LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

CHAPITRE IV. — LE PRÉCAIRE ROMAIN.

 

 

Quand nous avons étudié les institutions publiques, soit dans la société romaine, soit, dans la Germanie, nous n'y avons rien vu qui eût un caractère féodal. Nous n'avons rien trouvé qui ressemblait au fief, ni même au bénéfice, origine du fief. Il faut que nous fassions la même étude sur les institutions d'ordre privé.

C'est dans celles-ci, en effet, que nous pourrons saisir les origines de la féodalité. La féodalité n'est pas née d'un système politique ; elle a pris naissance dans les usages de l'existence individuelle. Loin qu'elle ait été créée par une révolution, c'est d'une lente tradition d'habitudes qu'elle est sortie. La vie privée a été le terrain où elle a germé. Elle s'est établie dans les mœurs des particuliers et dans leurs relations entre eux longtemps avant de se produire comme organisme politique.

C'est donc dans la vie privée qu'il en faut chercher les racines. Si la société germaine nous était bien connue, si les historiens anciens et les monuments nous renseignaient avec une précision suffisante sur son droit et ses usages nous trouverions peut-être en elle beaucoup de pratiques qui ont contribué à former le bénéfice et le fief. Mais nous ne connaissons de cette société que quelques traits généraux et superficiels. Le détail nous échappe, et pour notre recherche c'est le détail minutieux qu'il nous faudrait. Les pratiques germaines relatives à la possession du sol, à la propriété, à la tenure, sont ce que nous ignorons le plus. C'est pour cette raison peut-être que nous ne trouverons pas en Germanie ces racines premières. La recherche que nous tentons ne peut se faire que dans la société romaine, parce qu'elle est la seule dont nous connaissions le droit et la pratique. Nous rie conclurons pas de là que la féodalité soit plus romaine que germanique ; c'est une chose que nous ne pourrons jamais affirmer avec une pleine certitude, la comparaison entre l'ancienne société romaine et l'ancienne société germanique ne pouvant pas être faite scientifiquement. Nous cherchons le germe de la féodalité dans la société romaine, parce que cette société est la seule que nous connaissions dans un détail suffisant, la seule dont nous possédions la littérature, les lois, et surtout la jurisprudence.

Ce n'est. pas que nous devions trouver dans cette société romaine une institution dont on puisse dire qu'elle soit à elle seule l'origine du bénéfice et du fief. Une telle institution n'exista jamais. Mais nous trouverons un ensemble d'usages ou de pratiques qui, en s'associant et en se combinant, ont pu produire ce régime. Nous avons parlé précédemment du droit de propriété sur la terre, du droit de propriété sur la personne, c'est-à-dire de l'esclavage, puis de la condition d'affranchi, du colonat, de la tenure, et enfin de l'organisme rural qu'on appelait la villa[1]. Ce sont lit autant d'éléments qui, bien que le caractère féodal ne soit dans aucun d'eux pris isolément, sont pourtant entrés dans la composition du système féodal. La féodalité n'aurait. pas existé sans eux, et ils ont subsisté en elle. Il importe maintenant de porter notre attention sur quelques autres pratiques qui se sont ajoutées et associées aux précédentes et qui, par une action lente, ont fini par transformer l'organisme entier.

 

1° DE LA POSSESSION ET DE L'USUFRUIT EN DROIT ROMAIN.

 

Partons d'abord d'une conception d'esprit qui fut très puissante chez les Romains : c'est celle qui leur faisait distinguer très nettement la possession et la propriété[2]. La propriété, dominium, était un droit ; la possessio était surtout un fait[3]. La propriété était un lien de droit qui se formait entre une terre et un homme indépendamment de tout fait corporel, et même indépendamment de la volonté de cet homme[4]. Ce lien, supérieur à la volonté individuelle, durait aussi au delà de l'individu humain ; il se transmettait héréditairement. Pour le rompre, c'est-à-dire pour le transférer à un autre, il fallait faire intervenir des actes solennels ou juridiques. La possession, sans être un droit, était un fait dont le Droit tenait compte[5]. Toute occupation n'était pas possession. Un esclave ne possédait pas ; un fermier libre ou un colon ne possédait pas ; mais un homme pouvait, bien que n'occupant pas corporellement et bien que domicilié fort loin, posséder une terre par son esclave, par son fermier, par son mandataire ou par son colon[6]. La possession, toujours distincte de la propriété[7], tantôt s'associait à elle et tantôt se séparait d'elle. Le même homme pouvait être dominus et possessors[8], tandis que d'autres fois, sur une même terre, un homme pouvait être possessor et un autre homme dominus[9]. Cette distinction fut surtout profonde dans les deux premiers siècles de l'Empire. En Gaule, durant cette époque, le propriétaire du sol était l'empereur, les hommes n'y étaient que possesseurs[10].

