LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE PREMIER. — L'AFFAIBLISSEMENT DE L'AUTORITÉ PUBLIQUE [SOUS LES DERNIERS MÉROVINGIENS]

 

CHAPITRE V. — COMMENT LA ROYAUTÉ FRANQUE A PERDU SON SYSTÈME ADMINISTRATIF.

 

 

Nous avons vu que les rois francs avaient eu, dès le premier jour, une administration qu'ils avaient empruntée à l'Empire[1]. L'Empire avait établi tout un réseau de fonctionnaires qui gouvernaient chaque circonscription au nom du prince. La royauté franque n'avait pas hésité un moment à conserver ce système. Elle l'avait même développé, remplaçant les grandes circonscriptions qu'on appelait provinces par les circonscriptions plus petites qu'on appelait cités, et augmentant ainsi le nombre des fonctionnaires royaux. Dans chaque cité elle eut un agent qui s'appelait du nom romain de comte ou du nom germanique de Graf. Il y eut aussi quelques recteurs, quelques patrices et des ducs. Au-dessous du comte dont le ressort avait l'étendue d'un diocèse, il y eut des agents inférieurs, nommés vicaires, tribuns ou centeniers. Cela fit un réseau qui couvrit tout le royaume, qui rendit la royauté partout présente. Nous allons chercher comment cette administration s'affaiblit et cessa de servir.

Les devoirs de l'administrateur étaient excellemment marqués dans le diplôme qu'il recevait du roi : La bonté royale atteint sa perfection lorsqu'elle recherche la vigilance dans les personnes qu'elle emploie ; aussi ne conférons-nous pas légèrement les dignités. C'est donc parée que nous connaissons ta fidélité et ton courage que- nous te confions la gestion de tel comté, afin que toute la population qui y habite, Francs, Romains, Burgondes ou autres, vivent en paix. Conduis tous les hommes par le droit chemin. Que les veuves et les orphelins trouvent en toi un défenseur. Que le peuple bien régi et satisfait vive tranquille sous ton gouvernement[2]. Ce ne sont pas apparemment les Francs qui ont inventé cette belle et honnête formule, dont la langue est du plus pur latin et dont le style est celui- de la chancellerie impériale. L'Empire avait l'habitude de faire rédiger dans ses bureaux des séries de diplômes pour toutes les nominations de fonctionnaires. Un recueil presque complet de ces diplômes nous a été conservé par Cassiodore pour l'Italie ; pour la Gaule, le formulaire de Marculfe ne contient d'autre diplôme de nomination que celui du comte ou du duc ; mais il est visible que ce diplôme appartient à la famille des diplômes impériaux.

Or cette formule officielle, qui fut rédigée plusieurs milliers de fois dans les bureaux des rois francs, ne répondait pas tout à fait à la réalité des choses. En pratique, il arrivait souvent que le comte qui recevait ce diplôme eût acheté sa nomination. Nicétius, dit Grégoire de Tours, demanda le duché au roi en lui donnant pour cela d'immenses présents, et c'est ainsi qu'il devint duc[3]. Ailleurs, un comte d'Auxerre, Péonius, dont le temps d'exercice était expiré, veut faire renouveler sa nomination, et il charge son fils de porter des présents au roi ; le fils remet !es présents en son nom propre et il obtient le comté pour lui-même[4]. Il .semble donc qu'il y eut, du moins le plus souvent, une sorte d'achat des fonctions administratives.

Les fonctionnaires ne recevaient pas de traitement de l'État. Du moins les documents ne mentionnent jamais rien de pareil. L'Empire romain avait établi l'usage des appointements fixes, afin que les fonctionnaires n'eussent aucune raison de s'enrichir aux dépens de leurs administrés. Cette règle salutaire paraît avoir disparu dès les premiers Mérovingiens ; on n'en trouve aucune trace. On a supposé que certaines terres étaient concédées en jouissance aux ducs et aux comtes, el que les fruits qu'ils en tiraient leur tenaient lieu de traitement. Cette hypothèse a beaucoup de vraisemblance ; mais elle n'est qu'une hypothèse. Aucun document mérovingien ne signale des terres attachées aux fonctions.

Partons donc de ce double fait, que l'administrateur avait acheté son emploi et qu'il ne recevait pas de rémunération de l'État. D'où cette conséquence que c'était sa fonction elle-même qui devait lui fournir les moyens, d'abord de rentrer dans ses déboursés, puis de vivre et de faire vivre un nombreux personnel autour de lui, et enfin, s'il se pouvait, de s'enrichir. L'exploitation de la fonction devenait presque une nécessité, et là conscience du temps n'était pas pour l'interdire.

La principale source de profits pour l'administrateur était la justice.

On peut remarquer dans la Loi des Burgondes, qui est du ve siècle, et qui n'admet pas le système des compositions, un article qui défend aux juges, c'est-à-dire aux comtes, de substituer de leur autorité privée la composition à la peine, pour s'enrichir Une telle interdiction laisse apercevoir la propension des juges à user le moins possible de la peine de mort, dont ils ne pouvaient tirer aucun profit. Elle laisse apercevoir aussi qu'ils tiraient quelque profit de l'arrangement pécuniaire par lequel un homme riche échappait à la peine.

