LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE III. — [LES INSTITUTIONS MONARCHIQUES SOUS LE GOUVERNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE III. — LE SERMENT DE FIDÉLITÉ AU ROI.

 

 

Parmi les institutions qui se rattachent à la royauté carolingienne et qui la caractérisent, il en est une dont les documents de l'époque parlent bien des fois et avec quelque clarté : c'est le serment prêté au roi. L'historien ne doit pas la négliger ; elle est curieuse en elle-même, car nous y verrons la nature et l'étendue de l'obéissance des hommes ; elle est curieuse aussi par ses conséquences, car [on pourra se demander] si le serment féodal n'en dérive pas.

Il faut observer tout d'abord que ce serment au roi n'est pas une innovation de l'époque carolingienne. Nous l'avons déjà vu et étudié sous les Mérovingiens ; et auparavant nous l'avions déjà remarqué sous l'Empire romain. Au temps des Carolingiens il prend à la fois plus de netteté et une plus grande importance.

 

1° [LE SERMENT DES GRANDS.]

 

Examinons, en premier lieu, le serment que prêtaient les grands à l'avènement de chaque nouveau roi. Pour cela nous avons à regarder successivement ce que les textes nous disent du début de chaque règne. Tous décrivent, avec plus ou moins de clarté, une cérémonie qu'ils désignent d'ordinaire par l'expression sublimari ou elevari in solio. Nous devons chercher en quoi consiste cette cérémonie, quel en est le sens et la nature.

L'Anonyme qu'on est convenu d'appeler le Continuateur de Frédégaire, parlant de l'avènement de pépin, dit qu'il fut élevé sur le trône avec la consécration des évêques et la soumission des grands[1]. Dans ce langage trop bref, nous distinguons que l'annaliste a en vue deux actes : d'une part, les évêques font le sacre, consecratio ; d'autre part, les grands font une soumission, subjectio ; et c'est l'ensemble de ces deux actes qui constitue l'élévation au trône, sublimatio in regno. L'annaliste n'explique pas quelle est cette soumission, ni en quoi elle consiste[2].

Lorsqu'il parle de l'avènement de Charles et de Carloman en 768, il se sert d'expressions plus vagues encore. Ils furent élevés sur le trône par leurs grands et par la consécration des évêques[3]. Dans ce langage, nous discernons encore les deux actes, mais l'un d'eux n'est exprimé que par une sorte d'allusion et de la manière la plus indécise.

Trois ans plus tard, Carloman meurt et Charlemagne devient roi d'un nouveau royaume. Ici, quelques annalistes s'expriment encore très brièvement, et se contentent de marquer qu'il y eut une cérémonie par laquelle Charlemagne fut constitué roi avec l'adhésion des Francs[4]. Mais plusieurs autres s'étendent un peu plus et signalent quelques détails significatifs. Ils montrent Charlemagne entrant dans le nouveau royaume et s'arrêtant à Corbény[5] : là les évêques et les abbés, lés ducs et les comtes, qui avaient été à son frère, vinrent à lui, et il les reçut[6]. Ici, nous remarquons deux choses. D'abord, tous les grands du royaume doivent se rendre auprès du nouveau roi, et ce qui marque L'importance de cette obligation, c'est que un petit nombre de grands qui refusèrent de s'y soumettre, durent s'enfuir en Italie[7]. Ensuite il est dit que le nouveau roi les reçut, suscepit ; or le mot suscipere, dans la langue du temps, signifie recevoir en sujet ou recevoir sous son autorité ; il est le corrélatif de se commendare, qui signifie se mettre en puissance d'un autre. Ainsi, l'idée qui ressort des termes employés par les annalistes est que, à la mort de Carloman, tous les grands qui avaient été à lui durent venir vers le nouveau roi et faire acte de sujétion à son égard[8].

