LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE II. — [L'AVÈNEMENT DES CAROLINGIENS]

 

CHAPITRE V. — [LE GOUVERNEMENT DES CAROLINGIENS COMME MAIRES DU PALAIS. — LA VASSALITÉ PRÉDOMINE SUR TOUTE LA GAULE.].

 

 

1° [LA VICTOIRE DE L'AUSTRASIE SUR LA NEUSTRIE.]

 

Aussitôt que la société austrasienne se fut ainsi constituée, elle entra en lutte avec la Neustrie.

Ce n'est pas qu'il soit bien certain qu'une antipathie naturelle séparât les deux populations. Mais la société neustrienne ne s'était pas constituée tout à fait de la même façon. Il est bien vrai que l'institution de la fidélité et du patronage y était pratiquée, et aussi bien par les hommes de race romaine que par les hommes de race franque ; mais il ne s'était pas élevé de famille assez puissante pour grouper toute la fidélité dans ses mains. Les maires de Neustrie ne s'étaient pas succédé de père en fils. Aucun d'eux n'avait eu une grande fortune territoriale. Ce que nous savons à Æga, d'Erchinoald, d'Ébroin[1], de Waraton, de Berthaire, nous les montre sous un tout autre jour que les descendants d'Arnulf et de Pépin. Ces hommes n'eurent jamais une force personnelle assez grande pour serrer autour d'eux les grands et les peuples. Ils ne purent être que les ministres de la royauté et les premiers fonctionnaires du pays. Loin de s'unir aux maires d'Austrasie ou de faire comme eux, ils luttèrent en faveur de la royauté.

Les armes furent d'abord contraires aux Austrasiens, Ils lurent vaincus, une première fois à Lucofaus (680)[2], une seconde fois près de Namur (683)[3]. Mais il se trouva que beaucoup de Neustriens souhaitaient la victoire de l'Austrasie.

Ne supposons pas d'ailleurs que ces hommes s'inspirent d'une doctrine politique ou d'une idée pure ; ce sont des intérêts et même des convoitises qui font mouvoir chacun d'eux. Suivons attentivement les paroles des chroniqueurs. En ce temps-là, dit l'un d'eux, beaucoup de grands de Neustrie, traités cruellement par Ébroin, passèrent de Neustrie en Austrasie et se réfugièrent auprès de Pépin[4]. Nous ne douterons pas que ces grands ne fussent des comtes destitués, des bénéficiaires dépossédés. Mécontents du maire et du roi, ils allaient chercher fortune ailleurs. L'année d'après, Ébroin fut assassiné par un haut fonctionnaire, le noble Ermenfrid, qui, ne pouvant rendre ses comptes, avait vu ses biens confisqués el était menacé d’être mis en jugement au tribunal royal[5]. Le meurtrier s'enfuit en Austrasie et alla se placer sous l'autorité de Pépin[6]. Il fut bien accueilli, traité avec honneur et se joignit, à la suite de Pépin, aux autres émigrés neustriens[7]. Cette émigration de Neustriens se renouvela les années suivantes : Plusieurs grands de Neustrie, ne se trouvant pas assez en faveur auprès du nouveau maire Berthaire, tels que Audéramn, Réolus, et beaucoup d'autres, laissèrent là Berthaire et allèrent se joindre à Pépin ; ils contractèrent avec lui le lien de l'amitié[8], c'est-à-dire de la fidélité. Ce n'étaient pas seulement des laïques qui affluaient de la Neustrie vers Pépin, il en venait aussi des prêtres, des abbés, des évêques ; c'étaient ceux que le maire neustrien avait dépossédés de leurs sièges ou privés de leurs terres[9]. Pépin les accueillait tous. Le système de la fidélité ne distinguait ni les races ni les territoires. Ainsi la grande association de fidèles dont il était le chef comprenait un bon nombre de Neustriens.

Suivant les chroniqueurs, ce seraient précisément ces Neustriens qui l'auraient le plus fortement engagé à faire la guerre à la Neustrie. Ils l'excitaient, dit l'un, contre le maire Berthaire et l'autre partie de l'État franc[10]. Ces émigrés, écrit l'autre[11], qu'il avait accueillis en sa protection, ne cessaient de se plaindre à lui et de le supplier de redresser le tort qui leur avait été fait. Il s'agissait donc pour Pépin de rendre à ses amis et fidèles de Neustrie les biens, les fonctions, les terres qui leur avaient été enlevés. Ajoutons que, vraisemblablement, bon nombre d'Austrasiens espéraient obtenir leur part des dignités ou des bénéfices de Neustrie. Pépin mena donc derrière lui une armée à la fois austrasienne et neustrienne. Il fut vainqueur à Testry (687)[12].

