LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

CHAPITRE V. — LE PRÉCAIRE DANS L'ÉTAT MÉROVINGIEN. - LE PRÉCAIRE SUR LES TERRES LAÏQUES.

 

 

Il faut maintenant chercher si le précaire, dont nous avons vu la nature, les formes et les diverses applications dans la société romaine, se continue après les invasions et conserve la même nature, les mêmes formes et les mêmes effets. Il importe d'étudier séparément la pratique du précaire chez les simples particuliers, sur ce qu'on peut appeler les terres laïques, et la pratique du précaire sur les terres d'église.

Nos documents sont les lois et les chartes.

Les codes de lois qui ont été rédigés après les invasions ne contiennent pas un ensemble de dispositions précises qui aient pour objet de régler le précaire. La raison de cela est la même qui faisait que le Code Théodosien ne contenait pas non plus ces règles. Le précaire était, chez les Romains, une pratique extralégale, dont le législateur n'avait pas à s'occuper directement. Les législateurs de l'époque mérovingienne ne s'en occupent pas davantage, parce qu'ils restent hors du Droit, à côté du Droit.

Mais de même que le Code Théodosien le mentionnait incidemment et à l'occasion d'autres actes, de même les codes rédigés après les invasions le signalent plusieurs fois et constatent que la pratique s'en continue.

La loi romaine rédigée chez les Burgondes parle du précaire à propos de la vente. Elle laisse voir qu'il était admis qu'un homme vendit sa terre et la reprît du nouvel acquéreur à titre précaire ; elle exige seulement un intervalle entre les deux actes. Pour que la vente ait son plein effet, il faut que la tradition de la terre soit faite suivant les formes et que le nouvel acquéreur soit mis en possession ; ce n'est qu'après une possession de quelques jours ou de quelques mois que la demande en précaire se produira ; alors le même homme qui a vendu obtiendra la possession précaire[1]. Nous voyons ici que le précaire était resté dans les habitudes des hommes ; et c'était bien le précaire romain, avec ses deux traits essentiels, une demande ou prière, precaria, et une concession portant sur la possession, possessionis.

Les rois wisigoths, comme les rois burgondes, firent rédiger une Lex Romana. Elle fut promulguée par Alaric II en 506. Or les rédacteurs de ce code y ont fait entrer ce que le jurisconsulte Paul avait dit du precarium[2]. C'est d'abord cette règle première, à savoir que le précariste peut toujours être évincé par le propriétaire sans aucune indemnité[3]. A ce sujet, les rédacteurs du Code expliquent la phrase de l'ancien jurisconsulte par ce commentaire : Celui-là possède en précaire qui a adressé une prière à l'effet de rester en possession par la permission du propriétaire[4]. C'est la définition qu'Ulpien avait donnée trois siècles auparavant. Ils ajoutent ou du créancier fiduciaire, ce qui nous fait voir que, comme au temps d'Ulpien, le précaire se constituait souvent à la suite d'un emprunt.

Le législateur de 506 insère ensuite l'observation que Paul avait déjà faite, à savoir que le précaire peut se constituer par une lettre, mais que cette lettre n'est pas nécessaire[5] ; le propriétaire peut ne donner aucun signe extérieur de sa volonté ; possède en précaire, tout homme qui possède par la tolérance du vrai propriétaire. Il termine en rappelant que la concession ne passe pas à l'héritier du concessionnaire, et que, si cet héritier reste sur la terre, sa possession est entachée de fraude et délictueuse[6].

Ce code, qui avait été rédigé par l'ordre d'un roi wisigoth, n'a nullement été abrogé par suite de l'expulsion des Wisigoths de l'Aquitaine. Il est resté en pleine vigueur. Il s'est même étendu à toute la Gaule. C'est par lui que la majorité de la population a été régie durant le VIe, le VIIe, le VIIIe siècle. La population n'a donc pas cessé de voir dans ses lois les règles principales du précaire romain[7].

