LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

CHAPITRE PREMIER. — POURQUOI LE RÉGIME DU PATRONAGE PRÉVALUT [SOUS LES DERNIERS MÉROVINGIENS].

 

 

[Cf. Revue des Deux Mondes, 1er août 1874, p. 564 et suiv. ; Académie des Sciences Morales et Politiques, Compte rendu des séances, t. CIII, 1875. p. 376 et suiv.]

 

[Et tout d'abord une question se pose.] D'où vient que ce fut [le régime du patronage] qui prévalut [sous les derniers Mérovingiens ? Il faut revenir un instant en arrière afin de la résoudre.]

On ne peut sans doute pas attribuer le cours que prirent les événements à une volonté nettement exprimée par les populations. On ne voit assurément pas qu'elles se soient concertées, qu'elles aient discuté et mis en balance les avantages des deux régimes, ni qu'elles se soient décidées pour l'un d'eux après mûre délibération. Mais ce qui ne se voit pas davantage, c'est que ces événements se soient produits contrairement à la volonté formelle des populations. L'établissement de la féodalité n'est pas le résultat d'un coup de force, d'un grand acte de violence. Les seigneurs n'étaient pas des conquérants ; il y avait parmi eux autant de Gaulois que de Germains. Supposer que ces hommes de toute race, sur tous les points à la fois du territoire, se soient coalisés pour briser la royauté et asservir les peuples, c'est supposer un fait impossible et dont aucun indice ne se trouve dans les documents[1].

Ce régime a été le développement naturel et pour ainsi dire l'épanouissement des vieilles institutions de patronage et de fidélité. Il existait en germe dans la vieille Gaule ; il se retrouva dans les derniers siècles de l'Empire romain ; il prit vigueur après la chute de l'autorité impériale[2]. Les lois romaines l'avaient combattu et traité en ennemi ; les lois mérovingiennes cessèrent de le combattre, et les rois le favorisèrent. Pendant plusieurs générations, il marcha de pair avec les institutions monarchiques ; à la fin il les renversa et prit l'empire.

Cette victoire ne s'opéra pas d'un seul coup ; elle ne fut même pas l'effet d'un grand effort collectif. Se figurer qu'un parti tout entier y ait travaillé avec suite ei avec entente serait se faire une idée fausse. Elle fut l'œuvre, non d'un parti ni d'une classe, mais d'un nombre incalculable d'hommes qui y travaillèrent isolément. Il y a surtout dans cet événement un caractère singulier : ce ne fut pas une révolution générale s'imposant aux individus humains ; ce fut une révolution qui s'accomplit d'abord par les individus humains et qui s'imposa ensuite à la société. Avant le temps où nous voyons ce régime s'établir dans les lois, il y a déjà plusieurs générations d'hommes qu'il s'est implanté dans presque toutes les existences ; il y a deux ou trois siècles que les hommes sont venus l'un après l'autre mettre leurs intérêts, leurs habitudes, leur état d'âme en harmonie avec lui. Avant la révolution publique et légale, il s'est produit une multitude innombrable de révolutions individuelles. Les relations de l'homme avec l'homme ont changé insensiblement, et, quand cette transformation de presque tous les rapports personnels a été achevée, le régime féodal s'est trouvé constitué.

Si l'on cherche quelles furent les causes qui déterminèrent chaque homme à changer l'ordre de ses relations avec les autres hommes et à se porter vers le système du patronage ou de la fidélité, on reconnaît que la cause principale fut le désordre du temps et l'impuissance des institutions publiques à gouverner les hommes.

Il faut nous représenter en effet le trouble extrême dans lequel vécut cette société à partir des invasions germaniques. L'entrée des Germains en Gaule n'avait pas été précisément une conquête ; mais elle avait causé plus de désordres qu'une conquête n'en produit[3]. [Ces troupes] d'étrangers avides qui s'étaient répandues sur toutes les parties du territoire avaient mis la confusion dans les intérêts et les relations sociales en même temps que dans les idées et dans les consciences. Les nouveaux venus n'étaient ni meilleurs ni plus mauvais que les anciens habitants ; mais ils avaient d'autres vertus et d'autres vices, d'autres habitudes, un autre langage, une autre manière de penser sur presque toutes choses. Ils avaient surtout des intérêts à satisfaire, des convoitises à assouvir.