La conséquence est bien indiquée par le chroniqueur. Pépin II, ayant fait tuer le maire Berthaire, s'empara de la personne du roi, du trésor royal, et de la mairie du Palais[13]. Ce n'est pas précisément une conquête d'un pays ; c'est simplement la conquête de la mairie du Palais dans un pays ; mais par la mairie Pépin disposait de toutes les fonctions, de tous les emplois, de toutes les terres fiscales, et même des évêchés et des abbayes. Par tout cela il put payer ses fidèles, et par ses fidèles il fut un maître absolu.

 

2° CE QU'IL FAUT PENSER DES ROIS FAINÉANTS.

 

La royauté fut conservée. Chaque roi mourant fut remplacé scrupuleusement par Pépin suivant les règles ordinaires de l'hérédité[14]. Il faut essayer de nous faire une idée juste de ces rois, qu'on a appelés fainéants. On a fait d'eux un portrait qui les représente ne sortant de leurs appartements que traînés par des bœufs, ne paraissant en public que pour montrer leur chevelure et leur longue barbe, n'ayant plus à eux qu'une seule villa et à peine quelques serviteurs, réduits à mourir de faim si le maire ne leur assurait la nourriture. Mais l'historien doit noter que ce portrait n'a été fait d'eux qu'assez longtemps après leur disparition ; tous les documents qui le contiennent sont seulement du IXe siècle, Il y a d'ailleurs dans ce portrait des détails matériels qui en marquent l'invraisemblance : la longue barbe est visiblement de trop, puisque la plupart de ces rois étaient des enfants. Il n'est pas plus vrai qu'ils fussent réduits à la possession d'un seul domaine, puisque nous voyons par leurs diplômes qu'ils siégeaient tour à tour, à Compiègne[15], à Chatou[16], à Saint-Cloud[17], à Luzarches[18], à Valenciennes[19], à Quiersy[20], à Montmacq[21], à Paris[22]. Plusieurs chartes nous montrent qu'ils continuaient à disposer des terres fiscales : Thierry III fait donation de la terre de Lagny[23] ; Childebert III fait des échanges de terre[24] ; Childebert III donne un domaine de Nassigny en Berry[25], et Chilpéric II fait donation de la forêt de Rouvrai[26].

Ne pensons pas non plus que ces rois soient absolument en dehors des choses du gouvernement. Toute une série de diplômes nous les montre présidant le tribunal suprême du pays ; les arrêts sont rédigés en leur nom et comme s'ils en étaient les vrais auteurs ; et cela marque que, en théorie tout au moins, ils restent les chefs de la justice[27]. On les voit aussi faire des actes administratifs ; des diplômes de Clovis III, de Childebert III, de Chilpéric II, traitent de l'impôt public et des tonlieus[28]. Par d'autres diplômes nous voyons ces mêmes rois, agissant en souverains, conférer l'immunité publique[29]. Ils interviennent, au moins en nom, dans la nomination des évêques. Un hagiographe contemporain nous montre dans un de ses récits qu'en cas de vacance d'un siège épiscopal, le clergé et le peuple continuent à adresser au roi leur consensus sous forme de petitio, et que l'évêque n'est nommé qu'en vertu d'un ordre du roi, et par un præceptum signé de lui[30]. Nous n'avons pas de documents qui nous disent si les diplômes de nomination des ducs et des comtes continuaient d'être signés par le roi ; mais on peut croire qu'ils l'étaient aussi bien que ceux des évêques.

Tout cela ne prouve pas que ces rois eussent la puissance effective. Mais les dehors du pouvoir leur appartenaient encore, et cela n'était pas sans importance. Ils avaient une fonction dans le gouvernement, au moins celle de signer des actes. Il semblait qu'on ne pût pas se passer d'eux pour cet office. D'ailleurs, en ces matières, les apparences comptent pour beaucoup. L'entourage immédiat du roi savait sans doute que la volonté du roi n'était pour rien dans ces actes ; mais la population du royaume le savait-elle ? Ce roi, instrument inerte pour quelques-uns, restait un roi aux yeux de la grande majorité des hommes.

Nous avons un diplôme d'un de ces rois où nous voyons qu'un riche propriétaire faisant donation de plusieurs domaines a jugé utile de faire con Armer son acte par un diplôme royal[31]. Les hommes faisaient donc encore grande attention au roi mérovingien et ils appréciaient sa signature. Dans des temps où la propriété était souvent menacée, ils aimaient à faire assurer leurs droits par des diplômes royaux. Si la royauté eût disparu, les titres de propriété de beaucoup de familles auraient perdu une grande partie de leur valeur.

