LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE II. — [L'AVÈNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE VI. — COMMENT PÉPIN S'EST FAIT ROI.

 

 

Tout ce qui précède nous explique assez que la famille des Pépins ait acquis le pouvoir. Elle avait grandi durant deux siècles. Aussi peut-on remarquer qu'il n'y a jamais eu de famille régnante qui ait mis autant de temps à atteindre le pouvoir ; il n'y a pas eu de dynastie qui soit parvenue par des moyens plus lents et plus sûrs. A ses débuts, elle avait déjà de grandes richesses territoriales, et elle avait en même temps cette force incalculable aux yeux des hommes de compter parmi ses ancêtres une série d'évêques, de saints, d'auteurs de miracles. Puis elle s'éleva dans les fonctions publiques du Palais. Elle acquit la première de ces fonctions, la mairie, et par là elle fut en possession de nommer tous les fonctionnaires de l'État, ducs, comtes, domestici, et même les évêques. En même temps et par ce moyen même, elle enchaîna tous les grands à elle par le lien de mainbour ou de fidélité, et, par les grands, le reste de la population. Elle devint ainsi maîtresse des hommes, en partie par la mairie du Palais qui mettait en ses mains tout le faisceau de la vieille administration monarchique, en partie par la mainbour qui mettait à son service les institutions nouvelles et les pratiques féodales. Famille de palatins et d'évêques, elle était la première dans l'Église comme dans l'État. Elle réunissait en elle tout ce qui donnait de la force, la terre sans laquelle on n'était rien, le prestige d'une sorte de sainteté native par lequel on dominait les âmes, la tradition des usages administratifs, enfin la ferveur des sentiments nouveaux de vassalité. Elle était l'héritière de l'ancien régime en même temps qu'elle était à la tête du nouveau.

Au milieu du VIIIe siècle, on put douter, non si celle famille régnerait, mais si elle aurait le titre de roi. Ce fut là la seule question. Il se pouvait qu'elle continuât à gouverner les hommes en laissant à côté d'elle une royauté nominale. Elle préféra réunir ce qui était séparé depuis soixante-dix ans, le pouvoir et le titre.

Il faut observer comment Pépin s'est fait roi. Ce ne fut ni par un coup de force ni par une surprise. Le changement de famille régnante se fit au grand jour, longuement, en plusieurs mois, et par une série de trois actes distincts et successifs.

1° En premier lieu, Pépin très ostensiblement posa la question à résoudre : Quelle était celle des deux familles qui devait régner ? Notons seulement qu'il ne la posa pas devant la nation franque, mais à Rome. C'est au pape qu'il en demanda la solution.

En 752 l'évêque Burchard et le chapelain Fulrad furent envoyés par Pépin vers le pape Zacharie, avec mission de l'interroger au sujet des rois qui étaient en France sans exercer le pouvoir royal, et pour lui demander si cela était bon ou mauvais[1]. Ils devaient consulter le pontife au sujet des rois[2], et lui demander lequel des deux il était juste d'appeler du titre de roi, ou le Mérovingien qui vivait sans rien faire ; dans son Palais, ou bien celui qui avait tous les soins du gouvernement et tout le fardeau des affaires[3].

Ainsi la question de dynastie fut posée à Rome[4]. Si elle fut discutée, ce ne fut pas par le peuple franc, mais par te pape et ses conseillers. Le pape répondit qu'il était meilleur et plus utile que celui qui avait déjà le pouvoir suprême eût aussi le nom de roi[5], et que cela serait plus dans l'ordre[6]. Suivant tous les annalistes, il y aurait eu plus qu'une réponse verbale. Le pape écrivit une lettre, plus même qu'une simple lettre, un diplôme, un mandement impératif, ce que la langue du temps appelait une auctoritas, c'est-à-dire une sorte d'ordonnance[7].

Nous devons observer que cette fameuse lettre du pape ne nous a pas été conservée, alors que nous possédons des lettres de moindre importance. Lorsque Charlemagne fit faire un recueil des lettres adressées par les papes à ses prédécesseurs ou à lui-même, celle-ci ne se retrouva pas. Tous les annalistes sont pourtant d'accord pour la mentionner. Deux d'entre eux disent même qu'elle était adressée, non à Pépin personnellement, mais à Pépin et à toute la nation franque[8]. Tous, enfin, sont unanimes à affirmer que ce mandement dû pape avait un caractère impératif, et qu'il ordonnait que Pépin fût roi[9]. Aussi tous ajoutent-ils que ce fut par l'ordre du pape que Pépin, de maire du Palais, devint roi[10], et que ce fut en vertu du même ordre que les derniers Mérovingiens furent relégués dans un couvent afin d'assurer l'extinction de cette famille[11].

