LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

CHAPITRE XIV. — LA TRUSTE DU ROI.

 

 

Il y avait une troisième forme de patronat royal, celui qui s'appliquait à des guerriers. Il a eu une grande importance ; il ne nous.est pourtant connu que par un petit nombre de textes. Notre principal document est la formule du diplôme que le roi accordait. Expliquer littéralement cette formule est presque le seul moyen que nous ayons de comprendre ce genre de patronat[1].

Il est juste que ceux qui nous promettent une foi inviolable soient soutenus par notre protection. Dès ces premiers mots, nous apercevons deux choses qui se correspondent, foi et protection. Ces deux choses se rencontrent toujours dans la commendatio ou le patronat ; c'est par la réunion de ces deux éléments que tout patronat se constitue.

Comme le nommé un tel, notre fidèle, avec l'aide de Dieu, étant venu ici dans notre palais avec ses armes, nous a juré truste et fidélité en noire main, nous décidons et ordonnons qu'à partir de ce jour il soit compté au nombre de nos antrustions.

La première remarque à faire est qu'il s'agit d'un guerrier. Cela est suffisamment indiqué par les mots. avec ses armes[2]. Est-ce à dire que cet homme soit un guerrier de profession ? Ce serait trop s'avancer. Les documents mérovingiens ne montrent jamais qu'il y ait eu à cette époque une. classe d'hommes uniquement vouée à la guerre. Ils montrent plutôt que tout le monde était guerrier, sans distinction de race. En temps de paix, tous les hommes libres, Francs ou Gaulois, avaient une arme au côté[3]. En temps de guerre, tous les hommes libres, Francs ou Gaulois, étaient appelés à combattre. Les mots avec ses armes ne doivent donc pas être entendus comme s'il s'agissait d'une catégorie particulière d'hommes. Ces mots excluent seulement les ecclésiastiques, les esclaves, les individus tout à fait pauvres ou visiblement trop faibles. Du moins ils indiquent un homme qui, au besoin, pourra combattre, un homme qui, s'il doit servir le roi, pourra le servir de l'épée.

Il y a, en tout cas, ici quelque chose de très nouveau. Dans tout ce que nous avons vu du patronage romain, l'arme n'était jamais mentionnée. Jamais ce n'était comme guerrier que l'homme se commendait à l'homme. L'idée de force guerrière était visiblement exclue de cet acte. L'arme apparaît ici, au VIe siècle, et elle va donner à l'acte de commendation un caractère qu'il n'avait pas eu encore.

Nous pouvons alors nous demander si nous sommes en présence d'une institution nouvelle, ou si c'est l'ancienne institution à laquelle un trait nouveau s'ajoute et qui se modifie. Nous pouvons nous demander encore si l'innovation vient de la Germanie et est introduite par les envahisseurs, ou si elle n'est que l'effet du changement qui s'est produit dans les mœurs du VIe siècle. La fidélité guerrière que nous avons sous les yeux est-elle celle des anciens Germains ? Ou bien est-ce le vieux patronage, qui, dans ces générations toujours troublées et toujours armées, a pris la forme militaire ? Ces questions ne peuvent être résolues par les documents. Chaque esprit, suivant ses tendances propres, peut se prononcer avec la même vraisemblance pour l'une ou l'autre solution ; il peut même les admettre toutes les deux comme parfaitement conciliables.

Ce [protégé] a dû se rendre de sa personne auprès du roi. Ce n'est pas par hasard que les mots venant ici dans notre palais sont insérés dans la formule. Pour en saisir la portée, nous devons nous rappeler qu'à l'époque mérovingienne tous les sujets sans distinction prêtaient déjà un serment au roi, lors de son avènement, mais que ce serment universel était prêté dans chaque canton, par les hommes réunis en groupe, en présence d'un fonctionnaire royal qui s'était déplacé pour le recevoir. C'est le contraire ici : le serment est prêté par un homme individuellement ; il a fallu qu'il se transportât vers le roi ; il est venu spontanément et sans être appelé. Il s'agit donc d'un serment tout autre que celui qui est exigé de tous[4].