Ils ne décrétèrent jamais une spoliation en masse ; mais les Chroniques montrent qu'il y eut un nombre infini de spoliations individuelles. Désordres locaux, mais qui se produisaient partout, çà et là, à tout moment. Il arrivait même que chaque spoliation se répétait indéfiniment par une série de contre-coups, chaque victime s'efforçant de devenir à son tour un spoliateur. Le Gaulois dépossédé prenait aussitôt toutes les cupidités, toutes les violences, toutes les ruses du barbare ; il pillait comme on l'avait pillé, et chaque désordre se répercutait ainsi de proche en proche.

Une conquête aurait apporté un trouble moins profond et surtout moins durable. De la façon dont les choses s'accomplirent, il n'y eut pas une race asservie et une race maîtresse ; mais il y eut l'incertitude dans toutes les existences : pas un droit qu'on ne vît à chaque instant violé, pas un intérêt qui ne fût menacé, pas une vie d'homme qui connût la sécurité et le calme.

Si ce débordement d'étrangers s'était opéré d'un seul coup et en une fois, la vie sociale aurait bientôt repris son cours régulier ; mais cette sorte d'invasion se prolongea durant quatre siècles. Ce fut une immigration incessante et continue durant quinze générations d'hommes. Nul ordre ne put tenir contre cette affluence d'intérêts toujours nouveaux, de cupidités toujours renaissantes.

Devant des difficultés de cette nature et de cette persistance, la royauté fut impuissante. Elle manquait autant d'autorité morale que de force matérielle. Le trait caractéristique de la royauté mérovingienne est de n'avoir pas été obéie.

[La royauté s'est affaiblie et épuisée elle-même, parce qu'elle n'a eu ni l'intelligence de ses devoirs, ni la conscience de ses droits : injustes, brutaux, cupides surtout, les Mérovingiens n'eurent pour toute politique que d'amasser des trésors[4]. Ils ne surent pas se conduire comme des chefs d'État soucieux des intérêts publics ; ils ne songèrent qu'à leurs intérêts personnels, exploitant le pays qu'ils avaient à gouverner. Ni les chefs ni les sujets n'ont plus compris cette idée de la chose publique, qui sous les Romains planait au-dessus des espérances des peuples et des ambitions des souverains, comme une personnalité sainte et respectée.

On a cessé de regarder l'impôt comme une charge légitime : c'est un pillage organisé dont chacun cherche à s'affranchir, et les rois, dans des moments de faiblesse, en accordent l'exemption aux plus habiles ou aux plus forts, c'est-à-dire aux plus riches. Les fonctionnaires ne sont plus que les instruments du despotisme : on veut se dérober à leur justice et à leur autorité, et les diplômes d'immunité que les grands obtiennent de la royauté lui enlèvent ses administrés et ses contribuables.

En même temps, les idées religieuses deviennent chaque jour plus puissantes, l'influence de l'épiscopat grandit, et sous le double empire de la piété et de l'Eglise, on ne regarde plus ce qui vient des rois de la terre, impôts, justice, administration, que comme une sorte de fléau, une misère humaine. L'incapacité des fois, le zèle religieux, ont fait de l'État un ennemi.]

Si mauvais que fussent ces princes, leurs fonctionnaires et leurs agents valaient encore moins qu'eux et obtenaient encore moins de soumission. Un jour qu'une armée avait été honteusement mise en déroute et n'avait su que piller son propre pays, les chefs appelés devant le roi se justifièrent en ces termes : Que voulez-vous que nous fassions ? Le peuple s'abandonne à toutes sortes de vices et tous se complaisent dans le mal ; nul né craint le roi, nul ne respecte les officiers royaux ; si quelqu'un de nous veut punir les fautes, on s'insurge[5]. Ainsi, la discipline sociale faisait absolument défaut. Le chroniqueur rapporte qu'un homme à qui l'estime publique déferait le suprême pouvoir le repoussa par ce motif qu'il aurait trop de sentences de mort à prononcer[6]. Un jour, deux hommes de la ville de Tournai s'étant pris de querelle, eux et leur suite se massacrèrent si bien, que des deux troupes il ne resta qu'un seul homme vivant ; les parents des deux hommes en vinrent aux mains à leur tour. Ni les lois, ni la justice, ni l'autorité royale n'eurent la force de mettre lin à cette série de carnages ; la reine Frédégonde ne vil qu'un moyen, ce fut d'inviter à un repas ce qu'il restait des deux familles et d'égorger tout[7]. Les Chroniques du temps sont pleines de faits semblables. Chaque fois que Frédégaire mentionne la tenue d'un Champ de Mars, c'est pour raconter la lutte à main armée de deux chefs de bande en présence du roi, qui ne peut pas les séparer. La faiblesse de cette royauté était manifeste ; elle ne pouvait pas assurer la paix publique.