En fondant le royaume des Ostrogoths, le roi Théodoric fit rédiger un code à l'usage de tous ses sujets. On peut lire dans ce code la formule du préteur romain. sur le précaire, qui nec vi nec clam nec precario possidet, la même formule que nous avions lue au Digeste et que nous avions déjà rencontrée chez Térence et chez Plaute[8].

Le Code des Wisigoths s'occupe du précaire en deux endroits. Une première fois, il interdit l'un des abus qu'on en faisait. Un coupable, y est-il dit, que la loi punit de la peine de la confiscation ; se hâte de transférer ses biens par donation soit à une église, soit à un particulier, et il redemande ses biens en précaire, en sorte que le fisc ne peut rien saisir et que le coupable ne perd rien[9]. Ailleurs, le législateur autorise le précaire comme une sorte de location. Après avoir indiqué les différents modes de louage de la terre, il ajoute : Si la lettre de précaire porte que la terre a été accordée pour un nombre d'années déterminé et que celui qui l'a obtenue devra la rendre au propriétaire à quelque époque que ce soit, qu'il restitue la terre sans retard suivant la convention faite[10]. On voit ici que le précaire était quelquefois, comme il avait été sous l'Empire romain, une forme de la location, qu'il se formait alors par lettre, et que la lettre pouvait indiquer le terme du précaire, comme nous l'avons déjà vu chez Ulpien. Or cette Loi des Wisigoths n'est que du vile siècle ; lorsqu'elle a été écrite, il y avait deux cents ans que la domination romaine n'existait plus ; l'usage du précaire s'était pourtant continué sous les rois wisigoths durant ces deux siècles, et il s'était continué conformément aux pratiques romaines[11].

Dans les exemples que nous venons de citer, le précaire est indiqué comme employé sur les terres des laïques ; il n'est pas encore question de précaires d'église.

Les lois franques ne contiennent rien ni sur le précaire ni sur le bénéfice. Il ne faut pas perdre de vue que ce qui nous est parvenu sous le nom de lois franques, c'est-à-dire la Loi salique et la Loi ripuaire, n'est qu'une faible partie de la législation qui fut en vigueur, du Ve au VIIIe siècle, chez les Francs. On n'y trouve même pas tout le droit pénal. Quant au droit privé, il faut lé chercher soit dans les chartes, soit dans divers recueils de formules.

Le recueil de Bourges nous offre une formule de pré-- taire, c'est-à-dire l'un des types de ces epistolæ precariæ dont le jurisconsulte Paul avait déjà parlé et qui sont rappelées dans le Papianus et dans la Loi desWisigoths[12]. Ln possesseur en précaire était mort ; ses enfants, qui n'héritaient pas du précaire, adressent une demande à l'effet d'obtenir pour eux le renouvellement de la concession, et voici la teneur de cette demande :

A notre seigneur un tel et à notre dame une telle[13]. Ce préambule, où l'on devra mettre les noms des propriétaires, indique suffisamment que nous aurons affaire ici à un précaire constitué sur la terre d'un laïque, d'un simple particulier. Il est constant que notre père a occupé cette terre qui est à vous, et qu'il vous a fait pour cela une lettre de précaire ; nous vous en faisons une semblable et la signons, et nous vous demandons humblement que votre bonté nous permette d'occuper la même terre. Nous voyons déjà ici les deux éléments constitutifs du précaire romain, la prière de l'un, la bonté de l'autre[14]. Mais pour que la possession que nous en aurons ne porte aucun préjudice à vous ni à vos héritiers, nous déposons dans vos mains cette lettre de précaire. S'il nous arrivait plus tard de dire que cette terre que nous possédons n'est pas votre propriété, nous devrons être traités comme envahisseurs de la terre d'autrui ; nous serons donc passibles d'amende envers vous suivant la sévérité des lois, et vous aurez le droit de nous chasser de cette terre sans qu'il soit besoin d'aucun jugement. C'est, bien ici le précaire romain, lequel séparait si nettement la possession de la propriété.