Il n'est pas jusqu'à l'usage de dater par les années de règne de chaque roi qui n'eût son importance. Sans date, l'acte était nul. Aux yeux du vulgaire c'était ce nom du roi qui assurait à l'acte sa valeur. La suppression de cette royauté aurait jeté le trouble dans les habitudes, et même dans les intérêts.

Je crois bien que personnellement ces rois ne faisaient rien ; ils n'en avaient pas moins une grande valeur d'opinion. Ils tenaient une place dans la pensée des hommes, et c'est pourquoi l'on ne put ni se passer de rois, ni de longtemps prendre leur place.

 

3° PÉPIN II.

 

A. côté d'eux était le maire, très agissant et tout-puissant. Dans un de ces diplômes où le roi semble parler et commander, nous lisons que l'acte a été fait sur l'ordre de Pépin, maire du Palais[32]. Il est visible que ce maire peut tout. Au dehors, c'est lui qui conduit les expéditions militaires. Au dedans, c'est lui qui administre et gouverne[33]. Un hagiographe nous donne un exemple de sa toute-puissance, même à l'égard des ecclésiastiques : Un archevêque de Rouen, coupable d'avoir eu des intentions contraires à Pépin, fut dépossédé de son siège et enfermé dans un monastère du Hainaut[34]. Un annaliste assure d'ailleurs qu'il rétablit l'ordre dans celle société neustrienne depuis longtemps troublée. Il aurait surtout réprimé les abus de pouvoir des fonctionnaires, ducs et comtes, et les aurait obligés à être justes envers la population[35]. Il aurait même remis l'ordre dans l'Église, qui, par son intervention dans toutes les guerres civiles, n'était pas moins troublée que la société laïque. Comme fit plus tard Charlemagne, il convoqua un concile d'évêques et lui fit faire d'utiles règlements dans l'intérêt des églises et des orphelins[36].

Il faut observer que Pépin II ne songea pas à réunir les deux Palais de Neustrie et d'Austrasie en un seul Palais, les deux administrations en une seule administration, les deux corps de grands en un seul corps. Comme il ne pouvait pas être présent dans les deux Palais, il délégua à sa place dans celui de Neustrie, aux côtés du roi, un certain Norbert, qui était un de ses hommes[37]. Après sa mort, il nomma maire du Palais de Neustrie son propre fils nommé, Grimoald[38]. Et quand Grimoald mourut, en 711, il le remplaça par son petit-fils Théodoald, qui n'était qu'un enfant[39]. Le roi et le maire étaient également mineurs ; c'était Pépin qui gouvernait. Il mourut, disent les chroniqueurs, après avoir gouverné pendant vingt-sept ans le royaume des Francs[40].

 

4° CHARLES MARTEL.

 

Charles Martel[41] dut recommencer son œuvre et renoua vêler la guerre de Neustrie. Cela tient à ce que Pépin II, qui avait vu mourir ses deux fils avant lui[42], ne laissait que deux petits-fils enfants. Le pouvoir paraissait si bien affermi, qu'on fit comme dans les familles royales : ils furent maires sous la tutelle et pour ainsi dire sous la régence de Plectrude[43]. Il semble que l'Austrasie ait accepté sans contestation ce gouvernement. Il fut rejeté, non par là Neustrie entière, mais par un parti dans la Neustrie[44]. Il se forma une ligue contre Théodoald et contre ceux qui avaient été les leudes de Pépin et de Grimoald[45]. Une bataille eut lieu près de Guise, non pas entre Neustriens et Austrasiens, mais entre les deux partis neustriens[46]. Le parti de Théodoald fut vaincu, et l'autre parti nomma un autre maire, Ragenfrid[47]. Il y eut alors, disent les Chroniques, une grande persécution dans le royaume des Francs[48]. Sous ces termes nous devons entendre que tous les fidèles de Pépin II qui avaient obtenu des dignités ou des terres en Neustrie, en furent chassés. Par exemple, un ami de Pépin nommé Bénignus avait été placé à la tête de la riche abbaye de Fontenelle ; Ragenfrid l'en chassa, le remplaçant par un homme à lui, nommé Wando[49]. Comtés, évêchés, abbayes, furent occupés par les amis du nouveau maire.

Ne nous figurons pas alors l'Austrasie se jetant sur la Neustrie et renouvelant les anciennes invasions. Ce fut la Neustrie qui attaqua, et ce fut elle qui fut d'abord la plus forte. Charles fut vaincu[50], et l'on vit l'armée de Chilpéric et de Ragenfrid traverser victorieusement toute l'Austrasie jusqu'au Rhin. Mais l'année d'après, Charles Martel réussit à lever une nouvelle armée et fut vainqueur à Vinci. La Neustrie, désorganisée par cette seule défaite, tomba aux mains de Charles Martel.

