LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

CHAPITRE VII. — LE BÉNÉFICE DE L'ÉPOQUE MÉROVINGIENNE.

 

 

1° DE QUELQUES OPINIONS ERRONÉES AU SUJET DU BÉNÉFICE.

 

Le beneficium est une des choses que l'on rencontre le plus fréquemment dans les textes du VIe, du VIIe, du VIIIe siècle. Il désigne une institution ou une pratique de grand usage et de grande importance. Pour nous en faire une idée nette, il faut écarter certaines questions qui se présentent d'abord à l'esprit. On est porté à penser 1° que les bénéfices étaient une catégorie de terres distinctes des alleux et sur lesquelles ne s'exerçait pas le plein droit de propriété ; 2° que ces bénéfices étaient réservés à la race conquérante, et particulièrement aux guerriers ; 5° que la possession de ce sol était soumise à la condition du service militaire. Ces trois affirmations ont régné longtemps dans l'histoire[1] ; il les faut examiner l'une après l'autre.

1° Qu'il ait été créé, à l'époque de l'établissement des Francs, une catégorie spéciale de terres, mises à part en vue de certains usages, c'est ce qu'on ne trouve dans aucun document. Un fait d'une telle gravité aurait laissé sans doute quelque souvenir chez les hommes du siècle suivant. Ni Grégoire de Tours, ni aucun chroniqueur n'en parle, même par voie d'allusion. Rien de pareil ni chez les Burgondes ni chez les Wisigoths[2].

Cette hypothèse est même en contradiction avec les textes qu'on a. Nous avons beaucoup de chartes ou de formules de chartes dans lesquelles nous voyons nettement le régime des terres. Toutes les terres sont susceptibles de vente, de donation, de succession héréditaire, de legs ; nous ne trouvons jamais l'indication d'une classe particulière de terres qui ne puissent ni se vendre ni se léguer. Parmi tant de documents, on n'aperçoit jamais que le sol soit divisé en deux groupes : le groupe des alleux et le groupe des bénéfices.

L'alleu, d'ailleurs, n'est pas une terre ; il est le droit d'hérédité sur la terre ou sur tout autre objet. Le mot n'a pas d'autre signification au VIe, au VIIe siècle. Vous ne lisez jamais : Les alleux ; mais vous lisez à tout moment : Je possède par alleu cette terre, cet esclave, ce trésor. Vous lisez : Je possède cette terre par alleu paternel ou par alleu maternel, c'est-à-dire je l'ai d'héritage de mon père ou d'héritage de ma mère. La Loi Salique ne parle pas de terres-alleux, mais elle a un titre Des successions, De alodibus.

Il en est de même du mot beneficium, il n'en est guère qui. soit plus fréquent dans les textes. Jamais il ne se dit d'une terre. Vous ne verrez jamais, au VIe et au VIIe siècle, qu'une terre soit un bénéfice. Ce qu'on voit, c'est qu'un homme tient par bénéfice une terre ou tout autre objet. Habere beneficio, tenere per beneficium, voilà les expressions toujours employées.

Loin que l'alleu et le bénéfice soient deux terres différentes, il est visible que l'alleu et le bénéfice peuvent s'exercer sur la même terre et en même temps. Abbon écrit dans son testament que le domaine du Bourget lui appartient par alleu et qu'Austroald l'a en bénéfice[3]. Semblables exemples sont innombrables dans les chartes. Toute terre appartient en alleu à un homme et peut, se trouver en même temps dans les mains d'un autre homme par bénéfice.

C'est ainsi que, dans le droit romain, la terre appartient en propre à un dominus et peut se trouver en même temps dans les mains d'un possessor.

2° Le bénéfice n'était pas réservé aux guerriers. Nous le voyons aux mains des prêtres. Dans une charte de 715, Erlémund se déclare propriétaire d'un domaine que le prêtre Berthaire tient de lui par bénéfice[4]. Une autre charte de la même année nous montre l'évêque Béraire concédant un monastère à un abbé en bénéfice[5]. L'usage persiste au siècle suivant et les polyptyques nous montrent encore des prêtres qui tiennent en bénéfice une petite terre[6].

Le bénéfice se voit aussi aux mains des femmes. Dans une lettre qui est de la première moitié du VIIe siècle, un évêque d'Auxerre écrit que son église possède plusieurs domaines dans le diocèse de Cahors, et il signale que l'un de ces domaines a été concédé en bénéfice à une femme nommée Chomatia[7]. Dans une charte de 676, Ansbert lègue une terre qui lui appartient en propre, et il stipule que sa sœur Sigolina la tiendra en bénéfice[8]. Dans une autre charte de 677, un certain Hunald et sa femme Déodata déclarent tenir une villa en bénéfice conjointement et jusqu'au décès du dernier survivant[9].

L'observation des textes donne lieu à une autre remarque. Le bénéfice ne porte pas toujours sur un grand domaine, comme serait celui qu'on donnerait à un chef de guerriers, à un fidèle, à un leude du roi. Le bénéfice peut s'appliquer aussi bien à une terre très petite, même à une simple tenure. Sur la terre d'un grand propriétaire, un manse peut être donné par ce propriétaire en .bénéfice. Cette pratique est mentionnée dans le registre terrier de Saint-Germain des Prés[10]. Celui de Saint-Remi montre que de simples manses serviles pouvaient être tenus en bénéfice[11].

Aussi le bénéfice n'était-il pas réservé à des hommes. de la haute classe. Nous voyons une terre tenue en bénéfice par un forgeron[12], une autre par un cuisinier[13]. Sur les domaines royaux, les serviteurs qui avaient le soin des chevaux tenaient souvent en bénéfice[14]. Il est visible, dans le Polyptyque de Saint-Germain, que plusieurs hommes qui sont inscrits comme tenant un ou deux manses en bénéfice sont de petits paysans, des colons. Nous trouvons le bénéfice dans les mains de simples affranchis ; or ces esclaves de la veille n'étaient ni des hommes libres ni des guerriers. Ebbon lègue des lots de colon que son affranchi Sigwald a en bénéfice, et d'autres tenures de colon que son affranchi Baronta a également en bénéfice[15]. Il n'était même pas impossible que le bénéfice fût concédé à un esclave ; nous voyons un exemple de cela dans une charte de 728[16] .

Quant à la distinction des races, elle n'est jamais signalée. Il n'y a pas une phrase, ni chez les écrivains, ni dans les chartes, qui laisse voir que le bénéfice fût propre aux hommes de race franque.

En réalité, toute personne pouvait tenir en bénéfice, homme ou femme, laïque ou prêtre, guerrier ou paysan, Franc ou Romain. Le privilège des guerriers ne s'aperçoit nulle part, et l'on remarquera même que, parmi tant d'hommes qui sont nommés comme tenant en bénéfice, la qualification de guerrier ne se rencontre pas une seule fois.

3° Beaucoup d'historiens modernes ont supposé que, le bénéfice étant une concession conditionnelle, la première condition était le service militaire. Il y a encore ici une illusion. Rien de pareil ne se lit dans les textes de l'époque mérovingienne. Les documents sur cette période sont nombreux. Ils sont surtout très riches en ce qui concerne le régime des terres. Sur un très grand nombre de textes qui visent la concession en bénéfice, nous ne trouvons pas une seule fois que l'obligation du service militaire y soit attachée. Plusieurs fois, au contraire, on trouve des conditions qui sont fort différentes et, qui sont même incompatibles avec celles-là. On voit que des bénéficiers doivent un fermage annuel, soit en argent, soit en nature, ou qu'ils doivent même des corvées[17]. Ce sont là des services de paysans, non des services de guerriers.

Il faut donc écarter de notre esprit ces trois choses : 1° que les bénéfices fussent des terres d'une classe spéciale opposée aux alleux ; 2° qu'ils fussent réservés aux Francs et aux guerriers ; 3° que leur possession fût soumise à la condition du service militaire.

 

2° DU BENEFICIUM DANS L'ÉPOQUE MÉROVINGIENNE. – ANALYSE DES DOCUMENTS ET DÉFINITION DES TERMES.

 

C'est par l'analyse des documents que nous pourrons voir ce qu'était la pratique bénéficiaire dans la société mérovingienne.

Nos documents sont les écrivains, les lois, les chartes.

Les écrivains ne fournissent rien sur l'objet qui nous occupe. Grégoire de Tours ne dit pas un mot du bénéfice. Il parle des dons des rois, mais nous avons vu qu'il s'agit de dons en propre, lesquels n'étaient sujets à confiscation que dans des cas déterminés. Quant aux concessions bénéficiaires, il ne les signale jamais. Le nom même du bénéfice, beneficium, n'est pas dans Grégoire de Tours. Vous ne le trouvez non plus ni chez Frédégaire ni chez les autres annalistes.

Les lois ne nous éclairent pas plus. Le bénéfice n'est mentionné ni dans la Loi Salique ni dans la Loi Ripuaire. Le mot n'y est pas, ni aucun mot germanique qui en ait le sens[18]. La Loi des Burgondes parle des dons faits par les rois ; elle ne dit pas un mot des concessions en bénéfice. Les Codes des Bavarois, des Alamans, des Wisigoths et des Lombards ne contiennent chacun qu'une seule ligne sur le bénéfice.