Il a juré truste et fidélité. Truste est un terme nouveau pour nous. Il est très probablement germanique. Nous en aurions la pleine certitude si nous le trouvions chez les autres peuples germains. Il serait naturel, en effet, qu'un mot qui eût été usité dans l'ancienne Germanie, eût été importé par les divers peuples envahisseurs, et nous devrions le rencontrer chez les Burgondes, chez les Wisigoths, chez les Lombards. Il se retrouverait aussi chez les peuples restés en. Germanie, comme les Mamans, les Bavarois, les Frisons et les Saxons. La vérité est que ce mot ne se trouve que dans les documents du royaume mérovingien. Il semble qu'il n'ait appartenu qu'aux Francs. Il se rapproche d'ailleurs beaucoup de deux radicaux qui sont aujourd'hui en allemand, Treue qui signifie fidélité[5], et Trost qui veut dire protection. Les philologues allemands sont partagés entre les deux étymologies[6]. Ce qui est plus important que l'origine du mot, c'est l'emploi qui en est fait. Il est employé douze fois dans nos documents, et avec trois significations distinctes : 1° dans deux articles d'un décret de Clotaire Ier et dans une addition à la Loi Salique, il a visiblement le sens d'association entre hommes libres qui se sont groupés pour la sûreté commune contre les malfaiteurs[7] ; 2° dans deux capitulaires de 779 et de 857, il s'applique à une association illicite, c'est-à-dire à la réunion d'une bande armée sous un chef pour commettre des brigandages[8] ; 3° enfin, six fois, c'est-à-dire dans quatre articles de la Loi Salique, et dans un article de la Loi Ripuaire, comme dans cette formule de Marculfe, la truste se dit d'un lien contracté avec le roi. On observera que ces trois significations du mot, si difficiles qu'elles paraissent, ont pourtant un point commun : l'idée qui y est contenue est toujours celle d'une association, d'un lien, d'un engagement mutuel.

Dans le passage de la formule de Marculfe, le sens du mot trustis est marqué d'une manière claire par les deux mots qui l'accompagnent. Quant on dit qu'un homme a juré au roi truste et fidélité, il n'est pas douteux que les deux termes truste et fidélité n'expriment une même chose. Quiconque est familier avec les textes mérovingiens sait qu'il était dans les habitudes du langage de ce temps-là d'employer deux mots pour un seul objet. On disait tuitio et mundeburdis, gasindi vel amici, comes aut grafio. De même on écrit ici trustis et fidelitas. Ces deux mots, en quelque sorte, n'en font qu'un. Jurer au roi la truste est la même chose que jurer au roi la fidélité.

Ce serment est digne d'attention. Dans la commendatio ou le patrocinium romain, nous avions vu la files, mais nous n'avions pas vu le serment. Les documents romains n'en contiennent aucun indice[9]. De même, quand le patronat royal est accordé à une femme ou à un ecclésiastique, le serment n'est pas mentionné. On ne le trouve qu'ici. Or il ne s'agit pas d'un serment religieux. Les hommes de l'époque mérovingienne faisaient un grand usage du serment, surtout dans l'ordre judiciaire, et c'était par le serment que l'innocence se prouvait ; mais ce serment était toujours prêté dans une église[10], sur un autel[11], sur quelque relique de saint[12], ou tout au moins sur une arme bénite[13]. Le serment dont il s'agit dans notre formule est essentiellement différent. Il n'est pas prêté dans une église, mais dans le palais, non sur des reliques, ni à un saint, mais à la personne du roi, nobis juravit. C'est le caractère tout particulier de ce serment[14] ; il ne ressemble ni au serment chrétien, ni même au serment ancien qui avait été toujours un serment religieux[15]. La religion n'y entre pas ; ni Dieu ni les saints n'en sont garants. La conscience seule et l'honneur y sont engagés. Aussi est-il tut personnel ; il est prêté à la personne seule et dans sa main.

L'usage d'un tel serment s'est conservé. Nous l'avons vu dans une formule écrite avant 660, nous le retrouvons dans l'annaliste de 757 : Le duc de Bavière vint vers le roi de France et se commenda dans ses mains en vasselage suivant la mode des Francs[16]. Tout le moyen âge conservera cette sorte de serment du vassal dans les mains du suzerain.