En décrivant le précaire romain, nous avons dit qu'il était gratuit, par la raison qu'il devait conserver les dehors d'un pur bienfait. Il en est de même ici, en ce sens qu'aucun prix de location n'est marqué dans l'acte. Mais nous avons dit aussi que la gratuité du précaire romain n'était qu'apparente, puisque le propriétaire était toujours libre d'imposer telles conditions qu'il voulait à un homme qu'il pouvait évincer à volonté. Cette vérité est bien marquée dans notre formule. Les solliciteurs écrivent dans leur lettre : Nous nous engageons à faire tout ce que les intendants de vos domaines nous commanderont en votre nom ; et si nous n'exécutons pas vos ordres en toute obéissance, vous aurez le droit de nous chasser. Ici encore, on reconnaît le précaire romain qui, au lieu d'établir un fermage fixe, assujettit un homme à toutes les volontés d'un autre homme.

Ce recueil des formules de Bourges est certainement d'âge mérovingien. Le manuscrit qui nous l'a procuré est de la première moitié du VIIIe siècle[15]. La formule qui en fait partie est sans doute antérieure ; on ne peut dire si elle est du VIe ou du VIIe siècle. En tout cas, la présence de celte formule dans un recueil du ville siècle montre que jusqu'à cette époque elle a été employée par les praticiens, et l'on peut croire qu'elle a servi de modèle à des centaines d'actes. Or on notera qu'il n'y a dans cette formule aucune ligne qui ne soit conforme à ce que Paul et Ulpien avaient enseigné, et qu'il n'y a non plus aucun mot qui n'appartienne à la pure langue latine[16]. On remarquera enfin que la formule mentionne la stipulation et allègue la Lex Aquiliana ; et l'on sera frappé de voir que les auteurs de tous les actes écrits en Gaule suivant cette formule se sont déclarés soumis aux effets de la stipulation aquilienne, c'est-à-dire d'une règle établie par le préteur Gallus Aquilius, contemporain de Cicéron[17].

Un autre recueil, celui que Marculfe composa au milieu du VIIe siècle, en pleine période mérovingienne, et en plein pays franc, nous fournit un autre type de lettre de précaire[18]. Il s'agit ici d'un précariste qui, manquant à son devoir, a prétendu s'arroger la propriété de la terre concédée ; il a perdu son procès ; mais ensuite le propriétaire est entré en arrangement avec lui et lui a rendu la jouissance (le la terre ; seulement, il a dit écrire une lettre ainsi conçue : Au seigneur illustre, à mon seigneur propre (suit le nom du propriétaire). J'ai autrefois, par suite de mauvais conseils et contre toute justice, essayé de vous soustraire la propriété de cette terre qui est à vous et dont vous m'aviez accordé la jouissance ; mais je ne l'ai pas pu, parce que je n'en avais pas le droit. Vous l'avez reprise et m'en avez évincé. Mais ensuite, sur la demande d'honorables personnes, vous me l'avez rendue à cultiver. En conséquence j'adresse à votre grandeur la présente lettre de précaire, afin qu'il me soit permis d'occuper cette terre aussi longtemps que cela vous plaira sans que vos droits souffrent aucun préjudice. Je m'engage aux mêmes redevances envers vous que les autres occupants de vos terres. Si je manque à m'en acquitter ou si j'y mets du retard ou de la mauvaise volonté, je déclare par la présente lettre que je me soumettrai à la peine légale et que vous aurez le droit de me chasser de cette terre.

Ici encore nous retrouvons tous les traits du précaire romain : 'prière de l'impétrant, faveur et pure bonté du concédant ; pour celui-ci réserve entière du droit de propriété, pour celui-là simple concession de jouissance, et concession toujours révocable qui ne dure qu'autant que veut le propriétaire.est vrai que, dans le cas présent, le précaire aboutit à une sorte de location. La règle de gratuité y est encore observée dans la forme, puisque aucun prix en argent n'y est inscrit. Mais le concessionnaire s'engage à remplir les mêmes obligations que les autres occupants, obligations qu'il ne désigne pas, mais que sans cloute il connaît bien. Ce vague même le met à la discrétion du propriétaire. Aussi n'est-il pas surprenant qu'il appelle cet homme son seigneur propre, suus proprios dominus. Ce précariste que le propriétaire peut toujours évincer, et qui doit obéir à tous ses ordres ou renoncer à la terre, est véritablement dans la situation d'un sujet vis-à-vis d'un seigneur ou d'un maître. Les. effets du précaire sont déjà visibles.