La distance qui séparait la possession de la propriété s'amoindrit avec le temps. C'est une chose digne de remarque que, dans la langue de l'époque impériale et même des jurisconsultes, le mot possessio est maintes fois employé pour désigner un domaine[11], et le mot possessor pour désigner un propriétaire[12]. Dans les lois elles-mêmes, les plus grands propriétaires fonciers sont appelés possessores[13]. Mais il ne faut pas que ces termes fassent illusion. La différence subsista toujours entre possession et propriété. Les lois des empereurs et les Institutes mêmes de Justinien l'attestent. La propriété continua à s'appeler exclusivement du nom de dominium ou proprietas ; seule elle comprenait à la fois le droit d'user, celui de léguer et celui d'aliéner[14]. L'Empire romain avait ainsi habitué les hommes à une distinction à la fois théorique et pratique, qui resta dans leur esprit et dans leurs habitudes, et qui devint un des éléments les plus importants de l'organisme féodal.

Les Romains pratiquaient aussi l'usufruit, qu'ils ne confondaient ni avec la propriété ni avec la possession[15]. Les juristes le définissaient ainsi : L'usufruit est le droit d'user d'une chose qui est la propriété d'autrui et d'en recueillir les fruits, sans en pouvoir détruire ni transformer la substance[16]. Par l'usufruit la propriété se fractionnait entre deux hommes[17]. L'un était propriétaire du fonds, dominus fundi ; l'autre était propriétaire des fruits, dominus fructuum[18]. Chacun d'eux exerçait son droit en pleine liberté ; l'usufruitier pouvait, vendre, louer, donner à un tiers son usufruit[19], et pendant ce temps-là le propriétaire pouvait vendre le fonds[20] ; les deux droits subsistaient côte à côte et sans atteinte. D'ailleurs l'usufruit était un droit essentiellement temporaire : il cessait soit à une époque fixée d'avance, soit à la mort de l'usufruitier[21]. La terre revenait alors, nécessairement, aux mains du propriétaire[22].

Par la possession et l'usufruit, il pouvait arriver qu'un même champ appartînt à trois hommes superposés en quelque sorte l'un à l'autre : l'un en avait la propriété ou le domaine ; l'autre en avait la possession, l'usage, le domaine utile ; le troisième enfin en avait la tenure[23]. La coexistence de ces trois hommes et de ces trois conditions d'hommes en rapport avec la même terre s'est continuée au moyen âge et a formé l'un des caractères les plus saillants de la vie féodale.

La possession et l'usufruit romains ont fourni au bénéfice des âges postérieurs quelques-uns de ses éléments ; mais il y a eu dans ce bénéfice plusieurs traits essentiels qui ne se trouvaient ni dans la possession ni dans l'usufruit des Romains. Pour retrouver ces traits, il faut étudier encore une autre pratique romaine, qui a survécu à l'Empire et qui s'est transmise au moyen âge. C'est celle que la langue latine appelait possessio precaria, ou d'un seul mot precarium. Assurément le précaire n'a pas produit à lui seul le bénéfice mérovingien, mais il est entré pour beaucoup dans sa formation.

 

2° LA NATURE DU PRÉCAIRE D'APRÈS LES JUPISCONSULTES.

 

Le précaire n'occupe aucune place dans les lois romaines. Ni les Douze Tables, ni les lois de la République, ni les Codes de Théodose II et de Justinien ne traitent de ce sujet. S'il est mentionné parfois dans les Codes, ce n'est qu'incidemment, par voie d'allusion, et toujours avec défaveur[24]. Nous pouvons conclure de cette première remarque que ce n'est pas le législateur qui a établi le précaire. Le précaire n'a été qu'une pratique, une pratique extra-légale. Aussi les jurisconsultes ont-ils dit qu'il était en dehors du Droit[25] et qu'il n'appartenait, qu'à cette sorte de droit vague et indécis que les Romains appelaient, jus gentium[26]. Ce n'est donc pas dans les lois proprement dites, mais à côté des lois que nous en pourrons trouver la trace.

