LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE III. — [LES INSTITUTIONS MONARCHIQUES SOUS LE GOUVERNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE IV. — DE LA TRANSMISSION DU POUVOIR ROYAL.

 

 

Il faut chercher [maintenant] si cette royauté était héréditaire ou élective. La succession au trône dépendait-elle du choix d'un peuple, ou du choix d'une aristocratie ?, ou était-elle établie par une règle absolue d'hérédité ? ou bien encore, comme il n'y arien d'absolu dans les institutions humaines, la transmission du pouvoir était-elle régie par ces divers principes à la fois ?

 

1° [DE LA CONTRADICTION QUI EXISTE ENTRE LES DOCUMENTS.]

 

La question est moins facile qu'il ne semble. La première observation qu'il faut faire, est qu'il n'existe pas de cette époque une constitution écrite qui puisse nous renseigner. Ce n'est pas qu'il n'existât alors beaucoup de lois écrites ; il y en avait de toute nature et de toute origine : législations laïques et ecclésiastiques, législations romaines et germaniques. Mais aucun des nombreux codes du temps ne s'occupait de la constitution de l'État ; aucun ne règle les prérogatives de la royauté ; aucun ne fait la moindre allusion aux droits d'un peuple.

Ce n'est donc pas dans les lois, c'est dans les écrivains que nous devons chercher. Mais ici se présente une difficulté particulière. Les écrivains se contredisent.

D'une part, ils emploient des termes qui indiquent l'élection. Éginhard nous dit, par exemple, qu'à la mort de Pépin ses deux fils furent créés rois par le consentement de tous les Francs[1], et il dit encore qu'à ce moment les Francs, un conventus général s'étant formé, instituent rois sur eux les deux fils de Pépin[2]. Les Annales de Metz, au sujet du même événement, disent que les deux fils furent élevés au trône par l'élection de tous les grands[3], ne se séparant des Annales d'Éginhard qu'en ce qu'elles font entendre une élection aristocratique au lieu d'une élection nationale. Ce qui est plus frappant encore, c'est que dans les Capitulaires mêmes nous rencontrons des termes qui indiquent l'élection populaire. Charlemagne en 806 parle du roi que le peuple voudra élire[4], et Louis le Pieux en 817 prévoit le cas où, un roi étant mort [en laissant plusieurs] héritiers directs, le peuple devra s'assembler pour élire [l'un d'eux][5], Voilà bien l'élection, du moins à ce qu'il semble à la première apparence.

D'autre part, nous voyons toujours les fils succéder à leur père, les frères partager entre eux ; or ces faits ne sont pas ceux qu'un système d'élection libre produirait. Il serait bien étrange que l'élection eût invariablement élevé au trône ceux-là mêmes que l'hérédité y plaçait déjà. Puis, dans cette histoire que nous connaissons en assez grand détail, il est frappant que nous ne voyions jamais un peuple entier se réunir, délibérer, choisir, discuter son choix, compter ses votes. Aucun des incidents qu'une pareille élection produit toujours n'est jamais mentionné par les historiens du temps. Enfin, les mêmes documents où nous avons rencontré les phrases que nous citions plus haut, en contiennent d'autres qui signifient tout le contraire. Éginhard, par exemple, qui dit que les Francs établissent rois sur eux les fils de Pépin, disait, une ligne plus haut, que la succession au trône leur était déjà échue par la volonté de Dieu[6]. Les deux phrases où Charlemagne et Louis le Pieux parlent du peuple qui élit un roi, se trouvent dans deux capitulaires dont tout l'ensemble est l'opposé d'un système électif. Notons encore que tous ces rois, dans leurs lois ou les simples diplômes, ne rappellent jamais qu'ils soient rois en vertu d'une élection.

Ainsi il y a contradiction dans les termes que présentent les documents. Peut-être cette contradiction n'est-elle qu'apparente. Elle est peut-être moins dans les expressions mêmes qu'ils emploient que dans la manière dont notre esprit comprend ces expressions. Quand nous traduisons eligere par élire, sommes-nous bien sûrs que ce terme eût pour les hommes du IXe siècle le sens que le mot élire a pour nous ? Quand ces hommes disaient per electionem omnium Francorum, ces mots présentaient-ils à leur esprit l'idée que les termes d'élection nationale ou de plébiscite présenteraient au nôtre ? Leur langue était un peu vague, parce qu'ils se servaient de mots anciens pour exprimer les choses de leur temps. Leur esprit n'était d'ailleurs pas habitué, surtout en matière politique, à ces distinctions précises et tranchées auxquelles nos cent dernières années ont accoutumé notre esprit. C'est pour cela que nous ne devons pas juger leurs institutions légèrement sur quelques mots qu'ils emploient.

La question est donc difficile. Pour la résoudre, le moyen le plus sûr est d'observer le détail des faits, de regarder ce qui s'est passé à l'avènement dé chaque roi, de chercher comment chacun des rois a pris possession du trône. De ces observations successives nous fourrons déduire les règles générales.

 

2° [LES FILS DE PÉPIN CONSACRÉS PAR LE PAPE ; LA ROYAUTÉ EST INSÉPARABLE DE SA FAMILLE.]

 

Nous n'avons pas à redire ici comment Pépin s'est fait roi en 753 ; mais il faut signaler une mesure qu'il prit l'année suivante. Le pape Etienne II, étant venu en France, le sacra ; et il sacra en même temps ses deux fils Charles et Carloman, qui étaient deux enfants[7]. Les annalistes sont unanimes sur ce point, et fort clairs : Le pape consacra en rois, en même temps que Pépin, ses deux fils[8]. La pensée qui est sous cet acte est que le pape ne croyait pas qu'une élection fût nécessaire. Il sacrait ces deux enfants à l'avance sans attendre aucune élection. Il entendait qu'à la mort de leur père ils seraient rois tous les deux ; déjà il leur donnait le titre de rois et leur conférait le caractère sacré de la royauté.

Nous avons des lettres du pape Paul Ier adressées à Pépin le Bref ; il n'y nomme jamais ses deux fils qu'en leur donnant la qualification de rois[9]. Il écrit quelquefois à ces jeunes gens, et sa suscription est rédigée ainsi : A mes seigneurs, mes excellents fils, Charles et Carloman, rois des Francs[10]. Il leur rappelle que Dieu les a élus et les a sacrés rois[11]. Il leur dit, et cela du vivant de Pépin, que Dieu les a établis rois et par son sacre les a remplis des bénédictions célestes[12].