Une formule wisigothique, c'est-à-dire une formule romaine qui fut en usage dans l'État des Wisigoths, est ainsi conçue : A un tel qui sera toujours mon seigneur, moi un tel. Comme je me suis trouvé dans le besoin et que je ne trouvais aucun moyen de gagner ma vie, j'ai recouru à votre bonté et vous ai demandé de me permettre de m'établir sur telle terre qui est à vous, pour jouir des fruits ; votre puissance a accordé cela à ma prière, et a daigné me donner à titre précaire cette terre qui est de tant de mesures (de semences). En conséquence, par la présente lettre précaire je m'engage à ne jamais porter atteinte à votre droit, mais plutôt à me tenir prêt à vous servir en toutes choses[19].

L'opération qui est décrite dans ces formules est certainement celle que les Romains avaient appelée precarium. Quelques érudits modernes ont soutenu que le precarium romain avait disparu, remplacé par la precaria qui aurait été une opération d'une autre nature. Les documents n'autorisent pas cette théorie. Si l'on observe de près l'emploi des deux termes, on ne trouvera pas entre eux la distance que les érudits ont supposée. Le mot precarium a continué d'être employé dans toute cette période de temps, et nous en trouvons plusieurs exemples dans les textes du VIIe, du VIIIe, du IXe siècle[20]. Il désignait l'opération elle-même et ce qui en était l'objet. Quant au mot precaria, il différait de precarium comme un adjectif diffère d'un nom ; mais l'un et l'autre se rapportaient au même acte. Precaria, que nous avons vu dans nos formules et qu'on rencontre cent fois ailleurs, ne désignait pas une opération nouvelle. Il était un simple adjectif. On disait epistola precaria[21], ou bien l'on sous-entendait le premier de ces deux mots. Du reste le qualificatif precaria n'était autre que le mot precatoria ; les deux se trouvent indifféremment[22]. Le sens littéral de l'expression était lettre de prière ; elle désignait cette lettre dont les jurisconsultes romains avaient déjà parlé et qui précédait la concession du précaire.

La precaria ou lettre de prière fut très usitée dans l'époque mérovingienne. La raison de cela s'aperçoit bien. La lettre était remise au propriétaire et gardée par lui. Plus tard, s'il en était besoin, elle devait lui servir de titre authentique. Une contestation pouvait surgir ; le précariste pouvait un jour se prétendre propriétaire. Il fallait que le propriétaire légitime eût en mains la preuve de son droit. Une lettre de prière était une preuve suffisante et complète ; car, au temps des Mérovingiens comme au temps des jurisconsultes romains, le fait d'avoir obtenu une terre par prière suffisait à marquer que l'occupant n'avait aucun droit sur elle. Le juge romain, sur la simple constatation d'une prière faite, n'avait eu qu'une seule formule à prononcer : Ce que tu tiens de cet homme par prière, rends-le-lui. C'était un arrêt de même nature que rendait sans nul doute le juge mérovingien[23]. La lettre de prière lui montrait quel était, des cieux contestants, le vrai propriétaire[24].

Cette lettre de prière n'avait nullement le caractère d'un acte de contrat. Elle était plutôt une preuve matérielle que le précariste fournissait à l'avance contre lui-même. La formule s'en était allongée peu à peu, parce qu'on avait trouvé commode d'y insérer, sous forme de promesse, les conditions que le précariste aurait à subir.

