LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE PREMIER. — L'AFFAIBLISSEMENT DE L'AUTORITÉ PUBLIQUE [SOUS LES DERNIERS MÉROVINGIENS]

 

CHAPITRE IV. — COMMENT LES ROIS MÉROVINGIENS ONT PERDU LEUR POUVOIR JUDICIAIRE.

 

 

Nous avons montré plus haut que dans l'État monarchique, tel que Clovis l'avait ou organisé lui-même ou reçu de la tradition impériale, l'autorité judiciaire appartenait au roi. Elle était exercée, dans les provinces par ses fonctionnaires, dans le Palais par lui-même[1]. Il faut chercher si les rois mérovingiens l'ont conservée, ou pour quelles causes ils l'ont perdue.

Regardons d'abord l'usage qu'ils en firent. Il nous est sans doute bien difficile d'apprécier avec certitude si leur justice fut bonne ou mauvaise. D'une part, la Chronique de Frédégaire en fait deux fois l'éloge, Clotaire II parcourut l'Alsace et, y établissant la paix et l'ordre, frappa du glaive beaucoup de coupables. Dagobert Ier traversa la Bourgogne, dressant son tribunal de ville en ville ; il jugeait tous les hommes, petits ou grands, avec une admirable justice, ne recevant aucun présent, ne faisant aucune acception des personnes ; il ne prenait pas le temps du repos, attentif à ce que personne ne se retirât de devant lui sans avoir reçu justice[2].

Mais, à côté de ces deux éloges, il faut reconnaître que beaucoup de récits du vie et du VIe siècle montrent cette justice royale sous un jour moins favorable. On est frappé d'abord du grand nombre d'accusations de lèse-majesté. Ce n'étaient pas les rois francs, à la vérité, qui avaient inventé ce genre de crime ; ils l'avaient emprunté aux empereurs romains, qui le tenaient eux-mêmes de la République romaine ; mais ils n'eurent garde d'y renoncer et ils en firent même un grand abus, l'appliquant aux Francs autant qu'aux Romains, Bursolène et Dodo furent accusés de lèse-majesté et condamnés à mort ; le premier fut immédiatement exécuté par les soldats ; l'autre, ayant réussi à fuir, fut arrêté ; on lui coupa les pieds et les mains, et on le tua. L'historien ajoute que le roi confisqua tous leurs biens. C'était la règle romaine ; les rois ne renoncèrent pas plus à la confiscation qu'à la peine de mort[3].

Ce qui est surtout digne de remarque, c'est la manière dont les rois procédaient dans ces sortes de jugements. Nous ne voyons presque jamais un tribunal se réunir. Les égaux de l'accusé ne sont pas consultés. C'est le roi qui seul prononce, condamne, et donne l'ordre d'exécution. Un certain Dacco, fils de Dagaric, avait abandonné le service du roi ; aucun autre crime ne lui était reproché ; un duc royal l'arrête, l'amène au roi les fers aux pieds, et le roi le fait mettre à mort. Le récit très circonstancié de Grégoire montre que cet homme ne comparut devant aucun tribunal[4].

Magnovald fut mis à mort par l'ordre du roi, sans qu'on sût pourquoi. Cette observation marque déjà qu'il n'y eut aucun jugement public ; mais l'historien précise encore davantage : Voici comment la chose se passa. Le roi se trouvait à Metz dans un palais et assistait à des jeux. Il fait appeler Magnovald ; celui-ci arrive sans savoir pourquoi il est mandé ; il regarde aussi les jeux, et rit avec les autres. A ce moment, sur l'ordre du roi, un homme lui tranche la tête d'un coup de hache[5]. Notons bien que ce n'est pas ici un assassinat, comme les Mérovingiens en ont commis ; c'est une condamnation à mort ; l'acte a lieu publiquement, devant tous les grands, et aucun d'eux ne proteste.

Ailleurs c'est Boantus qui est frappé du glaive par l'ordre du roi parce qu'il lui a été infidèle, et ses biens sont confisqués[6]. Le roi Gontran fit mettre à mort les deux fils de Magnachaire, parce qu'ils avaient prononcé des paroles détestables contre la reine Austréchilde[7], et leurs biens furent confisqués. De même, Sunnégisile est mis à la torture[8]. Chundo, ancien cubiculaire, est mis à mort par ordre du roi Gontran ; son seul crime est d'avoir chassé dans une forêt du roi. Or le récit très détaillé de l'historien marque qu'il s'agit bien ici, non d'un acte de colère, mais d'un véritable jugement après une assez longue procédure ; mais ce jugement est prononcé par le roi seul ; il prononce en public, mais sans qu'aucun jury franc intervienne. Les Francs n'ont aucune garantie légale contre les jugements du roi.