Avec le IXe siècle l'histoire est écrite avec plus de largeur et d'intelligence ; aussi nos renseignements sur l'acte que nous voulons étudier ici deviennent-ils plus précis. En 806, Charlemagne fait un partage de ses États entre ses trois fils ; il réunit les grands[9] ; il leur fait connaître sa volonté ; il règle sur quelles contrées chacun de ses fils régnera ; puis, ajoute l'annaliste, il fait faire de ce partage un acte écrit et le fait confirmer par le serment des grands[10]. Pourquoi ce serment ? Pour beaucoup d'actes royaux on exigeait de quelques grands leurs signatures, mais il n'était pas d'usage qu'on exigeât leur serment. C'est qu'ici il s'agit de l'avènement de trois rois ; Charlemagne vient de décider auquel des trois chacun des grands aura à obéir ; il y a donc lieu à ce que chacun prête un serment.

En 814, Charlemagne meurt ; Louis le Pieux, seul fils légitime qui lui survive, prend possession du royaume entier. L'historien contemporain raconte que, pendant qu'il se rend d'Aquitaine à Aix-la-Chapelle, beaucoup de grands courent au-devant de lui pour le reconnaître. On craignait que Wala, l'un des grands officiers du Palais de Charlemagne, ne fût hostile à Louis ; on se trompait : Wala fut des premiers à accourir et à faire acte de soumission au nouveau prince ; il se commenda et se soumit, suivant la coutume des Francs, à la volonté de Louis en sujétion très humble[11]. Ces expressions ont [une énergie et surtout une précision singulières. Elles marquent l'attitude de chacun des grands vis-à-vis du nouveau roi ; en se déclarant sou sujet, on se remet à lui, on se soumet à sa volonté, se ejus nutui subdit. Ce que l'historien dit de Wala se répéta pour chaque grand. La plupart coururent à l'envi au-devant du nouveau prince. Ceux qui ne purent pas le joindre au passage l'attendirent dans sa capitale, à Aix, et là tous ceux qui avaient été sous l'autorité de son père promirent de lui être fidèles et offrirent spontanément leur obéissance[12].

Trois années plus tard, en 817, Louis le Pieux règle sa succession et le partage du royaume. Cet acte nous est connu dans un grand détail par les deux historiens contemporains, et. mieux encore par une lettre dans laquelle un archevêque de Lyon, qui y avait assisté, rappela plus tard à Louis le Pieux ce qu'il avait fait. Après avoir dit à l'empereur qu'il avait fait connaître aux grands qu'ils auraient à obéir à Lothaire, il ajoute : Puis vous avez fait mettre en écrit votre décision et vous avez ordonné que tous missent leur signature et jurassent qu'ils observeraient le choix et le partage que vous aviez faits[13]. C'est le serment d'obéir au prince désigné ; c'est donc un serment de sujétion.

Ce même serment nous est signalé encore en 821. Louis le Pieux révisa l'acte du précédent partage[14] ; il réunit en conventus à Nimègue une partie des comtes de l'Empire[15], et ce fut pour obliger ces comtes et ses optimales à garantir par leurs serments l'acte nouveau[16]. Pour ceux qui n'avaient pas été présents, il réunit un autre conventus à Thionville ; et là le même serment qui avait été prêté par une partie des grands à Nimègue fut prêté par tous les autres[17].

En 832, Charles devient roi d'Aquitaine, et aussitôt les chefs du pays lui jurent obéissance[18]. En 837, il devient roi de Neustrie ; l'abbé de Saint-Denis, le comte de Paris et les autres qui habitaient dans la même région formèrent un conventus et affirmèrent leur fidélité par serment[19]. L'année suivante, nouveau partage entre les quatre frères ; Louis le Pieux, au conventus de Riersy, attribue encore la Neustrie à Charles le Chauve ; les grands de Neustrie qui étaient présents au conventus mirent leurs mains dans les mains de Charles et enchaînèrent leur fidélité par un serment ; ceux qui n'avaient pas assisté au conventus firent plus tard le même serment[20].

C'est à l'avènement du fils de Charles le Chauve que nous voyons avec le plus de netteté quelles étaient les règles suivies ; car l'historien qui nous raconte les faits est un homme qui les a vus et y a pris part. Hincmar nous dit qu'en même temps que Louis le Bègue fut sacré et couronné roi ; les évêques se remirent à lui, eux et leurs églises, s'engageant à lui être fidèles en conseil et en aide, de tout leur savoir et de tout leur pouvoir[21]. Les abbés firent comme les évêques. A leur tour, les grands du royaume et les vassaux du roi se remirent à lui par la commendatio et promirent fidélité par serments, suivant la coutume[22].