La conséquence fut celle-ci : de même que le maire Ragenfrid avait dépossédé les fidèles de Pépin, Charles déposséda les amis de Ragenfrid. La Chronique de Fontenelle nous raconte que l'abbé Bénignus combattait dans l'armée de Charles et l'abbé Wando dans celle de Ragenfrid ; Charles ayant été vainqueur, Wando perdit son abbaye, qui fut restituée à Bénignus[51]. Ailleurs, nous voyons Charles déposséder l'archevêque Rigobert du siège de Reims parce que Rigobert s'était montré favorable à Ragenfrid[52]. L'hagiographe ajoute que Charles fil de même à d'autres évêques et donna leurs sièges à ceux qui avaient été de son parti[53]. Les évêchés furent distribués aux vainqueurs. Un guerrier nommé Milo, qui avait combattu pour Charles, en eut deux pour sa part, Reims et Trêves[54]. Un neveu de Charles en eut trois, ceux de Paris, de Bayeux et de Rouen, sans compter les deux riches abbayes de Fontenelle et de Jumièges[55]. Par les Vies de saints et les Chroniques monacales qui ne nous parlent que des évêchés et des abbayes, nous pouvons juger ce qui fut fait pour les duchés et les comtés. Charles, étant maire du Palais, disposait de toutes les places.

Ne disons pas que ce soit ici une invasion de population germanique venant dépouiller une fois de plus les Gaulois. Il faut se défier de ces idées toutes modernes qui ne sont exprimées dans aucun document de l'époque. Il y a eu une lutte entre les fidèles de Ragenfrid et ceux de Charles, et l'enjeu se composait de ce que les maires pouvaient donner, c'est-à-dire des dignités, des fonctions, des emplois, des évêchés, des terres fiscales. Si un homme en dépouille un autre, ce n'est pas parce que l'un est Germain et l'autre Gaulois, c'est parce que l'un se trouve dans la truste du vainqueur et l'autre dans la truste du vaincu. Ce n'est pas la race qui fait qu'on est parmi les dépouillés ou parmi les pourvus. — Ce que Charles avait fait en 717 en Neustrie, il le fit en Burgondie en 733 : il donna les évêchés et les comtés à ses leudes, à ses fidèles[56].

Son gouvernement fut celui de son père. Il se garda bien de supprimer la royauté. Pour qu'il fût légalement maire du Palais, il fallait de toute nécessité qu'il y eut un roi. Dès le lendemain de sa victoire, n'ayant pas le roi Chilpéric dans sa main, il se hâta de mettre sur le trône Clotaire IV[57]. Peut-être ne lui fit-il signer aucun nuire acte que le diplôme qui le nommait maire. Ce Clotaire étant mort, Charles alla reprendre Chilpéric pour en faire un roi, et après lui il fit roi Thierry IV[58].

C'est avec le nom de maire du Palais qu'il gouverna. Dans les diplômes qui nous sont restés de lui, il ne se donne pas d'autre titre[59]. Pourtant les chroniqueurs, qui ne s'astreignent pas à l'exactitude officielle, l'appellent plus volontiers du nom de princeps, apparemment parce qu'ils voient en lui un vrai chef d'État[60]. Il l'est en effet. S'agit-il des attributions judiciaires de la royauté, c'est lui qui les exerce ; nous le voyons présider le tribunal royal et rendre les arrêts en son nom propre[61]. Il nomme les ducs et les comtes qui administrent les provinces ; il donne les fonctions à qui il veut[62]. C'est lui qui convoque les grands, qui les préside, qui leur pose les questions[63]. Ces grands ne sont même plus, comme autrefois, les grands du roi, ils sont les grands de Charles[64]. Il nomme aussi les évêques et beaucoup de chefs d'abbayes ; il destitue aussi ceux dont la fidélité ne lui paraît pas assez sûre[65]. Il dispose à son gré des terres de l'Église comme si elles étaient terres fiscales[66]. Enfin et surtout, c'est lui qui décide chaque guerre ; il ordonne à son gré la levée des soldats, et il conduit les armées où il veut. Maître absolu et incontesté, réunissant dans ses mains tous les pouvoirs, c'est lui qui, à l'intérieur, rétablit l'unité de l'État franc, fait disparaître les petites tyrannies locales, et refait la centralisation[67] ; c'est lui qui, à l'extérieur, arrête l'invasion musulmane, assujettit les Frisons, les Bavarois, les Saxons, et fait enfin de l'État franc la grande puissance de l'Occident.

 

5° PÉPIN III ET CARLOMAN MAIRES DU PALAIS.