Le duc Rauching était, très probablement, un intrigant et un conspirateur ; mais voyez comment il est jugé. Childebert fait seul l'enquête sur les faits qui lui sont dénoncés[9] ; les croyant vrais, il mande Rauching au Palais, lui donne audience, parle avec lui de choses et d'autres et le congédie. Au moment où Rauching sort de sa chambre, des huissiers le saisissent par les pieds et le jettent à terre, et des soldats lui tranchent la tête. Toutes ses propriétés sont confisquées, tous ses trésors apportés au roi. Nous ne pouvons énumérer toutes les exécutions capitales, celles de Gaïlen, de Grindio, de Ciucilo, que raconte Grégoire de Tours[10] ; celles d'Aléthée, de Godin, de Boson, de Brodulf, que raconte Frédégaire[11]. Il est assez visible que cette justice royale était arbitraire et violenté.

Un autre de ses défauts était la cupidité. Grégoire de Tours donne à entendre par plusieurs de ses récits que l'on ne se présentait pas devant le tribunal du roi sans apporter de grands présents. Nonnichius fut accusé devant le roi, mais, ayant donné force présents, il fut absous[12]. Ailleurs il raconte l'aventure d'un personnage qui, mandé au tribunal, n'avait pas manqué de se munir de nombreux présents, mais sur sa route il fut dévalisé ; il arriva donc les mains vides, et fut condamné[13]. Grégoire affirme que beaucoup de sentences capitales du roi Chilpéric n'avaient eu d'autre motif que le désir de confisquer les biens des condamnés[14]. Frédégaire dit à peu près la même chose de Brunehaut : Ægila fut mis à mort par le roi Thierry, à l'instigation de Brunehaut ; il n'avait commis aucune faute, mais on avait le désir de confisquer ses biens[15].

Les historiens du temps ne nous donnent pas une meilleure opinion de la justice des comtes. C'est Albinus qui, jugeant un procès, se lève de son siège, tombe à coups de poings sur l'un des plaideurs qu'il n'aime pas, et surtout le condamne à une énorme amende, dont un tiers est pour lui[16]. C'est le comte Leudaste qui sème les procès et multiplie les accusations afin de grossir ses trésors[17]. Siégeant sur son tribunal, au milieu d'assesseurs qui étaient les premiers personnages du clergé et de la cité[18], on le voyait ce éclater en fureur, vomir des injures contre les citoyens, enchaîner des prêtres, battre de verges des guerriers. C'est le comte Antestius qui ne consent à laisser un accusé libre sous caution que parce que celui-ci lui fait donation écrite d'une de ses propriétés[19].

L'impression générale qui se dégage de tous ces faits particuliers est que la justice du roi et de ses fonctionnaires était, le plus souvent, une mauvaise justice. H ne paraît pas que les peuples se soient fait alors de la justice royale la haute idée qu'ils s'en firent six siècles plus tard, au temps des Capétiens. Elle put inspirer la terreur ; les hommes ne paraissent pas avoir mis en elle leur confiance et leur espoir. Nous allons même rencontrer des faits qui nous montreront les populations faisant effort pour lui échapper et pour la remplacer par d'autres juridictions.

Durant toute cette époque, l'Église n'a pas cessé de l'aire la guerre à la justice de l'État. Ce n'est pas l'ambition qui l'a inspirée en cela, c'est plutôt un esprit d'indulgence et de douceur. La justice impériale avait été lort sévère, et cette sévérité avait passé à la justice mérovingienne ; la peine de mort était prodiguée ; les supplices étaient atroces ; la prison elle-même, le cachot sombre et souterrain, était une peine cruelle. L'Église chrétienne réagit contre ces duretés, et poussa même l'indulgence à l'excès. A la peine de mort et aux autres peines corporelles elle tendit à substituer les amendes, et plus encore les peines - morales, la pénitence.

L'Église ne pouvait pas changer la loi civile ; elle réussit du moins à établir cette règle que, si un meurtrier avait réussi à se réfugier dans une église ou quelque lieu consacré, il devait avoir grâce de la vie. La justice ne pouvait plus le frapper de mort. L'Église fit insérer cette règle dans les diverses législations écrites à partir du Ve siècle.

Le clergé fit plus. On ne peut lire les récits du temps sans être frappé de voir comme les évêques, les prêtres, les moines, intercèdent sans cesse pour sauver la vie des condamnés.

