratique, encore moins le triomphe d’une nouvelle invasion de Germains. Ce fut surtout l'avènement, dans l'ordre public, des deux idées qui grandissaient depuis longtemps en dehors de l'État, l'idée religieuse dans les âmes, l'idée féodale dans la société.]