Dans les chartes, au contraire, et surtout dans les formules de chartes, le bénéfice est très souvent mentionné et très clairement décrit. Ajoutons que ce n'est pas dans les chartes des rois qu'il le faut chercher ; il n'y est mentionné que rarement et incidemment. C'est dans les actes privés que nous trouvons le bénéfice, et c'est par eux que nous le connaissons.

Le nom du bénéfice est latin, beneficium. Il faut même noter que les Germains, qui ont introduit plusieurs mots de leur langue dans la langue mérovingienne, n'en ont pas introduit un pour le bénéfice. Nous ne trouvons aucun mot germanique, à cette époque, qui corresponde à beneficium, aucun qui en soit la traduction ou qui ait quelque analogie de sens avec lui. On peut supposer qu'un pareil mot a existé ; mais il ne se trouve dans aucun de nos textes depuis le ve jusqu'au xe siècle. Il est visible dans les chartes que les Francs et les Gaulois également se servaient du mot beneficium.

Beneficium dans le latin classique signifiait un bienfait, une faveur. Si l'on presse le sens du mot à l'aide des nombreux exemples qu'on en a, on voit que les Romains entendaient par beneficium le bien qu'on fait sans y être forcé ni par la loi ni par un devoir quelconque. Le jurisconsulte Paul l'emploie comme synonyme de nuda voluntas, la pure volonté qu'aucun motif étranger ne détermine[19]. L'idée qui était contenue dans beneficium était l'absence d'obligation chez celui qui faisait le bienfait, l'absence de droit et même de mérite chez celui qui le recevait[20]. Dans les conventions entre les hommes, beneficium était l'opposé d'un contrat[21].

Ce terme passa du latin classique dans le latin que la Gaule continuait de parler sous les rois francs ; et il garda son ancienne signification. On disait : beneficia Dei, les bienfaits de Dieu[22] ; beneficia regis, les présents du roi[23]. Pareils exemples sont innombrables. Le mot n'a jamais cessé de contenir l'idée de bienfait, de faveur, de concession toute spontanée.

La première remarque que suggère la lecture des chartes est que le mot beneficium n'y désigne jamais une terre ni un objet quelconque. Vous ne trouvez jamais l'expression habere beneficium, possidere beneficium. Personne ne possède un bénéfice. Voici les diverses formes dans lesquelles le mot se trouve employé : Fecislis mihi beneficium de terra vestra, littéralement : Vous m'avez fait bienfait de votre terre[24]. Aliquid ad beneficium accipere, recevoir quelque chose à bienfait, à titre de bienfait[25], ou aliquid ad beneficium ptæstare, concéder à titre de bienfait[26]. Un concessionnaire dira : Vous me laissez cette terre par votre bienfait, terram mihi per vestrum beneficium relaxatis[27], ou bien : J'aurai cette terre par votre bienfait, rem per vestrum beneficium habebo[28]. Le concédant dira : J'ai mis telle chose dans ta main à titre de bienfait, aliquid ad beneficium in manu tua tibi præstiti[29], ou bien encore : Nous t'accordons cette terre par notre bienfait, hanc rem per nostrum beneficium tibi concedinus[30]. Si l'on ne trouve jamais possidere beneficium, on trouve aliquid possidere per beneficium alicujus[31], ce qui ne peut signifier autre chose que posséder par bienfait de quelqu'un. Cette signification ressort d'exemples nombreux. Lonégisile écrit : Vous m'avez permis de tenir cette terre par votre bienfait, per vestrum beneficium tenere permisistis[32]. Hadoind lègue sa villa Martiniacus qu'un certain Lupus a tenue par son bienfait, per meum beneficium tenuit[33]. Hunald dit à des moines : Vous m'avez fait bienfait de la villa Gaviriacus, de villa Gaviriaco nobis beneficium fecistis[34]. Un autre dit : Nous faisons donation de notre villa Lucaniacus qu'Erpoald a tenue par notre bienfait, per nostrum beneficium habuit[35]. Un testateur lègue une terre qu'Austroald a en bienfait, in beneficio habet[36]. Il est visible que le beneficium n'est pas l'objet qu'on possède ; c'est le bienfait par lequel on possède une chose. Le beneficium est toujours le bienfait de quelqu'un[37]. Le mot désigne, non des terres concédées, mais un certain mode de concession[38]. Quand les historiens modernes disent les bénéfices, ils s'expriment autrement que les textes, car ceux-ci n'emploient, jamais le mot au pluriel ; pour se rapprocher des textes, on doit dire le bénéfice, ou le bienfait, ou la concession bénéficiaire[39].

On ne sera d'ailleurs pas surpris, pour peu qu'on ait, observé les habitudes du langage humain, que le même terme qui signifiait bienfait ait bien vite été employé pour désigner la terre, objet du bienfait. Mais on doit observer que les exemples de cette application du mot sont rares au VIIe siècle et ne deviennent fréquents qu'au VIIIe[40]. Les érudits modernes ont traduit beneficium par bénéfice en donnant à ce mot une signification spéciale. Les hommes du moyen âge le traduisaient en leur langue par bienfait[41].

Quelle est la nature de ce bienfait ? Quelle portée a-t-il ? Pourquoi met-on tant de soin à le signaler dans les actes et quelle idée les hommes y attachaient-ils ? Pour nous rendre compte de cela, il faut observer quelle place il occupe dans les différentes natures d'actes.

1° Si l'on commence par les actes de donation, on remarque avec quelque surprise que le mot beneficium ne s'y trouve pas. On sait que la donation, dans l'État franc comme dans l'Empire romain, conférait la propriété pleine et perpétuelle. Il semble que ce serait là surtout qu'on devrait rencontrer le beneficium ; car s'il y a vrai bienfait et pleine générosité, c'est bien quand on donne pour toujours, et quand on donne sans retenir. Nous possédons vingt-trois formules de donation à des églises[42], dix-neuf de donations à des laïques[43], neuf de donations royales[44]. Dans aucune d'elles le mot beneficium n'est employé[45]. Cette phrase, Je vous fais bienfait de ma terre, que nous rencontrerons ailleurs, ce n'est jamais un donateur qui la dit. Nous avons la formule par laquelle un grand donne une terre à son gasindus[46] ; nous avons celle par laquelle il donne une terre à son fidelis[47] ; dans toutes les deux il s'agit de donation en propre et à perpétuité[48] ; dans aucune des deux le mot beneficium n'est écrit. Nous possédons la formule usitée par les rois quand ils donnent une terre à leurs serviteurs et à leurs fidèles[49] ; il s'agit d'une donation en propriété perpétuelle[50], et nous n'y lisons pas le mot beneficium. Il nous reste un assez bon nombre de diplômes royaux conférant une donation perpétuelle ; le mot beneficium n'y est pas écrit[51].

Voilà donc un premier point acquis. Les rois et les particuliers n'ont jamais cessé de faire des donations en propre et à perpétuité[52] ; mais ce n'est pas à ces donations que s'appliquait le terme de bienfait ; il faut le chercher dans d'autres actes.

2° Prenons parmi les recueils de formules celui qui est regardé comme le plus ancien, celui des formules d'Anjou. Il a été composé, comme recueil, au VIe siècle ; mais chacune des formules qui y ont été insérées était, vraisemblablement plus ancienne. Nous y voyons six formules dans lesquelles l'acte est qualifié beneficium. Sur les six, cinq sont relatives à un prêt d'argent[53]. Un emprunteur écrit : Je certifie par le présent écrit[54] que j'ai reçu de vous à titre de bienfait en argent tel nombre de sous. Et je vous remets en gage, pour ce bienfait, ma vigne qui est située en tel lieu ; vous en cueillerez les fruits aussi longtemps que j'aurai voire argent ; quand tel nombre d'années sera révolu, je vous rendrai ce que je vous dois et je reprendrai le présent billet[55]. Un autre, qui a reçu à titre de bienfait tel nombre d'onces d'argent, s'engage à servir le créancier tant de jours par semaine jusqu'au remboursement[56]. Ailleurs un créancier charge un mandataire de poursuivre en justice un débiteur à qui il a fait bienfait de tant d'onces d'argent[57].

Une formule, bien ancienne aussi, du Recueil de Tours, contient les mêmes expressions : Sur ma demande, votre bonté a consenti à me faire bienfait, pour tel nombre d'années, de telles choses qui sont à vous ; et moi, en retour de ce bienfait, je vous engage telle terre qui m'appartient pour que vous jouissiez des récoltes jusqu'au jour où je vous aurai remboursé ; et si je ne vous paye pas au jour convenu, je devrai vous payer le double[58]. Le créancier, de son côté, dit : Tu as reçu mon argent à bienfait et tu m'as remboursé, je t'en fais quittance[59].

Il en est encore de même dans le Recueil de Marculfe écrit au VIIe siècle. Voici la lettre de l'emprunteur : D'après ma demande, votre bonté venant au secours de mes besoins, vous m'avez concédé à bienfait une livre d'argent ; je m'engage par le présent écrit à vous rembourser aux calendes de tel mois ; autrement, j'aurai à vous payer le double[60]. Enfin le Recueil de Sens contient une formule analogue ; un créancier donne quittance à son débiteur de tel nombre de pièces d'or qu'il a mises dans sa main à titre de bienfait, et que le débiteur a remboursées[61].