Il ressort visiblement de ces lettres que le pape considérait Charles et Carloman comme déjà rois et qu'il ne doutait pas qu'ils ne le fussent réellement après leur père. Il en résulte aussi que Pépin et ses fils à qui ces lettres étaient écrites pensaient comme le pape. Supposerons-nous que la pensée du pape pût être absolument opposée à celle des hommes libres et de la nation franque ? Mais, si la règle d'élection avait existé chez les Francs, le pape ne pouvait ni l'ignorer ni même feindre de l'ignorer. La papauté n'était pas alors cette grande puissance qu'elle a été plus tard. Le pape était alors un simple évêque, soumis à l'empereur d'Orient, menacé par les Lombards, n'ayant que son diocèse, plus pauvre que quelques évêques de France, et n'ayant encore aucune habitude d'imposer des doctrines aux peuples de l'Europe. Si la nation franque avait eu un droit d'élire ses rois, le pape Paul Ier n'avait ni la force ni la hardiesse de contredire si ouvertement ce droit ; et cela même eût été peu habile.

Mais voici sur le même sujet un autre document d'une nature singulière. Dans un manuscrit de Grégoire de Tours, aujourd'hui à Bruxelles, on trouve, à la dernière page, une note que le copiste a ajoutée pour faire savoir en quelle année il a écrit[13] : Si tu veux savoir, lecteur, en quel temps le présent manuscrit a été copié, sache que c'est en l'année de l'incarnation de Notre-Seigneur 767, au temps du très heureux, très pacifique et catholique Pépin, roi des Francs, et de ses fils Charles et Carloman, également rois des Francs. Ce copiste n'hésite donc pas à donner le titre de rois aux deux fils en 767, alors même que leur père règne encore. C'est que ces deux enfants ont été consacrés en rois en même temps que leur père par le pape avec l'huile sainte. Et le copiste ajoute même que, le jour où il les a sacrés, le pape par un décret d'interdiction et une menace d'excommunication, a lié et obligé le peuple entier à n'élire dans la suite des temps aucun roi qui fût d'une autre famille et à élire toujours des rois issus de ceux-ci. — Voilà ce qu'un homme a écrit treize ans après l'événement. Il est vrai que c'est un simple copiste, inconnu[14], et l'on peut se demander quelle confiance il mérite. A-t-il assisté au sacre ? a-t-il entendu ce décret du pape ? a-t-il connu au moins des hommes qui eussent assisté ci entendu ? Nous ne savons. Nous doutons un peu que la pensée du pape se soit exprimée dans des termes si formels. Nous ne voulons tirer de cette note du copiste qu'une chose, à savoir qu'il croyait et qu'apparemment beaucoup de ses contemporains croyaient avec lui que le pape avait prononcé cette absolue interdiction. Le sacre n'avait peut-être pas, dans l'esprit du pape, une telle portée ; mais les hommes crurent qu'il l'avait.

Il semble que tout le moyen âge ait adopté cette opinion. On la retrouve fortement exprimée par Sigebert de Gembloux : Pépin est sacré roi, et ses fils avec lui, et par eux tout ce qui doit naître d'eux est béni à perpétuité et destiné à la succession royale, et le trône est désormais par anathème du pape interdit à tout homme étranger à cette famille[15]. Il se serait donc établi, sinon par un décret du pape, du moins par la croyance que les hommes avaient à un tel décret, que la royauté était désormais inséparable de la famille carolingienne.

Toutefois cela n'était pas encore l'hérédité absolue. Les termes mêmes dont on suppose que le pape s'est servi impliquent que la nation aurait eu quelque droit de choisir ses rois. Le pape aurait interdit de choisir en dehors de cette famille, mais non pas de choisir en elle.

Aussi celte royauté n'était-elle pas précisément héréditaire. Une telle règle, formelle, rigoureuse, n'existait pas. S'il est vrai que le fils succède au père, encore n'est-il pas vrai qu'il lui succède tout naturellement et de son plein droit, comme pour un héritage ordinaire. Il ne suffit pas que le père meure pour que le fils règne. L'hérédité absolue ne s'établira que plusieurs siècles après. Au temps des Carolingiens, le fils ne remplace pas le père à la façon dont Louis XIII a pris la place de Henri IV et Louis XIV celle de Louis XIII La transmission du pouvoir était un acte plus complexe et d'une nature plus délicate.

 

3° [COMMENT CHARLEMAGNE DEVINT ROI ; L'ADHÉSION DES GRANDS.]

 

Regardons comment Charlemagne devint roi. Pépin meurt en 768. Il laisse deux fils. La nation franque va-t-elle procéder à une élection, faire un choix, voter entre les deux noms ? ou, s'il y a partage, chaque province décidera-t-elle dans quelle part elle sera ?

Voici comment un annaliste, qui est un contemporain, raconte les faits. Pépin, avant de mourir, ordonna à tous ses grands, ducs et comtes, évêques et prélats, de se rendre auprès de lui[16]. C'est ici une assemblée, mais non pas une assemblée populaire ou nationale ; c'est la réunion surtout des grands du roi, c'est-à-dire de ses fonctionnaires. Là, avec l'assentiment de tous les Francs et de ses grands ou évêques, Pépin partagea le royaume par part égale entre ses fils[17]. Il établit roi en Australie Charles qui était l'aîné ; au cadet il donna la Burgondie, la Provence, la Septimanie, l'Alsace et l'Alamanie ; de l'Aquitaine, il fit deux parts[18].

Il est visible d'après ce récit que la transmission du pouvoir a été opérée par Pépin. Il est vrai qu'il réunit ses grands ; mais ce ne sont pas eux qui décident qui sera roi. La question de la royauté n'est même pas posée ; il est sous-entendu comme chose incontestable que les deux frères seront rois, et l'on traite seulement du partage des provinces entre eux. C'est même Pépin qui fait ce partage : Pippinus divisit. Il ne demande pas aux Austrasiens lequel des frères ils veulent avoirs c'est lui-même qui institue roi des Austrasiens l'aîné de ses fils, et c'est lui qui donne la Burgondie et l'Alamanie à Carloman. Il est vrai qu'il ne procède à ce partage qu'avec l'assentiment, cum consensu, des grands qu'il à fait venir près de lui.