Il est remarquable qu'en cette absence de toute autorité les populations ne se soient jamais insurgées. Il semble que les Gallo-Romains trouvaient l'occasion de secouer le joug des rois francs ; ils n'y pensèrent pas. On voit quelquefois une ville se soulever contre le fonctionnaire royal ; on n'en voit pas qui refuse de reconnaître la royauté[8]. Aucune entente d'ailleurs entre ces villes : Orléans fait la guerre contre Chartres, Blois contre Châteaudun, Bourges contre Tours, Tours contre Poitiers[9]. Dans l'enceinte même de chaque ville les conflits sont continuels. Il est pourtant impossible de constater l'existence de ce qu'on appelle de nos jours des partis. Ce n'est jamais pour un principe général que ces hommes en viennent aux mains. Si deux villes se font la guerre, c'est pour piller réciproquement leurs campagnes. Deux troupes de citoyens s'égorgent sans autre motif que la vengeance ou la cupidité. Ce sont les intérêts les plus égoïstes et les passions les plus personnelles qui se donnent carrière. Dans le désordre social, chacun se met à la poursuite de son propre bien-être et court à la satisfaction de sa convoitise.

C'est surtout la terre qu'on se dispute. Nous lisons dans les Chroniques et dans les Vies des saints que la plupart des procès étaient relatifs à des domaines envahis et usurpés. Le vol et le brigandage, qui dans nos sociétés modernes ne peuvent guère atteindre que les objets mobiliers, s'attaquaient alors à la propriété foncière. Les actes du temps parlent sans cesse de méchants hommes qui s'emparaient de terres et de maisons, et une foule d'anecdotes marquent combien il était difficile à la veuve, au mineur, au petit propriétaire de conserver son bien[10].

On serait tenté de croire que, dans une société où les droits étaient si peu garantis, il dut se produire un grand soulèvement des classes inférieures et que ce furent les pauvres qui dépouillèrent les riches. Il en fut tout autrement. Les prolétaires ne gagnèrent absolument rien au désordre social. Ce furent au contraire les plus riches qui en profitèrent, et ce furent surtout les petits propriétaires qui en furent les victimes. L'événement montra ici que l'autorité publique est encore plus salutaire aux classes inférieures qu'aux classes élevées, et que, si cette autorité vient à disparaître, ce sont les pauvres et les faibles qui souffrent le plus. Il se produisit en effet, dans cette anarchie qui dura plusieurs générations d'hommes, une spoliation incessante, non des riches par les pauvres, mais des pauvres par les riches.

Les spoliateurs, dont les Chroniques parlent si souvent, sont indifféremment Francs ou Gaulois, laïques ou ecclésiastiques ; mais ils sont toujours des hommes puissants, et presque toujours des hommes déjà riches. Grégoire de Tours parle de deux évêques nommés Cautinus et Bodégisile, qui paraissent être l'un Gaulois, l'autre Germain, et qui étaient tous les deux également âpres à envahir le bien d'autrui[11]. Nul n'était en sûreté dans le voisinage de Cautinus : Il mettait la main sur toutes les terres qui touchaient aux siennes ; pour les domaines de quelque importance, il se les faisait adjuger en justice ; pour les plus petits, il les prenait de force et contraignait les malheureux propriétaires à lui livrer leurs titres de propriété. Si telle était la conduite d'un évêque, jugez celle des laïques. Le même historien mentionne un certain Pélagius, habitant de Tours, qui, profitant de l'influence que lui donnait un haut emploi dans l'administration, ne cessait de voler, d'envahir les propriétés, de tuer ceux qui prétendaient garder leur bien[12].