Ainsi le beneficium s'applique au prêt d'argent. Prêter ou faire bienfait c'est tout un[62]. La Loi Salique ne parle pas de ce que les modernes appellent les bénéfices ; mais elle a un article sur le prêt ; il a pour rubrique, dans presque tous les manuscrits, De re præstita[63] ; mais un manuscrit remplace ces mots par beneficium alterius[64] ; chose prêtée, bienfait d'un autre, étaient donc deux expressions synonymes. Les évêques du troisième concile d'Orléans, dans leur langue toute latine, écrivaient præstita beneficia pour signifier des sommes prêtées[65].

3° Cette sorte de beneficium pouvait avoir aussi la terre pour objet. Voici la septième formule du Recueil d'Anjou : Au seigneur et homme vénérable l'abbé un tel, ainsi qu'à la congrégation de tel saint, moi un tel. Sur ma demande et par l'effet de votre bonté, vous m'avez fait bienfait d'une terre qui est vôtre, fecistis milti beneficium de re vestra, qui comprend maison, champs, prairies, colons, esclaves, pour que je la tienne et possède sans préjudice de vos droits et de ceux du saint ; je m'engage à vous payer chaque année un fermage de tel nombre de pièces d'or, et à mon décès cette terre reviendra dans vos mains avec toutes les améliorations que j'y aurai faites[66]. On voit qu'il s'agit encore ici d'une sorte de prêt, mais d'un prêt de terre. Cela ressemble fort à la location, puisqu'il y a un fermage annuel. Ce n'est pas tout à fait la location romaine, parce que le bail n'est pas fait pour un nombre déterminé d'années. Le terme indiqué est la durée de la vie du preneur. L'est une sorte de louage viager, et cela s'appelle un bienfait[67].

Je retrouve cette même signification du mot beneficium dans la Loi des Wisigoths. Au titre où elle s'occupe du louage des terres, nous lisons : Celui à qui des terres auront été données sous convention de fermage, devra payer chaque année le fermage au propriétaire ; le décès même de celui-ci ne rompt pas la convention ; s'il néglige de payer, le propriétaire reprend la terre, et le preneur, par suite de sa faute, perd le bienfait qu'il avait obtenu, beneficium quod fuerat conseculus amittat1[68].

4° Le beneficium se rencontre encore dans les actes de constitution d'usufruit. Vous m'avez permis, dit un usufruitier, de tenir cette terre à titre de bienfait, ma vie durant[69]. Voici, dans le Recueil de Tours, une formule de donation avec réserve d'usufruit, ce qui est un acte conforme au droit romain : Je donne à perpétuité par la présente lettre à la basilique de Saint-Martin un domaine qui est ma propriété, situé en tel lieu, comprenant terres, constructions, vignes, prés, bois, colons et esclaves ; je le fais passer de mon droit au droit de Saint-Martin en pleine propriété ; à cette condition que, tant que je vivrai, je le tiendrai et occuperai à titre de bienfait de vous, sub usu beneficii vestri[70]. Cette expression est remplacée dans des formules analogues par les mots sub usu beneficio, qui forment au VIIe siècle une expression courante pour désigner l'usufruit[71].

Deux époux se font l'un à l'autre une donation d'usufruit. Le mari écrit d'abord : Tous mes biens, tant que tu vivras, tu les posséderas en usufruit, usufractuario ordine. La femme écrit ensuite : De même, tous mes biens, tant que tu vivras, tu les posséderas à l'usage de bienfait, sub usu beneficio[72]. Les deux expressions sont visiblement synonymes.

Des fils ont eu un procès avec leur père au sujet de quelques terres faisant partie de la succession de leur mère. Ils ont obtenu gain de cause, et ont été mis en possession de l'alleu maternel ; mais ensuite ils ont accordé à leur père la jouissance viagère de ces mêmes biens. Le père écrit un acte où il met : Vous m'avez permis de tenir ces terres à titre de bienfait, ad usum beneficii[73]. Un testateur lègue une terre à l'Église avec réserve d'usufruit pour sa sœur, et il écrit : Que ma sœur tienne la terre à titre de bienfait[74]. Il se forma même un verbe beneficiare qui signifia concéder en bienfait, c'est-à-dire concéder en simple usufruit[75]. Nous avons une formule de l'acte par lequel un particulier transfère à un autre la nue propriété de ses biens. L'acte est passé devant le roi, comme cela a lieu pour des actes de toute nature, mais ici le détour est curieux à observer. Le donateur commence par faire un plein abandon de ses biens entre les mains du roi, à condition que le roi lui accorde de les garder sa vie durant à titre de bienfait, c'est-à-dire en usufruit ; puis le roi décrète, à l'avance qu'au décès de cet usufruitier les terres passeront à l'homme qui lui a été désigné par le donateur ; ils lui appartiendront en propre ainsi qu'à ses héritiers à perpétuité[76]. Il est visible qu'il ne s'agit pas ici de ce que les modernes appellent les bénéfices mérovingiens. C'est simplement, sous la garantie du roi, un transfert de propriété privée avec réserve d'usufruit. Cet usufruit est marqué par les mots usus beneficium.

5° De tous les actes, celui auquel le terme beneficium est le plus souvent appliqué, est l'acte de précaire ; et dans tous les genres de précaire nous le trouvons. Le précaire gratuit, par exemple la terre concédée par précaire à un ecclésiastique par l'église qu'il sert, est appelé un beneficium[77]. Il en est de même du précaire qui dissimule un fermage. Le concessionnaire écrit : Je vous ai demandé et, par l'effet de votre seule volonté, vous m'avez concédé par votre bienfait cette terre ; de mon côté je m'engage par la présente lettre de précaire à vous payer un cens annuel de tel nombre de deniers[78]. Puis vient la lettre prestaire correspondante : Tu m'as demandé et, par l'effet de notre volonté, nous te concédons cette terre par notre bienfait[79]. Ou bien encore : D'après ta demande et supplique, noire volonté a consenti à te faire bienfait de telle terre qui est à nous, pour que tu la tiennes et possèdes et cultives pendant cinq ans, pendant dix ans, ou pendant quinze ans ; et nous l'avons imposé tel cens annuel[80]. Voici un précaire qui vient après une vente : Je viens à vous en suppliant, afin que cette terre que je vous ai vendue et dont j'ai reçu le prix, vous me la concédiez par votre bienfait[81]. Et le concédant répond dans la prestaire : Comme vous êtes venu en suppliant, nous vous concédons cette terre par notre bienfait[82].

Il en est ainsi même après la donation. Quand le précariste n'est autre que le donateur lui-même, la concession viagère qu'on lui fait n'en est pas moins qualifiée bienfait. Dans le Recueil de Marculfe, nous voyons un personnage faire donation pleine et entière d'un domaine ; il obtient ensuite que ce domaine lui soit rendu en précaire, et il écrit : Votre bonté me permet de tenir cette terre à titre de bienfait[83]. Ainsi le bienfait s'associe toujours au précaire et se confond avec lui[84].

Les chartes qui nous sont parvenues sont d'accord avec les formules. Lonégisile, qui a reçu un bien en usufruit, écrit : Vous m'avez permis de tenir ce bien par votre bienfait[85]. Ailleurs il est parlé d'un domaine que l'abbé Sigrann a reçu par précaire en bienfait[86] ; et il a écrit une lettre précaire pour reconnaître qu'il a demandé ce domaine, et qu'il l'a reçu aux conditions ordinaires du bienfait[87]. Ailleurs, c'est une terre donnée à l'Église, et le donateur qui la reçoit en précaire écrit : Vous m'avez fait bienfait, de la villa Gaviriacus pour le temps de ma vie[88].

Il y a eu procès au sujet d'une terre devant le roi ; l'une des parties a exhibé la lettre précaire qui constatait qu'Angantrude ne possédait que par bienfait de l'abbé ; sur le vu de cette lettre, le tribunal royal a jugé qu'Angantrude n'était pas propriétaire et il a condamné ses héritiers à restituer[89]. De même dans un acte de jugement de 719, l'évêque Rabangaire a présenté une lettre précaire portant que Ratgis tient la villa contestée par bienfait du monastère, et le tribunal condamne aussitôt Ratgis et ses héritiers à restituer[90]. — Cette même année, le comte Adalhard écrit une epistola precatoria à l'abbé Ratfrid, où il dit : Ces terres, ces prés, ces forêts, vous me les avez concédés en bienfait pour que je les aie ma vie durant, en vous payant annuellement un cens d'une livre d'argent et deux journées de charroi[91]. Il me semble qu'on voit ici sur le vif ce que c'est que la concession en bienfait. Le bienfait comme le précaire s'appliqué à toute concession temporaire et conditionnelle. Il est la forme que revêtent le prêt, l'usufruit, et même le louage, n'exclut ni le cens en argent ni même la redevance en nature.