Quelques jours se passent et Pépin meurt. Alors, dit le même annaliste[19], Charles et Carloman, chacun avec ceux qui dépendaient de lui, se rendit dans sa ville capitale, Charles à Noyon, Carloman à Soissons ; là, avant établi un plaid, et ayant tenu conseil avec leurs grands, ils furent l'un et l'autre, le même jour, élevés sur le trône par leurs grands avec la bénédiction des évêques. Que l'on cherche bien dans ce récit, on n'y trouvera pas un mot qui indique une élection. Il s'agit de la cérémonie d'installation. L'annaliste nous a dit précédemment que Charles et Carloman étaient déjà rois, et que les parts étaient déjà faites entre eux ; niais il faut qu'ils accomplissent une cérémonie publique : il faut qu'ils soient élevés sur le trône par leurs grands et par les évêques. C'est cet acte, fort important sans doute aux yeux des hommes, qu'ils accomplissent quinze jours après la mort de leur père.

Voulons-nous un autre récit des mêmes faits ? Éginhard distingue nettement les deux actes : en premier lieu, la succession royale était échue aux deux fils[20] ; en second lieu, les Francs réunis en conventus solennel les établissent rois sur eux[21]. Par ces derniers mots il parle de la cérémonie d'installation. Il la décrit mieux dans son autre ouvrage, quand il dit que Charles à Noyon et Carloman à Soissons prirent les insignes de la royauté[22]. C'était en effet un vieil usage que la prise de possession des insignes royaux eût lieu en grande pompe et en présence des grands du royaume.

Les mêmes faits sont rapportés en termes plus brefs par les autres annalistes. Aucun d'eux ne contient un mot qui décèle une véritable élection[23]. De l'ensemble de ces documents il ressort nettement que l'avènement des deux rois n'a pas été discuté, qu'il n'y a même eu aucune assemblée ou populaire ou représentative, que les deux princes étaient déjà considérés comme rois depuis leur sacre, qu'enfin ils devinrent effectivement rois par la transmission que Pépin leur fit du pouvoir avant de mourir, avec l'assentiment de ses grands, et qu'enfin ils furent, par ces mêmes grands, reconnus solennellement comme rois.

Trois ans après, l'un d'eux mourut. Carloman laissait des fils ; ils ne régnèrent pourtant pas après lui ; et cela marque bien que la règle d'hérédité absolue n'était pas établie. D'autre part, nous ne voyons pas que la nation se soit assemblée pour choisir entre ses fils et son frère, ni que ses fils aient été exclus par un vote national ; la règle d'élection n'était donc pas non plus en vigueur. Les fils de Carloman parurent n'avoir aucun droit certain, parce que leur père était mort sans leur transmettre officiellement le pouvoir. Il y eut donc un moment d'hésitation et de confusion. Les annalistes ne nous disent pas ce que fit la population de ce royaume et apparemment elle resta indifférente et inerte ; ils ne s'occupent que des grands, c'est-à-dire des chefs d'églises ou des administrateurs des provinces : Les évêques et les abbés, les ducs et les comtes, qui avaient été sujets de Carloman, allèrent trouver Charles, et il les reçut comme sujets ; plusieurs toutefois de ces grands .se déclarèrent pour les fils de Carloman, et, se sentant trop faibles, se réfugièrent en Italie[24]. Ce n'est donc ni en vertu d'un droit d'hérédité, ni en vertu d'une décision de la nation que Charlemagne devint roi de cette partie de l'État franc ; ce fut, à défaut d'une transmission régulière des pouvoirs, par l'adhésion volontaire des évêques et des hauts fonctionnaires.

 

4° [L'AVÈNEMENT DE LOUIS LE PIEUX ; LA DÉSIGNATION PAR LE ROI RÉGNANT.]

 

Essayons de voir maintenant comment à Charlemagne a succédé Louis le Pieux, et voyons surtout comment Charlemagne a préparé et réglé lui-même cette succession.

Dès 781, Charlemagne, qui se trouvait alors en Italie, fit sacrer rois par le pape deux de ses fils, l'un qui avait cinq ans, l'autre qui en avait trois ; et le pape, dans cette cérémonie, leur posa la couronne sur la tête[25]. Ea même temps Charlemagne les fit rois, l'un de la Lombardie, l'autre de l'Aquitaine[26]. Ainsi Charlemagne faisait deux rois sans nulle élection, sans consulter aucun peuple. A partir de ce moment, les deux jeunes princes furent effectivement rois[27], et firent actes de rois : ils eurent une cour, ils signèrent des diplômes, ils firent des lois, ils commandèrent les armées[28].

Vingt-cinq ans plus tard, Charlemagne dut prendre de nouvelles dispositions. Il avait trois fils, il vieillissait, il jugea utile de fixer sa succession. Il réunit une assemblée des grands et des optimates, afin d'assurer la paix entre ses fils et pour que chacun d'eux sût d'avance quelle part il aurait à gouverner[29]. Éginhard, qui rapporte ici ce qu'il a vu, ne dit pas qu'une nation ait procédé à une élection, ni même que ces grands et optimates aient été expressément consultés[30]. Il dit seulement qu'il fut dressé un acte écrit de ce partage, et que les optimates le signèrent, en jurant de s'y conformer[31]. Ces signatures et ces serments ne signifiaient pas que les grands fussent les auteurs de l'acte ; ils étaient au contraire un engagement qu'ils prenaient de l'observer. Charlemagne voulut avoir, de même, la signature du pape, et l'acte fut envoyé à Léon III, qui le signa[32].

Nous possédons ce décret rendu par Charlemagne. Il ne contient aucune mention d'élection nationale. L'empereur s'exprime ainsi, s'adressant à ses sujets : De même qu'il est connu de vous tous que la bonté divine nous a donné trois fils, de même nous voulons que vous sachiez que nous décidons de les avoir pour associés à la royauté que Dieu nous a donnée, et de les laisser après nous comme héritiers de notre Empire et de notre royaume, si telle est la volonté de Dieu[33]. Pour éviter toute contestation, nous avons partagé l'ensemble-du royaume en trois parts, et nous avons fait décrire et délimiter la part que chacun des trois devra défendre et gouverner, afin que chacun d'eux, content de la part que notre ordre lui assigne, défende ses frontières sans empiéter sur celles de ses frères.

C'est un maître absolu qui parle ici. Il décide, il décrète. Le règlement de sa succession et le partage sont son œuvre[34]. Il ne s'astreint même pas à faire les parts égales ; il assigne à Charles, qui est l'aîné, une part beaucoup plus forte[35].