Une fois ce serment prêté et reçu, l'homme devient l'antrustion du roi. Qu'il soit compté au nombre de nos antrustions. On a beaucoup discuté sur le sens de ce mot, et assez inutilement ; le sens en est ici bien visible. L'homme a juré fidélité et il devient un fidèle. Il a juré truste et il devient dès lors antrustion. Ces deux manières de parler se correspondent et offrent la même idée. Ayant juré truste, on dit de lui qu'il est in truste, c'est-à-dire en fidélité ; c'est le terme employé cinq fois dans les lois franques. Mais in truste peut être remplacé par antrustio ; cela est si vrai, que dans l'article de la Loi Salique qui concerne l'homme in truste dominica, trois manuscrits remplacent ces mots par antrustio dominicus[17]. Comme fidelis est l'adjectif de fidelitas, antrustio l'est de trustis. Un antrustion est un fidèle. On peut remarquer que dans notre formule le même homme est appelé fidèle à la seconde ligne, et antrustion à la septième[18].

Voilà donc l'homme devenu, par son serment, fidèle du roi. Quels seront les effets de ce lien ? Notre formule ne les énumère pas ; elle ne dit pas à quoi cet homme s'est engagé, soit que tout le inonde le sût assez pour qu'il ne fût pas nécessaire de le dire, soit que le roi préférât rester dans un certain vague et ne pas limiter les obligations de la fidélité en les énumérant. Il n'est pas spécifié que le service militaire soit exigé, mais on le conjecture aisément. Puisqu'il a fallu que cet homme vint avec ses armes, il va de soi que c'est surtout avec ses armes qu'il remplira les devoirs contenus dans son serment. Toutefois le service militaire ne paraît pas être un devoir spécial ; il n'est qu'une partie de l'obligation générale de fidélité.

Du côté du roi, l'obligation est de protéger. Il protège par cette lettre même qu'il vient de remettre à son fidèle. Que cet homme voyage, il emportera sa lettre ; il devra la montrer dans chaque comté au lieu où siège le comte[19], et elle sera sa sauvegarde. Cette lettre porte d'ailleurs en elle sa sanction ; elle se termine par ces mots : Si quelqu'un ose tuer cet homme, qu'il sache bien qu'il devra payer pour son wergeld une composition de 600 sous d'or[20]. Cette somme de 600 sous est exactement le triple de celle qui était due pour le meurtre de tout autre homme libre.

Cette dernière partie de la formule est pleinement confirmée par les lois franques. Au titre 41 de la Loi Salique nous lisons (l'abord que le meurtre de l'homme libre est puni de 200 sous d'or ; mais si cet homme était dans la fidélité du roi, la peine sera de 600 sous[21]. Plus loin, la peine ayant été une première fois triplée parce que la victime a été tuée dans sa propre maison, elle est triplée une seconde fois si l'homme était dans la fidélité du roi et est portée ainsi au chiffre énorme de 1800 sous[22]. Il en est de même si le meurtre a eu lieu à l'armée[23]. Enfin nous voyons au titre 14 que, s'il ne s'agit que d'une attaque et, d'un vol sur une route, l'homme qui a un diplôme de protection royale reçoit une indemnité triple ; et cela donne à penser que la même règle qui le protégeait contre le meurtre, le protégeait aussi contre les moindres délits et contre toute sorte de torts. C'est ce qu'indique d'ailleurs formellement la Loi des Ripuaires : Si l'homme tué était dans la fidélité du roi, la peine sera de 600 solidi, et de même dans tous autres cas elle sera triple de ce qu'elle serait pour un autre Ripuaire[24].