Telle était la vraie signification des precariæ. Les propriétaires avaient l'habitude de les faire renouveler de temps à autre, par exemple à intervalle de cinq ans. Cela n'était pas le renouvellement d'un bail ; c'était plutôt le renouvellement d'un titre, ou plutôt encore le renouvellement d'un aveu. Il fallait que de temps en temps le précariste reconnût par écrit et avouât qu'il n'était pas propriétaire. Pourtant cette formalité pouvait être négligée. Dans cette prévision et par surcroît de prudence, le propriétaire obligeait le. précariste à écrire dans sa lettre primitive une phrase ainsi conçue : La présente lettre, quand même elle ne serait pas renouvelée, et quand même il se passerait trente ans et plus, conservera toujours sa pleine valeur[25]. On devine pourquoi le chiffre de trente ans a été introduit ici ; il faut bien marquer que la prescription trentenaire n'aura pas lieu. Le précariste n'aura jamais le droit d'opposer la prescription à son propriétaire ; c'est la règle du Droit romain.

L'usage de pareilles lettres étonne d'abord ceux qui ne sont pas très familiers avec les habitudes de l'époque, ou qui aiment à répéter que l'Église seule écrivait. Il est hors de doute, au contraire, que les actes écrits étaient fort employés, même entre laïques. Les ventes, les donations, les testaments étaient faits le plus souvent par écrit, et même lorsqu'ils n'intéressaient pas l'Église[26]. Il en était de même des constitutions de dot[27], des jugements ou des accords entre parties[28], des affranchissements d'esclaves[29]. Chaque maison riche avait ses archives où se conservaient tous les contrats et tous les titres relatifs aux intérêts de la famille[30]. Il n'y a pas d'indice qui fasse supposer que ces habitudes existassent moins chez les familles de race franque que chez celles de race romaine. Il n'y a donc pas à être surpris que l'on ait fait souvent des lettres de précaire comme on faisait des actes de vente. Ces lettres, probablement, furent innombrables, même chez les laïques, bien que nous ne les connaissions que par quelques formules et des textes isolés.

Nous trouvons une precatoria là où on ne s'attendrait guère à en trouver, dans les poésies de Fortunat. Il a reçu (le Grégoire de Tours la concession d'un ager ; il est donc tenu d'écrire une lettre qui atteste sa prière ; il intitule cette lettre precatoria. Il l'écrit, à la vérité, en mauvais vers ; mais il est un point sur lequel il est obligé d'être précis, et il l'est :

Quando reposcetur, vestris redit usibus arsum,

Et domino proprio restilitemus agrum.

Ces expressions sont les termes propres qui conviennent au précaire[31].

Aux environs de l'année 600, deux personnages qui semblent être (le race franque, Bertramn et Gundoland, étaient propriétaires en commun de la villa Néogilum ; ils la concédèrent à une femme nommée Dundana, en viager, et celle-ci leur fit un acte de précaire[32].

Le précaire n'était pas toujours l'opération toute simple par laquelle un propriétaire concédait la jouissance de son bien. Nous avons vu que dans la société romaine il intervenait comme accessoire à d'autres actes qu'il couvrait de quelque façon. Il en fut de même dans l'époque mérovingienne. Un passage de la Lex Romana du VIe siècle montre qu'il se produisait à la suite d'un emprunt. Trois formules qui nous sont parvenues nous montrent trois autres applications du précaire.

Dans l'une[33], nous voyons un homme qui a vendu sa terre à un autre et qui en a reçu le prix ; il adresse alors une demande à l'acquéreur, et il reprend la terre, non par un contrat de louage, mais en vertu de la seule volonté du propriétaire nouveau. C'est bien ici le précaire[34]. Mais ce qui complique l'acte, c'est qu'il n'obtient cette faveur qu'en donnant en retour un autre domaine, qu'il garde d'ailleurs en usufruit. Les deux terres resteront donc dans sa main sa vie durant, mais elles sont dès maintenant la propriété d'un homme à qui elles reviendront toutes les deux à sa mort. C'est un acte que nous retrouverons lorsqu'il s'agira des précaires d'église ; la vieille formule du recueil de Tours nous le montre pratiqué entre deux laïques[35].