Il y a eu surtout un genre de spoliation qui a été général. Il était dans les habitudes des Gallo-Romains comme dans celles des Germains qu'à chaque groupe de propriétés privées correspondît une propriété commune en pâtures, en forêts, en terres vagues. C'était la ressource des petits possesseurs, qui pouvaient ainsi nourrir quelques troupeaux et se fournir de bois. Ces communaux furent usurpés presque partout par les possesseurs des grands domaines[13] ; les petits propriétaires furent mis dans l'impossibilité d'user de leurs droits dans les forêts et les pâturages. Il résulta de là que la culture de leur petit champ leur devint de plus en plus difficile et onéreuse. Leur enlever leur part de terre commune équivalait indirectement à leur enlever leur petit alleu ou à les forcer d'y renoncer eux-mêmes. Ainsi, loin que le désordre social ait amené la mise en commun du sol, il eut au contraire pour effet de supprimer presque partout ce qui était le bien commun ; et cette suppression se fit, non au profit des prolétaires ou des pauvres, mais au profit des propriétaires les plus riches.

Il s'en faut beaucoup que cette anarchie profitât à la liberté. Il semblerait que l'occasion fût belle pour les esclaves de s'affranchir ; nombreux comme ils étaient et n'étant pas maintenus sous le joug par les pouvoirs publics, on croirait qu'il leur eût été aisé alors de sortir de leur servitude. Ils lue l'essayèrent même pas ; les insurrections de serfs sont d'une époque bien postérieure. Au temps des rois mérovingiens, non seulement le nombre des esclaves ne diminua pas, mais il augmenta dans une forte proportion. Les actes de donation et de testament mentionnent de nombreux achats d'esclaves. Il est avéré que beaucoup d'hommes se vendaient volontairement. D'autres étaient enlevés de force et réduits en servitude. Ce n'était pas seulement au nom du droit de la guerre que les hommes étaient ainsi asservis ; ce n'étaient pas seulement les rois qui, dans leurs querelles intestines, condamnaient leurs prisonniers à l'esclavage : il se commettait en outre, journellement et sur tous les points du territoire, une foule de vols de personnes humaines, et il y avait une sorte de brigandage organisé contre la liberté. ! Nous lisons dans la Loi Salique[14] : Si quelqu'un a dérobé un homme libre et l'a vendu..., et dans la Loi des Ripuaires[15] : Si un homme libre a vendu au delà des frontières un autre homme libre... Ainsi, dans cette confusion universelle, ce n'était pas l'esclave qui reprenait sa liberté, c'était l'homme libre qui était à tout moment menacé de tomber dans l'esclavage.

Le fait dominant de cette triste époque, celui qui remplissait toutes les existences et les troublait toutes, c'était l'absence de sécurité. Défendre son bien, sa liberté, sa vie, était la grande affaire, la grande difficulté, la suprême ambition de l'être humain. Pour cela, il ne fallait compter ni sur les rois, ni sur leurs fonctionnaires, ni sur les tribunaux. L'administration et la justice étaient sans force.

Il arriva alors ce qui s'était produit dans tous les temps et se reproduira toujours en pareil cas : le faible, qui ne se sentait pas protégé par les pouvoirs publics, demanda à un fort sa protection et se mit sous sa dépendance. Le patronage fut le refuge de tous ceux qui voulaient vivre en paix.

Telle est l'inévitable loi : les inégalités sociales sont toujours en proportion inverse de la force de l'autorité publique. Entre le petit et le grand, entre le pauvre et le riche, c'est cette autorité publique qui rétablit l'équilibre. Si elle fait défaut, il faut de toute nécessité que le faible obéisse au fort, que le pauvre se soumette au riche.

Mais pourquoi les faibles ne défendirent-ils pas vaillamment leur indépendance et leurs propriétés ? Ils étaient nombreux ; la loi leur permettait de s'associer ; ils possédaient des armes : pourquoi ne s'opposèrent-ils pas au triomphe des institutions aristocratiques[16] ?

Cela tient à l'état psychologique de ces générations, A la distance où nous sommes d'elles, nous sommes portés à croire qu'elles étaient fort courageuses ; il semble que des hommes qui usaient si volontiers du glaive devaient avoir une grande force de caractère, et il ne manque pas d'historiens qui attribuent les désordres de cette époque à une exubérance de l'énergie individuelle. De la lecture des documents contemporains il ressort une vérité toute contraire. Il s'en faut beaucoup que les chroniqueurs nous dépeignent ces populations comme fort vaillantes. Ils nous présentent plus d'exemples de lâcheté que de courage. Ils montrent que ces hommes n'allaient à la guerre que malgré eux, qu'ils fuyaient aussitôt qu'ils se voyaient inférieurs en nombre, qu'ils refusaient souvent de combattre, qu'il fallait faire luire à leurs yeux l'espoir du butin pour les décider à courir quelque danger.

