LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE III. — [LES INSTITUTIONS MONARCHIQUES SOUS LE GOUVERNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE XII. — DE LA JUSTICE.

 

 

[Article paru : Académie des Sciences Morales, Compte rendu, t. CVI, p. 701-708 ; Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1876, p. 146-148.]

 

[Le droit de juger était, avec celui de fane des lois, le principal] attribut de celte royauté omnipotente. Les documents ne signalent jamais ni le peuple s'assemblant pour juger, ni le peuple élisant ses juges. Ils présentent au contraire les juges comme des hommes qui dépendent du roi, qui reçoivent ses instructions, qu'il nomme et destitue. Nous voulons, dit Charlemagne, qu'aucune faute ne soit laissée impunie par nos juges, a judicibus nostris. — Qu'aucun juge ne permette à un malfaiteur de se racheter, sous peine d'être révoqué de sa charge. — Alcuin écrit au roi : Ne permets pas aux juges qui sont sous ta puissance de vendre la justice. Est-ce ainsi que l'on parlerait de jurys populaires[1] ?

Les Capitulaires sont pleins d'articles qui montrent les fonctionnaires royaux, c'est-à-dire les missi, les comtes, les centeniers, chargés du soin de punir les crimes et de vider les procès. Charlemagne ne cesse de prescrire à ses agents de faire bonne justice. Il leur recommande particulièrement les pauvres et les faibles, ce qui serait sans doute inutile s'il existait des jurys populaires[2]. Il veut que ses comtes sachent les lois ; il leur enjoint de ne choisir pour vicomtes et centeniers que des hommes qui les connaissent aussi[3]. Il se fait rendre compte de la manière dont ils jugent. Louis le Pieux écrit : Que nos missi et nos comtes jugent bien, afin que les plaintes des pauvres ne s'élèvent pas contre eux. Il ajoute : Que le peuple sache qu'il ne doit s'adresser à nous pour aucun autre procès que pour ceux où nos missi et nos comtes auraient refusé de faire justice[4]. De tels textes ne sont-ils pas incompatibles avec l'existence d'une justice populaire ?

Le tribunal au milieu duquel le comte rendait ses jugements s'appelait le mall ou le plaid du comte[5]. Se représenter ce mall comme une assemblée populaire serait une illusion ; il ne se tenait pas en plein air, mais dans une salle, et nous avons plusieurs capitulaires qui prescrivent au comte de veiller à ce que cette salle soit toujours en bon état[6]. Le comte tenait son plaid, c'est-à-dire ses séances, quand il voulait. Il n'était pas dans son plaid comme on se figurerait un fonctionnaire au milieu d'une assemblée indépendante ; il y était un maître : Nous voulons, est-il dit dans un capitulaire, que le comte ait toute puissance dans son plaid, sans que nul le contredise ; s'il fait quelque chose qui soit contre la justice, c'est à nous que la plainte doit être adressée[7].

Toutefois le comte devait consulter les hommes qui l'entouraient. Cette règle était fort ancienne ; dans l'antique Germanie comme dans l'Empire romain, le juge avait eu auprès de lui un conseil sans lequel il n'avait pas pu rendre ses sentences. L'importance de ce conseil paraît même s'être accrue sous les Mérovingiens[8]. Comme il était rare que les fonctionnaires de ce temps-là fussent des légistes, il avait fallu laisser aux assesseurs le soin d'interroger les parties, de faire la recherche du fait, de dire la loi qu'il fallait appliquer. Le comte n'avait, la plupart du temps, qu'à prononcer l'arrêt que ces hommes lui avaient dicté. Il y a un texte dans les Capitulaires qui lui défend de prononcer autrement que ces hommes n'ont jugé[9]. Mais il y en a un autre qui enjoint au comte d'empêcher que nul ne juge mal devant lui, ce qui implique qu'il n'est pas tenu de se conformer à l'opinion de ceux qui l'entourent[10]. Les relations entre le comte et les hommes du plaid n'étaient pas nettement définies, et il y aurait autant d'inexactitude à considérer ce comte comme un juge unique au milieu d'un conseil impuissant, qu'à regarder ce conseil comme un tribunal souverain sous la présidence impuissante du comte.

Ce qu'il importerait surtout de bien connaître, c'est la composition de ce conseil. Les lois n'apprennent rien sur ce sujet ; elles ne disent ni que le plaid dût être formé de tous lès hommes libres du comté, ni d'un nombre déterminé d'entre eux, ni si les hommes étaient tirés au sort, choisis par le comté, ou élus par le peuple. Les membres du tribunal sont appelés rachimbourgs ou boni homines dans les textes du VIIe siècle, francs hommes, franci homines, dans ceux du VIIIe et du IXe[11]. Toutes ces appellations sont également vagues ; on peut pourtant dire d'elles qu'elles s'appliquaient à des catégories d'hommes qui n'étaient pas très nombreuses dans cette société où les esclaves, les affranchis et les colons formaient la grande majorité des êtres humains. Aussi les articles de la loi où le plaid se trouve désigné ne contiennent-ils aucun trait qui dénote une assemblée nombreuse. Il s'en faut de tout qu'il ressemble à une foule. Quant à supposer que ces hommes fussent élus par le reste du peuple, c'est une conjecture qui ne s'appuie sur aucun document. Il faut se résigner à ignorer suivant quelles règles le comte garnissait son plaid.