Voilà donc un homme qui a triple prix, triple valeur à l'encontre de tous ceux qui agiraient, contre lui ; et cela uniquement parce qu'il est entré dans la fidélité personnelle du roi. On voudrait savoir quelle est la conception d'esprit qui a fait établir légalement un pareil privilège. Si le roi est l'auteur des lois franques, on se demande comment le pouvoir royal a pu être si fort que le roi ait, de son autorité privée, inscrit dans ces lois que son fidèle aurait trois fois la valeur d'un autre homme et ait inséré dans le droit pénal que le crime contre ce fidèle encourrait un châtiment trois fois plus fort. Le peuple est-il, au contraire, l'auteur de ces lois ?' On se demande alors comment un peuple libre a pu modifier son droit civil et son droit criminel de manière à mettre si fort au-dessus du vrai citoyen le fidèle du roi. Ces questions se posent à nous, mais nous n'en voyons pas la solution. Ce qui ajoute à la difficulté, c'est que les autres lois germaniques ne fournissent aucune comparaison qui nous éclaire. Nous ne trouvons ce privilège ni chez les Burgondes, ni chez les Goths. Dans les Lois des Bavarois et des Alamans, il y a bien un triple wergeld, mais c'est pour l'homme d'église[25]. Il existe aussi un triple wergeld dans les lois des Frisons, des Thuringiens, des Saxons, mais c'est pour les hommes qui sont de naissance noble. C'est seulement chez les Francs que ce privilège appartient aux fidèles du roi.

Il appartient aussi aux fonctionnaires royaux, tels que ducs, comtes, grafs, vicaires, sacébarons[26]. Ce privilège tient-il à ce qu'ils sont revêtus d'une part de l'autorité royale ? Cela est possible ; mais nous ne voyons nulle part l'expression de cette idée. L'exacte concordance de la règle relative à ces fonctionnaires avec celle qui concerne les hommes de la truste, permet de penser qu'il s'agit dans les deux cas du même privilège. Les ducs, comtes, grafs et sacébarons, qui tiennent leur nomination du roi seul, ont dû certainement se commender à lui et lui faire le serment de truste[27]. C'est donc, très probablement, parce qu'ils sont dans la fidélité royale qu'ils ont triple wergeld.

Ces fonctions publiques, qui ne dépendaient que de la volonté du roi, pouvaient être conférées par lui à des hommes de tolite race. Les lois franques ne prennent pas la peine de dire qu'un Romain peut devenir comte ; cela est trop visible ; mais elles marquent qu'un simple affranchi peut le devenir. La Loi Ripuaire porte expressément qu'il y a des comtes qui sont nés libres, et des comtes qui sont nés esclaves du roi ou qui ont été affranchis par les tablettes suivant le mode romain[28]. De même dans la Loi Salique nous trouvons le sacébaron ingénu et le sacébaron affranchi du roi[29]. Les uns et les autres ont le triple wergeld, c'est-à-dire que la valeur que leur donne leur naissance ou ingénue ou servile se trouve triplée. Les uns valent 600 solidi, les autres 300.

sous voyons déjà par là que les hommes de toute race et de toute naissance peuvent entrer dans la fidélité royale. Un texte qui, sans être la Loi Salique, fait corps avec elle, nous montre en effet un homme romain ou lite qui est dans la truste du roi et qui jouit du même privilège que tous les hommes de la truste[30].

On remarquera que la formule de Marculfe n'indique pas que, pour prêter serment de truste ou de fidélité au roi, il y ait des conditions de naissance ou de richesse. Elle ne contient même pas un, mot qui donne à penser qu'il soit nécessaire d'être de race franque. Aussi n'est-il dit dans aucun document de rage mérovingien que cette institution ait, un caractère germanique, ni qu'elle soit réservée aux Germains. Reportons-nous maintenant à la Loi Salique. Dans le même chapitre où elle prononce que l'homme libre en fidélité du roi aura un wergeld triple de celui d'un autre homme libre, elle ajoute que l'homme romain qui est convive du roi a aussi un wergeld triple de celui qu'aurait un autre homme romain. Les deux paragraphes se correspondent si exactement, qu'il n'est pas douteux que l'expression convive du roi ne corresponde aussi à celle d'antrustion. Telle a été l'opinion de Pardessus, de B. Guérard[31], de Roth et de Waitz, et nous ne pensons pas qu'on puisse l'infirmer. Ajoutons que l'expression convive du roi ne doit pas être prise au sens étroit. Il ne s'agit certes pas d'un homme qui, quelque jour, dînerait avec le roi. Conviva vient de cum et de vivere ; il est le même mot que convictor ; sous l'une ou l'autre forme, nous l'avons vu usité dans la société romaine pour désigner les clients du premier ordre ; il s'employait comme les mots familiaris, comes, arnicas, et désignait l'homme de la maison d'un grand. Le conviva regis est l'homme que le roi a admis dans sa maison, dans sa familiarité. Ce titre est l'un des plus élevés de la clientèle ou fidélité royale. Il peut être porté par des Francs[32]. La Loi Salique nous montre qu'il peut l'être par des hommes romains. La fidélité ne distingue pas entre les races.