 

On ne s'explique pas aisément comment Charles Martel put léguer son pouvoir à ses fils. La mairie n'était pas héréditaire. Étant une fonction, on ne voit pas à quel titre elle eût été transmissible. Les annalistes, en quelques traits fort brefs, nous laissent entrevoir comment les choses se passèrent. Ils rapportent qu'en 741 Charles, pensant qu'il n'avait plus que quelques semaines à vivre, convoqua ses grands, et les réunissant autour de lui, partagea les pays qu'il gouvernait entre ses deux fils[68]. Sur quoi nous faisons deux remarques : 1° Pépin et Carloman n'ont pas succédé d'eux-mêmes à leur père après sa mort ; c'est de son vivant et par lui que le pouvoir leur a été transmis ; 2° Charles n'a transmis son pouvoir qu'au milieu des grands, c'est-à-dire avec leur adhésion. Il est vrai qu'il s'agissait là de ses grands, c'est-à-dire des hommes qui tenaient de lui leurs dignités et qui en même temps étaient liés à lui comme fidèles. Ces hommes avaient, outre leur obligation morale, lin intérêt évident à ce qu'une famille nouvelle ne s'emparât pas de la mairie. L'accord était facile entre ces grands et le maire : la perpétuité du pouvoir dans la famille de Charles leur garantissait la conservation de leurs dignités.

Pépin et Carloman prirent donc le pouvoir à la mort de leur père, en 741, sans nulle opposition, chacun d'eux dans la région que leur père lui avait assignée. Leur titre fut celui de maire du Palais[69].

Ici se présente à nous un détail qui n'est pas sans importance. Quand Pépin et Carloman prirent le pouvoir, il n'existait pas de roi. Thierry IV était mort depuis 737 et Charles Martel ne l'avait pas remplacé[70]. Il semblait même qu'il n'existât plus de Mérovingien. On n'en connaissait plus. La famille paraissait éteinte. Ce qui est pourtant bien curieux, c'est que Charles Martel, dans toute sa puissance, n'ait pas osé prendre le titre de roi ; Pépin et Carloman ne l'osèrent pas davantage. Cet interrègne dura environ six années. Peut-être se fit-il alors un essai pour se passer de la royauté.

Mais on la rétablit en 745, et en faveur d'un dernier Mérovingien. Aucun annaliste n'a signalé ni expliqué ce fait[71]. Nous ne pouvons faire que des conjectures sur les raisons qui obligèrent Pépin et Carloman à rétablir la royauté. Ne voulant ou ne pouvant la prendre pour eux-mêmes, ils cherchèrent un Mérovingien. Ils trouvèrent dans un couvent, dit-on, un personnage dont la filiation n'était pas bien certaine. Ils le mirent sur le trine, en lui donnant le nom de Childéric III[72].

Ces petits faits sont significatifs. Ils marquent que la famille des Pépins ne se présentait pas comme l'ennemie de la vieille royauté. C'est au contraire cette famille qui maintint et conserva, pendant soixante-dix ans, cette royauté. La royauté serait tombée d'elle-même si la nouvelle dynastie n'avait pas mis ses soins à la faire durer.

De 743 à 753, les diplômes portent le nom du roi mérovingien[73]. Presque toutes les chartes des particuliers, même celles de Pépin et de Carloman, sont datées des années de son règne[74]. Il est visible que ce roi ne gouverne pas. Les Chroniques qui énumèrent les événements n'y mêlent jamais son nom. S'agit-il d'une guerre, c'est Pépin ou c'est Carloman qui la décide ; ils convoquent l'armée et la dirigent où ils veulent. Ils ne sont pas seulement des chefs de guerre, ils gouvernent les affaires intérieures. Ils exercent les attributions judiciaires qu'avaient eues les rois ; nous avons des diplômes où nous voyons qu'ils président le tribunal royal et rendent les arrêts[75]. Les lois .sont faites par eux. Il ne nous est parvenu de celte époque que trois capitulaires : le nom du roi n'est écrit dans aucun des trois ; c'est Pépin seul ou Carloman seul qui décide, qui décrète et légifère[76]. Ils parlent comme les anciens rois ; ils disent : Nous ordonnons, nous décidons, nous décrétons. Les conciles devaient être convoqués par l'autorité souveraine ; c'est Pépin ou c'est Carloman qui les convoque. C'est sur l'ordre du premier que s'est réuni le concile de Soissons, sur l'ordre du second celui de Leptines[77]. Nous possédons quelques lettres des papes relatives aux intérêts de l'Église des Gaules ou de la Germanie ; c'est à Pépin ou à Carloman qu'elles sont adressées, non au roi Childéric[78].