Un ensemble de onze documents attribue donc au pape la part première et principale dans ce changement de dynastie. Ces textes méritent-ils une pleine confiance ? Ce qui semble tout d'abord en diminuer la valeur, c'est qu'ils sont presque tous écrits par des moines, et l'on soupçonnera volontiers que ces moines, naturellement attachés au Saint-Siège, ont pris plaisir à exagérer l'importance de son action. Mais, outre que tous les auteurs de ces Annales n'étaient pas des moines[12], nous devons songer qu'à cette époque les moines n'avaient pas des idées différentes de celles de la société laïque. De cet ensemble unanime des annalistes je n'oserais pas conclure précisément que le pape ait donné un mandement impératif et un ordre de nommer roi Pépin ; mais je ne doute pas que les hommes aient cru à l'existence de ce mandement. Les contemporains, sans distinction de clercs ou de laïques, pensèrent que l'ordre de nommer roi Pépin et d'exclure le Mérovingien était émané du Saint-Siège. Il y a eu là, sinon un fait matériel et positif, du moins un fait d'opinion. Si le changement de dynastie ne fut pas ordonné par le pape, du moins ce fut une conviction générale qu'il était ordonné par lui. D'ailleurs, les documents unanimes à indiquer ce fait ne laissent pas voir que personne en ait été surpris, moins encore que personne y ait fait opposition. Le maintien ou l'exclusion des Mérovingiens paraissait une question d'ordre purement moral, et, d'après les conceptions d'esprit de l'époque, il paraissait à tous que l'autorité religieuse devait résoudre cette question. La grande habileté de Pépin fut de se servir de ces idées qui régnaient dans l'esprit des hommes[13].

2° Y eut-il, à côté de cela, une élection par la nation franque ? Quelques mots de plusieurs Chroniques le donnent à penser ; mais il les faut examiner de près.

Le Continuateur de Frédégaire dit que Pépin, après avoir reçu le mandement du siège apostolique, par l'élection de toute la France fut élevé sur le trône, avec la consécration des évêques et la déclaration d'obéissance des grands[14]. Les Annales de Lorsch disent de même qu'après que le pape eut ordonné que Pépin fût fait roi, Pépin fut élu comme roi suivant l'usage des Francs[15]. Ce qui diminue un peu pour tout esprit attentif la valeur de ces expressions, c'est qu'aucun des onze annalistes qui ont parlé de ces faits ne nous dit qu'un peuple se soit réuni cette année-là. Le peuple franc, c'est-à-dire la réunion de tous les hommes libres du pays entre la Loire et le Rhin, eût formé une assemblée immense, et nous ne voyons ni dans quel lieu une telle assemblée put se réunir, ni comment elle put délibérer et voter. Il faut d'ailleurs noter que les deux annalistes qui écrivent les mots eligere et electio ne les placent qu'après un ordre du pape, et que, si l'on observe leur phrase tout entière, on reconnaît bien qu'il n'est pas dans leur pensée que le peuple franc ait procédé à une élection libre et régulière. Aussi les autres annalistes s'expriment-ils autrement. Suivant Éginhard, Pépin conformément à l'ordre du pape, fut appelé du nom de roi et, après avoir été sacré par saint Boniface, il fut suivant l'usage des Francs élevé sur le trône dans la ville de Soissons[16]. Ici l'auteur ne présente aucun mot qui implique l'idée d'une élection en forme : il parle seulement de la cérémonie d'intronisation qui était dans les usages du pays depuis trois siècles. Les Chroniques de Moissac, de Fulde, de Fontenelle, de Metz, ni aucun autre document ne décrivent une élection[17].

Nous ne pensons pas, en effet, qu'il y ait eu élection dans le sens que les modernes attachent à ce mot. Aucun peuple ne vota, parce que cet usagé n'existait pas. Il n'y eut pas non plus réunion des représentants du pays, parce qu'on ne connaissait pas les institutions représentatives. Mais ce qu'il y eut sans nul doute, ce fut une assemblée de la nature de celles auxquelles les hommes de ce temps étaient accoutumés, c'est-à-dire une assemblée de grands [ou] d'optimates, de comtes, d'évêques, chacun d'eux suivi d'une troupe d'hommes à lui. C'est à ces grands que l'on fit savoir ce que le pape avait écrit[18], et on leur demanda leur adhésion. Vraisemblablement cette adhésion fut acquise sans peine, parce que tous ces grands étaient déjà les fidèles de Pépin et qu'ils tenaient de lui leurs dignités, leurs bénéfices, même leurs évêchés. Aucun intérêt ne les attachait à Childéric III, tous leurs intérêts les liaient à Pépin. D'ailleurs s'ils avaient eu quelques scrupules, la lettre du pape était là pour les lever. Il n'y a pas d'indice qu'aucune opposition se soit produite. La réunion des grands procéda à l'installation du nouveau roi, suivant l'usage. La cérémonie eut lieu à Soissons. Les évêques, par l'un d'entre eux, sacrèrent le roi. Les laïques lui firent acte formel de soumission[19].