Une remarque semblable peut être faite sur les lois franques. On a un décret, qu'on croit de Childebert Ier, qui punit le vol de la peine de mort, mais qui permet au voleur de se racheter ; il met seulement cette condition que la composition n'aura lieu que devant le comte et avec son autorisation[5]. Un autre décret, qui est de Childebert II, se prononce plus formellement pour la peine de mort, et [déclare] que le comte qui aurait relâché un voleur, probablement en lui permettant de composer, serait lui-même passible de la peine capitale[6]. Ainsi, le roi franc semble redouter l'abus que le comte peut faire de la composition.

Cependant l'usage prévaut de substituer la composition à la peine ; ce n'est pas l'intérêt seul des comtes qui l'a fait prévaloir ; d'autres causes plus générales y ont concouru[7]. Ce système est celui que nous trouvons en pleine vigueur dans la Loi Ripuaire dont la rédaction est du vif siècle, et dans la Loi Salique dont le texte que nous avons est d'une date inconnue. Or il s'établit en même temps une autre règle : c'est que, pour toute composition, un tiers de la somme lût donné au roi, sous le nom de fredum. Or ce fredum fut perçu au nom du roi par le comte, qui en garda une partie pour lui. Ce furent ses émoluments judiciaires.

Peut-être est-ce à cela que l'on peut attribuer, en partie, l'abus qui se fit des peines pécuniaires, et surtout les chiffres élevés auxquels elles furent portées. Tout crime apportait au comte de l'argent. Tout procès lui était un bénéfice. On notera même que des opérations, telles que la saisie des biens d'un débiteur, exigèrent l'intervention du comte et lui valurent un profit assez considérable[8]. Il paraît même que ce dernier point constituait pour le comte une tentation si forte, qu'il fallut menacer de la peine capitale celui qui saisirait plus qu'il n'était dû[9].

La justice était pour les comtes une telle source de gains, qu'il n'y a pas lieu à être surpris de ce que Grégoire de Tours dit de l'un d'eux : En semant des procès et en multipliant les accusations, il accumula de grands trésors[10].

Sur la manière dont beaucoup de comtes rendaient la justice, nous avons un témoignage dans un décret du roi Gontran : Que tous nos juges, dit-il, aient soin de rendre de justes jugements ; autrement, c'est nous-même qui les châtierons. Le comte, on le sait, se faisait souvent remplacer par un lieutenant ou un délégué. Ces subordonnés du comte n'inspiraient pas plus de confiance que le comte : Que nos comtes aient soin, ajoute le roi Gontran, de bien choisir leurs vicaires et tous ceux qu'ils délèguent dans les diverses parties de leur ressort ; qu'ils ne choisissent pas des hommes qui par cupidité prêtent la main aux mauvaises actions ou qui s'enrichissent de dépouilles injustes[11]. Il ressort de là que tous ces juges avaient deux moyens de s'enrichir : l'un était de vendre l'impunité aux coupables ; l'autre était d'extorquer de l'argent aux innocents.

Les fonctionnaires, outre la justice, avaient deux autres attributions, la perception des impôts et le recrutement des soldats. Ici encore, avec l'omnipotence du comte et l'absence de tout contrôle, les abus étaient faciles ; mais les documents nous manquent pour les apprécier[12].

Quelques textes signalent un abus plus étrange. Des diplômes royaux ou des formules de diplômes interdisent à ces fonctionnaires de rien dérober[13], d'usurper la terre d'autrui[14]. Or cela est dit, non pas d'un fonctionnaire, mais de tous les fonctionnaires en général, comme si le délit était commun parmi eux : Qu'aucun comte ne se permette d'enlever quelque chose des biens de ce monastère pour se l'approprier[15]. Grégoire de Tours rapporte, en effet, des actes de violence commis par les comtes, des vols, des usurpations d'immeubles. Sigivald, à la tête de l'Arvernie[16], faisait beaucoup de maux dans le pays ; il envahit les biens de plusieurs ; ses serviteurs ne cessaient de commettre des pillages et des meurtres, sans que personne osât dire un mot ; lui-même s'empara d'un domaine, la villa Bulgiatensis[17]. Ailleurs, c'est un comte du Gévaudan, Palladius, qui mettait la main sur les terres d'une église et dépouillait les hommes de cette église[18]. Le même historien reproche au comte Leudaste d'avoir enlevé des biens de son église[19].