Il n'y a pas de vertu que les hagiographes du temps louent plus volontiers que celle qui consiste à sauver du supplice des condamnés. On est d'abord tenté de croire que l'Église, plus éclairée que la société laïque, cherchait surtout à protéger les innocents contre les rigueurs et les violences. Ce n'est pas cela. L'Église ne fait pas de distinction entre innocents ou coupables ; ce qui lui importe, c'est de sauver des condamnés. L'auteur de la Vie de saint Éloi dit expressément qu'il sauvait aussi bien les coupables que les innocents. Pareille chose ressort d'une foule de récits. L'abbé Éparchius, dit Grégoire de Tours, après chaque condamnation courait vers les juges, les suppliant et même leur enjoignant de pardonner aux coupables. Licinius, évêque d'Angers, sauvait des brigands, des meurtriers, des adultères[20].

Regardez les miracles de cette époque : la moitié d'entre eux a pour objet de délivrer des condamnés du gibet ou de la prison. Saint Éparchius voit un homme qui est enfermé en prison en attendant le supplice ; il adresse à Dieu une fervente prière, et les portes de la prison s'ouvrent d'elles-mêmes[21]. Saint Albinus, passant devant une prison, entend les cris des condamnés ; il court aussitôt vers le comte et lui demande que, pour l'amour de Dieu, il relâche ces hommes ; le comte fait la sourde oreille ; alors le saint évêque s'adresse à Dieu, et, au moment même où il est en prières, une grosse pierre se détache du mur de la prison et les prisonniers sortent[22]. Saint Germain de Paris se trouvait un jour en prière à la porte de la prison ; cette prière fut sans doute très efficace, car, la nuit venue, les prisonniers crurent voir l'évêque qui leur apparaissait et leur donnait avis de creuser un souterrain pour s'enfuir ; ainsi firent-ils, et tous s'évadèrent[23]. La prison de Reims s'ouvrit un jour par la vertu de saint Martin, et tous les enchaînés se trouvèrent libres[24] ; le roi Childebert crut si bien au miracle, qu'il leur fit grâce même de l'amende. Saint Nizier fit mieux : il apparut dans les cachots de sept villes à la fois ; tous les prisonniers furent délivrés ; les comtes les poursuivirent en vain ; aucun d'eux ne put jamais être repris[25]. Il y a dans tous ces récits un fait dont on ne doutera pas : ce sont ces évasions favorisées, encouragées, facilitées par l'esprit d'indulgence chrétienne.

Saint Columban délivrait tous les condamnés à mort, à la seule condition qu'ils lui promissent de se corriger et de faire pénitence[26]. Saint Licinius fait un signe de croix sur la porte d'une prison ; la porte s'ouvre ; les prisonniers sortent et sont reçus avec honneur par le saint évêque, auquel ils promettent de ne plus commettre ni brigandage ni homicide[27]. Saint Façon, évêque de Meaux, passait par hasard devant la prison ; les prisonniers lui crient qu'ils demandent à faire pénitence de leurs crimes ; et l'homme de Dieu leur dit : Sortez, vous êtes libres, parce que vous vous repentez ; et aussitôt leurs chaînes tombèrent[28]. Pareils récits sont innombrables[29]. Ils marquent l'opinion que les plus honnêtes se faisaient de la culpabilité et de la pénalité. Ils marquent aussi l'impuissance de l'autorité publique à faire exécuter ses arrêts. La justice royale était pieusement combattue, énervée, annulée.

En même temps, la juridiction épiscopale grandissait aux dépens de la juridiction royale.

D'abord l'épiscopat obtint que les clercs ne fussent plus justiciables que de lui-même. C'était protéger le clergé vis-à-vis des laïques ; c'était aussi assurer l'autorité de chaque évêque sur son clergé. Or les clerici formaient une assez nombreuse population, qui échappait ainsi à la juridiction laïque.

Même dans la justice purement laïque, les clercs prenaient une grande part. Ils étaient membres du tribunal [et nous savons qu'ils tenaient fort à cette prérogative. L'évêque siégeait aussi à côté du comte, et son autorité était parfois prépondérante.]

Peu à peu l'évêque en vient à dresser son tribunal vis-à-vis de celui du comte. La cité contient deux personnages : le comte, qui représente le roi et qui possède la force armée ; l'évêque, qui représente la religion et qui possède, avec la force morale, la popularité.

Clotaire II en vient à dire que si le comte juge mal, il sera redressé par l'évêque[30]. Article vague, et qui prête à tous les conflits ; or les conflits tourneront au profit du plus fort des deux, qui est certainement l'évêque.

Dès que le jugement du comte pouvait être révisé par l'évêque, la juridiction du comte, qui était celle de l'État, n'avait plus ni prestige ni autorité.