Telle fut la nature de l'intervention de la nation franque en cette affaire. Ce fut moins que ce que nous entendons aujourd'hui par une élection ; mais ce fut beaucoup plus que ce qui se passerait dans un régime de plein despotisme. On put dire que les grands avaient donné librement leur adhésion, et, par les grands, tous ceux qui dépendaient de chacun d'eux, c'est-à-dire la population entière.

3° Pépin et ses conseillers voulurent encore quelque chose de plus. Un usage tout nouveau, le sacre, fut institué pour la nouvelle famille régnante. Nous ne savons si l'idée première en vint du roi, ou du pape, ou des évêques. Ce qui est certain, c'est qu'à côté de la vieille cérémonie franque par laquelle les laïques placèrent le roi sur le trône, il y en eut une autre où l'on vit un archevêque oindre le nouveau roi de l'huile consacrée. C'était quelque chose de très nouveau. Aucun des Mérovingiens n'avait été sacré. D'un coup, la famille carolingienne se plaçait fort au-dessus, dans le respect des hommes, de la vieille dynastie qu'elle remplaçait.

Nous voyons sans peine quelle idée cette cérémonie représenta aux yeux des hommes. A un point de vue général, le nouveau roi devenait tout autre chose qu'un chef de guerre, plus même qu'un chef d'État : il devenait un personnage d'une nature supérieure, surhumaine, sacrée. A un point de vue plus spécial, les évêques en le sacrant par les mains de l'un d'entre eux, c'est-à-dire en lui conférant le caractère sacré et sacerdotal, le reconnaissaient comme un des leurs et comme le premier d'entre eux. Ce sacre était, par un certain côté, l'acte d'adhésion et de soumission des évêques[20]. Le roi devenait un chef d'Église.

C'était l'archevêque le plus vénéré de l'État franc, saint Boniface, qui avait opéré le sacre. Cela ne parut pas suffisant, ou bien l'on aperçut peut-être la possibilité de difficultés à venir. L'année suivante, Pépin voulut faire renouveler le sacre par le pape. Etienne II était venu en France pour implorer le secours du roi des Francs contre les Lombards. On mit son séjour à profit. Après qu'il eut reçu de Pépin la promesse écrite de défendre l'Église de Rome, il le consacra par l'onction sainte en la dignité de roi '[21]. Cette fois le sacre venait de plus haut, et venait d'un pouvoir éloigné, qui à cette époque était en dehors de l'État franc. Par là le roi était signalé comme le plus saint des évêques, le premier des ecclésiastiques ; il devenait ainsi, même au spirituel, d'une certaine façon, au moins après le pape de Rome, le chef indiscutable de l'Église franque.

Par une habileté de plus, Pépin obtint du pape qu'il sacrât en même temps ses deux fils, qui étaient deux enfants[22]. Par là le caractère sacerdotal et sacré était étendu à toute sa famille[23].

Cette manière dont la royauté nouvelle s'est constituée explique la manière dont elle a gouverné pendant un siècle. [Elle a hérité de la monarchie mérovingienne ; mais elle est issue de l'aristocratie du Palais, et elle a été sanctionnée par l'autorité chrétienne. Les Carolingiens seront à la fois des rois et des chefs de grands et d'évêques, et leur pouvoir sera en même temps monarchique, seigneurial et sacré.]

 

 

 



[1] Annales de Lorsch. — L'annaliste dit regibus au pluriel ; il désigne ainsi le roi Childéric III et son fils Théodoric ; sur ce Théodoric ou Thierry, voir Chronique de Fontenelle, Bouquet, II, p. 663.

[2] Éginhard, Annales.

[3] Annales de Fulde (Bouquet, V, p. 526).

[4] Suivant la Chronique d'Adémar (Bouquet, II, p. 576), il y aurait eu, avant l'envoi d'une ambassade à Rome, une première démarche des Francs en faveur de Pépin.

[5] Éginhard, Annales. — Annales de Metz (Bouquet, II, p. 647) — Annales de Lorsch.

[6] Annales de Lorsch.

[7] Éginhard, Annales. Ce même terme auctoritas, pour désigner l'acte remis aux envoyés de Pépin par le pape, se retrouve dans tous les annalistes. Continuateur de Frédégaire ; Annales de Lorsch. Les annalistes de Fulde et de Metz semblent avoir mal compris ce mot. — Le sens du mot auctoritas au VIIe et au VIIIe siècle est visible dans un très grand nombre d'exemples (acte de 628, Tardif, n° 6 ; cf. Tardif, n° 8, 11, 20, 21, 41, 46, etc. ; Marculfe, I, 3, 4, 12,13, etc.). Grégoire de Tours, IX, 44. Chronique de Fontenelle, 1. Le mot auctoritas avait le même sens en Italie et dans la langue des papes. Liber pontificalis, in Liberio.