Malgré les vices de cette administration, on ne voit pas que les populations, ou romaines ou germaines, se soient révoltées contre elle. On signale bien quelques émeutes, mais elles sont locales, passagères, facilement réprimées. C'est le duc Wintrio qui est chassé par la population ; mais bien vite la population s'apaise, et il reprend sa fonction[20]. C'est le comte Théodulf qui est chassé par les habitants d'Angers ; mais il est ramené dans la ville par un autre officier royal et administre son comté[21]. Le plus souvent ces émeutes étaient l'œuvre d'un concurrent ; celle d'Angers était dirigée par un personnage nommé Domégisile, ancien fonctionnaire, qui n'apportait dans ce conflit aucune idée de liberté populaire[22]. De même un comte de Meaux, Gundovald, fut assassiné par un concurrent évincé nommé Guerpin[23]. La Chronique de Frédégaire rapporte que dans un canton de la Bourgogne le duc Herpon fut tué ab ipsis pagensibus, c'est-à-dire par des habitants de ce canton ; mais ce n'était pas le peuple qui se soulevait ; la Chronique ajouté que le meurtre eut lieu à l'instigation d'une faction ennemie qui était composée du ptlrice Aléthée, de l'évêque Leudémund et du comte Herpin[24]. D'insurrection générale en vue de renverser ce système administratif ou d'obtenir quelques garanties contre lui, c'est ce qu'on ne voit nulle part.

Mais ce qui ressort de tous les documents qui marquent les pensées et les sentiments des hommes, c'est une désaffection générale. Une lettre qui nous est venue du commencement du vif siècle en est un symptôme. Un évêque de Nevers écrit à un évêque de Cahors pour lui recommander un domaine que l'église de Nevers possède dans l'autre diocèse. Je vous recommande cette terre, dit-il, et les hommes qui l'habitent ; je souhaite particulièrement qu'ils n'aient à souffrir aucune violence des fonctionnaires royaux et qu'ils puissent vivre tranquilles[25]. Le concile de Chalon, de 644, demanda qu'il fût défendu aux judices publici, c'est-à-dire aux fonctionnaires royaux, d'entrer dans les monastères et dans les bâtiments des églises, sans y être invités[26].

C'est cette crainte des fonctionnaires royaux, celle réprobation contre leurs exigences qui a déterminé et justifié l'usage des immunités.

[Le diplôme d'immunité, nous l'avons vu ailleurs[27], défend à l'administrateur royal de juger, de lever les impôts, sans doute même de recruter des soldats sur le domaine exempté. Il y a plus : il lui défend d'y mettre le pied, de s'y montrer.] Or ces diplômes d'immunité ont été innombrables, depuis les premiers Mérovingiens jusqu'aux derniers. Il y a eu, dans tout le royaume, dans chaque province, dans chaque canton, des domaines qui ont été soustraits à l'action administrative, et à la limite desquels le comte devait s'arrêter. Sur chacun de ces domaines, ce n'était pas seulement le propriétaire qui échappait à l'autorité publique, c'était la population tout entière qui l'habitait.

La royauté mérovingienne n'a donc pas supprimé le corps administratif qu'elle tenait de l'Empire romain. Mais elle a, sans y penser, annulé ou entravé partout son action. Ce corps a subsisté officiellement ; il y a toujours un nombre égal de ducs, comtes, vicaires ou centeniers ; mais ce sont les administrés qui ont peu à peu disparu pour la plupart.

 

 

 



[1] [La Monarchie franque, c. 10.]

[2] [Marculfe, I, 8.]

[3] Grégoire de Tours, VIII, 18.

[4] Grégoire de Tours, IV, 42.

[5] Pactus, 2 et 3, p. 5 [édit. Borétius].

[6] Decretio Childeberti, 7, p. 17.

[7] Nous les avons vues ailleurs [La Monarchie franque].

[8] Lex Salica, L.

[9] Lex Salica, LI, 2 [3].

[10] Grégoire de Tours, V, 49 [alias 48].

[11] Guntramni edictum, Borétius, p. 12.

[12] Il y a pourtant un passage de Grégoire qui donne une idée des profits que les comtes pouvaient tirer du service militaire obligatoire pour tous, VII, 42.

[13] Diplomata, n° 270.

[14] Diplomata, n° 341 ; cf. n° 572 et 551.

[15] Marculfe, I, 2.

[16] Grégoire de Tours, III, 4-3, in fine.

[17] Grégoire de Tours, III, 16.

[18] Grégoire de Tours, IV, 40 [alias 59].

[19] Grégoire de Tours, V, 50 [alias 49]. — Dans la Vita Eligii, 1, 47, Dagobert dit : Duces mei et domestici spatiosas suscipiunt villas. Il est vrai que c'est un hagiographe qui met cela dans sa bouche.

[20] Grégoire de Tours, VIII, 18.

[21] Grégoire de Tours, VIII, 18.

[22] Sur ce Domégisile, cf. VI, 18 ; VI, 45 ; VIII, 42.

[23] Grégoire de Tours, VIII, 18, in fine.

[24] Frédégaire, Chronicon, 43.

[25] Epistola Ruricii episcopi ad Desiderium episcopum, dans Bouquet, IV, p. 44.

[26] Sirmond, t. I, p. 489.

[27] [Les Origines du système féodal, c. 16.]