Ces dispositions, prises en 806, furent annulées par la mort de deux des trois fils. En 813, Charles n'avait plus à faire un partage, mais, se sentant près de sa fin[36], il avait à opérer la transmission des pouvoirs. Il fit venir vers lui son fils Louis qui régnait en Aquitaine, et ayant réuni en assemblée solennelle les grands de tout le royaume, ayant pris conseil de tous, il l'institua associé à son pouvoir royal et héritier de la dignité d'empereur, et lui mit le diadème sur la tête[37]. En même temps il voulut que son petit-fils Bernard fût roi ; il le mit à la tête de l'Italie, et ordonna qu'on l'appelât du nom de roi[38], donnant ainsi, dit Éginhard, une grande preuve de sa bonté[39]. Il est assez visible en tout cela que le roi régnant fait ce qu'il veut ; c'est la volonté du père qui règle la succession.

Le souverain n'accomplit d'ailleurs un tel acte que devant les grands du royaume réunis. Ces grands ne décident pas, mais il faut au moins qu'ils adhèrent. Ces résolutions de l'empereur furent accueillies par tous ceux qui étaient là avec une grande faveur ; elles parurent à tous lui avoir été inspirées par Dieu pour le bien de l'État[40]. Quelques semaines plus tard, Charlemagne mourut, et Louis succéda à son père avec l'assentiment et la faveur de tous les Francs[41].

Éginhard n'a dit que l'essentiel ; Thégan, qui est aussi un contemporain et bien instruit[42], ajoute des détails qui nous feront mieux pénétrer dans les faits eux-mêmes.

Charlemagne, sentant que sa fin approchait, car il était fort vieilli, fit venir auprès de lui son fils Louis ; il manda aussi un conventus général[43], les évêques, les abbés, les ducs et les comtes et leurs lieutenants[44]. — Voilà une assemblée qui ne laisse pas d'être assez nombreuse, mais qui est loin d'être une assemblée populaire.

Il eut avec eux, dans son palais d'Aix-la-Chapelle, une conférence, colloquium ; il les harangua avec autant de douceur que de noblesse[45], les avertissant qu'ils eussent à montrer leur fidélité envers son fils. Puis il les interrogea tous, l'un après l'autre, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, leur posant cette question s'il leur plaisait qu'il transmît à son fils Louis son titre d'empereur. — Nous assistons à cette scène. Charlemagne a devant lui tout ce qui est grand dans son Empire ; mais ces grands dépendent de lui : les uns sont des évêques ou des abbés, qu'il a lui-même nommés et qui sont restés plus ou moins des hommes de son Palais ; les autres sont ses ducs, ses comtes et leurs lieutenants, tous fonctionnaires du roi et soumis à sa personne. Dans une assemblée ainsi composée, Charlemagne a fait un discours, c'est-à-dire a exposé sa volonté. Aucune délibération n'a lieu, aucun vote [n'est émis].

Dès qu'il a fini de parler, Charlemagne s'adresse à chacun individuellement, lui pose une question, et l'homme interpellé doit aussitôt répondre. Tous répondirent avec empressement que la volonté de Dieu était qu'il fût fait comme le roi avait dit[46].

Gardons-nous d'introduire dans ces faits nos idées modernes de régime parlementaire et de discussion libre. Charlemagne n'a pas demandé à celle assemblée une décision ; il a demandé à chacun une adhésion, ce qui est tout autre chose ; et il a voulu que cette adhésion .fût exprimée à haute voix et en public. Au fond, c'est un engagement qu'il a exigé de tous les grands.

Cet acte accompli, plusieurs jours après, un dimanche, il se rendit à l'église en habits royaux, avec son fils. Là, après les prières, il prit de nouveau la parole, s'adressant cette fois à son fils, devant la foule des évêques et de ses grands qui écoulaient. Il avertit son fils qu'il devait aimer et craindre Dieu, obéir à ses commandements, gouverner les églises de Dieu et les défendre contre les méchants, honorer les évêques comme un fils honore son père, aimer son peuple comme un père aime ses fils, n'instituer que des fonctionnaires intègres, ne destituer personne sans juste causes. Après qu'il eut ainsi parlé, il interrogea son fils, lui demandant s'il voulait se conformer aux préceptes qu'il venait de lui donner. Louis répondit que de grand cœur, avec l'aide de Dieu, il observerait ces commandements de son père. Alors Charlemagne lui ordonna de prendre la couronne, qui était sur l'autel, et de se la mettre sur la tête. Cela fait, on entendit la messe, puis on retourna au Palais.

Dès ce jour, Louis le Pieux était roi et empereur. Ce ne fut pourtant que quelques mois plus tard, quand son père fut mort, qu'il exerça le pouvoir. Il était retourné en Aquitaine, il revint à Aix-la-Chapelle. Sur son chemin, tous les grands accouraient à l'envi au-devant de lui[47], et chacun d'eux lui faisant hommage se soumettait humblement à lui suivant la coutume des Francs[48]. Il arriva ainsi jusqu'à Aix. Il y trouva réunis les membres de sa famille et plusieurs milliers de Francs ; il fut reçu par tous avec grande allégresse, et fut pour la seconde fois déclaré empereur[49]. C'est ici la cérémonie d'installation. L'usage est ancien : il appartenait aux Mérovingiens ; il appartenait aussi aux empereurs romains. Le nouveau prince, quand pour la première fois il faisait acte de souverain, devait se montrer en public avec tout l'appareil du pouvoir ; et la foule, composée surtout des grands et des gens du Palais, faisait entendre ses acclamations en saluant le prince de tous ses titres.

Assurément celte cérémonie, cette foule, ces acclamations avaient une grande importance aux yeux des hommes. Tant que cette cérémonie n'avait pas eu lieu, peut-être auraient-ils douté que le roi fût vraiment roi. Tant que ces acclamations ne s'étaient pas fait entendre, peut-être auraient-ils douté qu'ils fussent engagés à lui obéir.

Supposez d'ailleurs un prince qui eût été trop impopulaire, un prince qui n'eût pas répondu à l'idée qu'on se faisait de la royauté, un prince dont les croyances ou les sentiments eussent été en désaccord avec ceux de ses contemporains ; si l'ensemble des hommes n'eût pas voulu d'un tel roi, il y avait dans cette seule cérémonie une occasion de le repousser. Il est clair encore que les acclamations de cette foule, composée d'hommes libres, impliquaient une adhésion volontaire des sujets à leur nouveau souverain. Mais on se tromperait beaucoup si l'on voyait là quelque chose de semblable à une élection. Cette cérémonie n'est en réalité que l'acte extérieur par lequel un peuple reconnaît son chef et s'engage à lui obéir.

