LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

CONCLUSION.

 

 

[Le bénéfice, le patronage, l'immunité, voilà les trois institutions d'où la féodalité va sortir. Si le domaine rural, l'alleu, est le terrain sur lequel s'élèvera l'édifice féodal, ces trois coutumes donneront à cet édifice sa contexture, sa forme et son aspect. Elles sont, toutes trois, de même nature, elles se sont développées dans les mêmes circonstances, elles ont abouti, à la fin du VIIe siècle, aux mêmes résultats.

1° Un usage analogue au bénéfice existait déjà dans la société romaine. C'était le précaire, concession de terre accordée sur une simple prière, et toujours révocable au gré du bienfaiteur. La loi ne le sanctionnait pas ; il était en dehors du Droit, ou, plutôt, contraire au Droit. Cependant il tenait une très grande place dans la vie ordinaire. A la fin de la République romaine, il s'était assez répandu pour constituer une aristocratie foncière qui n'est pas sans analogie avec le monde féodal. De nouveau, sous le Bas-Empire, il s'est développé. Sans entrer dans les lois, il est passé dans les mœurs. Sous le nom de bénéfice, il est devenu d'un usage constant dans la société de l'époque mérovingienne, et ses conséquences l'ont profondément transformée. Il a diminué à l'infini le nombre des petits propriétaires. Il a changé les biens de moindre importance en tenures dépendantes des grands domaines. Établissant un rapport entre les terres, il a créé en même temps un lien entre les personnes. Pendant qu'il accroissait la fortune territoriale des grands propriétaires, il augmentait leur puissance sur les hommes.

2° Le patronage a eu les mêmes destinées. Nous l'avons constaté dans les sociétés primitives de la Gaule et de la Germanie ; mais nous avons pu l'étudier surtout sous la République romaine. A la fin du premier siècle avant notre ère, il avait pris, en même temps que le précaire, une très grande extension. Il a fait que les propriétaires d'alors étaient aussi riches en clients qu'en domaines, et qu'ils avaient en leur pouvoir autant d'hommes que de terres. Il s'est continué sous l'Empire, atténué et, restreint, pour se propager (le nouveau au Ve siècle. Dès lors, il y a eu en Gaule un vaste système de patronages et de recommandations dans lequel chacun a pris sa place. Les conséquences de cette pratique ont été les mêmes que celles du bénéfice : un très grand nombre de personnes se sont trouvées placées sous la protection d'un très petit nombre d'hommes puissants.

3° A la différence du bénéfice et du patronage, la pratique de l'immunité s'est développée dans le palais du roi. Elle ne s'en rattache pas moins au même groupe d'institutions. Par l'immunité, la royauté a soustrait les grands domaines à l'autorité de ses agents. Les rapports légaux ont été remplacés par des liens personnels. Les propriétaires immunistes sont devenus les fidèles du roi, et les hommes qui habitaient sur leurs terres sont devenus leurs sujets.

Ainsi, ces trois pratiques ont concouru à fortifier la puissance de l'aristocratie foncière. On a vu, dans le précédent volume[1], quelle était sa richesse en terres ; on a essayé de montrer, dans celui-ci, comment elle est devenue la maîtresse des hommes, comment il s'est fondé, à son profit, un ordre social différent de l'ordre public.

Dans cet ordre nouveau], les hommes étaient subordonnés hiérarchiquement les uns aux autres et liés entre eux par le pacte de foi ou de sujétion personnelle. Le régime féodal existait [donc dès le VIIe siècle] avec ses traits caractéristiques et son organisme complet.

Seulement il n'existait pas seul. Le régime de l'État, sous la forme monarchique, subsistait avec son administration, sa justice publique, quelques restes d'impôts et des codes de lois communes. Le patronage et la fidélité se faisaient jour au milieu de tout cela, mais ne régnaient pas encore. Légalement c'étaient les institutions monarchiques qui gouvernaient les hommes. La féodalité était en dehors de l'ordre régulier. Les lois ne la combattaient plus comme au temps des empereurs ; du moins elles ne la consacraient pas encore. Ce vasselage tenait déjà une grande place clans les mœurs, dans les usages, clans les intérêts ; il n'en avait presque aucune dans le droit public.

[Ce vasselage n'est pas d'origine guerrière. Il n'a pas encore le caractère militaire. C'est pour cela surtout qu'on ne peut dire que la féodalité soit définitivement constituée. Cependant on devine qu'il le prendra bientôt.

 C'est déjà l'épée au côté que les fidèles du roi lui prêtent serment. D'autre part, tout protégé va devenir nécessairement le soldat de son patron. Si on se rappelle en effet comment le service militaire était organisé, on pensera que cette dernière transformation était inévitable. L'année était constituée sur le modèle de la société civile : on disait indifféremment exercitus et populus. Tous les hommes libres portaient les armes. Les magistrats civils étaient en même temps les chefs militaires ; ceux qui, pendant la paix, jugeaient et gouvernaient les hommes, étaient aussi ceux qui les conduisaient au combat. Quand les cadres de la société civile seront changés, ce système milliaire changera avec eux. Il s'adaptera au nouvel ordre social. Les hommes obéiront alors comme soldats à ceux dont ils dépendent comme fidèles, et le seigneur se présentera devant le roi comme le chef militaire de ces hommes.]

 

FIN DU CINQUIÈME VOLUME

 

 

 



[1] [Cf. l'Alleu.]