Cette coutume, si nous ne nous trompons, est assez bien marquée par la série de faits que nous venons d'énumérer depuis 753 jusqu'à 877. Il y a, à l'avènement de chaque nouveau roi, un acte de soumission de la part des grands. Les écrivains du temps désignent cet acte par des expressions diverses ; le Continuateur de Frédégaire l'appelle subjectio principum ; l'historien anonyme de Louis le Pieux le désigne par un ensemble de mots où nous trouvons à la fois se commendare et se subdere nutui ; il ajoute que cette soumission est très humble, humillima subjectio, et plus loin il désigne là même soumission par le terme fidelitas [c. 59]. Thégan appelle cela à la fois fides et obsequium, fidélité et obéissance. Nithard, en trois passages relatifs au même objet, se sert de obsequium, fides, et commendatio[23]. Hincmar emploie à la fois on tour à tour les mots commendatio et fidelitas. Sous tous ces noms la chose est la même : il s'agit de la sujétion individuelle de chacun des grands, de chaque évêque, de chaque chef de monastère, de chaque dignitaire du Palais, de chaque duc ou comte. Cette sujétion est affirmée et garantie par un serment que chacun de ces hommes vient prêter au nouveau roi.

Il nous est parvenu des formules de ce serment. Dans l'une un évêque disait : De tout mon savoir et de tout mon pouvoir, avec l'aide de Dieu, par conseil et par aide, je vous serai fidèle et vous seconderai pour que vous ayez et conserviez le royaume que Dieu vous a donné, en vue de l'accomplissement de sa volonté et de l'honneur de la sainte Église, et pour votre honneur royal, votre sûreté et celle de tous ceux qui vous seront fidèles[24].

 

2° [LE SERMENT DES PARTICULIERS.]

 

L'obligation de jurer fidélité ne s'arrêtait pas aux grands. Le serment de sujétion, prêté, d'abord par l'entourage du roi, se répétait ensuite dans tout le royaume.

Voici comment s'exprime Charlemagne dans un capitulaire de 789 : Au sujet du serment qu'on doit jurer à nous et à nos fils, il doit être prêté en ces termes : Ainsi je promets, moi un tel, à mon seigneur le roi Charles et à ses fils, que je leur suis et serai fidèle tous les jours de ma vie sans fraude ni mauvaise foi[25]. Notons bien que Charlemagne ici ne fait pas une innovation ; il n'institue pas le serment ; ce capitulaire n'est autre chose qu'une instruction donnée aux fonctionnaires qu'il envoie dans les provinces[26] ; le roi leur rappelle ce qu'ils ont à faire ; l'une de leurs attributions est d'exiger le serment au nom du roi. Ce serment comporte certains termes, et les missi doivent tenir la main à ce que ces termes soient exactement prononcés.

Le Recueil des Capitulaires contient beaucoup d'autres instructions aux fonctionnaires royaux sur ce sujet, tant on le jugeait important. Le serment devait être juré par tout le monde. Charlemagne énumère, dans un capitulaire de 792, toutes les catégories d'hommes qui y sont astreints. Il nomme les évêques, les abbés, les archidiacres, les chanoines, les prêtres paroissiaux, tous les clercs et tous les moines. Il nomme les comtes, les vassaux royaux, les vicaires, les centeniers, et enfin toute la généralité du peuple. Les enfants doivent jurer à partir de l'âge de douze ans. Il ajoute encore que tous les habitants du canton doivent jurer, et il nomme successivement les hommes des évêques, les hommes des comtes, les hommes des autres, c'est-à-dire des grands propriétaires ; ainsi cette population subordonnée, qui n'est libre que de nom, et qui obéit à des seigneurs, n'est pas dispensée du serment au roi. Même les colons du roi, les colons des grands propriétaires, les colons de l'Église, même les serfs, au moins ceux qui possèdent quelque grade dans le servage, les chefs de culture, ou encore ceux que le maître autorise à porter des armes, tous doivent jurer, omnes jurent. C'est donc un serment universel.