Cette fidélité du roi, qui se trouve assez nettement décrite dans la formule de Marculfe et dans les lois franques, est mentionnée aussi par d'autres documents de l'époque mérovingienne. Le texte du traité d'Andelot mentionne ceux qui ont prêté serment au roi Gontran[33], ceux qui ont prêté serment au roi Sigebert. Il fait entendre que ce serment est prêté pour la vie ; celui qui s'est lié à un roi n'a pas le droit de le quitter pour un autre roi. Les hommes qui ont prêté cc serment sont appelés des leudes[34]. Le titre de fidèles leur est aussi attribué[35]. Le mot leude est d'origine germanique. Il paraît avoir signifié un homme, surtout un homme subordonné et sujet. Le roi disait mes leudes[36], dans le sens où la langue latine disait mei homines[37] ; il indiquait par là ceux qui dépendaient directement de lui et, qui lui appartenaient personnellement. Le serment faisait de celui qui le prêtait un homme du roi[38].

L'Édit de 615 parle aussi des leudes, qu'il appelle encore fidèles, et de la loi qu'ils ont, promise. Si quelqu'un des fidèles et leudes s'est vu dépouillé de ses biens dans les guerres civiles pour avoir gardé sa foi à son seigneur légitime, ces biens lui seront rendus. Leude et fidèle ici ne font qu'un ; c'est un homme qui a engagé sa foi, fides[39].

Réunissons ces divers textes, formule de Marculfe, lois franques, traité d'Andelot, édit de 615, et remarquons les diverses expressions qui y sont employées pour désigner le même acte. La formule dit trustem et fidelitatem conjurare, les lois franques disent esse in truste, in truste jurare[40], le traité d'Andelot sacramenta præbere, l'édit de 615 fidem servare. Ajoutons l’annaliste du siècle suivant, qui dira se in vassaticum in manu commendare. De même, l'homme qui a con tracté ce lien est appelé dans la même formule un fidèle et un antrustion, dans les lois franques un antrustion, dans le traité d'Andelot un leude, dans l'édit de 615 un leude ou un fidèle. On ne saurait affirmer que ces mots fussent exactement synonymes, mais les nuances qui pouvaient les distinguer nous échappent, et il est visible qu'ils s'appliquaient à la même classe d'hommes. Si les Lois Salique et Ripuaire ne nomment pas les leudes, c'est qu'elles nomment les hommes in truste qui sont les mêmes hommes. Si Marculfe n'emploie pas /te mot leude, c'est qu'il emploie le mot antrustio. Si le terme leude est rare dans les capitulaires mérovingiens et les diplômes, c'est que le terme fidèle y est fréquent. Les trois mots, ou synonymes ou équivalents, désignaient les hommes qui s'étaient mis dans cette dépendance personnelle du roi. Le roi de son côté les appelait des termes honorifiques de convives, d'amis, de pairs[41]. Car, à l'époque mérovingienne, aussi bien que dans la société romaine, ce lien de patronat volontaire était, en apparence un lien d'égalité, d'amitié, de dévouement réciproque ; en fait, il constituait une dépendance étroite.