[8] Annales de Fulde. Annales de Metz. — Suivant la Chronique d'Adémar, le mandement aurait été adressé aux Francs.

[9] Annales de Lorsch. — Éginhard, Annales. — Annales de Fulde. — Annales de Metz. — Annales Tiliani, Bouquet, II, p. 643.

[10] Continuateur de Frédégaire, 117 [53]. — Éginhard, Vita Caroli, 3. — Chronique de Moissac. — Dom Bouquet, V, p. 9, cite une note écrite dans un manuscrit du temps, qui porte la date de 767, et dont l'auteur disait quatorze ans après l'événement : Pippinus rex per auctoritatem et imperium Zachariæ papse. — Vita Pippini ducis (Bouquet, II, p. 608). — Chronique de Fontenelle (Bouquet, II, p. 662). — Annales de Metz. — Adrevald, Miracula S. Benedicti, I, 15. — Hariulf, Chronicon Centulense. — Vita Burchardi, Bouquet, III, p. 670.

[11] Éginhard, Vita Caroli, 1. — Les annalistes réunissent volontiers Etienne II à Zacharie ; l'un a succédé à l'autre, au moment même où ces événements s'accomplissaient, et l’un a confirmé ce que l'autre avait fait.

[12] Éginhard, qui parle deux fois de l'événement, dans les Annales et dans sa Vita Caroli, était un laïque, bien qu'il possédât plusieurs abbayes.

[13] Un trait qui est signalé par un écrivain grec n'est pas pour cela à négliger. Suivant Théophane, Pépin aurait eu besoin du pape pour se fane délier du serment qu'il avait prêté au roi Childéric (Théophane, Chronographia, dans Bouquet, V, p. 187). On comprend qu'aucun annaliste franc n'ait signalée fait. Il n'a rien d'invraisemblable, et c'était sans doute une vieille règle que le maire prêtât serment au roi, comme d'autres prêtaient serment au maire.

[14] Continuateur de Frédégaire, 117.

[15] Clausula de Pippini consecratione (Bouquet, V, p. 9). Il n'est pas inutile de remarquer que dans la langue latine, soit la vielle langue latine, soit le latin mérovingien, les mots eligere et electio ne contiennent pas précisément l'idée que nous attachons aujourd'hui au mot élection, et n'impliquent ni délibération ni vote. Il est possible que ces annalistes aient seulement voulu dire que Pépin fut roi par le choix et la volonté de tous les Francs, mais sans vouloir dire que ce choix et cette volonté aient été exprimés par un acte formel et régulier.

[16] Éginhard, Annales.

[17] Annales de Fulde (Bouquet, II, p. 676). — Chronique de Moissac (Bouquet, V, p. 67). — De même, le Fragmentum auctoris incerti (Bouquet, II, p. 694). — Adrevald ne parle pas non plus d'aucune élection.

[18] C'est ce que dit l'auteur (postérieur, il est vrai) de la Vita S. Buchardi, dans Mabillon, III, pars prior, p. 704.

[19] Continuateur de Frédégaire, c. 117.

[20] C'est bien la pensée qui me parait ressortir de la phrase du Continuateur de Frédégaire : Cum consecratione episcoporum et subjectione principum sublimatur in regno. La consecratio episcoporum et la subjectio principum sont deux actes analogues qui se manifestent par la double cérémonie. — La Clausula de Pippini consecratione (Bouquet, V p. 9) porte : Per unctionem sancti chrismatis per manus beatorum sacet, dolum Galliarum. — Ainsi les deux textes les plus voisins de l'événement attribuent ce premier sacre à l'ensemble des évêques ; saint Bonifia n'aurait été en cela que le représentant de l'épiscopat.

[21] Éginhard, Annales. — Annales de Lorsch, année 754.

[22] Eginhard, Annales. — Annales de Lorsch. — Clausula de Pippini consecratione. — De même, Chronique de Moissac, Annales de Fulde, la Vita Pippini ducis, les Genealogiæ. — Liber pontificalis, in Stephano (Bouquet, V, p. 436 ; édit. Duchesne, p. 448). — Enfin la lettre du pape Paul Ier écrite en 765 marque bien le fait, etc. (Jaffé, p. 118).

[23] Clausula de Pippini consecratione (Bouquet, V, p. 10). — Cette idée, qui était sans doute celle des contemporains, est reproduite par Sigebert de Gembloux (Bouquet, V, p. 575).