De tous les faits que nous venons de passer en revue, il résulte, d'une part, que la royauté n'est pas élective, surtout dans le sens que nos langues modernes attachent à ce mot ; ce n'est pas la nation qui choisit et qui crée chaque roi. Mais il en résulte aussi, d'autre part, que cette royauté n'est pas non plus précisément héréditaire ; la mort du père ne suffit pas pour que le fils soit roi et il n'est pas roi de son plein droit : il faut que le roi vivant lui ait transmis ses pouvoirs ; et il faut encore que les grands du Palais et même un simulacre de peuple aient consenti à s'engager à lui obéir.

 

5° [LE PARTAGE DE 817 ; LA FICTION DE L'ÉLECTION PAR LE PEUPLE.]

 

Pour les fils de Louis le Pieux, nous retrouvons les mêmes règles, mais appliquées avec plus d'hésitation el surtout de mobilité. C'est toujours le roi régnant qui dispose de sa succession et la partage à sa guise ; mais il ne fait cela qu'en public et avec l'assentiment, sincère ou simulé, d'un entourage qui paraît représenter le pays. [Nous nous bornerons à étudier le premier des nombreux actes faits par le roi Louis pour régler sa succession.]

En 817, un biographe de Louis rapporte que dans un placitum général, il voulut que son fils aîné Lothaire fût empereur avec lui, et fût qualifié de ce titre, et il envoya ses deux autres fils Pépin et Louis régner en Aquitaine et en Bavière, voulant par là que le peuple sût désormais à quel prince il devait obéir[50]. Eginhard s'exprime à peu près de même : Louis réunit à Aix un conventus général, dans lequel il couronna son fils Lothaire et l'associa à son titre et à son pouvoir ; aux deux autres fils il donna le titre de rois et les mit à la tête de l'Aquitaine et de la Bavière[51]. Nithard dit aussi que ce fut Louis seul qui partagea ses États, faisant les parts à sa guise[52]. Suivant un autre biographe contemporain, ce fut encore Louis qui désigna son fils Lothaire pour prendre en mains après sa mort tous les États que Dieu lui avait donnés par les mains de son père[53]. Dans une lettre écrite plus tard par Éginhard à Lothaire, Éginhard rappelle que c'est le roi son père qui l'a associé à son titre et à son pouvoir, avec l'assentiment du peuple entier, en lui donnant Éginhard lui-même pour principal conseiller et pour guide[54].

La Chronique de Moissac, d'accord sur le fond avec tout ce qui précède, entre dans plus de détails. En 817, Louis ordonna qu'un conventus de tout le peuple de ses États se tînt à Aix, c'est-à-dire les évêques, abbés, comtes, et les plus grands parmi les Francs. Là, il fit connaître son intention jusqu'alors tenue secrète d'établir empereur un seul de ses fils. Il plut à tout le peuple qu'il fît ainsi. Louis prescrivit alors — avant de déclarer quel était celui des fils qu'il choisirait — un jeûne de trois jours. Au bout de ce temps il choisit pour empereur son fils aîné, Lothaire, et par la couronne d'or lui conféra l'Empire, pendant que le peuple faisait entendre ses acclamations, criant : Vive l'empereur Lothaire[55]. — Il n'est pas possible de se tromper sur le sens de ce récit. Louis a réuni le conventus du peuple, c'est-à-dire les évêques et les grands ; à cette assemblée il a fait connaître sa résolution de ne désigner qu'un seul empereur ; l'assemblée a répondu qu'elle v adhérait ; il n'a pas dit à cette assemblée de désigner qui serait empereur ; c'est lui seul qui, après un intervalle de trois jours, a fait connaître son choix ; l'assemblée a répondu à ce choix par des acclamations approbatives.

Nous possédons un document plus précieux encore. L'évêque Agobard, qui assista à tous ces actes, les rappelle au souvenir de Louis le Pieux dans une lettre qu'il lui écrit seize années plus tard[56] : Quand vous avez pris soin d'associer votre fils à voire titre impérial, vous avez commencé par interroger vos fidèles en public ; votre question était : Ce qui intéresse la stabilité de l'Etat et la force du gouvernement, doit-on le différer ou non ? Tous répondirent que ce qui était utile et nécessaire ne devait pas être différé. Alors, la résolution que vous aviez prise avec un très petit nombre de conseillers, vous la fîtes connaître à tous ; et vous dites que vous vouliez donner le titre d'empereur à un seul de vos trois fils, à celui que la volonté de Dieu vous ferait connaître. Vous ordonnâtes à tous un jeûne de trois jours, des prières et des aumônes, afin que Dieu tout-puissant fît descendre en votre cœur sa volonté. Vous files enfin tout ce qu'il fallait faire pour qu'aucun de nous ne doutât que votre décision ne vous eût été inspirée par Dieu et mise par lui en votre âme. Alors vous avez décidé que vos deux fils Louis et Pépin auraient deux paris de votre royaume, et que Lothaire seul succéderait au royaume entier, et vous lui avez donné part à votre titre*. Ensuite vous fîtes faire un acte écrit ; vous le fîtes confirmer par les signatures ; enfin vous prescrivîtes à tous de prêter serment qu'ils respecteraient et observeraient votre choix et le partage que vous aviez fait ; et tous le jurèrent, par amour pour la paix et la concorde.

Cet acte écrit, véritable loi du royaume, nous est parvenu. Il est dans le Recueil des Capitulaires[57]. Nous y retrouvons exactement, sous la phraséologie ordinaire à ces sortes d'actes, tout ce qu'Agobard et les historiens du temps nous apprenaient déjà, à savoir que Louis le Pieux dispose de ses Étals par sa seule volonté.

Le prince commence par dire qu'il a réuni en son palais d'Aix le sacré conventus et la généralité de son peuple, c'est-à-dire ses grands et les évêques[58]. Nos fidèles, dit-il ensuite, nous conseillèrent de régler le sort du royaume et de nos fils, comme avaient l'ait autrefois nos parents ; mais, quoique ce conseil partit de cœurs fidèles et dévoués, il ne nous parut pas que, pour l'amour de nos fils, nous dussions rompre l'unité de l'Empire que Dieu nous avait donné. — Nous trouvons ici un détail que les autres documents ne nous avaient pas donné : la majorité du conventus était d'avis que l'empereur fît un partage égal entre ses trois fils ; et l'empereur va faire précisément le contraire de ce que la majorité souhaitait. Il décide avec quelques conseillers plus sages[59] que les parts ne seront pas égales et qu'il n'aura réellement qu'un seul successeur.

En conséquence, nous avons jugé nécessaire d'ordonner des jeûnes, des prières, des aumônes, afin d'obtenir de la bonté de Dieu ce que notre faiblesse n'osait décider. — Cela veut dire que le prince, avant de prononcer sa décision, prend ses mesures pour que nul ne doute, ainsi que le disait Agobard, que celte décision ne lui eût été inspirée par Dieu.