Il est très ancien dans la société romaine. Térence en atteste l'usage en employant une formule, probablement déjà vieille, où il était mentionné[27]. Une des plus anciennes inscriptions romaines, celle d'une loi agraire, contient la même formule[28]. Cicéron y fait une allusion dans son troisième discours contre Rullus[29], à propos d'une autre loi agraire. Il est vrai que tous ces textes présentent le précaire comme ne créant aucun droit, et même comme étant incompatible avec le Droit ; mais ils marquent en même temps que la pratique du précaire, existait sous la République[30]. Il était même si fréquent et il dominait, lieu à tant de contestations et de procès, que la justice avait à s'en occuper et, qu'il s'était formé une formule juridique à son sujet[31]. Cette formule visait, non à le protéger, mais à bien marquer qu'il n'était pas un acte légal[32]. A dire vrai, le terme precarium ou l'expression precario possidere n'ont qu'une valeur négative ; loin d'être l'expression d'un droit, ils marquent l'absence de droit, et particulièrement l'impossibilité d'acquérir par prescription.

Mais, si les législateurs pouvaient le laisser de côté, il était trop employé pour que les jurisconsultes pussent le négliger. Ælius Gallus, contemporain de Cicéron, Antistius Labéo, contemporain d'Auguste, Massurius Sabinus, contemporain de Tibère, s'occupèrent de cet usage[33]. Plus tard, Scævola, Gaius, Paul, Ulpien en traitèrent dans leurs écrits. On voit par là que, s'il tenait peu de place dans le Droit, il en tenait beaucoup dans la pratique. Aussi trouvons-nous au Digeste tout un titre sur le précaire, titre qui ne représente qu'une faible partie des réponses que les Prudents, sans cesse consultés, eurent à donner sur cette matière délicate.

Nous allons chercher, surtout d'après ces réponses des jurisconsultes, ce que le précaire était en théorie et par essence. Nous chercherons ensuite, par l'observation de quelques faits de l'histoire, ce qu'il était dans la réalité[34].

Ulpien le définit ainsi : Le précaire est ce qui est l concédé à un homme qui l'a demandé par une prière, et ne lui est concédé que pour l'usage[35]. Il est assez visible que precarium vient de preces. Cette prière est un élément essentiel du précaire, ainsi que l'atteste Ulpien : L'homme ne possède en précaire que pour cette seule cause qu'il a adressé une prière[36]. Sans une rogatio, c'est-à-dire saris une demande personnelle, il n'y a jamais de précaire[37]. Cette prière est sans cesse rappelée par les jurisconsultes. Ils appellent maintes fois l'acte de précaire une precarii rogatio. Ils n'emploient jamais à côté du précaire un terme qui signifie contracter, ou acheter, ou vendre, ou donner, ou léguer ; ils n'emploient que les mots rogue pour celui qui obtient, concedere pour celui qui donne. Des deux hommes entre lesquels l'acte de précaire se forme, l'un est dit rogatus, l'autre est désigné par les mots qui rogavit.

Aussi le précaire n'est-il jamais un contrat. Il n'est pas conclu entre deux hommes qui soient égaux l'un l'autre et qui traitent d'égal à égal. ll se forme entre deux hommes dont l'un se présente comme solliciteur, presque comme suppliant, et dont l'autre répond à cette prière Dar un refus ou par une concession[38].

La prière et la réponse peuvent se faire ou verbalement ou par écrit. Elles peuvent même se faire par l'entremise de tierces personnes[39]. Les jurisconsultes signalent plusieurs fois le cas où la demande s'est faite par lettre[40]. On peut supposer que cette lettre s'appelait dans la langue usuelle epistola precatoria, bien qu'on ne rencontre cette expression dans les documents qu'à partir du VIe siècle[41]. Peut-être faisait-on quelquefois une double lettre, la seconde ayant pour effet de manifester la volonté du concédant, et cette seconde lettre a pu s'appeler dans la langue vulgaire epistola præstaria, expression que nous ne rencontrerons, à la vérité, que plus tard[42]. Remarquons d'ailleurs que si la prière, sous quelque forme que ce fût, était obligatoire, la réponse formelle et précise ne l'était pas. Le jurisconsulte Paul nous avertit que le propriétaire n'est pas tenu de donner une marque extérieure de sa concession[43]. Il peut se contenter d'un assentiment tacite, surtout s'il veut éviter tout ce qui pourrait paraître le lier.

En tout cas, de cette prière de l'un et de cette réponse ou de ce tacite acquiescement de l'autre il résulte un acte qui ne peut pas avoir le caractère d'une véritable obligation, et qui est essentiellement une faveur. Ulpien l'appelle un genre de libéralité[44]. Paul fait observer qu'il ressemble plus à une donation et à un bienfait qu'à un contrat[45]. Il est possible que les mots précaire et libéralité aient été également employés dans la langue usuelle : le même acte était un précaire si on l'envisageait du côté de celui qui l'avait demandé ; il était une libéralité si on le regardait du côté de celui qui l'avait accordé.