Dans une autre formule, il s'agit d'un arrangement entre un père et ses fils. Ceux-ci, à la mort de leur mère, sont, devenus propriétaires d'une terre qu'elle a reçue en dot de son mari ; le père leur demande et obtient d'eux qu'ils la lui laissent à titre de précaire ; il n'en aura que l'usage, sans aucune faculté d'aliéner, et enfin il la leur rendra quand ils voudront[36]. Nous possédons enfin une formule dans laquelle le précaire n'intervient que pour dissimuler une donation de nue propriété[37] : un père, voulant faire un avantage à l'un de ses enfants, lui vend fictivement un de ses domaines, et, aussitôt après, le fils lui fait un acte par lequel il lui rend le même domaine en précaire, en spécifiant que cette concession lui est faite pour toute sa vie[38]. L'effet de cette double opération est qu'à la mort, du père le fils reprendra ce domaine comme étant depuis longtemps sa propriété, sans que ses frères puissent le faire entrer lais le corps de la succession.

Enfin, nous trouvons, non pas à la vérité dans le royaume des Francs, mais dans celui des Wisigoths, deux formules où la concession en précaire n'est faite que sous condition d'un fermage. Un homme écrit dans sa lettre précaire : Je m'engage à vous payer chaque année la dîme et les exenia, comme c'est la coutume de ceux qui cultivent votre terre[39]. — Je m'engage, écrit un autre, à vous payer chaque année, suivant l'ancienne coutume, la dilue des récoltes en sec et en liquide, des animaux et des fruits[40]. On dirait un contrat de louage, sinon qu'il y a deux différences : l'une, que le preneur a le ton de la prière et de la supplique ; l'autre, qu'aucun terme n'est marqué à la jouissance, ce qui fait qu'elle est révocable à volonté et que le preneur n'a aucune garantie.

Des divers renseignements que nous venons de tirer soit des lois, soit des formules, voici la conclusion que nous sommes en droit d'exprimer : Le précaire romain a continué d'être pratiqué après les invasions et dans tout l'Occident ; il a été pratiqué par les laïques et sur les terres laïques ; il a conservé les caractères essentiels qu'il avait eus dans la société romaine, c'est-à-dire qu'en principe il dérivait d'une prière et n'était qu'une faveur révocable ; il se constituait ordinairement par une lettre de prière, precaria, écrite par le concessionnaire et conservée par le concédant ; cette lettre ne formait pas un contrat, mais était un titre pour le propriétaire contre le précariste, et elle pouvait contenir les promesses ou les engagements de celui-ci ; enfin le précaire pouvait entrer dans la combinaison d'actes complexes ; il pouvait s'associer au louage, à l'emprunt, à l'usufruit ; il produisait, dans tous les cas, un même effet, qui était de mettre sur le sol un possesseur qui n'était pas le propriétaire, et qui, pour conserver sa possession, devait s'assujettir aux volontés de ce propriétaire.

 

 

 



[1] Lex Romana Burgundionum, vulgo Papianus, tit. XXXV, dans Pertz, Leges, t. III, p. 616.

[2] Lex Romana Wisigothorum, édit. Hænel, p. 422 ; Paul, Sentences, V, 7.

[3] Lex Romana Wisigothorum, art. 5.

[4] Lex Romana Wisigothorum, INTERPRETATIO : Possidet precario qui per precem postulat ut ei in possessione commorari liceat, permissu domini vel creditoris fiduciam.

[5] Lex Romana Wisigothorum, art. 9.

[6] Lex Romana Wisigothorum, art. 10. — Les mots si in ea manserit doivent s'entendre du cas où le fils est resté sans demander au propriétaire le renouvellement de la concession.

[7] On remarquera même que l'Épitomé Guelpherbilana et l'Épitomé monachi, rédigés au plus tôt au VIIe siècle, insèrent aussi ces règles. Hænel, p. 123.

[8] Edictum Theodorici, art. 76.

[9] Lex Wisigothorum, II, 1, 7.