Nous avons, pour ainsi dire, l'histoire d'un bénéfice d'Alsace en trois diplômes. En 718, Chrodoin, propriétaire de la villa Chaganbach et de la villa Portionella, en fait donation pleine et entière au monastère de Wissembourg ; nous avons la charte de donation, et elle ne renferme pas le mot beneficium[92]. Mais, trois mois plus tard, il obtient les mêmes domaines en précaire, et il écrit : Votre bonté vous a déterminé à m'accorder ces mêmes terres en bienfait, ma vie durant[93]. Il meurt six ans plus tard. Son fils Gibart n'hérite nullement de ces biens. Pour en avoir la jouissance, il doit s'adresser au monastère et obtenir le renouvellement du bienfait. Il écrit donc une nouvelle precatoria où il dit : Votre bonté vous a déterminé à m'accorder ces terres en bienfait[94]. Quelques années plus tard, un autre habitant de l'Alsace, nommé Hildrad, adresse cette lettre de précaire à l'abbé de Morbach : Moi, Hildrad, je prie et supplie votre bonté qu'elle m'accorde à usage de bienfait une terre appartenant, à votre église ; et je m'engage à vous en payer un cens annuel[95]. Un autre reçoit du monastère de Saint-Gall, par bienfait et en vertu d'une lettre précaire, une terre pour laquelle il devra payer une redevance annuelle en bière et en pain[96].

6° Si l'on cherche le beneficium dans les lois qui ont été écrites durant la période mérovingienne, il y est à peine signalé. Ni la Loi Salique, ni la Loi Ripuaire, ni la Loi des Burgondes, ni les Capitulaires des rois mérovingiens ne contiennent ce mot, ni aucune expression équivalente. La Loi des Bavarois, qui a été rédigée au vit° siècle par l'ordre et sous l'inspiration des rois francs, ne parle du beneficium qu'une seule fois, et c'est de la manière suivante : Celui qui aura fait donation d'une terre à une église ne pourra reprendre cette terre, ni ses héritiers, à moins que l'évêque de cette église ne consente à la lui rendre par bienfait[97].

La Loi des Mamans ne connaît pas non plus d'autre beneficium que celui qu'accorde l'Église : Si quelqu'un a donné ses biens à une église et qu'ensuite il ait obtenu de l'évêque ces mêmes biens à titre de bienfait pour sa subsistance, sa vie durant, qu'il s'engage à payer et qu'il paye à cette église le cens annuel de cette terre, et qu'il fasse de cela un acte écrit afin que l'évêque reprenne la terre à son décès, sans que ses fils en puissent hériter[98]. — La loi des Wisigoths ne mentionne le beneficium qu'une fois et c'est pour désigner le fermage de la terre à prix convenu[99]. — La Loi des Ostrogoths ne le mentionne pas. La Loi des Lombards ne renferme le mot qu'une fois, et c'est pour l'appliquer au simple prêt[100].

 

Telle est l'analyse des documents, et telles sont les seules formes sous lesquelles le beneficium se présente à nous durant l'époque mérovingienne. Il fallait nous mettre ces textes sous les yeux pour voir avec exactitude quelle signification les hommes attachaient à ce terme. Soit que nous le traduisions par bienfait, soit que nous préférions le traduire par bénéfice, le sens en est visible : il marque que la concession n'est qu'une faveur. L'association d'idées qu'il suggérait à ceux qui l'employaient était que le concédant n'avait eu aucun autre motif de détermination que sa volonté de bien faire, que par conséquent le concessionnaire n'avait eu par lui-même aucun droit à la concession, et qu'enfin une telle concession, ne découlant que d'une volonté bienfaisante, ne pouvait conférer un titre au concessionnaire contre le concédant[101].

S'agissait-il d'une donation perpétuelle, on se gardait de faire mention du bienfait, parce qu'il fallait au contraire bien marquer que le donateur renonçait à tous ses droits sur la terre sans nulle réserve. On présentait alors comme motif de l'acte le salut de son âme, ou bien les préceptes de la loi religieuse, ou bien encore, s'il s'agissait d'un laïque, les services qu'il avait rendus. Si le donateur eût parlé de son bienfait et n'eût parlé que de cela, il eût introduit dans l'acte un élément qui eût affaibli sa donation[102]. S'agissait-il, au contraire, de concessions temporaires et conditionnelles, il ne manquait guère d'écrire qu'il ne s'était déterminé que par bienfait, et de le faire reconnaître par le concessionnaire, même quand son bienfait n'était qu'apparent. L'expression par bienfait ou en bienfait avait, au su de tous, un sens restrictif. Elle marquait la mesure et la limite de la concession. Elle formait à elle seule un titre juridique entre les mains du concédant. Elle attestait qu'il n'avait pas renoncé à son droit. Elle l'autorisait à l'avance à reprendre son bien.

L'ancien préteur romain avait dit : Ce que tu possèdes par précaire, restitue-le. De même il était entendu de tous que ce qu'on possédait sans autre titre qu'un bienfait, il fallait le restituer. Dire qu'on possédait par bienfait, c'était dire qu'on n'était pas propriétaire. Les mots précaire et bienfait avaient ainsi la même portée. Le même acte était précaire et bienfait : précaire du côté de l'homme qui avait sollicité, bienfait du côté de l'homme qui avait accordé[103].

La seule différence appréciable entre le precarium romain et le beneficium mérovingien est que celui-ci devient ordinairement viager. Il ne semble pas qu'il soit révocable à volonté. On dit rarement qu'il sera rompu par le changement de volonté. Il est devenu une pratique si fréquente, qu'il a bien fallu lui donner quelque stabilité. Le concédant paraît s'engager, du moins quand l'objet prêté est une terre, à ne la reprendre qu'à la mort du concessionnaire. Encore devons-nous observer que nous ne connaissons ce beneficium que par des formules d'actes ; nous ne sommes pas bien sûrs que dans la réalité la possession viagère fût assurée.

Ce bénéfice ou bienfait était un acte de la vie privée. Il était permis à tous ; les ecclésiastiques comme les laïques pouvaient faire bienfait de leurs terres. Il s'appliquait aussi à toute chose. On .faisait bienfait d'une somme d'argent, d'un cheval ou d'un bœuf, aussi bien que d'un domaine. Le concédant pouvait mettre toutes conditions qu'il voulait à son bienfait. Il pouvait exiger un fermage en argent, des redevances en nature, même des corvées, comme il pouvait aussi faire son bienfait gratuit. Parmi les conditions qui sont indiquées dans nos documents, nous ne rencontrons pas une fois le service militaire.

 

3° LE BÉNÉFICE DES ROIS[104].

 

Dans les chartes, les formules, les lois que nous venons de citer, on a pu remarquer que l'acte de beneficium est toujours constitué par des particuliers ou par des églises. Aucune loi ne fait mention du beneficium, pratiqué par les rois. Aucune charte, aucune formule ne s'y rapporte. Aucun écrivain du temps ne nomme les bénéfices royaux. C'est une chose bien étrange que nous ayons des actes si nombreux et si clairs sur le bénéfice concédé par les églises, et que nous n'en ayons aucun sur le bénéfice concédé par les rois.

Les diplômes royaux et les formules concernant des concessions de terres fiscales sont nombreux ; mais ils sont relatifs à des donations en propre. Le style des actes ne laisse aucun doute sur ce point : Nous donnons, écrit le roi, tel domaine qui est de notre fisc ; nous le donnons à perpétuité, intégralement et sans réserve ; celui à qui nous le donnons y exercera le plein droit de propriété ; il en aura la pleine puissance ; il en fera ce qu'il voudra ; il le laissera à ses descendants ou à ceux qu'il choisira pour héritiers[105]. C'est la pleine donation, la donation en propriété, ce n'est pas le bénéfice. Aussi le mot beneficium n'y est-il point écrit[106].

On ne peut pourtant pas supposer que les rois francs n'aient pas pratiqué le beneficium sur leurs domaines. Ils étaient propriétaires de leurs terres comme les églises et les particuliers l'étaient des leurs. Leur droit de propriété était de même nature. Ils en faisaient donation, vente, échange ; il n'y a pas de raison pour qu'ils n'en aient pas aussi fait bienfait, c'est-à-dire pour qu'ils n'en aient pas fait des concessions temporaires. Le beneficium était dans les habitudes de leur époque, aussi bien chez les Francs que chez les Romains et les ecclésiastiques ; il n'est pas admissible qu'ils ne l'aient pas connu et ne l'aient pas employé.

A défaut de preuves directes, nous trouvons du moins quelques indices. Grégoire de Tours, qui ne nomme pas le beneficium, semble bien y faire allusion dans quatre passages de son Histoire des Francs.

Lorsqu'il rapporte que le Franc Ébérulf, réputé coupable du meurtre de Chilpéric, eut ses biens confisqués, l'historien parait distinguer ces biens en deux catégories : d'une part sa fortune particulière, de l'autre ce qu'il avait en simple jouissance, commendatum[107]. Plusieurs érudits modernes expliquent ce mot comme étant un équivalent de beneficium, et cette explication est plausible[108].

Ailleurs l'historien rapporte la mort de Wandelin et dit que tout ce qu'il avait obtenu du fisc retourna au fisc[109]. A moins de penser que Wandelin n'eût pas d'héritiers légitimes, il faut admettre qu'il n'avait obtenu ces biens du fisc qu'en viager. Bodégisile mourut à la même époque ; mais, fait observer Grégoire de Tours, aucune partie de sa fortune ne fut retirée à ses fils[110]. Il semble bien que Grégoire de Tours ait voulu dire ici que le roi aurait pu reprendre les biens que possédait Bodégisile, et qu'il voulut bien les laisser à ses fils. Si telle est la pensée de l'écrivain, il fait allusion à une possession viagère qui ne peut être que le bénéfice.