Nous n'avons vu jusqu'il présent que des textes de nature officielle, lois ou formules. Les écrivains de l'époque parlent quelquefois de ces pratiques ; ce que nous pouvons surtout observer chez eux, c'est la pensée que leurs contemporains attachaient. La Vie de saint Colomban a été écrite vers le milieu du VIIe siècle, par un moine contemporain de Marculfe[42]. Les moines n'étaient. pas alors tellement enfermés qu'ils ne connussent. les usages du monde. Saint Colomban avait été en rapport, avec les rois et les grands. Son biographe savait ce que c'était qu'un roi et un grand. Or il insère un récit dont nous pouvons tirer (peignes lumières. Colomban se rencontre avec un personnage nommé Chrodovald qui, bien que parent du roi Théodebert, est le fidèle du roi Thierry[43]. Il lui dit : Je sais que tu veux observer la loi du contrat qui te lie au roi. — J'ai, en effet, répond Chrodovald, promis le contrat de foi, et je l'observerai tant qu'il sera en mon pouvoir de le faire. Et Colomban réplique : Puisque tu es uni au roi par ton contrat, sois mon messager auprès de lui qui est ton ami en même temps que ton maître. [C'est là un] curieux dialogue. Les termes peut-être ne sont pas exactement ceux dont les deux personnages se sont servis ; mais ils sont, dans le latin de l'hagiographe, ceux qui rendaient le mieux leur pensée. Peut-être ont-ils employé le mot truste ou le mot fidélité ; l'hagiographe, qui tient à écrire dans le latin classique, a traduit par fœderis jura ou fœdus fidei. Au moins marque-t-il très bien la pensée qui s'attachait à ce genre de fidélité ; c'était un contrat de foi. L'homme qui avait promis ce contrat de foi devenait dès lors un fidèle, et celui à qui il l'avait promis était pour lui un ami et un maître.

La Vie de saint Léger fait allusion au caractère sacré de cette fidélité : J'ai promis devant Dieu, dit le saint, de garder ma foi au roi Thierry ; je ne changerai pas ; plutôt la mort qui n'anéantira que mon corps que l'infidélité qui perdrait mon âme[44]. Telle est la conception d'esprit qui, au temps de saint Léger, s'attache à la fidélité.

Après l'examen de ces divers documents, nous pouvons conclure. Cette fidélité se rattache au patronat ou à la protection que nous avons étudiée antérieurement. Il est une forme de ce patronat. Il est ce patronat dont un des côtés a pris plus d'importance. La fidélité du protégé y est mieux accentuée. Elle se marque par un serment d'un caractère qui lui est propre. Elle lie plus fortement l'inférieur. Elle lui impose des obligations qui, pour n'être pas indiquées dans nos actes, n'en sont pas moins rigoureuses, et parmi lesquelles nous pouvons compter le service de guerre. D'ailleurs, ce lien est tout à fait volontaire, et nul n'est tenu de le contracter. Il n'est contracté que spontanément, et il l'est individuellement. L'homme ne peut engager que soi et le lien n'est pas héréditaire. Il oblige les deux parties : l'une, sous le nom de fidélité, doit une sorte d'obéissance toute spéciale ; l'autre doit une protection toute particulière. C'est une sorte de contrat bilatéral, et la formule même le dit à son début : Il est juste que qui nous donne la foi reçoive de nous la protection. Cela est exprimé plus fortement encore par l'écrivain du VIIe siècle, qui appelle cet acte un contrat de foi, fœdus fidei.

Si nous disions que la féodalité est ici, ce serait certainement trop dire. Mais nous trouvons déjà ici plusieurs traits qui resteront dans la féodalité ; nous trouvons d'abord, comme choses essentielles, le serment et le contrat ; et nous trouvons encore, comme forme caractéristique, le serment prêté dans la main du chef, l'épée au côté ; nous trouvons enfin certains termes qui sont aussi caractéristiques, celui de fidèle, celui d'ami ou de pair, et surtout le terme germanique qui correspond au terme d'homme.

 

 

 



[1] Marculfe, I, 18 ; Rozière, n° 8. On sait que Marculfe a rédigé son recueil vers 660 ; chacun des éléments du recueil était plus ancien.

[2] Una cum arma sua. Tel est le vrai texte des trois manuscrits de Marculfe ; voir Rozière, t. III, p. 515 ; Zeumer, p. 55. Ou bien arma est pour armis, ou bien il est l'ablatif du féminin arma dont on trouve quelques exemples.

[3] [Voir la Monarchie franque.]

[4] M. Deloche suppose que l'homme qui se présente ici est suivi d'une troupe guerrière ; pas un mot de la formule ne l'indique. M. Moche lire cela uniquement de la préposition cerna qui est contenue dans conjurare. Il est vrai que, si nous étions au temps de Cicéron, le mot conjurare signifierait un serment collectif. A l'époque mérovingienne il ne faut pas tenir compte de cette préposition cum. Commanere ne signifie pas autre chose que manere, ni conjurare que jurare. Le serment est individuel.

[5] Mais dans un sens un peu différent de la fidélité dont il est question ici. La fidélité du vassal ne s'appelait pas Treue en allemand.