La seule vérité qui ressorte des textes, c'est que ces hommes ne se rendaient au plaid que sur l'ordre du comte ; il y avait même une lutte incessante entre le comte et eux, et ce n'était pas ce genre de lutte qu'il y aurait entre un fonctionnaire qui voudrait juger seul et des jurés qui lui imposeraient leur présence ; tout au contraire, c'était le comte qui contraignait à venir au plaid, tandis que les hommes ne désiraient que d'être affranchis de cette, obligation. Le comte était réduit à frapper d'amende ceux qui refusaient d'obéir à son ordre, et la population se plaignait même qu'il ne convoquât les hommes que pour avoir occasion de lever des amendes. Charlemagne mit fin à cet étrange débat en dispensant les hommes d'aller aux plaids et de juger[12].

À partir de ce moment, les plaids ne furent plus composés que de deux sortes d'hommes, les uns qu'on appelait les serviteurs du comte, vassi comitis, les autres qu'on appelait scabini[13]. Ces scabins n'étaient pas élus par la population : ils étaient choisis ou par le comte ou par les missi[14]. Ils étaient subordonnés au comte, qui avait sur eux un droit de surveillance et qui répondait de leur conduite. Ils étaient des fonctionnaires publics, qui aidaient les centeniers et les comtes à rendre la justice[15].

Les arrêts des comtes pouvaient être révisés par les missi en tournée[16]. De tous les jugements on pouvait appeler au prince, qui se trouvait ainsi le juge suprême de l'Empire[17].

Le plaid du roi se tenait dans le palais. L'énoncé des sentences commençait ordinairement par cette formule : Charles empereur, auguste... Tandis que dans notre palais nous siégions pour entendre les causes de tous et les terminer par un juste jugement, telles personnes se sont présentées devant nous... Et nous, au milieu de nos fidèles et par leur conseil, nous avons décidé[18]. Ces fidèles que le roi consultait ne ressemblaient en rien à un grand jury national ; les uns étaient des évêques et des abbés que le prince avait choisis ; les autres étaient des courtisans, domestici, des ducs, des comtes, des ministeriales de tout ordre, en un mot des fonctionnaires[19]. La description que fait Hincmar de ces réunions prouve que nul n'y pouvait entrer qui ne fût à la convenance du roi[20]. Ce plaid était habituellement préside par le comte du Palais ; le roi en prenait la présidence dans les causes importantes[21]. Il ne prononçait guère de jugement sans interroger chacun des membres du plaid ; mais il y a des exemples qui prouvent qu'il n'était pas tenu de se conformer à l'opinion de la majorité[22]. Les Capitulaires proclament plus d'une fois que le roi a le droit de juger suivant sa seule conscience et ses lumières, et qu'il peut punir suivant sa volonté[23].

Il n'existait donc à aucun degré de l'administration judiciaire ni un véritable jury ni une magistrature indépendante. Toute justice émanait du roi et était rendue ou par lui ou par ses délégués. La pénalité était la même que dans les époques précédentes. La mort, la mutilation des membres, la prison étaient fréquemment prononcées[24]. On voit des hommes du plus haut rang qui sont condamnés à périr par le glaive ou par le gibet. Il était enjoint aux comtes, aux vicomtes et à tous juges royaux d'avoir une prison et une fourche patibulaire[25]. Les tribunaux des comtes prononçaient fréquemment la peine capitale[26] ; toutefois il n'était pas rare qu'on permît ait condamné de racheter sa vie par la perte de tous ses biens[27].

 

 

 



[1] Capitulaire de 789, art. 67 [Borétius, p. 59] ; de 779, in fine [Borétius, art. 21, p. 51] ; Alcuin, Lettres, n° 120. — L'expression judices publici ne doit pas faire illusion ; elle s'oppose à judices ecclesiastici (voir capitulaire de 755, art. 27 [Borétius, p. 57]) et désigne toujours les juges royaux. C'est le sens du mot publicus dans les expressions functiones publicæ, ministri reipublicæ et beaucoup d'autres de la langue du IXe siècle.

[2] 3e capitulaire de 789, art. 1 [Borétius, p. 63, art. 17] ; capitulaire de 801, art. 19 [Borétius, p. 209, art. 4].

[3] Capitulaire de 779, art. 11 [Borétius, p. 49] ; 3e capitulaire de 803 [?], 2e partie, art. 4 [Borétius, p. 144] ; 2e capitulaire de 805, art. 12 [Borétius, p. 124] ; capitulaire de 829, art. 14 [Krause, p. 16].

[4] Baluze, Capitulaires, t. I, p. 668-669 [Krause, p. 14-20].