Dans un autre passage, il raconte l'assassinat de Waddo, et il ajoute que son fils alla vers le roi et obtint ses biens[111]. Si Waddo avait eu des biens en propre, comme nous en voyons si souvent chez les Francs, son fils n'aurait pas eu besoin d'aller les demander au roi ; il en aurait hérité de plein droit, conformément à la Loi Salique. S'il eut besoin de les obtenir du roi, c'est que Waddo ne les avait qu'en vertu d'une concession viagère, c'est-à-dire en bénéfice. — De même Sunnégisile et Gallomagnus avaient été condamnés pour crime de lèse-majesté à la confiscation de tous leurs biens ; le roi leur fit grâce, mais il ne leur laissa que les biens qu'ils possédaient en propre[112]. Ce langage de l'historien [pourrait faire croire] que ces deux personnages avaient d'autres biens en bénéfice, et que ceux-là furent repris par le roi.

Tels sont les seuls indices, et bien vagues, du beneficium royal au VIe siècle. De la fin du VIIe, nous avons un diplôme où Thierry III rappelle que le domaine de Lagny avait été occupé successivement par les maires du palais Ébroin, Waraton et Ghislemar, et qu'après la mort de Waraton il avait été ramené au fisc[113]. Il est assez vraisemblable que Waraton ne possédait Lagny qu'en bénéfice du roi et que c'est pour cette raison que le roi reprit Lagny à sa mort[114]. Nous savons, par un autre diplôme de 695, que la terre de Nançay, après avoir appartenu à l'église de Lyon, devint domaine fiscal par voie d'échange vers 690, qu'elle fut alors concédée par le roi à Pannichius, et que, ce personnage étant mort, elle fut ramenée au fisc[115]. Ici encore il est très vraisemblable, quoique le terme précis de beneficium ne se lise pas, que nous avons affaire au bénéfice.

Mais il y a, sur tous ces exemples, une remarque à faire. Il se trouve que tous les personnages dont nous venons de voir les noms sont des serviteurs ou des fonctionnaires du roi. On observe même que tous, au moment où nous les voyons posséder ces terres fiscales, exerçaient réellement une fonction. Ébérulf était cubiculaire du roi[116] ; Wandelin était gouverneur de l'enfant Childebert ; Bodégisile était duc, c'est-à-dire un des fonctionnaires les plus élevés de la hiérarchie administrative ; Waddo, après avoir été comte de la cité de Saintes et chef de la maison de la reine Rigonthe, était au service personnel de la reine Brunehaut[117] ; Sunnégisile était comte de l'écurie ; Gallomagnus était référendaire[118]. Waraton était maire du palais ; nous ne savons pas quelle était la fonction de Pannichius, mais son titre de illuster vir indique qu'il en exerçait une. Il est frappant que tous les hommes qui, à notre connaissance, détiennent des terres royales à titre viager, soient des hommes en activité de service. Cela conduit à penser que les rois usaient surtout du beneficium, pour rémunérer leurs fonctionnaires. Le traitement en argent n'existant pas, la jouissance d'un ou de plusieurs domaines en tenait lieu. Les rois usaient simultanément de la donation en propre pour enrichir leurs amis ou récompenser les services passés, et de la concession en bénéfice pour payer les services présents. On peut admettre même que cette jouissance de certaines terres était attachée à la fonction plutôt qu'à l'homme. Elle se transmettait à tous ceux qui se succédaient dans la même fonction. C'est ainsi, par exemple, que le domaine de Lagny avait été possédé successivement par Ebroin, Waraton et Ghislemar, qui furent successivement maires du palais, et qu'il revint encore à Waraton, quand ce personnage reprit possession de la mairie[119]. Tel est le caractère particulier du beneficium royal, si l'on s'en tient aux seuls documents où l'on puisse le saisir.

La condition du service militaire y était-elle attachée ? Rien ne l'indique. Il est clair que, le beneficium rémunérant un service, il fallait que ce service se continuât. Si le bénéficier était un comte ou un référendaire, il fallait qu'il remplit ses fonctions de comte ou de référendaire ; s'il était plutôt un soldat, il devait plutôt le service de soldat. C'est en ce sens que l'obligation militaire a pu être attachée à la jouissance de certaines terres du fisc. Encore ne doit-on pas penser que ce fût une obligation spéciale. Sous les Mérovingiens, tous les hommes libres devaient le service de guerre, les Gaulois comme les Francs, les pauvres comme les riches, les hommes qui n'avaient pas de bénéfice aussi bien que ceux qui en avaient.

Les historiens modernes se sont demandé si les bénéfices royaux étaient révocables à volonté, viagers, ou héréditaires. Cette question ne s'est pas posée aux yeux des hommes du VIe ou du VIIe siècle. Du moins n'en trouve-t-on aucun indice chez les écrivains de ce temps-là. On a dit que, par le traité d'Andelot de 587, les leudes avaient obtenu que les bénéfices ne fussent plus révocables à volonté. Le traité d'Andelot, dont nous avons le texte, ne contient rien de pareil. Le nom même du bénéfice ne s'y trouve pas[120]. Il y est parlé incidemment d'anciennes donations des rois précédents que les guerres civiles avaient fait annuler ; il n'y est pas fait la moindre allusion à une concession bénéficiaire des rois actuellement vivants. Il faut songer d'ailleurs que ce traité d'Andelot n'est pas conclu entre la royauté et les leudes ; c'est un simple pacte entre deux rois.

On chercherait en vain dans les chroniques une seule phrase qui indiquât qu'une classe d'hommes ou un parti ait fait effort pour rendre le bénéfice perpétuel. Cette pensée n'a pu venir qu'aux hommes de nos jours, et à la suite de l'idée fausse qu'ils se faisaient des bénéfices. Le beneficium étant, par définition, un mode de concession temporaire, il ne venait à l'esprit de personne de .changer le sens de l'expression. Un homme qui occupait une terre per beneficium pouvait bien demander que cette même terre lui fût donnée en propre, et l'obtenir ; en ce cas une donation régulière succédait au beneficium. Mais que les hommes aient demandé la transformation générale des concessions bénéficiaires en donations, c'est ce qu'on ne voit à aucun signe[121].

Le beneficium ne fut pas autre chose chez les rois que ce qu'il était chez les particuliers. Les rois l'avaient emprunté aux particuliers et aux églises ; ils le pratiquèrent comme eux. Ils le concédaient à l'homme qui les servait ; ils le reprenaient naturellement quand cet homme mourait, ou quand cet homme cessait de servir, ou encore quand il servait mal. Le bénéfice était révocable comme le fonctionnaire était destituable, et dans la même mesure. Le diplôme relatif à la terre de Lagny montre que Waraton la perdit en perdant la mairie, et la recouvra quand il recouvra cette dignité.

 

4° LES CONSÉQUENCES DE L'USAGE DU BÉNÉFICE.

 

L'analyse des documents réduit le bénéfice mérovingien aux proportions d'un acte de pur droit privé. C'est une simple convention de la nature de toutes celles qu'un propriétaire peut faire au sujet de son bien. Rien de politique en lui, rien de précisément féodal. Venu de la société romaine, il s'accommodait au régime ancien, et les générations d'hommes qui l'employaient n'y voyaient sans doute pas les éléments d'un régime nouveau qui dût changer la face de l'Europe. Il est arrivé pourtant que la pratique toujours croissante de ce bénéfice a produit trois conséquences considérables.

1° La première a été de faire disparaître beaucoup de petites propriétés. Il est bien vrai que les formules étaient rédigées de telle sorte qu'elles présentaient le bénéfice ou bienfait comme un acte de pure générosité. Si l'on s'en tenait à cette rédaction, le bénéfice aurait été toujours une concession faite par un riche à un pauvre. Mais on a bien reconnu que ces formules n'étaient qu'une pure apparence. Elles dissimulaient, la plupart du temps, un acte tout opposé à celui qu'elles énonçaient.

Tantôt le beneficium était une façon de fermage, oà le propriétaire ne donnait rien. Tantôt il s'associait à la vente, et équivalait pour le propriétaire à une acquisition de nue propriété. Tantôt il venait après une donation ou une vente fictive, et en ce cas le propriétaire, loin de rien donner, recevait tout.

Quelquefois c'était un emprunteur qui pour quelque argent engageait sa terre et ne l'occupait plus que par bienfait. D'autres fois c'était un petit propriétaire qui, pour améliorer son existence, cédait sa propriété pour obtenir l'usufruit d'une terre équivalente. Souvent enfin il arrivait qu'un petit propriétaire eût besoin de protection ; ne pouvant par ses seules forces défendre sa terre contre l'usurpation d'un fort, il mettait cette terre sous le patronage d'une église ou d'un grand ; il livrait sa propriété ; de propriétaire, il se faisait bénéficier ; son ancien alleu n'était plus pour lui qu'un bénéfice. Beaucoup de nos formules, qui semblent des donations de la piété, ne sont que les abandons de la peur ou du besoin. Et les milliers de chartes qui constituèrent le même acte entre laïques ne sont pas venues jusqu'à nous.

Rarement le bénéfice était la terre d'un riche concédée à un pauvre. Souvent il était la terre livrée par un pauvre à un riche. C'est surtout d'en bas que le système bénéficiai s'est formé. Le beneficium a été le détour par lequel la petite propriété s'est perdue dans la grande.

