LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

[CHAPITRE XV]. — BÉNÉFICE ET SUJÉTION.

 

 

Il faut nous rappeler ici ce que nous avons dit plus haut de l'usage du bénéfice[1] ; il était en une étroite relation avec le patronage ou la truste. Le patronage et le bénéfice étaient deux institutions d'ordre différent, qui s'appliquaient, l'une à la personne humaine, l'autre à la terre ; mais ils produisaient des effets exactement semblables. Le recommandé était l'homme du patron ; le bénéfice était le bien du propriétaire.

Il était possible que le recommandé ne fût pas un bénéficiaire ; c'est qu'alors il ne demandait au patron que la nourriture ou la protection ; en pratique et le plus souvent, c'était pour obtenir le bénéfice d'une part de sol qu'on se recommandait. [Souvent aussi l'homme protégé recevait des terres comme récompense : l'usage se répandit que la jouissance des terres cessât avec celle de la protection.]

D'autre part, il n'était pas possible qu'on fût un bénéficiaire sans être en même temps un recommandé ou un fidèle. Si un grand propriétaire concédait une part de son sol par un acte de bienfait ou de précaire, l'homme qui recevait de lui cette faveur, toujours révocable, était inévitablement soumis à sa volonté. Souvent il lui faisait promettre par écrit d'obéir toujours à ses ordres et d'être son sujet ; il n'était même pas nécessaire que cette promesse fût écrite. Le maître pouvait tout exiger à tout moment, puisqu'il pouvait toujours reprendre la terre[2].

Si au contraire le bénéfice, accompli en sens inverse, était l'abandon du droit de propriété par un petit propriétaire qui se réduisait à une simple jouissance, il ressemblait mieux encore à la recommandation. L'une était l'engagement de la personne, l'autre était l'engagement de la terre, et l'une guère sans l'autre.

Le bénéficiaire était [donc] clans la dépendance du bienfaiteur et à sa merci. Les relations entre ces deux hommes n'étaient réglées ni par la loi ni par un contrat ; elles l'étaient par la volonté seule de l'un d'eux. Celui qui ne possédait qu'en vertu d'un bienfait était donc personnellement lié au bienfaiteur. Par cela seul qu'il tenait de lui, qu'il jouissait de son bien, qu'il occupait le sol par sa grâce, il contractait avec lui un lien d'une autre nature que les liens légaux et plus fort que ceux-ci. Il lui devait autre chose qu'un cens annuel ou qu'un prix de fermage ; il lui devait la reconnaissance, le respect, et ce qu'on appelait alors la fidélité. Or on entendait par ce mot non pas un attachement vague ou une sorte de loyauté chevaleresque, niais une série de devoirs très précis, un ensemble de services et de redevances, en un mot toute une sujétion de corps et d'âme. Il est vrai que le bénéficiaire avait toujours un moyen facile de ressaisir son indépendance ; il lui suffisait de renoncer au bénéfice, car, de même que le débiteur n'était lié que jusqu'au remboursement de sa dette, le bénéficiaire ne l'était que jusqu'à la restitution de la terre. En renonçant à la jouissance du sol, il reprenait la liberté de sa personne ; mais, aussi longtemps qu'il occupait la terre d'un homme, il était le sujet de cet homme. Il l'appelait du nom de maître, dominus, et se qualifiait lui-même son fidèle ou son serviteur ; il s'engageait à lui être soumis, ut subjedus esset, à remplir envers lui toutes les obligations d'un sujet, ut debitam subjectionem semper faceret[3]. Je promets, disait-il, de vous rendre les mêmes devoirs que vous rendent les autres hommes qui occupent votre terre. Plus la formule était vague, plus elle mettait le bénéficiaire dans la dépendance du donateur. Souvent on se contentait de lui faire écrire : S'il m'arrive jamais de prétendre que la terre que j'occupe par votre bienfait est à moi, je consens que vous m'en chassiez. D'autres fois on lui faisait signer une formule ainsi conçue : Si vous me donnez un ordre, que qu'il soit, et que je refuse d'obéir, vous aurez la faculté de me chasser de cette terre[4]. Il n'est donc pas douteux que le bénéfice n'établît dès cette époque un rapport de subordination personnelle, et que des deux hommes qui le contractaient l'un ne fût un sujet de l'autre.

La recommandation et le bénéfice, distincts par nature, ne se distinguaient [donc] pas aisément dans la pratique. Il était rare que le recommandé ne fût pas un bénéficiaire ; il était impossible que le bénéficiaire ne fût pas dans la situation d'un recommandé. Par le patronage, l'homme perdait la propriété de sa personne ; il appartenait à un autre ; il était un fidèle, un dévoué, un vassal, un serviteur. Par l'acte de bénéfice, la terre perdait de même son indépendance ; elle devenait sujette ; elle était astreinte à des redevances, à des services, à des devoirs de toute nature. La personne et la terre se trouvaient ainsi dans un même l'apport de sujétion. Quand la terre cessait d'être un alleu, l'homme qui l'occupait cessait d'être un homme libre. De même que la propriété et la liberté allaient ensemble, le bénéfice et la subordination étaient inséparables. Les hommes se soumettaient les uns aux autres par une série de recommandations. Par une série d'actes de bénéfice, les terres venaient de même se placer hiérarchiquement les unes au-dessous des autres. Les deux institutions grandirent ensemble, se combinèrent, se confondirent et d'elles naquit presque tout le régime féodal.

 

 

 



[1] [Chapitre VII.]

[2] Ce principe était encore ainsi exprimé au XIVe siècle : Celui qui reçoit aucun bien en benefice, il est mendre que celui qui le fait. Oresme, 123. Notons que le patronage et le bénéfice étaient également extra-légaux ; ils plaçaient donc l'homme en dehors de la protection des lois et dans la dépendance personnelle d'un autre homme.

[3] Diplomata, t. I, p. 130 : Testamentum Lonegesili.

[4] Rozière, n° 321. [Bituricenses, 2.]