Charlemagne revient plusieurs fois sur ce sujet. Se fait-il quelque changement dans la situation du prince, ajoute-t-il, par exemple, à son titre de roi celui d'empereur, il faut que, sur toute la surface de l'Étal, tous les hommes renouvellent le serment[27]. En 805, on rappelle aux fonctionnaires qu'il y a beaucoup d'hommes qui les années précédentes n'ont pas juré, parce qu'ils étaient encore enfants ; il faudra les appeler et leur faire prêter serment[28]. En 806, Charlemagne a modifié la situation de ses trois fils ; pour cela seul il faudra que le serment soit renouvelé partout[29].

Il faut bien remarquer que ce serment n'était une coutume particulière ni à une classe d'hommes, ni à une race, ni à une région. Si nous le trouvons dans les contrées où il se, peut que le sang franc ou germanique ait dominé, nous le trouvons aussi en Aquitaine. Louis le Pieux, en 839, veut donner ce pays à son fils Charles ; il réunit les Aquitains et les oblige à se commender à Charles et à garantir leur fidélité par le serment[30]. Nous le trouvons usité même dans la population romaine. En 816, le pape Etienne ordonna que tout le peuple romain promît fidélité avec serment à l'empereur Louis[31].

Pour la prestation de ces millions de serments, il était d'usage que le représentant du roi, missus ou comte, à mesure qu'il parcourait une province, réunît la population de chaque ville ou de chaque canton[32]. Chacun jurait en donnant son nom. Tous ces noms étaient écrits sur des listes, et les listes étaient envoyées au Palais[33].

Il nous est parvenu deux de ces listes. L'une contient cent quatre-vingts noms, l'autre soixante-quatre[34]. Ce sont des noms de simples hommes libres. Parmi les quelques qualifications qu'on y rencontre, il n'y a ni celle de duc, de comte ou de vassus royal, ni celle d'évêque ou de prêtre. Ce sont, visiblement, des humbles qui ont ainsi juré fidélité au roi. Visiblement aussi, la société n'a pas encore la structure féodale ; tous les hommes sont sujets du souverain.

Nous avons plusieurs formules de ce serment. L'une d'elles est conçue ainsi : De ce jour en avant je suis fidèle au seigneur Charles, sincèrement, sans fraude ni mauvaise foi de ma part contre lui et pour l'honneur de son royaume, comme par droit un homme doit être fidèle à son maître[35]. Qu'à cette condition Dieu me soit en aide et les saints dont les reliques protectrices sont ici ; car tous les jours de ma vie, par ma volonté et avec toute l'intelligence que Dieu m'aura donnée, je m'appliquerai et adhérerai de cœur à cette fidélité[36].

Quelques mots de cette formule nous montrent que le serment était prêté sur des reliques[37]. C'était un serment religieux. Dieu et le saint sur les reliques duquel on avait juré en étaient les garants.

Le terme fidelis, qui y est employé, doit être expliqué. Ce terme convenu, vague en lui-même, a une signification qui varie avec les temps. Charlemagne lui-même dans un capitulaire a expliqué quel sens il attachait à la fidélité et quelle était en conséquence la portée du serment. Il faut, dit-il, que tous les hommes comprennent combien sont grandes et nombreuses les choses contenues dans ce serment[38]. Il ne s'agit pas seulement, comme beaucoup l'ont cru jusqu'ici, d'être fidèles au seigneur empereur jusqu'à ne pas attenter à sa vie et ne pas introduire d'ennemis dans son royaume. Il faut que tous sachent que le serment de fidélité contient toutes les choses que nous allons indiquer :

Premièrement, que chacun doit personnellement se maintenir dans le service de Dieu et dans ses préceptes, de toute son intelligence et de toutes ses forces, parce que le seigneur empereur ne peut pas avoir lui seul la surveillance et la correction de chacun de ses sujets [Art. 3].

Deuxièmement, que nul ne doit, ni par parjure, ni par mauvais moyen, ni par fraude, ni par séduction, ni à prix d'argent, s'emparer d'un serf du seigneur empereur, ni usurper sa terre, ni rien prendre qui lui appartienne ; si un des colons du fisc s'enfuit, nul ne doit être assez hardi pour l'attirer chez lui ou le cacher [Art. 4].

Que nul ne doit commettre fraude, rapine ou injure contre les saintes églises de Dieu, contre les veuves, les orphelins, les voyageurs, par le motif que le seigneur empereur a été établi pour les protéger et les défendre [Art. 5].