Après trois jours donnés à ces pratiques, il est arrivé par la volonté de Dieu que nos vœux et ceux de tout notre peuple se sont accordés à choisir — pour futur chef de l'État — l'aîné de nos fils, Lothaire. — Ici, les règles de la phraséologie officielle veulent que le roi et le peuple soient mis sur la même ligne ; mais nous savons bien par Agobard et par les autres historiens que le prince seul a marqué une volonté et que de la part du peuple ou des grands il y a eu seulement une adhésion.

Suivent dix-huit articles dans lesquels le prince parle comme législateur ; il dit volumus, jubemus, præcipicudum nobis videtur ; ce sont les expressions habituelles aux souverains. Il marque la part des deux plus jeunes fils et leur subordination à l'égard de l'aîné. C'est sa volonté propre, ou, si l'on veut, la volonté de quelques conseillers, qui fait loi.

Dans deux articles cependant il parle d'un peuple qui aura à choisir son roi. Si l'un des fils laisse plusieurs enfants, il ne veut pas qu'il y ait partage et prescrit que le peuple se réunissant choisisse celui que Dieu voudra (art. 14). Si l'un de ses deux jeûnes fils, Pépin ou Louis, meurt sans enfants, il décide que l'aîné, Lothaire, prendra sa part. Si c'est Lothaire qui meurt sans enfants, alors encore il interdit le partage, et il veut que le peuple choisisse l'un des deux autres (art. 18).

Il semble, à première vue, qu'il s'agisse ici de l'exercice d'un droit populaire. Mais on doit remarquer deux choses : premièrement, Louis le Pieux ne songe à faire intervenir le peuple que dans deux cas spéciaux, et le laisse de côté dans tous les autres cas ; deuxièmement, là même où il semble reconnaître ce droit d'élection au peuple, il prescrit d'avance à ce peuple la décision qu'il devra prendre. En effet il lui enjoint, s'il y a deux enfants, de n'en choisir qu'un, sans pouvoir se partager entre eux ; si c'est Pépin ou Louis qui meurt sans enfants, le peuple n'aura rien à faire, le royaume du défunt devra revenir au frère aîné ; c'est seulement en cas de mort de Lothaire sans enfants, et si les deux autres frères survivent, que le peuple ne pourra pas se partager entre les deux ni choisir un autre roi, mais qu'il devra choisir l'un des deux. Ainsi, ces mêmes articles où il semble d'abord que Louis le Pieux reconnaisse le droit d'élection populaire, ont en réalité pour objet d'imposer certaines prescriptions au peuple. Ce n'est certainement pas ainsi qu'on parlerait à une nation qui posséderait et exercerait le droit absolu de choisir ses souverains.

Qu'on lise ces articles avec un peu d'attention et l'on s'aperçoit bien que la pensée du prince ne porte pas sur l'élection du peuple, quoique ces deux mots soient dans sa phrase, mais sur l'interdiction d'opérer de nouveaux partages. C'est à cela seulement qu'il songe. Or en cela Louis le Pieux tentait une innovation grave, puisqu'il violait la règle de partage jusqu'alors suivie, et une innovation hardie, puisqu'il prétendait imposer sa volonté aux générations futures. C'est pour cela qu'il faisait intervenir le peuple et son droit idéal d'élection. Avec ce mot, il essayait de lier ses fils et ses petits-fils Mais l'historien se tromperait si, détachant ces quelques mots de l'ensemble du texte, il en concluait que le peuple eût le droit et l'habitude de créer ses rois. Il n'a qu'à réfléchir que les dix-huit articles dé cet acte législatif sont précisément la négation de ce droit.

C'est que ces termes qu'emploie le prince sont des termes de chancellerie. Ils font partie du style des. actes officiels, même de ceux qui s'écartent le plus de ce que ces termes semblent dire. Tout au plus représentent-ils une idée de l'esprit, peut-être une fiction légale ; certainement ils ne représentent pas un droit effectif.

 

6° [L'AVÈNEMEKT DE LOUIS LE BÈGUE.]

 

[Les différentes règles que nous avons vues s'introduire pour la transmission du pouvoir royal vont maintenant nous apparaître toutes avec une grande netteté à l'avènement de Louis le Bègue.] La manière dont la royauté s'est transmise de Charles le Chauve à son fils est décrite avec précision par un historien du temps.

Si la royauté avait été purement héréditaire, Louis serait devenu roi par le seul effet de la mort de son père. Si elle avait été élective, nous verrions un peuple Je réunir pour décider s'il choisira Louis ou quelque autre carolingien. Les choses ne se passèrent ni d'une manière ni de l'autre.

Charles le Chauve mourut le 6 octobre 877. Il est bon de rappeler que quelques mois auparavant, le 14 juin, se préparant à un voyage en Italie, il avait réuni un conventus à Kiersy. Là, suivant un usage que nous étudierons plus loin, il avait posé une série de questions à chacune desquelles le conventus devait répondre[60]. Or sa quatrième question était relative à son fils. La réponse des grands à cette question est surtout significative, en ce sens qu'ils ne considèrent pas Louis comme devant régner de plein droit ; ils ne disent pas non plus qu'ils auront à l'élire. Ils disent que Louis sera roi par la faveur de Dieu et la volonté de son père[61]. Il sera roi si Dieu el le roi régnant le placent sur le trône[62]. Il sera roi dans la part de royaume que son père lui aura désignée[63]. Et les grands promettent que si Dieu et son père le font roi, ils lui obéiront fidèlement. D'un droit d'élection, pas un mot.

Charles le Chauve partit pour l'Italie sans régler sa succession. Il n'en revint pas. Un annaliste, qui n'est autre qu'Hincmar, et qui est un témoin oculaire dos faits, raconte ce qui suit[64]. Louis, apprenant la mort de son père, ne prend pas pour cela le titre de roi, et Hincmar ne le qualifie pas encore de ce nom. Il se contente de réunir une troupe d'amis[65], se mettant en mesure de prendre la royauté dès que cela lui sera possible. En même temps, la femme de Charles le Chauve, Richilde, revient d'Italie. Le 30 novembre, elle rejoint Louis le Bègue à Compiègne, et lui apporte la lettre royale par laquelle Charles le Chauve avant de mourir avait transmis à son fils la royauté[66]. Louis le Bègue avait attendu cette lettre, pour lui nécessaire, pendant plusieurs semaines. La reine lui remit en même temps l'épée dite de Saint-Pierre par laquelle le roi mourant l'investissait du royaume, ainsi que le sceptre, la couronne et les vêlements royaux[67].