On doit noter que Charles Martel n'avait pas songé à maintenir après lui l'unité de l'État franc si péniblement rétablie, ni même l'unité de la famille carolingienne. Il avait fait un partage entre ses deux fils, laissant ainsi à sa mort deux États bien distincts. Un événement inattendu refit l'unité. En 747, Carloman se fit moine, et il partit pour l'Italie sans assurer suffisamment à son fils Drogon sa part du royaume. Pépin devint le maître unique de tout l'État[79].

Il ne lui manquait que le titre de roi. Pendant cinq années encore le pouvoir et le titre furent séparés, le pouvoir étant dans une main, le titre, avec le prestige qu'il avait encore, dans une autre.

 

 

 



[1] Le chroniqueur représente Æga comme opes habundans sed avariciæ deditus (Frédégaire, 80). — Erchinoald était rebus mensurate ditaïus (Frédégaire, 84 ; Gesta Dagoberti, 48). — Quant à Ébrouin, il était suivant un auteur, ex infimo genere ortus (Acta Ragneberti, c. 2 ; Bouquet, III, p. 619), et par suite in ambitione pecuniœ deditus. De là l’incurable faiblesse d'Ébroin, malgré ses talents.

[2] Continuateur de Frédégaire, 97 [3]. — La localité de Locofaus ou Lugofagus est difficile à déterminer ; mais la suite du récit marque bien qu'elle était dans le voisinage de Laon. — C'est en sortant de Laon que Martinus fut égorgé. Ébroin l'en avait fait sortir en lui jurant qu'il aurait la vie sauve ; mais comme il avait juré sur une châsse vide de reliques, ce serment n'avait aucune valeur, et personne ne lui reprocha d'avoir égorgé Martinus (Continuateur de Frédégaire, 97, Gesta, 47).

[3] Continuateur de Frédégaire, 98 [4].

[4] Annales Mettenses (681).

[5] Vita Leodegarii ab Anonymo, c. 17. — Continuateur de Frédégaire, 98. — Gesta, 47. — Annales Mettenses, année 681.

[6] Continuateur de Frédégaire, 98  Gesta, 47.

[7] Annales Mettenses.

[8] Continuateur de Frédégaire, 99 [5].

[9] Ce détail ressort de ce que disent les Annales de Metz au chapitre précédent.

[10] Continuateur de Frédégaire, ibidem. — Cf. Chronique de Saint-Waast, édit. Dehaisnes, p. 588.

[11] Annales Mettenses (Bouquet, II, p. 678).

[12] Continuateur de Frédégaire, c. 100 [5]. — [On place maintenant la bataille à Testry dans la Somme. Chacune de ces dates peut être discutai mais la succession des faits paraît certaine.]

[13] Continuateur de Frédégaire.

[14] Continuateur de Frédégaire, 101. — Gesta, 49. — Notons que les documents ne mentionnent pas une seule assemblée populaire qui se soit réunie pour l'élection d'un roi ; le mot elegerunt du Continuateur de Frédégaire ne signifie pas autre chose que on prit pour roi ; or ce Clovis III était l'aîné des fils du roi défunt. Après lui on prit Childebert III qui était le fils cadet, puis Dagobert III, fils unique du dernier. On voit que l'élection, si élection il y a, consiste à suivre l'ordre naturel. Il n'est pas douteux d'ailleurs que chacun de ces rois n'ait été nommé roi avec le consentement et par la volonté de Pépin. Les Annales de Metz expriment cela fort justement.

[15] Tardif, n° 25. De même, n° 34, 35, 38, 46,47, 48,49, 50.

[16] Tardif, n° 28. De même, n° 36.

[17] Tardif, n° 31. De même, n° 57.

[18] Tardif, n° 32.

[19] Tardif, n° 33.

[20] Tardif, n° 45, acte de 709.

[21] Tardif, n° 44. De même, n° 45.

[22] Tardif, n° 51.

[23] Tardif, n° 25.

[24] Tardif, n° 39.

[25] Tardif, n° 34.

[26] Tardif, n° 50. — Voir Pardessus, n° 417et 501, 505-507, 551.

[27] Les actes de jugement sont dans Tardif, n° 28 (691), 30 (692), 32 Ç92), 55 (693), 35 (695), 38 (697), 42 (703), 43 (709), 44 (710), 48 (716). C'est seulement sous Childéric III que Pépin est en nom dans les actes de jugement, n° 53 et 54.

[28] Tardif, n° 31, 34, 47.

[29] Tardif, n° 37, 41, 46.

[30] Vita S. Boniti (Mabillon, III, pars prior, p. 91, c. 6). — Le fait se passe sous Thierry III, mais après la bataille de Testry, ainsi que le marque la phrase qui précède.