Les effets du précaire ne ressemblaient pourtant pas à ceux de la donation. Celle-ci était un acte de droit civil, et elle conférait la pleine propriété. Le précaire étant en dehors du Droit, la propriété ne pouvait en aucune façon se transmettre par lui. Le seul effet du précaire était d'accorder la jouissance et la possession[46]. La donation était faite à perpétuité ; on n'aurait pas pu concevoir un précaire qui fût perpétuel.

En effet, le précaire cessait de toute nécessité à la mort de l'une ou de l'autre des deux parties. C'était la conséquence obligée du principe qui n'attribuait d'autre cause au précaire que la prière d'un homme et la faveur d'un autre. Si le concessionnaire mourait, son héritier ne pouvait penser à conserver le bien, par la raison que ce n'était pas lui qui avait adressé la prière[47]. Si c'était le concédant qui mourait, son héritier n'avait pas à continuer un bienfait dont il n'était pas l'auteur et pour lequel aucune prière ne lui avait été adressée[48].

Bien plus, le précaire était révocable à tout moment, Il n'était pas même viager. Cela résultait de son essence même. Le précaire, dit Ulpien, est ce qui est concédé à la prière d'un homme pour qu'il en use aussi longtemps que le concédant le souffrira[49]. Le jurisconsulte ajoute : Celui qui concède en précaire ne donne qu'à condition de pouvoir reprendre le jour où il lui plaira de rompre le précaire[50]. Cela vient de ce que le précaire était un acte de pure bonté[51]. Or l'esprit romain ne concevait pas que l'homme pût être lié par sa propre bonté. S'il n'avait pas été déterminé par un autre motif que sa bonté, on ne comprenait pas qu'il fût engagé. Ni la prière de l'un ni la faveur de l'autre. n'avait pu former entre ces deux hommes un lien de droit, un vinculum juris. Les effets de la bonté du concédant ne duraient donc qu'aussi longtemps que durait sa volonté d'être bon. Si sa volonté venait à changer[52], la concession cessait par cela seul et l'objet concédé rentrait aussitôt dans sa main[53] : car il est conforme à l'équité, dit encore Ulpien, que vous ne jouissiez de ma libéralité qu'aussi longtemps que je le voudrai, et que cette libéralité soit révoquée aussitôt que ma volonté aura changé[54]. L'auteur du bienfait, dit un autre jurisconsulte, est seul juge de la durée qu'il veut donner à son bienfait[55].

Il pouvait arriver que la lettre de concession marquât d'avance un terme au précaire[56]. On pouvait en fixer la durée à une année, à cinq années, ou même à un temps plus long[57]. Mais cette clause n'était pas une garantie pour le précariste, et elle n'obligeait pas le concédant. On demandait à un jurisconsulte si le précariste pouvait s'autoriser de cette convention pour empêcher le propriétaire de reprendre son bien avant le terme indiqué. Nullement, répond-il ; cette convention n'a aucune force ; elle ne peut pas faire que vous possédiez la chose d'autrui, dès que le propriétaire ne veut plus que vous la possédiez[58].

Le précaire n'avait donc aucun rapport avec la donation[59]. Le concédant restait toujours le vrai et unique propriétaire du bien concédé. Sa bonté et son bienfait n'avaient ni effacé ni diminué son droit. Le sol ne cessait pas un seul moment d'être à lui. Il souffrait qu'un autre l'occupât ; mais ce renoncement volontaire à la possession laissait la propriété intacte[60]. Cela est si vrai, que le concédant conservait le droit de vendre, d'aliéner, de léguer la terre concédée[61]. Le précariste, au contraire, ne pouvait ni vendre, ni léguer, ni transmettre à aucun titre. Jamais il ne pouvait dire que la terre fût à lui[62]. Il disait seulement qu'il la tenait en précaire, habebat precario[63].

D'autre part, le précaire différait essentiellement de la location. Il lui était supérieur par un côté : il conférait quelque chose de plus qu'un simple droit d'usage ; le précariste était investi d'une véritable possession. Les textes du droit romain ne laissent aucun doute à cet égard : on v voit clairement que dans le louage la possession n'appartenait pas au fermier[64] ; au contraire, celui qui avait obtenu le sol en précaire, en était réputé possesseur[65], et les avantages juridiques attachés à ce titre lui étaient assurés[66].