On ne saurait imaginer un plus triste et plus répugnant spectacle que celui d'une armée mérovingienne ; ce n'est, la plupart du temps, qu'un ramassis de misérables qui pillent, qui brûlent, qui tuent la population inoffensive, même dans leur propre pays, et qui souvent, à la première vue de l'ennemi, se débandent[17]. Ils se révoltent contre leurs chefs quand ceux-ci refusent de les mener à un butin facile, et ils se révoltent encore quand on les conduit contre un adversaire trop nombreux ou trop vaillant.

Nulle différence sur ces points-là entre le Franc et le Gaulois ; les documents qui les montrent mêlés cl confondus dans les armées n'indiquent jamais que l'un fût plus discipliné ou plus brave que l'autre[18]. Les Thuringiens, les Alamans, les Saxons ne valaient pas mieux ; ils sont maintes fois représentés implorant lâchement la pitié de l'ennemi. L'imagination moderne a prêté à tous ces hommes une bravoure que les documents du temps sont fort loin de signaler* Les descriptions de batailles que nous avons de toute cette époque montrent qu'on luttait de ruse et de fourberie plus souvent que de courage. L'issue d'un combat est presque toujours décidée à première vue : le plus nombreux a tout de suite la victoire ; de l'autre côté, c'est une fuite éperdue. On ne voit jamais de ces belles résistances qui honorent la défaite et ramènent quelquefois la fortune.

C'est que le vrai courage n'appartient guère aux sociétés troublées ; il ne s'allie pas avec la cupidité et les passions égoïstes ; il lui faut certaines vertus calmes et désintéressées, et il se peut même que la bravoure guerrière ne soit qu'une des formes extérieures de l'esprit de discipline sociale.

L'énervement des caractères est visible dans toute l'histoire de ce temps-là. Beaucoup d'intrigues, de mensonges, de violences, de crimes ; nulle énergie d'âme ; rien de fier ni de noble. L'idée même de la grandeur morale ne semble être conçue par personne. C'est une des époques où la société se montre avec le plus de faiblesse, et l'être humain avec le plus de lâcheté. Chacun a peur. Voyez dans les documents de quel ton humble on parle au roi[19] ; on parle de même au moindre fonctionnaire et à tout homme plus fort ou plus riche que soi. On appelle cet homme du nom de maître et l'on se dit son esclave. On signe des actes où il est dit que, ne pouvant se nourrir ni se vêtir, on se livre à la charité d'autrui[20]. On tremble, on se courbe, on ne demande qu'à servir. Ne pensons pas que le trouble social et l'effacement de l'autorité publique aient rendu vigueur à l'âme humaine ; elle s'y est au contraire affaissée, amollie, brisée, et elle y a perdu ce qu'il lui restait encore de vertu et d'énergie.

Dans cet universel affaiblissement, dans cette égale absence d'ordre social et de vigueur individuelle, chacun chercha sa sûreté où il put. Le patronage seul offrait un asile sûr, on y courut. Ce qui faisait que cette pro* action était sûre, c'est qu'on l'achetait ; elle n'eût été qu'un vain mot, comme celle que promettaient les lois et l'autorité publique, si le protégé ne l'eût payée d'un prix réel et palpable. Il promettait au protecteur ses redevances, ses services, son obéissance ; il faisait plus : il donnait sa terre ; il livrait sa personne même. De propriétaire et d'homme libre, il devenait bénéficiaire et vassal. Plus son sacrifice était grand, plus la protection lui était assurée. Le patron était pour lui un défenseur intéressé. Comment n'aurait-il pas défendu de son mieux cette terre qui était devenue sa propriété, cet homme qui était devenu son homme ? En se livrant, on avait trouvé le plus sûr moyen d'être protégé.

Gardons-nous de croire que le patronage ou le séniorat, — ce second terme remplace le premier à partir du VIIIe siècle, — ait été imposé de force aux populations. Ce furent elles, la plupart du temps, qui allièrent au-devant de lui. La lecture des documents et l'observation des faits donnent à penser que le faible rechercha l'appui du fort plus souvent que le fort ne mit de lui-même le joug sur le faible.