[5] Capitulaire de 169, art. 12 [Borétius, p. 46] ; 2e de 809, art. 5 [Borétius, p. 148] ; præceptum Ludovici pro Hispanis, art. 2 [Borétius, p. 262]. — L'expression mallus publicus est souvent employée comme synonyme des précédentes, et n'a nullement le sens d'assemblée populaire ; publicus, dans la langue du IXe siècle, se dit de tout ce qui appartient à l'Etat et s'oppose à ce qui appartient à l'Église ; mallus publicus s'oppose à mallus episcopi ou abbatis (voir les diplômes, passim, et les Actes des conciles qui appellent les tribunaux laïques placita publica et secularia ; Labbe, t. VII, p. 1252). — Il se tenait dans la propriété et sur le domaine du comte ; c’est le sens des mots intra suam potestatem du capitulaire de 819, Baluze, I, 603 [Borétius, p. 284, art. 14].

[6] 1er capitulaire de 809, art. 25 [Borétius, p. 151], — 2e capitulaire de 809, art. 15 [Borétius, p. 149].

[7] 2e capitulaire de 819, art. 5 [Borétius, p. 296]. — Il faut noter qu'il existait une sorte de justice populaire, que l'on appelait la justice des vicini ou des pagenses ; il en est fait mention dans le capitulare Saxonicum, de l'an 797, art. 4 [Borétius, p. 71], et dans le præceptum pro Hispanis de l'an 815, art. 2 [Borétius, p. 262] ; mais ces jurys ne jugeaient que les causæ minores : ils n'étaient présidés ni par le comte ni même par le centenier, et ce qui est surtout digne de remarque, c'est que ces tribunaux populaires ne sont jamais désignés par le mot mallus.

[8] [Voir dans La Monarchie franque, les deux chapitres sur la justice, c. 15 et 14.]

[9] 2e capitulaire de 813, art. 13 [Borétius, p. 172].

[10] 3e capitulaire de 805, 2e partie, art. 4 [Borétius, p. 144].

[11] Les expressions secundum judicium Francorum ou coram francis hominibus se rencontrent souvent dans les diplômes et les Capitulaires pour désigner les hommes qui prennent part aux tribunaux des comtés ; voir 1er capitulaire de 809, art. 50 ; 2e de 809, art. 1 [Borétius, p. 148, art. 1] ; édit. de Pistes, de 864, art. 52 ; capitulaire de 884, art. 9 [Pertz, p. 552] ; Franci homines mundanæ legis documentis eruditi. — [Cf. Recherches, p. 425 et suiv.]

[12] [Capitulaire de 809, art. 5, Borétius, p. 148. — Capitulaire de 803, art. 20, Borétius, p. 116].

[13] 1er capitulaire de 809, art. 13 ; 2e de la même année, art. 5 [Borétius, p. 148 et 150].

[14] 3e capitulaire de 805, art. 5 [Borétius, p. 115]). — Capitulaire de 875, art. 9 et 11 [Pertz, p. 521]. — Voir Guizot, Essais sur l'histoire de France, 4e essai, c. 5.

[15] 1er capitulaire de 809, art. 22 [Borétius, p. 151. Ibidem, p. 149, art. 11]. — Les scabins sont toujours comptés parmi les ministeriales ou juniores des comtes.

[16] Flodoard, Historia Remensis ecclesiæ, II, 18. [Cf. plus loin, c. 15.]

[17] 4e capitulaire de 806 [?], art. 7 [Borétius, p. 159] ; capitulaire de 829, art. 14.

[18] Diplômes de 775 et de 802, dans dom Bouquet, t. V, p. 734 et 767.

[19] Dans un jugement rendu en 838, on trouve les noms de l'archichapelain, de 2 comtes du Palais, de 17 évêques, de 26 comtes, de 17 abbés et de 25 autres personnages dont chacun se qualifie vassus dominicus (Bouquet, VI, p. 301).

[20] Hincmar, De Ordine palatii, 31-33. On a une autre description des usages relatifs au plaid judiciaire dans la préface des Actes du concile de Mayence de 813.

[21] 3° capitulaire de 812, art. 2 [Borétius, p. 176]. Comparer Éginhard, Vita Caroli, 24.

[22] Chronique de Moissac, année 788. Annales de Loisel, année 792. Thégan, c. 22. Éginhard, Annales, année 820. L'Astronome, c. 45.

[23] 2e capitulaire de 813, art. 12 [Borétius, p. 171]. — 1er capitulaire de 819, art. 9 [Borétius, p. 282]. — Voir encore un diplôme de 775, dans la Patrologie latine, t. XCVII, p. 955.

[24] Capitulaire de 744, art. 4 ; 1er capitulaire de 809, art. 30 [Borétius, p 148, art. 1] ; capitulaire de 873, art. 12 [Pertz, p. 521]. — Eginhard, Annales, année 792 ; Moine de Saint-Gall, II, 31.

[25] 2e capitulaire de 813, art. 11 [Borétius, p. 171].

[26] 2e capitulaire de 813, art. 13.

[27] 1er capitulaire de 809, art. 30 [Borétius, p. 149] ; 2e de 813, art. 13.