Le précariste était donc, d'une certaine façon, au-dessus du fermier ; mais il lui était inférieur par un autre côté. La location s'opérait toujours par un -véritable contrat, et par ce contrat les deux parties s'engageaient réciproquement l'une envers l'autre[67]. Il résultait de lit que le fermier avait des droits, même vis-à-vis du propriétaire, et pouvait agir en justice contre lui. Dans le précaire, il n'y avait ni contrat ni engagement d'aucune sorte. Aussi le précariste n'était-il armé d'aucun droit à l'égard du concédant. Son seul titre, ainsi que le dit le jurisconsulte, était que sa prière avait obtenu un bienfait[68] ; or ce n'était pas un titre aux yeux de la loi. Aussi le droit civil ne lui donnait-il aucune action en justice[69].

Il est bien vrai que la justice prétorienne, à défaut du droit civil, lui accordait quelque protection ; elle le garantissait par ce qu'on appelait un interdit[70] ; mais il faut bien entendre qu'en le protégeant contre toute personne tierce qui aurait voulu lui disputer sa possession, elle ne le protégeait jamais contre le propriétaire qui voulait reprendre son bien[71]. L'interdit Uti possidetis, dit le jurisconsulte, lui est accordé contre tous, excepté contre le concédant[72]. En vain se serait-il présenté devant le juge ; sa possession en précaire n'a aucune valeur en justice[73]. En vain aurait-il même exhibé une lettre de concession ; cette lettre ne lui conférait aucun droit contre le propriétaire. Le juge n'avait qu'une formule à prononcer : Ce que tu tiens de cet homme en précaire, tu dois le lui restituer[74].

Dans le louage, le fermier était sûr de ne pas être évincé avant un terme marqué ; mourant, il transmettait son bail à son héritier. Le précariste n'avait rien transmettre ; sa possession ne lui était jamais assurée ; elle était révocable dès que la volonté du concédant avait changé. La règle unique des relations entre les parties était donc la volonté du bienfaiteur.

Un des traits les plus remarquables du précaire romain était que la concession devait être gratuite. Ce n'est pas que les jurisconsultes énoncent formellement cette règle, qui n'était certainement dans aucune loi. Mais comme les nombreux fragments de ces jurisconsultes ne font jamais mention d'un prix, nous sommes autorisés à croire qu'aucun prix n'était jamais indiqué dans les actes de précaire et que la gratuité en était la règle invariable. La raison de cela s'aperçoit bien. Si un prix quelconque eût été fixé, cela seul aurait enlevé au précaire son caractère de pure faveur et l'aurait transformé en une sorte de contrat[75]. C'était ce qu'il fallait éviter.

Mais cette gratuité ne doit pas nous faire illusion. Elle était, en général, plus apparente que réelle. Le concédant avait toujours des moyens indirects de se faire payer son bienfait. Ne nous représentons pas le précaire comme un acte de pure générosité ; c'était, le plus souvent, un véritable marché, et plus à l'avantage du propriétaire que du précariste. Le propriétaire pouvait imposer telles conditions qu'il voulait. On ne voit pas ce qui l'empêchait d'exiger, par exemple, une redevance annuelle. Il est vrai qu'il n'avait jamais d'action en justice pour la faire payer ; mais le payement lui était suffisamment garanti par la faculté qu'il avait d'évincer à toute heure le précariste. S'il n'exigeait pas une redevance en argent, il pouvait exiger autre chose. En retour de son bienfait, il pouvait prétendre i' une reconnaissance effective, à une déférence manifestée par des actes, à ce que la langue romaine appelait obsequium, c'est-à-dire à un ensemble de services réels et d'obéissance. Aucune convention formelle, du moins aucune convention reconnue en justice, n'indiquait au précariste ses obligations ; mais sa concession était révocable à tout moment. Il n'en fallait pas davantage. Il était entendu que, s'il voulait conserver le bienfait, il fallait qu'il continuât à le mériter. Il devait s'appliquer de toutes ses forces et par tous les moyens à ce que la volonté ne changeât pas. Ses obligations n'étaient pas dé même nature que si elles eussent été fixées par un contrat ; elles étaient indéterminées et par conséquent sans limites. Il n'était ni lié ni protégé par des clauses précises. Il était à la merci de son bienfaiteur. Comme il n'avait d'autre titre à la possession que la supplique qu'il avait, adressée, il restait placé vis-à-vis du propriétaire dans l'attitude perpétuelle d'un suppliant. Pour que la terre ne lui fût pas reprise, il fallait en quelque sorte que sa prière fût tacitement renouvelée chaque jour, et le bienfait chaque jour accordé. La gratuité était donc, dans la plupart des cas, toute aux dépens du précariste, qui ne savait jamais où s'arrêtaient ses devoirs, et qui se sentait toujours soumis à la volonté de celui dont il tenait la terre.