[10] Lex Wisigothorum, X, 1, 12.

[11] Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner qu'Isidore de Séville, qui écrivait au VIIe siècle, donne du precarium une définition si romaine (Origines, V, 25).

[12] Ce recueil est certainement de l'époque mérovingienne ; le manuscrit où il se trouve (Bibliothèque nationale, n° 10756 fonds latin) est de la première moitié du VIIe siècle. Voir Zeumer, p. 166. Quant à la formule, elle est sans doute antérieure au manuscrit où on l'a insérée. Il est impossible de dire si elle est du VIIIe, du VIIe, du VIe

[13] Formulæ Bituricenses, n° 2, Zeumer, p. 169 ; Rozière, n° 324.

[14] Nous traduisons pietas vestra par votre bonté. C'est le sens le plus fréquent du mot pietas dans la langue du VIe siècle ; exemple, Grégoire de Tours, Historia Francorum, III, 54. On disait dans le même sens pietas Dei, la bonté de Dieu, ibidem, III, 28.

[15] C'est le manuscrit 10756 de la Bibliothèque nationale, fonds latin. Voir Zeumer, p. 166.

[16] Le mot ambastiis seul n'appartient pas à la langue classique. Était-ce un mot de la langue populaire ? Était-ce un terme de la langue celtique resté en usage dans la Gaule (cf. César, VI, 15) ? Ambascia se retrouve dans la Loi salique, avec le sens de mission ou ordre.

[17] La formule de la stipulatio Aguiliana est reproduite textuellement au Digeste, XLVI, 4, 18, et dans les Institutes de Justinien, III, 29. — Sur le fréquent emploi de la stipulatio dans les chartes mérovingiennes, voir Formulæ Andegavenses, 27, 57, 56 ; Arvernenses, 5 ; Turonenses, 18 ; Bituricenses, 4, 9, 15 ; Marculfe, II, 1, 5, 4, 6, 7, 9, 19, 22, 25, 24, 29, 52, 56, 50 ; Senonicæ, 1, 4, 25, 42, 43, 45, 51, etc. ; Lindenbrogianæ, 1, 6, 7, 11, 12, 15. — Cf. Codex Fuldensis, n° 12, 13, 14, 22, etc.

[18] Marculfe, II, 41 ; Rozière, n° 525.

[19] Formules wisigothiques, 3G, édit. de Rozière, 1851, p. 25 [Zeumer, p. 591]. — Cf. de même la formule n° 57.

[20] Pour le VIIe siècle on le trouve dans la Loi des Wisigoths, II, 1, 7 ; dans les Formules wisigothiques 56 et 57 ; dans Isidore de Séville, V, 25 ; dans un diplôme franc, Pardessus, n° 429. Pour le VIIIe siècle, concile de Leptine, dans Sirmond, I, p. 540. Pour le IXe siècle, synode de Verberie de 855 ; Capitulaires de Benoit Lévite, V, 5 et VII, 142 (Baluze, t. I, 411 et 524) ; Traditiones Sangallenses, n° 22 ; Polyptique d'Irminon, p. 299.

[21] Epistola precatoria, Lex Wisigothorum, X, 1, 12.

[22] Epistola precatoria, Fortunat, VIII, 20, titre. Marculfe, II, 5, emploie precaria et precatoria dans la même formule, pour désigner visiblement la même chose. Ou remarquera que dans la Turonensis, 7, les manuscrits portent les uns precaria, les autres precatoria. On peut faire encore une remarque curieuse dans la Lex romana Wisigothorum : il s'agit d'un passage de Paul qui se trouve reproduit par les divers Épitomés postérieurs ; or Paul avait écrit epistola : l'Épitomé Guelferbitana remplace epistola par precatoria, et l'Épitomé S. Galli le remplace par epistola rogatoria. La synonymie de ces mots saute aux yeux.

[23] Exemple, charte dans Tardif, n° 14 et 52.