2° La seconde conséquence a été que, sur une très grande partie du sol, la possession et la propriété se sont trouvées disjointes. La distinction de la possessio et du dominium avait existé en droit romain ; mais elle avait été, dans la pratique, une exception. Avec la grande extension du bénéfice au VIe et au VIIe siècle, elle devint peu à peu un fait ordinaire et normal. Or il était déjà arrivé que, par l'effet de l'esclavage et du colonat, la culture était, presque partout, séparée de la propriété. Désormais il y eut sur la plupart des terres trois hommes superposés l'un à l'autre, le cultivateur, le possesseur bénéficier, le propriétaire.

5° La troisième conséquence de la pratique du bénéfice fut de mettre un lien de dépendance entre les hommes libres. Les documents nous ont montré que le bénéfice ou bienfait, en dépit de son nom, n'était pas une faveur gratuite. Bien rarement il était accordé sans condition. Celui qui le recevait devait le payer de quelque manière.

Quelquefois il le payait par un cens annuel. Cette condition était peut-être la plus douce, parce qu'elle était marquée en termes clairs ; le bénéficier connaissait au moins l'étendue exacte de ses obligations. Mais nous devons observer que les actes de bénéfice laïque ne contenaient guère cette clause précise. Les conditions de la concession étaient, marquées en termes vagues. Je vous rendrai, disait le concessionnaire, ce que vous rendent les autres occupants de vos domaines[122]. Ou encore : J'obéirai à tous les ordres que vous me donnerez par vos agents[123]. D'autres fois cela n'était pas écrit ; mais il était entendu que la concession serait révocable à volonté.

Il faut se garder d'une illusion. Nous voyons une lettre précaire et une lettre prestaire qui se correspondent, et nous sommes tentés de croire que ces deux lettres forment un contrat. Mais, en premier lieu, nous ignorons dans quelle mesure la lettre prestaire était fréquente, et nous pouvons supposer que le petit bénéficier ne l'obtenait pas aisément du grand personnage[124]. Si d'ailleurs on observe la teneur de cette lettre, on y remarquera qu'elle ne constitue pas un engagement pour le concédant. Il dit : Tu m'as demandé que je te concède cette terre, et je te la concède par mon bienfait. Il ajoute souvent : Je te la concède pour les jours de ta vie. Mais cet énoncé du bienfait ne constituait pas un engagement précis, formel, ayant valeur légale. Le terme sacramentel spondemus, et la stipulatio sont dans la précaire, mais ils ne sont pas dans la prestaire. Le concessionnaire s'est lié, le concédant ne s'est pas lié.

On peut se demander si le propriétaire qui avait concédé son bienfait pour la vie, pouvait le reprendre avant le décès du concessionnaire. Les documents ne répondent pas très nettement à cette question. Encore avons-nous un acte de jugement du VIIe siècle qui nous montre un procès au sujet d'une terre tenue en bénéfice. Angantrude a donné un domaine à l'abbaye de Saint-Denis et a obtenu le même domaine par précaire et bienfait[125]. Dans les cas semblables, l'Église se faisait écrire une précaire et donnait une prestaire en retour, et cette prestaire marquait toujours que le bienfait était accordé en viager, diebus vitæ tuæ. Les deux parties en conflit se présentèrent au tribunal du roi. L'abbé montra la lettre précaire qu'Angantrude lui avait écrite ; sur cette seule lecture, sans s'arrêter à aucune autre considération, sans tenir compte de la promesse qui devait se trouver dans la prestaire correspondante, sans songer que la bénéficiaire était en réalité la donatrice, le tribunal ordonna que le domaine rentrât dans les mains de l'abbé.

C'est une chose bien digne d'attention que les Codes qui ont. été rédigés dans tous les pays de l'Occident pendant la période mérovingienne, ne contiennent aucune disposition relative au bénéfice. Quelques-uns d'entre eux le nomment incidemment ; mais aucun d'eux n'énonce une règle qui le concerne ; aucun d'eux ne lui accorde la moindre garantie. Il semble que la législation ne connaisse pas le bénéfice. Elle ne s'occupe pas des relations que la concession bénéficiaire peut établit entre deux hommes. Ces mêmes législations qui sont attentives à garantir la propriété et à en régler la transmission, n'ont aucune protection pour le bénéfice. Il résulte de là une grande inégalité entre les deux hommes : le concédant, qui est propriétaire, a la loi pour lui ; le bénéficier, qui n'est pas propriétaire, n'est soutenu par aucune loi. S'il voulait aller en justice, on ne voit ni quelle procédure il pourrait suivre, ni quelle loi il pourrait alléguer.

Ainsi le bénéficier était dans la dépendance du concédant, et à sa merci. Les relations entre eux n'étaient réglées ni par un contrat ni par la loi, mais par la volonté de l'un d'eux. Le bénéficier avait, à la vérité, un moyen de ressaisir son indépendance ; il lui suffisait pour cela de rendre la terre. Mais, tant qu'il la conservait, il était assujetti. Le bienfait le liait personnellement au bienfaiteur. Il n'était à son égard ni un esclave, ni un colon, ni un fermier ; mais, par cela seul qu'il tenait de lui en bienfait, il se trouvait attaché à lui par tous les sentiments et par tous les intérêts. En introduisant un mode nouveau de possession, le bénéfice a modifié la condition de la terre, et par suite la condition de beaucoup de personnes humaines. C'est peut-être, de tous les modes de tenure, le plus aristocratique : à un contrat, qui mettrait les deux hommes sur un pied d'égalité et les subordonnerait à une loi commune, il substitue une convention qui les subordonne l'un à l'autre.

 

 

 



[1] On doit à Roth de les avoir le premier combattues.

[2] [Cf. notre chapitre III.]

[3] Testamentum Abbonis, dans les Diplomata, t. II, p. 371. — De même dans beaucoup d'autres chartes, l'auteur de l'acte déclare faire donation ou legs d'une terre qu'un autre a en bénéfice.

[4] Diplomata, n° 484, t. II, p. 292.

[5] Diplomata, n° 489, p. 298.

[6] Polyptyque de Saint-Remi, p. 7. — Ibidem, p. 78.

[7] Epistolæ ad Desiderium Caturcensem episcopum, dans dom Bouquet, IV, 38.

[8] Diplomata, n° 457, t. II, p. 258. — Nous expliquerons plus loin cette expression.

[9] Ibidem, n° 384. [La charte n'est peut-être pas authentique.] Il y a aux Archives nationales, Tardif, n° 32, un autre exemple d'une femme qui possède per beneficium.

[10] Polyptyque d'Irminon, I, 39, p. 5 ; I, 40.

[11] Polyptyque de Saint-Remi, p. 15. — Ibidem, p. 78.

[12] Polyptyque de Saint-Remi, p. 13.

[13] Polyptyque de Saint-Remi, p. 7.

[14] Capitulaire De villis, c. 50, Borétius, p. 88.

[15] Testamentum Abbonis, t. II, p. 372 et 373.

[16] Diplomata, t. II, p. 357.

[17] Ainsi Téodrad, qui tient deux manses et demi en bénéfice, doit un cens annuel de trois deniers d'argent et de quinze mesures de grains (Irminon, I, 40, p. 5). Nodelbert, qui tient un manse en bénéfice, en doit la même redevance que son voisin Teuthagius, c'est-à-dire vingt-quatre jours de corvée par an, plusieurs charrois, trois voitures de bois, et le labour de 400 perches (Saint-Remi, VI, 2 et 4, p. 7). Erchanfrid, qui tient un bénéfice, doit aussi les mêmes redevances que les colons ses voisins.

[18] C'est seulement dans un Additamentum Legi Ripuariæ de 803 que le bénéfice est mentionné (Solun, p. 109).

[19] Paul, au Digeste, XIII, 6, 17, § 3.

[20] C'est ainsi que Hirtius peut dire au sujet de personnages qui ont obtenu des grades par faveur plus que par mérite : Ondines in exercitu beneficio non virtute conseculi sunt (Hirtius, De bello Africano, 51). C'est ainsi encore que le biographe d'Alexandre Sévère dit : Prœsides, proconsules et legatos nonquam fecit ad beneficium sed ad judicium vel suum vel senatus (Lampride, Alexander, 46). Dans le même sens, Cicéron, Ad Atticum, VIII, 1.

[21] C'est ainsi que Paul, dans le passage cité plus haut, oppose le beneficium et la nuda voluntas au negotium, aux mutuæ præstationes, aux civiles actiones, et encore, idem, Digeste, XLIII, 26, 14.

[22] Rosière, n° 146, Zeumer, p. 505, n° `26. — Le sens de bienfait est encore visible dans des expressions que l’on lit dans Arvernenses, 6 ; Rozière, n° 163 — Rozière, 52 ; Zeumer, p. 111, n° 5 — Diplomata, n° 340.

[23] Vie d'Eusicius (Bouquet, III, p. 420) : Plura de bis beneficiis que a rege impetraverat Ensicio donavit, phrase où l'on voit que ces beneficia ne sont pas des concessions bénéficiaires, mais de pleines donations. De même encore dans le diplôme n° 586. De même, concile d'Orléans de 511, c. 7, pour demander aux rois diverses faveurs.