Que nul, ayant une terre bénéficiale du seigneur empereur, ne ruine, et n'épuise cette terre ou n'en fasse son bien propre [Art. 6].

Que nul ne soit assez hardi pour désobéir au ban d'ost du seigneur empereur, c'est-à-dire que chacun s'arme et aille à la guerre à toute réquisition du prince [Art. 7].

Que nul n'ose désobéir à aucun ban ou ordre du seigneur empereur, ni s'opposer à ce qui est de son service, ni aller à l'encontre de sa volonté ou de ses ordres [Art. 8]. Que nul ne soit assez hardi pour ne pas lui payer le cens ou toute autre chose qui lui est due[39].

Voilà des obligations fort diverses et fort étendues. Elles sont toutes comprises dans ce qu'on appelle la fidélité au roi. Tous les sujets ont implicitement juré de les remplir. Car, pour que nul ne s'y trompât, le fonctionnaire royal, avant de faire jurer, a prononcé devant la foule assemblée un discours où il a expliqué tout le sens et toute l'étendue de ce serment[40].

 

3° [LES CONSÉQUENCES DU SERMENT : LES SUJETS DEVIENNENT DES FIDÈLES.]

 

Regardons maintenant quelles furent les conséquences d'une telle coutume. Celle qui frappe les yeux la première est que tous les sujets deviennent des fidèles. Cela résulte des termes mêmes de leur serment. Aussi faut-il faire attention que, dans la langue du VIIIe et du IXe siècle, le mot fidèle n'a pas le sens féodal qu'il aura plus tard : il s'applique à tous les hommes et marque leurs devoirs envers le roi. Le roi adresse quelquefois ses actes législatifs à tous ses fidèles présents et à venir[41]. Or, à la même époque, le mot fidèles désignait aussi .ceux qui avaient foi dans le Christ, c'est-à-dire les chrétiens[42]. Il résulta de là que les deux expressions s'associèrent, et le roi adressa ses diplômes à tous les fidèles de la sainte Église et de nous. Cette formule, où se confondaient là fidélité à Dieu et la fidélité au roi, devint la formule dominante jusqu'à la fin du règne de Charles le Chauve[43].

De même que tous les sujets étaient des fidèles aussi longtemps qu'ils remplissaient tous les devoirs de leur serment, de même celui qui manquait à l'un de ces devoirs devenait un infidèle, in fidelis, et comme le roi et Dieu étaient toujours associés dans la phraséologie du temps et dans les idées des hommes, on était dit infidèle de Dieu et du roi[44]. On pouvait être infidèle de bien des manières. Celui qui avait comploté contre la vie du roi était un infidèle ; mais celui qui avait seulement usurpé une terre lui appartenant était aussi bien un infidèle[45]. Était infidèle au roi quiconque avait fait quelque tort à une église, à une veuve, à un pauvre. Était infidèle au roi quiconque n'obéissait pas à l'un de ses ordres.

[Or le crime d'infidélité entraînait la peine la plus sévère.] La Loi Ripuaire, qui était appliquée sous les rois carolingiens, prononçait que l'homme qui était infidèle au roi était puni de mort et ses biens confisqués[46]. Louis le Pieux prononce dans un capitulaire que l'homme qui a usurpé une terre appartenant au roi, doit être tenu pour infidèle, puisqu'il a violé son serment de fidélité, et qu'il doit être puni suivant la volonté du roi.

En résumé, le serment obligeait tous les hommes à une obéissance très étroite. Il impliquait de leur part une sujétion sans réserve ; ce n'était pas seulement cette sujétion négative, telle que les sociétés modernes la comprennent, qui consiste à ne pas violer les lois du pays ; c'était cette sujétion effective qui consistait à obéir à tous les ordres du souverain : sujétion de l'âme presque autant que du corps, de la conscience aussi bien que des actes. Chacun avait promis, suivant l'expression d'un contemporain, de se soumettre à la volonté du prince, se principis nutui subdere, littéralement, à son signe de tête.

Voilà ce que la royauté carolingienne exigeait, et ce dont elle obtenait la promesse à chaque règne nouveau. Est-ce à dire que dans la réalité ses sujets lui aient si complètement obéi ?