[24] Quelque chose d'analogue se retrouve chez les Lombards. Rotharis, 227. — Ce libellus ubi rogatus fuisset præstandi paraît bien être une precaria, et elle sert de titre au propriétaire.

[25] Bituricenses, 2. — Marculfe, II, 41.

[26] Lex Ripuaria, LIX. — Lex Burgundionum, XLIII. — Cf. LI, 1 ; LX.

[27] Lex Ripuaria, XXXVII. Formules : Turonenses, 14 : Scripturarum sollemnitate ; Andegavenses, I, 59, 53 ; Marculfe, II, 15 ; Lindenbrogianæ secundum legem, 7 ; Salicæ Merkelianæ, 15 ; Salicæ Bignonianæ, 6.

[28] Lex Ripuaria, LIX, 7. — Sur les cartæ compositionales, Rozière, n" 241 et suiv.

[29] Sur les affranchissements par lettre, Lex Ripuaria, LVIII ; Lex Burgundionum, LXXXVIII. — Même l’affranchissement par le denier donnait lieu à une lettre ; Lex Ripuaria, LIII, 1. Voir les Formules, Marculfe, I, 22 ; Rozière, n° 55, 56, 58, 59.

[30] Cet usage est constaté notamment par les formules d'apennis ; Andegavenses, 51, 52, 53 ; Turonenses, 27, 28 ; Marculfe, I, 55 ; I, 54.

[31] Fortunat, Carmina, VIII, 20, édit. Leo, p. 200.

[32] Testamentum Bertramni, I, p. 209-210 : Ego et vir illuster Gundolandus Dundanæ usufructu concessimus... sicut precatu jamdictæ matronx convenit. — Bertramn est ici simple particulier, non évêque.

[33] Turonenses, Rozière, n° 552 ; Zeumer, p. 158.

[34] Cela résulte des mots : Postea mea fuit petitio et vestra decrevit voluatas. Les deux mots petitio et voluntas marquent l'opposé d'un contrat. Le mot postea lui-même a quelque importance. Il est là pour bien constater qu'il y a eu quelque intervalle entre la vente et la reprise en précaire. Cela est conforme à la règle que trace le Papianus, XXXV. S'il s'était agi d'une réserve d'usufruit, aucun intervalle n'était nécessaire (Code Justinien, VIII, 55, 28).

[35] Du moins il n'y a aucun terme, ni dans le préambule ni dans le corps de la formule qui puisse se l'apporter à une église ou ir un monastère. L'épithète venerabili qui est dans le préambule n'indique pas de toute nécessité un ecclésiastique ; elle est quelquefois à des laïques, par exemple, dans cette formule, Rozière, n° 251 (Lindenbrogianæ, 15) : Inter venerabilem viram ilium et uxorem ipsius convenit. Je crois que la formule est faite indifféremment pour toutes les catégories de propriétaires. Sur l'emploi du titre venerabilis, cf. encore Andegavenses [et l'index de Zeumer, p. 781].

[36] Marculfe, II, 9 ; Rozière, 557 : ... Dum mea fuit petitio... mihi ad usum beneficii tenere et excolere absque ullo vestro prejudicio permisistis.... Quandocumgue volueretis et vobis placuerit, absque ulla aura contrarietate aut a repetitione... in vestra debeatis revocare dominatione...

[37] Cette formule est, à la vérité, postérieure à l'époque que nous éludions ici. Elle figure dans le recueil de Rozière sous le n° 558. Elle appartient à un formulaire composé dans les dernières années du IXe siècle ou les premières du Xe siècle (Collectio Sangallensis, 14, édit. Zeumer, p. 405).

[38] Rozière, p. 407 : Complacuit mihi ut res quas a paire comparavi, diebus vitæ suæ per hanc precariam represtarem. — Ici le mot precaria a un sens que nous observerons fréquemment à partir du VIIe siècle : au lieu de désigner la lettre de prière de l'impétrant, il désigne une lettre du concédant ; il remplace le mot prestaria.

[39] Formules wisigothiques, 56.

[40] Formules wisigothiques, 57.