LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

 

 

[Les précédents volumes nous ont montré la présence simultanée, pendant l'époque mérovingienne, de deux systèmes d'institutions, que nous avions également constatés dans la société romaine. La monarchie régnait dans l'ordre public : le pouvoir des rois francs, dérivé de celui qu'avaient exercé les empereurs, était, comme le leur, de nature civile et militaire. Il n'y avait pas en dehors de la royauté d'autorité publique ; l'État et elle ne faisaient qu'un[1]. Dans l'ordre social, l'aristocratie foncière dominait, comme au IVe siècle[2]. Mais il s'était formé de plus, par la coutume purement privée du bénéfice et du patronage, une vaste hiérarchie de fidèles et de seigneurs. Le roi lui-même avait pris sa place dans cette hiérarchie : il acceptait des fidèles et conférait des bénéfices[3].]

Dans les premiers siècles du moyen âge, [ces] deux systèmes d'institutions [demeurèrent ainsi] en présence. : Dans l'un, les hommes obéissaient à une autorité publique, à des lois générales, à une administration commune : c'était la monarchie. Dans l'autre, ils obéissaient individuellement l'un à l'autre en vertu d'un pacte personnel et volontaire ; c'était la féodalité.

Ces deux régimes se partagèrent et se disputèrent les hommes durant quatre siècles, vivant en concurrence et se dressant sur le même sol. Chacun pouvait librement choisir entre eux et, suivant son intérêt ou son caprice, se porter vers l'un ou vers l'autre. Gaulois et Germains, petits et grands, tous jouissaient à cet égard du même droit. Celui qui avait adopté d'abord l'un des deux avait encore la faculté de revenir à l'autre ; de vassal, il pouvait redevenir homme libre ; d'homme libre, il pouvait se faire vassal. Le sol passait de même par les deux états ; le bénéfice se transformait incessamment en alleu, l'alleu en bénéfice.

Il arrivait ainsi que deux gouvernements de diverse nature, chacun avec ses règles spéciales et sa discipline propre, étendaient leur réseau sur toutes les parties du territoire, se joignant et se heurtant partout, ayant chacun en quelque sorte un pied dans chaque canton, dans chaque famille, dans chaque existence humaine.

Cette singularité n'est pas propre à la Gaule : on la trouve dans toutes les sociétés de ce temps-là. Elle se rencontre chez les Wisigoths d'Espagne et même chez les Anglo-Saxons aussi bien que chez les populations gallo-franques. Du vu" au ixe siècle, toute l'Europe hésita entre le régime de l'État ou de la monarchie et le régime du patronage ou de la féodalité.

[On a montré dans ce volume comment, au VIIe et au VIIIe siècle, ces deux ordres d'institutions se sont pénétrés et combinés, comment, sous les derniers Mérovingiens, la fidélité a lentement agi sur l'au ton le publique, pour l'écarter eu l'affaiblir[4], et comment, sous Pépin et Charlemagne[5], les deux systèmes d'institutions se sont un instant conciliés en la personne de rois, monarques et seigneurs à la fois. Nous nous sommes arrêté au début du IXe siècle, avant que l'équilibre ne soit rompu, et que le principe de la fidélité ne triomphe pour des siècles du droit monarchique.

C'est ce triomphe qu'il nous faut maintenant raconter.]

 

 

 



[1] [La Monarchie franque.]

[2] [L'Alleu et le domaine rural.]

[3] [Les Origines du système féodal.]

[4] [Voir plus haut, livres I et II.]

[5] [Plus haut, livre III, notamment chapitre 3. Voir plus loin, chapitres 3 et 4.]