[24] Formulæ Andegavenses, 7 ; Rozière, 322.

[25] Turonenses, 44 ; Rozière, 378.

[26] Marculfe, II, 25 ; Rozière, 368.

[27] Formulæ Salicæ Merkelianæ, 5 ; Rozière, 321, § 1.

[28] Merkelianæ, 22 ; Rozière, 556. — On trouve aussi assez fréquemment l'expression sub usu beneficii vestri, Turonenses, 1, etc. (Rozière, 212) ; Tradiliones Laureshamenses, n° 14, t. I, p. 32 ; et aussi sub usu beneficio.

[29] Senonicæ, 21 ; Rozière, 580.

[30] Merkelianæ, 6 ; Rozière, 521, § 2.

[31] Archives nationales, K, 5 ; 6 ; Tardif, n° 52.

[32] Diplomata, n° 258.

[33] Diplomata, n° 300.

[34] Diplomata, n° 384.

[35] Diplomata, n° 438. De même n° 484, charte de 715. — De même dans les Traditiones Wissemburgenses, n° 105, 257, 267. — On dit aussi : In moo beneficia ; charte de 794 dans Lacomblet, n° 4.

[36] Diplomata, ri° 559, t. II, p. 371, 372, 374, 377. — Voir encore la charte de Chrodegang, de 745, n° 586.

[37] On peut noter que dans les formules et les chartes d'âge mérovingien le mot beneficium n'est jamais employé comme régime direct ; il n'est pas non plus employé au pluriel ; un homme peut avoir plusieurs villæ per beneficium, il n'a pas plusieurs beneficia.

[38] L'expression per vestrum beneficium est quelquefois remplacée par per vestrani beneficentiam, Traditiones Fuldenses, n° 55 et 65.

[39] L'emploi du mot est le même dans les diplômes du pays des Alamans. Voir Traditiones Frisingenses, n°  63, 121, 251, 269, 281, 313, 323, 412 ; Salzburger Formelbuch, n° 3 ; Traditiones Lunzelacenses, n° 71, 110 b, 133. — Traditiones Passarenses, n° 28 (Pertz, III, 376).

[40] Exemple, Pardessus, t. II, p. 477.

[41] Acte de 1262 (cité par Godefroi, v° Bienfait) : Ce que le devant dit tenait pour son beaufet. — Coutume de Bretagne, art. 241, édit. de 1740, t. II, p. 34 : Si les terres étaient chargées de douaire, ou en bienfaict, elles devraient être baillées à mi-prix ; sur quoi le commentaire de d'Argentré ajoute : Bienfait-était (ici) le viage ou l'usufruit donné par l'aîné au juveigneur ; mais cela se doit entendre régulièrement de tout usufruit. — Voir Coutumier général, II, 80 ; II, 729.

[42] Rozière, n° 194-205, 207-208, 212-215, 217. [Pour les correspondances, voir l'édit. Zeumer, p. XI.]

[43] Rozière, n° 159-163, 169-172, 175, 174, 216, 245, 246, 248, 249, 251, 252, 253, 258. — Ajoutez les libelli colis, n° 219 à 240.

[44] Rozière, n° 142 à 152.

[45] Nous ne parlons pas d'un ou deux exemples où il se trouve employé dans une phrase vague de début, par exemple au n° 165 (Arvernenses, 6), ou encore de quelques formules générales, telles que Rozière, 52, etc. ; mais il n'est jamais employé dans les phrases constatant la donation.

[46] Rozière, n° 161 ; Marculfe, II, 56.

[47] Rozière, n° 160 ; de même, n° 163 (Turonenses, 4 ; Arvernenses, 6).

[48] Rozière, n° 160, 161 et 165.

[49] Marculfe, I, 14 ; Rozière, n°147.

[50] Marculfe, I, 14 ; Rozière, n°147.

[51] Les termes employés sont donum ou munus. On n'est pas sans rencontrer quelquefois dans un acte le mot beneficium, mais il est employé dans un sens général et vague. Ex. : Diplomata, n° 280, diplôme d'ailleurs regardé comme faux ; n° 340, diplôme que l'on n'a que par une copie du XIIIe siècle ; diplôme de Childebert Ier, n° 162 ; Pertz, n° 5 ; diplôme de Clovis II, n° 522 ; Tardif, n° 11 ; ce qui est appelé ici beneficium n'est pas une donation ; le diplôme est simplement une confirmation des privilèges et des biens de l'abbaye de Saint-Denis. — Le mot beneficia a aussi le sens vague de faveur dans cette phrase : Merito beneficia quæ possident amitterevidentur qui largitoribus ipsorum beneficiornm ingrati exsistunt (diplôme de Thierry III, n° 586 ; K. Pertz, n° 46). — Ce n'est jamais dans les phrases constitutives de la donation que se trouve le mot beneficium.

[52] [Cf. ch. III].

[53] Formulæ Andegavenses, édit. Zeumer, ri° 18, 22, 33, 43, 60 ; Rozière, II, 381, 375, 371, 305, 369.

[54] Formulæ Andegavenses, 22 ; Rozière, 375 : Per anc caucione. On appelait cautio, en droit romain, la lettre qu'un emprunteur remettait au créancier ; voir Paul, Sentences, II, 31, 32 ; III, 6, 59 ; V, 25, 5 ; Code Théodosien, I, 27, 1 ; on trouvera une formule de cautio au Digeste, XII, 1, 40.

[55] Formulæ Andegavenses, 22. — De même, le n° 60 (Rozière, 369) ; ici le débiteur s'engage, au cas où il ne rembourserait pas au jour dit, à payer le doublé.

[56] Ibidem, 38 ; Rozière, 371.

[57] Andegavenses, 48 ; Rozière, 395. — De même, n° 18 ; Rozière, 381.

[58] Andegavenses, 13 ; Rozière, 376.

[59] Turonenses, 44 ; Rozière, 378.

[60] Marculfe, II, 25 ; Rozière, 368.

[61] Senonicæ, 24 ; Rozière, 380. — Cf. ibidem, 5 ; Rozière, 572.

[62] Tous les prêts étaient-ils des bienfaits, je ne saurais le dire. Je remarque que dans nos formules les intérêts ne sont pas marqués ; ils existent, mais par un détour, puisque le créancier perçoit, en attendant, les récoltes de la terre engagée, ou les journées de service du débiteur ; mais l'intérêt, l'usure, n'est pas écrit dans l'acte. Le troisième concile d'Orléans, c. 9, autorise les præstita beneficia, c'est-à-dire les prêts, pourvu qu'on n'y ajoute pas les usuræ, c'est-à-dire les intérêts. Il est possible que ce soit cette sorte de prêt sans intérêts, ou avec intérêts dissimulés, qui se serait appelée spécialement bienfait.

[63] Lex Salica, LII ; c'est l'article qui commence ainsi : Si quis alteri aliquid prœstiterit de rebus suis, et (alter) ei noluerit reddere.

[64] C'est le manuscrit de Varsovie, Huhé ; la rubrique est : Si quis beneficium alterius reddere noluerit. La suite de l'article montre bien qu'il ne s'agit pas de ce qu'on a appelé plus tard une terre bénéficiale.

[65] Troisième concile d'Orléans de 558, c. 27 ; Sirmond, p. 255.

[66] Andegavenses, 7 ; Rozière, 322.

[67] Cette formule n'est pas sans analogie avec la septième Turonenses ; mais celle-ci est une precaria, tandis que notre formule angevine n'a pas les marques de précaire. Dans un acte de 719, un comte reçoit d'un abbé une terre en bienfait et il en payera annuellement une livre d'argent et deux corvées. Traditiones Wissemburgenses, 267.

[68] Lex Wisigothorum, X, 1, 11. — Le canon était, dans la société romaine, le fermage de la terre. Voir Asconius, sur la troisième Verrine. Cf. Lampride, Heliogabalus, 29 ; Vopiscus, Firmius, 5 ; Novelles de Théodose II, 26, 1 ; Hænel, p. 115.

[69] Marculfe, II, 39 ; Rozière, 328.

[70] Turonenses, 1 ; Rozière, 212.

[71] Marculfe, II, 6 ; Rozière, 213. — Ibidem, II, 5 ; Rozière, 215. — Ibidem, II, 8.

[72] Marculfe, II, 8 ; Rozière, 249.

[73] Marculfe, II, 9 ; Rozière, 337.

[74] Charta Anseberti, Diplomata, n° 457.

[75] Formules de Sirmond, 58 ; Zeumer, p. 160 ; Rozière, n° 527. — Traditiones Laureshamenses, I, p. 55. — Diplomata, t. II, p. 557.

[76] Marculfe, I, 15 ; Rozière, 216.

[77] Concile de Tolède de 658, c. 5, dans le Corpus juris canonici, p. 244.

[78] Merkelianæ, 5; Rozière, 521, § 1.

[79] Merkelianæ, 6 ; Rozière, 521, § 2. — Le mot debere est, dans ces formules, une sorte de verbe auxiliaire auquel ne s'attache nullement l'idée d'obligation.

[80] Rozière, n° 520.

[81] Merkelianæ, 56 ; Rozière, 349.