[6] Pithou avait déjà traduit Trost par fidélité ; c'est également l'avis de Sirmond, de Baluze, de du Cange, d'Eichhorn, de Roth. Grimm a préféré le sens d'assurance ou protection ; voir préface de la Loi Salique de Merkel, p. IV. Suivant M. Deloche, p. 47, Trust signifierait aide ou assistance.

[7] Decretio Chlotarii, Borétius, p. 6, c. 9. — C. 16. — Behrend, p. 89.

[8] Capitulaire de 779, c. 14. — Capitulaire de 857, Baluze, II, c. 96. Cf. Leges Langobardorum, Caroli Magni, 11 (Walter, t. III, p. 584).

[9] Les Romains avaient le serment militaire ; Servius, Ad Æneida, VIII, 1. Cf. Polybe, I I, 21 et 55 ; X, 16 ; Aulu-Gelle, XVI, 4 ; Ammien, XXI, 5, 10. Sacramentum était synonyme de service militaire ; Digeste, XLVIII, 5, 12 (11). Code Théodosien, IX, 14, 5 ; VII, 2, 2. Autres textes dans Marquardt, Staatsverwaltung, t. II, p. 572-574 [p. 585 et suivantes, 2e édit.). Mais le serment militaire romain ne parait pas être la même chose que le serment de truste.

[10] Chez les Burgondes, le serment judiciaire a lieu dans l'église. Lex Burgundionum, VIII et XIV. Cf. Lex Romana Burgundionum, XXIII. Lex Ripuaria, LVII, 5. — Lex Baiuwariorum, I, 5 ; 1, 3 ; XVI, 5. — Lex Alamannorum, 4. — Ibidem, XXIV. — Turonenses, 51. — Ibidem, 40. — Grégoire de Tours, VIII, 16. — Senonenses, 2 ; Rozière, 479. — Vita Eligii, II, 57. — Lex dicta Chamavorum, X.

[11] Rozière, 472 (Senonicæ recentiores, 3). — Andegavenses, 10 ; Rosière, 482. — Turonenses, 40. — Grégoire de Tours, III, 11 ; V, 52 ; V, 49 ; IV, 47. — Rosière, 486 (Merkelianæ, 27). — Lex Alamannorum, VII (6), 2.

[12] Marculfe, I, 38 (Rozière, 455). — Rosière, 472 (Senanicæ recentiores, 3). — Voir sur les serments judiciaires prêtés dans l'église, Rozière, n° 556 et suivants. — Lex Frisionum, XII. — Grégoire de Tours, In gloria confessorum, 91. — Grégoire le Grand, Lettres, VII, 18. — Rotharis, 269, 559.

[13] Rotharis, 559 et 365.

[14] Il y a un exemple de serment judiciaire prêté adprehensam manum vel arma judicis, Turonenses, 30 ; Rozière, 491.

[15] Annales Einhardi, année 757. Les Annales leurissenses s'expriment de même (Pertz, I, 140). — Plus tard, les Annales Fuldenses (Pertz, I, 401) disent de Zuentibold : Homo imperatoris, sicut mos est, per manus efficitur ; et Ermold le Noir parlant de Hérold qui vient se livrer à Louis le Pieux : manibus junctis regi se tradidit ultro.... Cæsar et ipse manus manibus suscepit honestis.

[16] De là vient que le mot jurare n'est pas toujours employé pour désigner cet acte. Les hagiographes emploient plutôt promittere ; Vita S. Columbani, 45 ; Vita Eligii, dans les Acta Sanctorum ordinis Benedicti, p. 688. — Noter d'ailleurs que promittere s'employait avec sacramentum ; Capitularia, IV, 54 (Baluze, t. I, col. 785). De même, III, 8 (Baluze, t. I, col. 755) ; Marculfe, I, 40.

[17] Lex Salica, XLI, 5 : Si quis hominem qui in truste dominica est occiderit. Les manuscrits de Montpellier, de Saint-Gall 751, et de Paris 4627, écrivent : Si quis antrustionem dominicum occiderit.

[18] Quelques érudits confondent l'antrustion avec l'optimate. Il est très vrai que les optimates devaient être antrustions, puisque certainement ils s'étaient commendés et avaient contracté le lien de fidélité ; mais tous les antrustions n'étaient pas optimates. Beaucoup d'antrustions et de leudes étaient d'assez minces personnages.