Enfin il se passa pour la justice la même chose que nous avons vue pour l'impôt. Les mêmes personnages, évêques, abbés, grands propriétaires, qui venaient l'un après l'autre demander au roi la faveur de rie plus payer d'impôts, demandaient aussi le privilège de ne pas être jugés par les juges de l'État.

Et le roi l'accorda. A chacun il remit un diplôme en bonne forme où il était dit que le fonctionnaire royal n'avait plus le droit de juger cet évêque, cet abbé, ce grand propriétaire. Plus que cela, l'exemption, bien que sollicitée individuellement par un homme, était accordée, non à cet homme, mais à sa terre. Il en résultait qu'elle s'étendait à tous les êtres humains qui habitaient les terres de l'évêque, de l'abbé, du grand propriétaire.

Chacun de ces diplômes d'immunité enlevait [donc] à la justice de l'État une série de domaines et toute une population. Or ces diplômes furent innombrables. La justice de l'État perdit [ainsi] presque tous ses justiciables[31].

Réunissons les divers faits que nous venons d'observer. 1° Les rois et leurs fonctionnaires font un mauvais usage de leur autorité judiciaire ; c'est pour la justice royale une première cause de discrédit et d'affaiblissement. 2° L'esprit du temps, l'esprit chrétien combat les sévérités de la justice publique et combat en même temps cette justice elle-même, l'empêche d'exécuter ses arrêts, détruit son action ; seconde cause d'affaiblissement. 3° L'épiscopat développe sa juridiction, juge ses clercs, juge même les laïques et se met à côté et au-dessus de la justice de l'État ; troisième cause de ruine. 4° Enfin la royauté, par une innombrable série de faveurs individuelles qu'elle ne sait pas refuser, désarme ses agents et leur défend d'agir ; c'est la ruine de la justice des comtes.

Tout cela fait que l'autorité judiciaire, sans disparaître officiellement, cesse de s'exercer, et s'évanouit, comme l'impôt, dans les mains du roi.

Elle s'évanouit, non au profit des libertés publiques ou d'une justice populaire qui n'exista pas plus à li fin de la période mérovingienne qu'au commencement, mais au profit de la juridiction des évêques, des abbés et des grands propriétaires. Elle s'évanouit pour céder la place à une sorte de justice féodale.

 

 

 



[1] [La Monarchie franque, c. 13.]

[2] Frédégaire, c. 43 et 58.

[3] Grégoire de Tours, V, 25.

[4] Grégoire de Tours, V, 25.

[5] Grégoire de Tours, VIII, 36.

[6] Grégoire de Tours, VIII, 11.

[7] Grégoire de Tours, V, 47.

[8] Grégoire de Tours, X, 19.

[9] Grégoire de Tours, IX, 9.

[10] Grégoire de Tours, V, 19 [alias 18].

[11] Frédégaire, 44, 54, 58.

[12] Grégoire de Tours, VIII, 43. — De même, X, 21.

[13] Grégoire de Tours, V, 26 [alias 25].

[14] Grégoire de Tours, VI, 46.

[15] Frédégaire, Chronicon, 21.

[16] Grégoire de Tours, IV, 44 [alias 45].

[17] Grégoire de Tours, V, 49 [alias 48].

[18] Grégoire de Tours, V, 49 [alias 48].

[19] Grégoire de Tours, VIII, 45.

[20] Vita Licinii ; Acta Sanctorum, février, II, 681, c. 25.

[21] Vita Eparchii, c. 8 ; Acta Sanctorum ordinis Benedicti, I, p. 268.

[22] Vita S. Albini, par Fortunat, c. 16 ; Acta Sanctorum ordinis Benedicti, I, p. 114 [édit. Léo, p. 51].

[23] Vita S. Germani, par Fortunat, c. 67 ; Acta Sanctorum ordinis Benedicti, I, p. 243 [édit. Léo, p. 25].

[24] Grégoire de Tours, De virtutibus Martini, IV, 26.

[25] Grégoire de Tours, Vita Patrum, VIII, 8.

[26] Vita S. Columbani, c. 34.

[27] Vita S. Licinii Andegavensis episcopi, 25 ; Acta Sanctorum, février, II, p. 681.

[28] Vita S. Faronis, c. 104 ; Acta Sanctorum ordinis Benedicti, II, p. 619.

[29] Voir encore Vita Mederici, dans les Acta Sanctorum ordinis Benedicti, III, p. 13. — Cf. Grégoire de Tours, Vitæ Patrum, VIII, 10. — Cf. idem, Historia Francorum, IV, 19.

[30] Præceptio. c. 6.

[31] [Cf. Les Origines du système féodal, c. 16.]