La coutume du serment individuel avait ce premier inconvénient que l'homme qui avait pu s'y soustraire se croyait par cela seul dispensé de toute obéissance. Cette opinion est exprimée par Charlemagne lui-même dans un de ses capitulaires : L'an passé, dit-il, plusieurs infidèles ont troublé le royaume et conspiré contre la vie du roi ; et dans leur interrogatoire ils ont répondu pour se justifier qu'ils n'avaient jamais juré la fidélité au roi[47].

Un second inconvénient fut que, les rois changeant assez fréquemment, les hommes furent contraints par le gouvernement lui-même à renouveler fréquemment leur serment, ce qui revenait à le violer. Cela fut frappant sous le règne de Louis le Pieux, qui défit et refit plusieurs fois le partage de ses États, et sous le règne de ses fils, qui se disputèrent les royaumes. Les serments si aisément faits et refaits établirent partout une fidélité intermittente, c'est-à-dire le désordre.

En troisième lieu, l'usage du serment individuel fut une occasion pour les hommes d'imposer aux rois leurs conditions. Ils ne prêtèrent le serment que moyennant des promesses. Cela fut vrai surtout des grands. Ils consentirent à jurer, mais en exigeant d'abord du roi des dignités, des terres, et l'assurance qu'elles leur seraient laissées[48]. Le serment devint ainsi un contrat.

Vouloir être trop obéi est souvent le commencement de la désobéissance ; c'est ce que montre l'histoire des Carolingiens. Ces princes avaient cru lier à jamais les hommes par le serment religieux. Ce fut précisément sous ces princes que le lien de la sujétion se relâcha.

 

 

 



[1] Continuateur de Frédégaire, c. 117 [33] ; Bouquet, II, p. 460.

[2] Dans la Clausula de Pippini consecratione (Bouquet, V, p. 9) nous lisons : per manus sacerdotum Galliarum et electionem omnium Francorum in regni solio sublimatus est. Même distinction de deux actes : le per manus sacerdotum est la consecratio ; ce que le Continuateur de Frédégaire appelait subjectio, le copiste l'appelle electio.

[3] Continuateur de Frédégaire, 137 [54J ; Bouquet, V, p. 9.

[4] Chronique de Moissac. — Vita Caroli, 3.

[5] Corbény en Laonnais, d'après Teulet, Annales d'Éginhard, p. 155.

[6] Éginhard, Annales, année 771. Annales de Lorsch. Annales Fuldenses. Annales Mettenses. Annales Tiliani, Bouquet, V, p. 18.

[7] Annales de Fulde. Annales de Metz. Annales d'Éginhard.

[8] C'est bien ainsi que le fait a été compris par le Poeta Saxo ; qu’il a traduit ainsi les Annales [I, v. 10 et suiv.].

[9] Éginhard, Annales.

[10] Éginhard, Annales. — Annales de Lorsch, de même.

[11] Anonyme, Vie de Louis le Pieux, c. 21.

[12] Thégan, 16. Il y a à noter dans cette phrase l'emploi simultané des mots fides et obsequium.

[13] Agobardi archiepiscopi epistolæ, dans Bouquet, VI, p. 367. — Noter que l'archevêque ne rappelle ces faits que pour engager l'empereur à ne pas défaire ce premier partage.

[14] Éginhard, Annales, à l'année 821.

[15] Eginhard, Annales, année 821.

[16] Eginhard, Annales, année 821.

[17] Eginhard, Annales, année 821, in fine.

[18] Nithard, I, 4.

[19] Nithard, I, 6.

[20] L'Astronome, c. 59. — De même en 839, Louis conduit son fils Charles en Aquitaine (ibidem, c. 61).

[21] Annales de Saint-Bertin, écrites par Hincmar, année 877, édit. Dehaisnes, p. 261.

[22] Annales de Saint-Bertin, écrites par Hincmar, année 877, édit. Dehaisnes, p. 261.

[23] Nithard, I, 4, au commencement. I, 6, vers le milieu. I, 6, à la fin.

[24] Formules, Rozière, n° 6 ; Pertz, Monumenta, t. XIII, p. 518. — Nous avons la formule du serment prêté par l'archevêque Hincmar, dans ses Œuvres, Migne, I, col. 1125.