Il est surtout incontestable que ce lien s'est établi en vertu d'une multitude de contrats individuels. Chaque homme a pu choisir entre l'indépendance et le vasselage[21]. Les Chroniques n'offrent pas un seul exemple d'une province où les hommes aient été réduits à l'état de vassaux par la force. On voit bien qu'ils auraient préféré rester hommes libres et propriétaires ; il n'est pas douteux qu'ils n'eussent souhaité la protection sans la dépendance ; mais comme on ne pouvait avoir l'une sans l'autre, on n'hésita guère à se faire vassal et sujet. Cette sujétion s'établit par contrat régulier : ce fut un véritable marché entre deux hommes, dont l'un vendait sa protection, l'autre vendait son obéissance.

Le contrat était personnel et n'engageait jamais les héritiers des contractants ; il était rompu par la mort de l'une ou de l'autre des deux parties. La liberté du choix reparaissait donc à chaque génération nouvelle. S'il s'était trouvé, depuis le VIe siècle jusqu'au XIe, un seul moment où la majorité des hommes eût intérêt h ressaisir sa liberté, elle pouvait la reprendre. Il se trouva, au contraire, que le désordre alla grandissant de siècle en siècle. Alors le plus ardent désir des hommes ne fut pas d'être libres, ce fut de vivre en sûreté.

Représentons-nous un petit propriétaire de ce temps-là. Son champ lui suffirait, il y vivrait à l'aise ; mais, isolé qu'il est et mal protégé par l'autorité publique, il ne saurait se défendre contre la cupidité et la violence. Il voit qu'à côté de lui un grand propriétaire, homme riche, bien armé, entouré de nombreux serviteurs, sait repousser les attaques, et que sur ce domaine on laboure et on récolte en paix. Comment ne lui viendrait-il pas à l'esprit que sa petite terre jouira du même calme dès qu'elle fera partie du grand domaine ? Il la donne, on la lui rend à litre de bénéfice, il y vit dès lors sans crainte, et, en rendant les redevances et les services convenus, il peut compter sur sa moisson dé chaque année.

Si le riche voisin est un monastère, la tentation de se livrer est encore plus forte ; car la paix est mieux assurée sur la terre d'Eglise que sur toute autre, et le saint du couvent défend son sol avec autant d'énergie pour le moins que l'homme de guerre. Le petit propriétaire renonce donc en faveur du saint à son droit de propriété, fet, devenu simple bénéficiaire, il jouit et travaille en paix[22].

D'autres sont déterminés par d'autres motifs. La propriété est grevée d'impôts ou d'obligations diverses ; le riche antrustion ou le monastère a obtenu d'en être exempt, et la charte prononce même que cette immunité s'étendra à toutes les terres qu'il acquerra dans la suite. Il arrivera alors que le petit propriétaire livrera son champ pour le décharger de l'impôt ; il le reprendra en bénéfice, et aimera mieux payer une légère redevance à son seigneur que l'impôt au roi. Un autre a une terre qu'il possède en plein droit d'alleu ; mais la loi veut que tout propriétaire soit soldat toute sa vie et à ses frais. Or il y a une guerre presque chaque année, et c'est chaque année la ruine du cultivateur ; cet homme donnera sa terre et se donnera lui-même à un couvent pour éviter les dangers et surtout les dépenses du service militaire[23].

A mesure que le patronage s'étend, il devient plus difficile de vivre en dehors de lui. A chaque génération nouvelle s'accroît le danger de rester libre. L'inégalité sociale grandissant toujours et l'autorité publique s'affaiblissant de plus en plus, il faut bon gré mal gré subir le patronage. Si le riche voisin n'est pas un protecteur, il sera un ennemi et facilement un spoliateur. Si l'on ne se fait pas l'homme, du monastère, on aura à redouter la colère du saint. Le petit propriétaire fera bien, tout calculé, de donner son champ et de se soumettre au vasselage. La religion était une force de plus pour les forts, plutôt qu'elle n'était une sauvegarde pour les faibles.

Voilà pour quels motifs il y eut à chaque génération nouvelle un plus grand nombre d'hommes qui se firent sujets, un plus grand nombre d'alleux qui devinrent bénéfices. Il se fit un mouvement continu et de plus en plus rapide vers la vassalité. L'autorité publique perdait chaque jour du terrain ; le patronage en gagna chaque jour. Insensiblement il prit possession de presque toutes les terres et de presque toutes les personnes humaines. Il attirait tout à lui.