Nous aurons à nous rappeler plus tard ces caractères distinctifs du précaire romain : 1° il était un acte qui appartenait, non au Droit, mais à la pratique seulement ; 2° il se constituait, non par un contrat, mais par l'énoncé de la prière d'un homme et de la volonté bienveillante d'un autre ; 3° non seulement il n'était ni héréditaire ni aliénable, mais il n'était même pas viager, et était révocable à tout moment ; 4° il était gratuit dans la forme, mais il pouvait entraîner des obligations de toute sorte ; 5° le précariste, qui n'était soumis ni à une loi ni à un contrat- ayant valeur en justice, se trouvait d'autant plus soumis à la volonté du concédant, et le précaire établissait ainsi la sujétion personnelle de l'homme à l'homme[76].

 

3° DES EFFETS PRODUITS PAR LE PRÉCAIRE DANS L'HISTOIRE ROMAINE. – D’UNE ANALOGIE QUI EXISTE ENTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE ET LE RÉGIME FÉODAL.

 

La pratique du précaire a eu une influence considérable sur l'histoire de Rome. Qu'on nous permette de présenter ici quelques faits de cette histoire. Ils ne sont pas sans quelque analogie avec ceux que nous verrons se produire au moyen âge. Cette comparaison nous montrera combien les institutions sociales et politiques dépendent de la manière dont le sol est occupé.

Le précaire se rencontre depuis le commencement de Rome jusqu'à la fin de l'Empire. Il se présente sous des formes diverses, mais toujours il produit le même résultat, qui est d'assujettir le précariste au propriétaire. Il établit entre ces deux hommes un lien de sujétion que les anciens appelaient du nom de clientèle, et que les siècles suivants ont appelé d'autres noms.

Les historiens de Rome ont constaté l'existence du précaire dès le premier âge de cette cité. Ils ont reconnu que la propriété du sol n'appartint d'abord qu'aux chefs des gentes patriciennes. Ceux-ci en distribuaient les lots à leurs clients, qui n'avaient qu'une possession précaire et toujours révocable. Ces règles furent ]e tonde-ment du règne du patriciat, et le lien le plus fort qui unît le client au patron[77]. C'est ce qui a fait dire à Savigny que, dès cette ancienne époque, le precarium, établissait entre le client et le patron un rapport analogue au lien de vassalité[78].

Si nous nous transportons au IIIe siècle de Rome, dans les premières aimées de la République, nous y retrouvons le précaire. Le mot, à la vérité, n'est pas dans Tite Live ; mais la chose apparaît dans une anecdote qu'il raconte. Il nous met sous les yeux un centurion qui a contracté des dettes, et que ces dettes ont dépouillé du champ paternel[79]. Qu'un lecteur attentif s'arrête sur ce mot, il sera d'abord frappé d'un doute. L'hypothèque et l'expropriation pour dettes n'existaient pas dans l'ancien droit de Rome[80]. Tite Live s'est-il donc trompé et a-t-il imaginé à plaisir un récit dramatique ? Non ; il rapporte un fait qu'il a trouvé dans de vieilles annales, et qui est probablement vrai, mais il le rapporte sans l'expliquer. C'est nous qui comprendrions mal sa phrase si nous pensions que le créancier a procédé, comme il ferait de nos jours, à la saisie des biens immeubles du débiteur. Ce centurion a été dépouillé, non par une saisie directe que le droit romain n'autorisait pas, mais par une voie détournée. Au moment où il avait contracté l'emprunt, il avait vendu son champ à celui-là 'même dont il empruntait, et le prix de la vente avait été précisément la somme prêtée[81]. Il était pourtant resté sur son champ et avait continué à en recueillir les fruits ; mais, simple possesseur, dépouillé du dominium, il n'y était resté que par la permission du nouveau maître, c'est-à-dire par précaire[82]. Le jour où le maître avait vu que la dette ne lui serait pas remboursée, il avait évincé le précariste, agro exuerat. C'est ainsi que l'on peut expliquer le récit de Tite Live. Il nous fait entrevoir, pour ces premiers temps de la République romaine, la pratique du précaire et ses effets désastreux. Il nous fait comprendre aussi cette question des dettes qui agita si fort à ce moment l'existence de Rome. Et cela a peut-être quelque rapport obscur avec la création du tribunat de la plèbe, institué pour donner quelque protection à ceux à qui le droit civil n'en accordait aucune.