Les pouvoirs avaient donc été régulièrement transmis, et Louis était enfin roi, par la volonté du roi défunt. Mais ce n'était pas tout. Il fallait qu'il se fît reconnaître de ce qu'on appelait le peuple dans la langue officielle, c'est-à-dire des grands. La prise de possession de la loyauté dans une cérémonie publique et avec l'adhésion des assistants était indispensable. Louis retarda celte cérémonie de quelques jours, qu'il employa à s'assurer l'adhésion des grands. Un échange de messages, dit Hincmar, eut lieu entre le roi et les grands ; on convint des dignités, honneurs, comtés et évêchés qui leur seraient distribués[68]. Sûr alors de leur assentiment, Louis procéda à la cérémonie publique, et le 7 décembre, avec l'adhésion de tous, c'est-à-dire des évêques et abbés, des grands de l'État et de tous les assistants, Louis fut couronné comme roi[69].

 

7° [CONCLUSION.]

 

Il nous semble que de l'observation attentive de cette série de faits nous pouvons déduire une conclusion.

La royauté carolingienne n'était pas précisément héréditaire, et le fils ne succédait pas au père de son plein droit.

Elle n'était pas non plus élective. Un peuple ne se réunissait pas pour élire son souverain ; et, si les grands s'assemblaient, ce n'était pas pour délibérer et voter sur le choix d'un chef.

Les règles étaient celles-ci :

1° Il fallait que le roi régnant transmît de son vivant ses pouvoirs par un acte de sa volonté ; et s'il avait plusieurs fils, c'était à lui qu'il appartenait de faire le partage entre eux.

2° Il fallait encore que le roi fût reconnu, en public, avec une certaine solennité. Cette cérémonie devait avoir lieu en présence des grands, c'est-à-dire des prélats d'une part, des dignitaires et fonctionnaires publies de l'autre, et il fallait que tous les assistants manifestassent leur adhésion au nouveau règne.

 

 

 



[1] Éginhard, Annales, année 768.

[2] Éginhard, Vita Caroli, 5.

[3] Annales Mettenses, année 768.

[4] Divisio imperii de 806, c. 5 ; Borétius, p. 128.

[5] Divisio imperii de 817, c. 14 ; Borétius, p. 272

[6] Vita Caroli, 5.

[7] Charlemagne, qui était l'aîné, avait environ douze ans.

[8] Éginhard, Annales. — Annales de Lorsch. — Annales de Fulde (année 754). — Annales Xantenses (Pertz, II, p. 222).

[9] Lettre de Paul Ier, 759, Jaffé, p. 85. — Autre lettre de 760, p. 88. — Autre lettre de 761, p. 95, où le pape leur donne à la fois le titre de rois et celui de patrices des Romains ; de même dans une lettre de 763, p. 107.

[10] Lettre du pape Paul Ier écrite en 763, Jaffé, p. 105. — De même dans une autre lettre écrite entre 761 et 766, Jaffé, p. 117.

[11] Lettre du pape Paul Ier écrite en 765, Jaffé, p. 104.

[12] Lettre de Paul Ier écrite entre 761 et 766, Jaffé, p. 118.

[13] Voir l'édition de Grégoire de Tours, de Arndt et Krusch, en tête de la 2e partie, p. 465 et 466. L'éditeur pense que ce manuscrit est du Xe siècle ; le nouveau copiste aurait donc copié par inadvertance la note du copiste de 767. — En tout cas, cette note avait déjà attiré l'attention des érudits ; Mabillon la cite dans son De re diplomatica, p. 384.

[14] Il y a apparence qu'il était un moine de Saint-Denis ; cela résulte de l'insistance met à nous apprendre que c'est à Saint-Denis, dans l’église des saints martyrs, etc., que le sacre a eu lieu.

[15] Sigeberti Chronicon, Bouquet, V, p. 375.

[16] Continuateur de Frédégaire, c. 136 [53] ; Bouquet, V, p. 9.

[17] Continuateur de Frédégaire, c. 136 [53] ; Bouquet, V, p. 9.

[18] Continuateur de Frédégaire, c. 136 [53].

[19] Continuateur de Frédégaire, c. 136.

[20] Vita Caroli, 3.

[21] Vita Caroli, 3. — Vient ensuite une phrase que l'on a inexactement interprétée : Ea conditione præmissa ut totum regni corpus ex æquo partirentur. On traduit comme si c'étaient les Francs qui, après la mort de Pépin, auraient exigé ce partage, chose qui serait en contradiction avec ce qu'a dit si nettement le Continuateur de Frédégaire. Il faut traduire mot à mot : Les Francs établissent (et installent) les deux rois, la condition ayant été mise préalablement (par Pépin) que le royaume serait partagé également.

[22] Éginhard, Annales, année 768. — L'auteur a parlé auparavant du consensus.

[23] Annales de Fulde (Bouquet, V, p. 327). — Annales de Moissac. — Les Annales de Metz copient le Continuateur de Frédégaire, avec quelques changements dans les mots qui indiquent comment le second annaliste a compris le premier. Il remplace proceres par optimates ; au lieu de regnum divisit, il écrit regnum PATRONO JURE divisit ; au lieu de quisque cum leudibus suis, il met cum proceribus et optimatibus suis ; il remplace enfin a proceribus suis sublimati par per electionem optimatum in solium elevati, employant visiblement electionem dans un sens indéterminé. — Les Annales de Lorsch (Bouquet, V, p. 36 ; Pertz, I, p. 146) ne parlent que de la cérémonie d'installation, et elles en donnent la date précise : c'était le 7 octobre, Pépin étant mort le 24 septembre ; la même date du 7 octobre est marquée dans les Annales Tiliani (Bouquet, V, p. 18).

[24] Annales de Fulde. — On pourrait supposer à première vue que le conventus de Valenciennes avait eu justement pour objet de donner la couronne à Charlemagne ; ce serait une erreur : les Annales d'Éginhard, observant mieux la suite des faits, montrent que ce conventus eut lieu avant la mort de Carloman et il n'y a pas d'indice que cette assemblée se soit occupée de la succession au trône. — Éginhard, Annales, année 771. Cf. Annales Tiliani (Bouquet, IV, p. 18). — La Chronique de Moissac exprime la même chose en termes vagues.

[25] Eginhard, Annales, année 781. — Annales de Lorsch. — Annales de Fulde.

[26] Eginhard, Annales, année 781. — Annales de Lorsch.

[27] L'Astronome, c. 4, Bouquet, VI, p. 89.