[82] Merkelianæ, 57 ; Rozière, 349, § 2. — De même, les formules n° 342, 343 (Bignonianæ, 20, 22 ; Merkelianæ, 7, 8). -- Dans le n° 552 (Turonenses, 6), ce genre de concession est appelé beneficium.

[83] Marculfe, II, 5 ; Rozière, 345. — Cet acte est dit epistola precaria, et il a en effet toutes les formes caractéristiques du précaire. — De même, Senonicæ, 16 et 52 ; Rozière, 310 et 339, où on lit : Ad beneficium prestare, sub uno beneficio vestro tenere.

[84] Comparez la formule de Marculfe, II, 40 (Rozière, 328, § 2) à la formule Merkelianæ, 33 (329, § 2) : les expressions per nostram precariam et per nostrum beneficium y sont employées comme présentant exactement la même idée. (Beyer, Urkundenbuch der Mittelrheinischen Territorien, I, p. 7, année 656). Du Cange cite une charte où on lit : In beneficio tenere et precario more (t. I, p. 650, col. 5). Cf. encore un diplôme de 715 (Bouquet, t. IV, p. 687).

[85] Diplomata, n° 237.

[86] Diplomata, n° 288.

[87] Diplomata, n° 288.

[88] Diplomata, n° 384.

[89] Archives nationales, K, 3, 6 ; Tardif, n° 32.

[90] Diplomata, n° 369.

[91] Zeuss, Traditiones Wissemburgenses, n° 267, p. 256.

[92] Diplomata, Additamenta, n° 40, t. II, p. 448.

[93] Diplomata, Additamenta, n° 41, t. II, p. 449.

[94] Diplomata, Additamenta, n° 47, t. II, p. 455.

[95] Diplomata, Additamenta, n° 357. — Acte semblable, n° 558, Diplomata, t. II, p. 369. Voir encore, ibidem, p. 474, une charte relative à un domaine en Flandre ; le propriétaire en fait donation au monastère et le reçoit ensuite à titre de bienfait du monastère, pro beneficio monasterii.

[96] Traditiones Sangallenses, n° 32, p. 35 ; c'est une præstaria.

[97] Lex Baiuwariorum, I, 1, 1.

[98] Lex Alamannorum, II, 1.

[99] Lex Wisigothorum, X, 1, 11. — Le mot beneficia se trouve ailleurs dans ce Code, mais avec un autre sens ; par exemple, IV, 5, 5, il est parlé de ceux qui obtiennent quelque chose patronorum beneficiis ; mais il s'agit lit de présents, de dons en propre, et la preuve c'est que la ligne suivante ajoute que le donataire peut vendre. Rien de commun ici avec le bénéfice. De même un peu plus loin, l'expression regiis beneficiis désigne des dons royaux de toute nature, non pas des terres données in beneficio.

[100] Lex Langobardorum, Rotharis, 527. Les mots in ipso beneficio désignent le temps pendant lequel le cheval a été præstitus.

[101] Cette définition du beneficium est encore celle que donnera le Livre des fiefs (De fendis, III, 1.)

[102] Nous ne voulons pas dire que le mot beneficia n'ait jamais été écrit dans le long libellé d'un acte de donation. Par exemple, voir le préambule du diplôme de Childebert Ier (Pertz, n° 3), ou le préambule du diplôme de Thierry III (Pertz, n° 58). Mais ce mot beneficium n'est jamais dans le corps de l'acte : surtout il n'est pas dans la phrase constitutive de la donation.

[103] On peut se demander si cette acception du mot beneficium existait déjà dans la langue de l'Empire romain. Il est difficile de répondre négativement, car nous ne possédons, de cette époque, aucune charte, aucun diplôme, aucun monument de la pratique, qui soit de même nature que les chartes et formules mérovingiennes qui marquent le sens du beneficium. — L'affirmative n'est pas plus aisée et ne serait pas prudente. Je ferai seulement cette remarque : les donations en pleine propriété, dont il est souvent question dans les Codes (Code Théodosien, X, 8 ; X, 9, 2 ; X, 10, 5-6 ; XI, 20, 1 ; Code Justinien, XI, 62), ne sont jamais appelées des beneficia, et le mot beneficium n'y est pas employé. Est-ce à dire qu'il fin réservé aux concessions en viager ? — Hygin, édit. Lachmann, p. 202, 205, 295, nous fait entrevoir l'application du mot beneficium à des terres qui étaient concédées à des villes ou à des particuliers, sans être un objet de pleine propriété. Le passage de la p. 295, surtout, marque bien que ces terres ne devenaient pas la propriété de ceux à qui il était permis de les occuper. Il faut observer aussi que ces beneficia étaient inscrits sur un registre spécial, qui n'était pas celui des donations en propre, et qu'on appelait liber beneficiorum. Un bureau du palais, appelé scrinium beneficiorum, avait une sorte de surveillance de ces terres. Pouvaient-elles être reprises ? Nous l'ignorons. Une inscription relative à une ville de Corse, Orelli, 4051, marque que la concession de ces beneficia avait besoin d'être renouvelée par chaque nouvel empereur, et que c'était, par une suite de concessions ainsi renouvelées que cette ville avait conservé ses beneficia depuis Auguste jusqu'à Vespasien [Cf. Mommsen, Staatsrecht, t. II, 2e édit., p. 1071, n. 2]. — Il y a eu des pratiques qui nous échappent et sur lesquelles nous ne pouvons rien affirmer.

[104] [Cf. plus loin, le chapitre sur l'Immunité.]

[105] Marculfe, I, 14.

[106] Voir aussi Marculfe, I, 17.

[107] Grégoire de Tours, VII 22. — Pas de doute sur le sens de publicatum est, qui signifie entra au trésor public. Quant à commendare, il s'était confondu avec commodore et signifiait prêter. Exemples : Loi des Ripuaires, LXXIV ; Loi des Wisigoths, V, 5, 5-8 ; Loi des Bavarois, XIV. Quant à l'expression terram suam alteri commendare, que l'on croit voir dans la Loi Salique, elle n'est que dans le texte de Hérold et on ne la trouve dans aucun manuscrit connu (voir Hessels, 420 ; Behrend, p. 110). Mais on trouve epistola commendantia, comme synonyme de præstaria, dans les Formulæ Merkelianæ, n° 6, 8 et 35 (Rozière, n° 321, 2 ; 343, 2 ; 329, 2), et dans les. næ 22 (Rozière, 342) ; or cet emploi du mot implique que l'idée de beneficium s'attacha au mot commendare, du moins à partir du VIIe siècle.

[108] Telle est du moins l'explication de Guépard, Prolégomènes, p. 528, et de Waitz, t. II, p. 515 de la 3e édition. Elle me laisse quelque doute. Tout repose sur les mots quod commendatum habuit. Or je ferai observer que, dans la langue du temps, habuit est un verbe auxiliaire et que commendatum habuit est simplement une forme de temps passé analogue à commendavit. Il serait conforme aux habitudes de langage de Grégoire de Tours que ces mots voulussent dire : ce qu'Ébérulf a mis en dépôt. Il s'agirait alors de tout autre chose que de terres reçues par lui du roi. — Je fais observer encore que, dans Grégoire de Tours lui-même, commendare est plusieurs fois employé et qu'il n'a pas le sens de donner en bénéfice, mais celui de mettre en dépôt, ou confier. V, 19 ; V, 18. Dans le passage que nous étudions le quod commendatum habuit pourrait bien signifier ce qu'Ébérulf avait confié à l'église où il avait cherché un asile.

[109] Grégoire de Tours, VIII, 22.

[110] Grégoire de Tours, VIII, 22.

[111] Grégoire de Tours, IX, 35, in fine.

[112] Grégoire de Tours, IX, 38.

[113] Archives nationales, Tardif, n° 25 ; Pardessus, n° 410. Waraton est mort en 686, Frédégaire, Chronicon, 99.

[114] Il semble bien que Waraton n'ait pas laissé de fils ; son fils Ghislemar était mort avant lui, Frédégaire, Chronicon, 98 et 99.

[115] Archives nationales, Tardif, n° 54 ; Pardessus, n° 455.

[116] Grégoire de Tours, VII, 21.

[117] Grégoire de Tours, VI, 45 et VII, 45.

[118] Grégoire de Tours, IX, 58.

[119] Voir d'une part la Chronique de Frédégaire, c. 98 et 99, et d'autre part le diplôme, Tardif, n° 25, cité plus haut.

[120] Le mot beneficia s'y lit, dans l'une des dernières phrases, mais avec un tout autre sens. La phrase est : Si l'un des deux contractants, c'est-à-dire l'un des deux rois, viole la présente convention, il perdra tous les avantages, beneficia, que cette convention lui confère ou lui promet. On voit assez que beneficia est pris ici dans le sens général qu'il avait en latin, et n'a aucun rapport avec la concession per beneficium.

[121] Il est clair que les rois pouvaient faire passer le bénéfice du père aux fils, comme Grégoire de Tours le fait entendre pour les fils de Budégisile et de Waddo ; mais &est qu'alors les rois renouvelaient la concession.

[122] Marculfe, II, 41 ; Rozière, 325.

[123] Bituricenses, 2 ; Rozière, 324.

[124] On remarquera que le plus grand nombre de nos præstariæ concernent de grands domaines et sont accordées à ceux-là mêmes qui en sont les donateurs.

[125] Tardif, n° 32.