Si nous franchissons un espace de trois siècles, nous retrouvons encore le précaire régnant dans la société romaine, mais sous une forme nouvelle. On sait que, par l'effet du droit de conquête, les terres des peuples vaincus étaient devenues la propriété de l'État romain. De ces terres, l'État avait fait trois parts. La première avait été ou rendue à d'anciens propriétaires, ou vendue à des particuliers, ou assignée à des colonies, c'est-à-dire était devenue propriété privée et ne faisait plus partie du domaine public[83]. La seconde part était mise en location par les censeurs, qui en percevaient le fermage ; les baux étaient renouvelés par contrats réguliers tous les quatre ans[84]. Restait une troisième part, qui était peut-être la plus considérable[85] ; l'État en gardait la propriété, mais il ne l'affermait pas ; il faisait savoir qu'il permettait à qui voulait de la cultiver[86].

Cette permission d'occuper sans bail et de cultiver sans garantie, c'est le précaire. On remarquera dans de nombreux passages de Tite Live et de Cicéron que ces occupants sont ordinairement désignés par le nom de possessores[87]. Or il eût été contraire à la langue et au Droit de donner cette qualification à des fermiers ; elle ne s'appliquait pas davantage à des usufruitiers ; elle ne convenait qu'à des précaristes. Il est d'ailleurs avéré que l'État romain était le vrai propriétaire de ces terres, qu'il avait le droit de les reprendre à sa volonté, qu'il n'était pas tenu d'indemniser les occupants, qu'il ne l'était même pas de les prévenir à l'avance[88]. Il n'avait qu'à retirer la permission qu'il avait donnée d'occuper ; la concession était révocable à sa volonté. Ce sont bien là les traits caractéristiques du précaire[89]. Que l'État, à titre de propriétaire, exigeât que les occupants lui livrassent la dixième partie des fruits récoltés[90], cela ne constituait pas un véritable contrat de louage et ne transformait pas les occupants en fermiers[91].

Ainsi cette pratique du précaire s'étendit avec la conquête romaine, au point que la plus grande partie du sol de l'Italie et des provinces était la propriété de l'État romain et la possession d'occupants sans titre[92]. Or voici quelles furent les conséquences de cette grande extension du précaire.

Pour la terre ainsi occupée sans titre, il n'y avait ni vente, ni donation, ni hérédité légale. Il est bien vrai qu'elle se transmettait du père au fils, elle était transférée à des tiers, elle était même léguée ou donnée en dot[93] ; mais c'était par pure tolérance de l'État, qui fermait les yeux sur ces actes et qui ne leur reconnaissait aucune valeur juridique. La possession de l'occupant ne pouvait même être protégée ni par le droit civil ni par le juge. Il résulta de là que les pauvres et les petites gens ne purent pas tirer parti de l’ager publicus. Cette grande tolérance de l'État ne profita qu'aux riches et aux puissants. Les historiens anciens nous disent que les pauvres qui essayèrent d'occuper quelques arpents de ce sol qu'on disait laissé à tous, ne tardèrent pas à être évincés par les riches[94]. La raison de cela se voit bien. Dans toute société où la propriété privée n'est pas assurée par les pouvoirs publics, le plus faible est aisément dépouillé par le plus fort. Le plus fort, à l'époque dont nous nous occupons, c'était le riche, car il avait des esclaves à ses ordres ; c'était surtout le sénateur romain, car il disposait des magistratures, de l'imperium proconsulaire, des tribunaux, des lois. Il arriva donc, presque forcément, que ce furent les familles sénatoriales qui s'emparèrent de cet immense domaine[95]. Faute d'un droit certain, et par la négligence ou, la connivence de l'État, les grands étendirent, leur possession[96] ; ils eurent à eux, non plus des villas seulement, mais des cantons entiers[97]. Le précaire menait fatalement aux latifundia.

Il mena aussi la société romaine à une organisation singulière. L'histoire doit se demander ce que devinrent les anciens laboureurs dépouillés de leurs terres par la conquête romaine. Beaucoup d'entre eux étaient des hommes libres, et l'on sait que, sauf quelques exceptions, ils restèrent hommes libres. Or la majorité de cette population n'avait d'autre moyen de vivre que la culture du sol. Il est visible qu'ils s'adressèrent aux grands propriétaires pour obtenir de le cultiver. Ceux-ci ne possédaient pas assez d'esclaves pour en remplir ces immensités. D'ailleurs une loi les obligeait à employer des hommes libres dans une certaine proportion[98]. Ce n'est sans doute pas une question oiseuse que de chercher quelle pouvait être la condition de ces hommes que le puissant possesseur plaçait sur sa terre. Supposera-t-on qu'ils étaient les intendants ou les surveillants des esclaves du domaine ? Mais nous savons que les Romains tenaient au contraire à faire exercer cet office par des villici et des actores, qui étaient des esclaves et non pas des hommes libres ; il eût été contraire aux habitudes et il eût paru dangereux de placer à la tête d'une familia d'esclaves un homme qui n'eût pas été l'esclave du même maître ou au moins son affranchi. Supposerons-nous que ces hommes libres fussent des fermiers ? Mais un bail régulier était impossible sur les terres occupées sans titre. Un contrat de louage ne pouvait être conclu que par un propriétaire ; or il n'y avait pas ici de propriétaire. Si ce contrat eût été conçu, nous ne voyons pas quelle valeur il aurait eue en justice.