[25] Capitulaire de 789, Borétius, p. 63, art. 18.

[26] C'est un legationis edictum donné aux missi partant en tournée.

[27] Capitulaire de 802, [article 2] ; Borétius, p. 92.

[28] Capitulaire, Borétius, p. 124, art. 9.

[29] Borétius, p. 134.

[30] Nithard, I, 8. — Annales de Saint-Bertin, année 839.

[31] Thégan, c. 16. — Voir une formule de serment du clergé et du peuple de Rome à l'empereur, dans Bouquet, VI, p. 173.

[32] Capitulaire de 792, art. 4 ; Borétius, p. 67.

[33] Capitulaire de 792, art. 4 ; Borétius, p. 67.

[34] L'une ne porte pas de date et paraît être des dernières années de Charlemagne ; on la trouvera dans le Recueil de Borétius, p. 377. L'autre est de l'année 854 ; on la trouvera dans Baluze, II, 71 [et dans Pertz, p. 429]. — La première paraît avoir été dressée dans un canton de l'Italie soumis à Charlemagne ; on y trouve deux gastaldi, deux scabini, trois notarii ; on y peut compter cinquante-quatre noms de forme latine. La seconde contient les noms d'hommes qui ont juré in mallo Remis ; la seule qualification qu'on y trouve est celle de decanus appliquée à neuf de ces hommes (le decanus est-il ici le judex de la decanus ? ou est-il le serf chef de culture ?) Les soixante-quatre noms, à l'exception de quatre, sont de forme germanique.

[35] Borétius, p. 101. — Cette formule a été usitée en 802, alors que toute la population a dû renouveler le serment. — Autre formule, dans un capitulaire de 860, Baluze, II, 146.

[36] Borétius, p. 101. — Autre formule analogue, dans Borétius, p. 102, Rozière, n° 3 et 5 bis. Un capitulaire de 789 (Borétius, p. 63) contient une formule plus courte que nous avons citée. — Voir le serment juré par la population à Charles le Chauve (15e capitulaire de Charles le Chauve, en 854, article 13).

[37] Borétius. — Le serment prêté à Charles le Chauve se termine par : Sic me Deus adjuvet et istæ reliquiæ. — De même le jurement du peuple romain (Bouquet, VI, p. 175).

[38] [Capitulaire de 802, art. 2 ; Borétius, p. 92].

[39] Suivent encore d'autres prescriptions sur la conduite à tenir en justice ; nous y reviendrons.

[40] C'est le sens des mots de l'article 2. — Cet usage de la harangue du fonctionnaire public chargé d'expliquer le sens du serment est encore mieux exprimé dans un capitulaire de 792 (Borétius, p. 66), art. 1 ; art. 5. — Voir aussi un capitulaire de 811, Borétius, p. 177, art. 13.

[41] Acte de 775, dans Tardif, n° 72. De même, Tardif, n° 66, 63, 108, 112 ; Ibidem, n° 124 et n° 89. — Notons pourtant que quelquefois le mot fidèles paraît s'appliquer spécialement aux fonctionnaires royaux, par exemple, lorsque Charlemagne dit : Notum sit omnium fidelium nostrorum magnitudini (Tardif, ri° 76) ; le titre magnitudo ne peut s'appliquer qu'à des comtes ou dignitaires de même ordre.

[42] Exemple : Baluze, I, 457.

[43] Acte de Pépin, 755 (Tardif, n° 56, original). — Acte de Carloman, 770 (dans Migne, t. XCVI, col. 1578). — Acte de 814 (Tardif, n° 104 ; de même, n° 107, 109). Præceptum pro Hispanis de 815, art. 7 ; Borétius, p. 262, — Traité do Mersen, 851 ; Angles de Saint-Bertin, p. 75. — Actes de Charles le Chauve, Tardif, n° 155, 162, 165-168, 171 et dans l'édit de Pistes, 864, art. 54.

[44] Acte de Pépin. (Tardif, n° 96).

[45] Capitulaire de 819, c. 20 ; Borétius, p. 285.

[46] Lex Ripuaria, LXIX.

[47] Capitulaire de 792, art. 1 ; Borétius, p. 66.

[48] Cela est surtout visible à l'avènement de Louis le Bègue, Annales de Saint-Bertin, année 877.