[31] Tardif, n° 51, acte de 722. Thierry IV s'y intitule rex Francorum. Il garantit et confirme la donation faite par le comte Ratmund de la terre de Montreuil et de plusieurs autres terres au monastère de Saint-Maur-des-Fossés.

[32] Archives nationales, Tardif, n° 54. — Cette formule n'était pas nouvelle en Neustrie (cf. n° 25). — Dans un acte de 697 (ibidem, n° 38) Pépin maire du Palais est placé en tête de la liste des membres laïques du tribunal royal.

[33] Continuateur de Frédégaire, 100. — Gesta, 48. — Annales de Metz. — Cf. Chronique de Moissac, a. 687.

[34] Vita S. Ansberti, c. 31 (Mabillon, Acta Sanctorum, II, p. 1058 ; Bouquet, III, p. 629).

[35] Annales Mettenses.

[36] Annales Mettenses.

[37] Gesta, c. 48. — Chronique de Moissac, 637. — Il aurait même, suivant Adon de Vienne et suivant le Libellus de majoribus domus (Bouquet, II, p. 670 et 699), conféré à ce Nortbert le titre de maire du Palais. — Dans les diplômes (Tardif, n° 32, 33) Nortbert figure comme optimate ; il n'a pas le titre de maire.

[38] Gesta, 49. — Continuateur de Frédégaire, 101 [6]. — Annales Mettenses.

[39] Continuateur de Frédégaire, 104 [7]. — Gesta, 50. — Annales Mettenses.

[40] Continuateur de Frédégaire, 104 [8]. — Gesta, 51. — Chronique de Moissac. — Annales Fuldenses, 714. — Annales Laurissenses minores (Pertz, I, p. 114).

[41] Charles Martel était fils de Pépin II par la concubine Alpaïde.

[42] Drogon et Grimoald. Drogon laissait un fils nommé Hugo, Grimoald laissait Théodoald.

[43] Continuateur de Frédégaire, 104 [8J. — Gesta, 51. — Chronique de Moissac. — Il n'est pas bien sûr que Hugo ait été déclaré maire ; mais cela parait résulter de ce que disent les Gesta.

[44] C'est bien ce que dit le Continuateur de Frédégaire, 104 : Franci (ce mot désigne tout spécialement les Neustriens) mutuo in sedicionem versi. Cette forme de langage plusieurs fois usitée dans Frédégaire désigne toujours des dissensions : Les Neustriens ne s'entendaient pas entre eux.

[45] Continuateur de Frédégaire, 104.

[46] Cela ressort très nettement du récit des Gesta, 51. — De même dans le récit du Continuateur de Frédégaire et dans les Annales Mettenses, il n'est pas parlé d'Austrasiens. Ni Hugo ni Plectrude n'interviennent.

[47] Continuateur de Frédégaire, 105. Gesta, 51. Annales Mettenses.

[48] Idem, 104. — Gesta, 51.

[49] Chronique de Fontenelle, Bouquet, II, p. 659.

[50] Continuateur de Frédégaire, 105 et 106 [8 et 9]. — Les Gesta disent la même chose, c. 52 et 53.

[51] Chronique de Fontenelle, Bouquet, II, p. 659.

[52] Vita S. Rigoberti, c. 2 ; Bouquet, III, p. 657.

[53] Vita S. Rigoberti, c. 4.

[54] De gestis episcoporum Trevirorum, Bouquet, III, p. 649. — Ce Milo se trouvait d'ailleurs fils et neveu d'évêques de Trêves (Vita S. Basini, Bouquet, III, p. 591, note).

[55] Chronique de Fontenelle, Bouquet, II, p. 660.

[56] Continuateur de Frédégaire, 109 [14]. — Annales Mettenses.

[57] Continuateur de Frédégaire, 107. — Gesta, 53.

[58] Il n'y eut interruption de la royauté qu'entre Thierry IV et Childéric III, de 737 à 742. — Tous ces rois écrivent encore ou sont censés écrire des diplômes ; Pardessus, n° 515, 518, 527, 531, 535, et plus tard n° 570, 571,575, jusqu'en 744.

[59] Acte de 722 (Diplomata, édit. Pardessus, n° 521). — Lettre de 724 (ibidem, n° 532). — Cf. n° 509, 537, 563.

[60] Continuateur de Frédégaire, c. 109 et 110, passim. Gesta regum Francorum, c. 47, 49, 50. Paul Diacre, Historia Langobardorum, VI, 53.

[61] Diplomata, n° 509, acte de jugement de 719.

[62] Continuateur de Frédégaire, 109.

[63] Continuateur de Frédégaire, 109 [15], 110 [23]. — Annales Mettenses.

[64] Continuateur de Frédégaire, 109, 110. — Annales Mettenses (Bouquet, II, p. 685).