Ce n'étaient pas seulement les faibles et les pauvres qui s'y réfugiaient : il n'était homme si fort qui pût se flatter d'y échapper, car le puissant rencontrait toujours un plus puissant que soi. Comme les plus petits recherchaient sa protection, il recherchait à son tour celle d'un plus grand. On se recommandait à lui, et il se recommandait à un autre. On était son vassal, et il était vassal. On lui livrait la terre, et il livrait la sienne. On s'était fait bénéficiaire à son égard, et il devenait à son tour un bénéficiaire. Tous les liens de dépendance que d'autres, avaient contractés avec lui, il les contractait avec un autre. On l'appelait d'un côté maître et seigneur, et il y avait d'un autre côté un personnage qu'il appelait aussi son maître et son seigneur et dont il se disait l'homme. C'était une chaîne d'engagements où toutes les classes d'hommes trouvaient leur place.

Le contrat de protection et de fidélité se reproduisait de degré en degré dans toute l'échelle sociale. Entre le roi et le comte, entre le comte et le simple seigneur, entre ce seigneur et celui qu'on appelait un nourri, les conditions et les lois du patronage étaient les mêmes ; elles avaient toujours pour effet de soustraire l'homme à l'autorité publique et de le soumettre corps et âme à un autre homme.

 

 

 



[1] Quelques historiens modernes présentent les choses comme si :i classe des grands avait conspiré contre les rois ; les chroniqueurs et les hagiographes ne disent rien de semblable.

[2] [Cf. Les Origines du système féodal, c. 8 et 9.]

[3] [Voir L'invasion germanique, liv. II.]

[4] [Voir plus haut, liv. I, c. 1-4.]

[5] Grégoire de Tours, VIII, 30.

[6] Frédégaire, Epitomata, 58.

[7] Grégoire de Tours, X, 27.

[8] [Plus haut, liv. I, c. 1.]

[9] Grégoire de Tours, VII, 2, 12, 13, etc.

[10] Flodoard, [dans son Histoire de l'église de Reims, 11, 5], sur l'évêque Sonnatius (vers 600). — 5e concile de Paris, c. 2. — Si l'on usurpait ainsi les terres de l'Église, il était beaucoup plus facile encore d'usurper celles des laïques.

[11] Grégoire de Tours, IV, 12 ; cf. VIII, 39.

[12] Grégoire de Tours, VIII, 40. — Frédégaire (Chronicon, 90) parle d'un Franc nommé Willibad qui, étant déjà démesurément riche, accroissait incessamment son opulence en s'emparant des propriétés.

[13] Championnière, De la Propriété des eaux courantes, p. 280.

[14] Loi Salique, titre XLII.

[15] Loi Ripuaire, titre XVI.

[16] La querelle d'Ébroin et de saint Léger est quelquefois présentée par les historiens modernes comme une lutte des classes inférieures contre l'aristocratie ; mais il n'y a pas un seul des chroniqueurs contemporains qui lui attribue ce caractère. Ni Frédégaire, ni les Vies des saints, ni les diplômes ne fournissent le moindre indice d'une coalition ou d'un effort puerai des hommes libres. [Cf. plus haut, liv. I, c. 7.]

[17] Grégoire de Tours, V, 14 ; VI. 51 : VI, 45 ; VII, 24 ; VII, 38 et 59 ; X, 5. — Frédégaire, passim.

[18] Il y avait à la vérité quelques troupes d'élite, comme ces escadrons neustriens dont il est parlé dans les Gesta Dagoberti et qui formaient le meilleur élément d'une armée du roi d'Austrasie.

[19] Les deux citations qu'on répète toujours, et qui sont relatives aux guerriers de Thierry et de Clotaire, ne doivent pas faire illusion : c’est l'ensemble des documents, des Chroniques, des lettres du temps, qu’il faut voir.

[20] [Voir Les Origines du système féodal, c. 12, § 1.]

[21] Nous ne parlons pas ici du servage : c'est un sujet à part ; nous [avons montré plus haut] que le servage n'a aucun rapport avec la féodalité. [L'Alleu, c. 9 et 14.]

[22] Jamais tempête ni grêle ne font dommage en son domaine, et l'orage qui bâties terres d'alentour n'ose franchir ses limites. Flodoard, Historia ecclesiæ Remensis, II, 11.

[23] Voir sur ce point le Polyptyque de l'abbé Irminon, p. 51, n° 61. — Cf. 2e capitulaire de 805, art. 15 ; et 3e de 811, art. 4 [Borétius, a° 44 et 73].