[28] A peine est-il besoin d'ajouter que Charlemagne conserva pour lui l’autorité suprême, même en Lombardie et en Aquitaine.

[29] Eginhard, Annales, année 806. — De même dans les Annales de Lorsch.

[30] Les Annales de Fulde ne parlent même pas de la présence des grands.

[31] Éginhard, Annales.

[32] C'est Éginhard qui porta la lettre à Rome.

[33] Divisio regnorum, 6 février 806, dans les Capitulaires, Baluze, I, 439, Borétius, p. 126. — Optare ne signifie pas désirer, mais choisir, par conséquent décider.

[34] Il est vrai que dans l'article 5 il semble reconnaître à la population un droit théorique d'élection. — Notons toutefois que eligere ici ne signifie pas proprement élire. La phrase signifie : Si la population d'un des trois royaumes, un roi venant à mourir, aime mieux que le fils du défunt hérite de la royauté plutôt que d'avoir pour roi l’un ou l'autre de ses oncles....

[35] L'article 3 donne à Charles la Neustrie, l'Austrasie, une partie de la Bourgogne, presque toute l'Alamanie, une partie de la Bavière, la Thuringe, la Saxe, la Frise.

[36] Vita Caroli, 30.

[37] Éginhard, Vita Caroli, 30.

[38] Éginhard, Annales. — Même chose dans les Annales de Lorsch et dans celles de Fulde, et dans la Chronique de Moissac.

[39] Vita Caroli, 19.

[40] Vita Caroli, 30.

[41] Éginhard, Annales, année 814.

[42] Thégan était un ecclésiastique, chorévêque de Trêves ; mais il appartenait à une grande famille (c. 20 et 50) et connaissait fort bien le monde et le Palais.

[43] Je traduis ainsi eum omni exercitu ; cela s'expliquera lorsque nous décrirons plus tard le conventus. — Comparez d'ailleurs, sur ce fait de 815, Thégan à tous les autres annalistes : vous remarquerez que tous appellent conventus generalis ce que Thégan désigne par omnis exercitus. Annales de Lorsch. Éginhard, Annales. Chronique de Moissac. Annales de Metz.

[44] Thégan, Vita Ludovici, 6. — Dans la langue du temps, la préposition cum n'indique pas quelque chose qui s'ajoute, elle désigne les différentes parties dans lesquelles se décompose un ensemble ; c'est ainsi que nous lisons cent fois villam cum domibus, campis, vineis, une villa comprenant maisons, champs et vignes. Nous ne traduirons donc pas : Il convoqua tout le conventus et de plus les évêques, abbés, ducs et comtes. Nous traduirons : Il convoqua tout le conventus comprenant évêques, abbés, ducs, comtes et lieutenants. — La Chronique de Moissac dit la même chose sous une forme un peu différente.

[45] Nous reviendrons plus tard sur cette habitude carolingienne de haranguer le conventus.

[46] La Vie de Louis par l'Anonyme abrège toute cette longue scène et en donne seulement le sens général (c. 26, Bouquet, VI, p. 96).

[47] Vita Ludovici ab Anonymo, c. 21.

[48] Vita Ludovici ab Anonymo. L'auteur dit cela de Wala, mais il est clair que tous firent la même chose ; il tient à le dire de Wala par cette seule raison que Wala était justement celui dont on attendait le moins l'hommage. — Voir ce que dit Nithard (I, 2) sur l'avènement de Louis le Pieux.

[49] Vita Ludovici ab Anonymo, 22. — On voit que les deux biographes de Louis, Thégan et l'Anonyme, parlant de son avènement, se complètent l'un l'autre. Thégan avait omis de parler de la cérémonie d'inauguration, c'est l'Anonyme qui nous avertit qu'elle ne fut pas oubliée. De même l'Anonyme, parlant de la transmission des pouvoirs faite en 815, omet de mentionner la présence des grands et ne paraît voir que Charlemagne ; c'est Thégan qui en face de Charlemagne place les grands à qui il fait un discours et qu'il interroge à tour de rôle. Nous croyons tous ces détails également vrais, mais chacun des deux historiens n'a rapporté que ceux qui l'avaient le plus frappé.

[50] Vita Ludovici ab Anonymo, c. 29.

[51] Éginhard, Annales, année 817.

[52] Nithard, I, 2.

[53] Thégan, c. 21. — Les Annales de Fulde et le Continuateur de Paul Diacre (Bouquet, VI, 175) disent la même chose qu’Éginhard.

[54] Lettres d'Éginhard, édit. Jaffé, n° 7, p. 445, édit. Teulet, n° 54.

[55] Chronique de Moissac, Bouquet, VI, 171-172.

[56] Agobardi Lugdunensis archiepiscopi epistolæ, n° 8, Bouquet, VI, 567-508.

[57] Capitularia, édit. Borétius, p. 270.

[58] Cum nos Aquisgrani palatio nostro more solito sacrum conventum et generalitatem populi nostri congregassemus. — On sait que l'épithète sacer s'appliquait, depuis plusieurs siècles, à tout ce qui touchait au prince ; on disait sacrum palatium. Nous ne pensons pas que sacrum conventum signifie autre chose que regalem conventum ou nostrum conventum. — Generalitas populi nostri : ces mots sont expliqués par la Chronique de Moissac parlant de la même assemblée. Personne ne se figurera sans doute un peuple entier se réunissant dans un palais. La langue du IXe siècle n'entendait pas par populus ce que notre langue entend par peuple.

[59] Ce sont les paucissimi dont parle Agobard.

[60] [Voir les Nouvelles Recherches.]

[61] Édit. de Kiersy, 877, art. 4 : Per Dei gratiam et vestram dlispositionem. Ce sont les grands qui parlent et ils s'adressent a Charles le Chauve ; vestra dispositio est donc l'ordre qu'émettra le roi Charles.

[62] Édit. de Kiersy, 877, art. 4

[63] Édit. de Kiersy, 877, art. 4 : In parte denominata illum designaveritis. — Ces mots s'expliquent par l'hypothèse que Charles, qui venait de se remarier, aurait un second fils. C'est ce que disent les grands (art. 4).

[64] Annales de Saint-Bertin, année 877, édit. Dehaisnes, p. 259.

[65] Annales de Saint-Bertin, année 877.

[66] Annales de Saint-Bertin, année 877.

[67] Annales de Saint-Bertin, année 877.

[68] Annales de Saint-Bertin, année 877.

[69] Annales de Saint-Bertin, année 877. — De même en 879. Annale de Saint-Bertin, année 879, p. 278.