[19] Tel est le sens du § 4 de l'article XIV de la Loi Salique. Migrare se dit de toute espèce de déplacement ou de voyage ; præceptum n'est pas, comme on l'a supposé, une permission de migrare ; ce præceptum est le diplôme d'antrustionat que nous étudions en ce moment. Abundivit, qui est écrit diversement dans les manuscrits, est un terme absolument inconnu ; mais le sens de la phrase n'est pas douteux.

[20] Marculfe, I, 18.

[21] Lex Salica, XLI, 1 et 3.

[22] Lex Salica, XLII.

[23] Lex Salica, LXIII.

[24] Lex Ripuaria, VII et XI.

[25] Lex Baiuwariorum, I, 10. Cf. Lex Ripuaria, XI, 3.

[26] Lex Salica, LIV ; Lex Ripuaria, LIII ; Lex dicta Chamavorum, VII et 'VIII.

[27] Cela n'est pas dit dans la formule du diplôme de nomination (Marculfe, I, 8), et cela n'avait pas besoin d'y être dit. Notons cependant que dans cette formule le mot fides revient trois fois.

[28] Lex Ripuaria, LIII.

[29] Lex Salica, LIV.

[30] Recapitulatio Legis Salicæ, Behrend, p. 155.

[31] Pardessus, p. 489 ; Guérard, Prolégomènes, p. 517-519.

[32] Hagnérie est appelé Theodoberti conviva et consillis regis gratus, dans la Vita S. Columbani, 50. Dans la Vita Agili écrite vers la fin du VIe siècle, Acnobald est appelé conviva regis, Acta Sanctorum ordinis Benedicti, II, 316. Dans Fortunat, Condanc qui semble bien être un Franc et un guerrier, reçoit du roi le titre de conviva regis (Fortunat, Carmina, VII, 16, 42).

[33] Borétius, p. 14.

[34] Borétius, p. 14.

[35] Borétius, p. 14. Le mot fideles a deux sens très distincts au temps des Mérovingiens. De même qu'il y avait un serment général prêté par tous les sujets et obligatoire, et un autre serment, spécial, individuel, volontaire, il y avait aussi deux sortes de fidélités.

[36] Quelquefois, mais rarement, il a un autre sens : ainsi dans le capitulaire de 596, si l'on compare l'article 2 à l'article 1er, ou voit que leudes est synonyme de optimates (Borétius, p. 15).

[37] L'expression homines regis est employée par Grégoire de Tours dans le sens de leudes ; VII, 15 ; V, 25 (24) ; VIII, 11. — Fideles a le même sens ; V, 49 ; VII, 7 ; VII, 29. — Enfin, leudes a le même sens exactement ; III, 25 ; 1X, 19.

[38] Aussi les hagiographes traduisent-ils leudes par clientes ; Vita Ricoberti, 7 ; Acta Sanctorum, I, 175. — Vita Aldrici, 5 ; ibidem, I, 588.

[39] Edictum Chlotarii, c. 17, Borétius, p. 23.

[40] Manuscrit 18257, titre LII (Behrend, p. 55). [Cf. ms. de Paris 4105 B ; Hessels, col. 266.]

[41] Formules, Rozière, n° 10. — Cette formule fait partie du Recueil de Lindenbrog, où elle porte le n° 33 ; Zeumer la range dans les Additamenta à Marculfe, p. 111 ; suivant Rozière, p. 11, elle appartient sans aucun doute à l'époque mérovingienne ; Zeumer, p. 111, note, paraît croire qu'elle est du VIIIe siècle.

[42] Vita S. Columbani, auctore Jona monacho. Ce Jonas, après avoir été moine à Bobbio, vint en France au monastère de Luxeuil. Il mourut vers 665. La Vie de saint Columban est dans les Acta Sanctorum ordinis Benedicti, t. II, p. 5-29.

[43] Vita S. Columbani, auctore Jona monacho, c. 43, Acta Sanctorum ordinis Benedicti, t. II, p. 25.

[44] Vita Leodegarii, Acta Sanctorum ordinis Benedicti, II, 688.