[65] Par exemple, Euchérius, évêque d'Orléans, qu'il chassa de son évêché et enferma dans un monastère d'Austrasie (Vita S. Eucherii, Bollandistes, 20 février ; Bouquet, III, p. 346 et 656). Voir aussi la Chronique de Fontenelle, c. 11 ; Bouquet, II, p. 662.

[66] Adrevald, Miracula S. Benedicti, I, 14, p. 35-36. — Nous parlerons ailleurs de la question des précaires d'église qui se rattache à ces faits. [Cf. Nouvelles Recherches, p. 289 et 302.]

[67] C'est le sens de ces mots de l'historien (Éginhard, Vita Caroli, 2). Cf. Continuateur de Frédégaire, 109.

[68] Continuateur de Frédégaire, 110. — L'Appendix aux Gesta répète la même chose. — Chronicon Fontanellense, Bouquet, II, p. 662. — Annales Mettenses. — Charles laissait un troisième fils, mais fils naturel, nommé Grippo, à qui il voulut donner une petite part entre la Neustrie et l'Austrasie ; mais Grippo ne put pas entrer en possession (Éginhard, Annales, année 741 ; Annales de Metz, Bouquet, II, p. 686).

[69] Annales Fuldenses. — Le Continuateur de Frédégaire, c. 111, les Gesta, Appendix (Bouquet, p. 573) et les Annales de Metz donnent à Pépin et à Carloman le titre de principes.

[70] La mort de Thierry IV n'est même pas signalée par les Chroniques, Nais nous la connaissons, et nous en savons la date par une charte (Pardessus, n° 563) de Charles Martel, charte qui est certainement écrite en 741, car elle est relative à la donation de la villa de Clichy, qu'il ne donna qu'au moment de mourir (Gesta, Appendix, Bouquet, II, p. 573) et écrite à Quiersy, où l'on sait on effet qu'il mourut. Or cette charte est datée ainsi : Mensis september... annum quintum post defunctum Theodoricum regem. Donc Thierry IV était mort avant le mois de septembre 757. Nous ne possédons cette charte que par une copie ; mais Félibien et Mabillon assurent avoir vu l'original (Mabillon, De re diplomatica, p. 189). — Voir aussi Genealogia regum Francorum, dans Bouquet, II, p. 695, et Pertz, II, p. 308.

[71] Que Childéric III n'ait été nommé qu'en 743, ou, au plus tôt, à la fin de 742, c'est ce qui résulte de la Genealogia regum Francorum (Bouquet, II, p. 695 ; Pertz, II, p. 308), qui porte : Childericus regnavit annos X (de 743 a 753), et d'un Chronicon brevissimum, qui signale que Childéric II n'a régné que neuf années pleines (Bouquet, II, p. 691). — La Chronique d'Adémar qui fait succéder Childéric III à Thierry sans interruption (Bouquet, II, p. 575) a été écrite au XIe siècle et ne mérite pas confiance. — Sur toute cette question, où il reste bien quelque obscurité, voir la note de Pardessus, dans ses Diplomata, t. II, p. 370.

[72] On a un diplôme (Pardessus, n° 575) qui porte ce préambule : Hildencus, rex Francorum, viro inclito Karlomanno majore domus, qui notas (uos) in solium regni instituit. [Mais peut-on avoir entièrement confiance dans ce diplôme ?]

[73] Pardessus, n° 569, 570, 571, 575.

[74] Pardessus, n° 578, 584, 585, 587, 588, 589, 591 ; même en Austrasie, n° 592, 594, 595, 596, 597, 603, 604. — Exceptions, n° 576, 577.

[75] Archives nationales, Tardif, n° 53 et 54.

[76] Borétius, p. 24-30.

[77] Sirmond, I, p. 543 et suiv.

[78] Tardif, n° 52. Liber Carolinus, édit. Jaffé, n° 1 et 3. Le pape Zacharie appelle Pépin du titre de major domus et il désigne son pouvoir par le terme de principatus. Dans une lettre à saint Boniface il qualifie Pépin et Carloman principes Galliarum, Jaffé, Monumenta Moguntina, p. 134.

[79] Les chroniqueurs attribuent à la seule dévotion cette résolution étrange de Carloman. Continuateur de Frédégaire, c. 116 [50]. — L’Appendix aux Gesta s'exprime de même. — Annales de Metz. — Chronique de Moissac. — Éginhard est moins affirmatif ; Vita Caroli, 2. — Cette retraite fut-elle tout à fait volontaire, c'est ce dont on peut douter, surtout si l'on songe à ce que devint Drogon. — Adrevald, c. 14, l'attribue à l'influence de Boniface et d'Euchère.