Reste une seule hypothèse : c'est que ces hommes libres fussent des précaristes. Le riche Romain qui tenait des terres immenses par la tolérance de l'État, c'est-à-dire en précaire, concédait. à son tour des portions de ces terres à des hommes qui les tenaient de lui dans les mêmes conditions[99].

Voici donc comment nous devons nous représenter ce vaste territoire d'occupation dans les deux derniers siècles de la République. Propriété de l'État, il était possédé par 400 ou 500 grands personnages de Rome ; puis au-dessous d'eux se trouvaient plusieurs millions d'hommes libres, Italiens ou provinciaux, qui détenaient en sous-ordre. Les premiers étaient précaristes vis-à-vis de l'État ; les seconds étaient précaristes vis-à-vis des premiers. C'était une échelle de tenanciers et d'arrière-tenanciers, qui relevaient les uns des autres, et qui, médiatement ou immédiatement, relevaient tous de l'État. La destinée de ces deux ordres de précaristes n'a pas été la même. Comme ceux du premier degré étaient en général des sénateurs, et que le gouvernement était dans leurs mains, leur dépendance à l'égard de l'État devint illusoire. Aussi les historiens disent-ils qu'ils s'affranchirent même dela dîme annuelle. Au contraire, la dépendance des sous-occupants à leur égard fut fort rigoureuse, parce que ces hommes étaient faibles et que, n'étant même pas citoyens romains, ils ne trouvaient aucune protection.

Cette subordination étroite des petits précaristes à l'égard des grands est peut-être la raison du développement, que prit alors la clientèle. La plupart des Italiens et des provinciaux prirent l'habitude de se placer, soit individuellement, soit par villes ou par peuples, sous le patronage d'un des grands de Rome. Nous nous tromperions beaucoup si nous pensions que ce patronage fût un vain mot ou une pure charité. A Rome, tout se payait d'une manière ou d'une autre. Quand nous voyons les familles sénatoriales traîner derrière elles une telle foule de clients, être à même d'appeler au forum pour une élection ou pour un jugement la population d'un canton entier de l'Italie, nous devinons bien que chacune de ces familles possède sur ses terres une nombreuse population ; elle la possède comme les terres elles-mêmes ; terres et hommes ne font qu'un, et c'est le précaire qui unit chaque homme à chaque part de terre et, l'un et l'autre au grand personnage. Clientèle et précaire ont ainsi grandi ensemble, à la suite des grandes conquêtes de Rome.

Un des faits les plus surprenants de cette histoire est que, le jour oà l'Italie fut admise au droit de cité, le pouvoir de l'aristocratie n'ait pas été atteint par un tel changement. Qu'un corps de citoyens fût brusquement porté au double ou au triple, il y avait là sans doute de quoi transformer un régime politique et faire tomber l'aristocratie. Il n'en fut rien. Cette singularité n'a jamais été expliquée. Il est possible que la pratique du précaire sur plus de la moitié du sol en ait été la principale cause. Les Italiens devinrent, à titre de citoyens, les égaux en droit des sénateurs ; mais combien d'entre eux, à titre de détenteurs du sol en précaire, restèrent leurs clients et leurs sujets !

Rome avait alors une constitution démocratique, et pourtant l'aristocratie y régnait. C'est que, si elle était démocratique par ses lois, elle était aristocratique par le groupement des intérêts, par la condition de la plus grande partie du sol, surtout par la pratique du précaire. La République romaine était, en fait, l'association de quelques centaines de familles très riches et très puissantes, riches surtout par l'occupation de l'immense domaine de l'État, puissantes surtout par les milliers de sujets que chacune d'elles avait sur ces mêmes terres.

Un tel régime, assurément, ne saurait être assimilé au régime féodal. Il y a cependant entre les deux sociétés certaines analogies de structure qui ne doivent pas échapper à l'historien. La République romaine a été dominée par la pratique du précaire et de la clientèle, comme la monarchie du moyen âge a été dominée par la pratique du bénéfice et de la vassalité. Et c'est pourquoi les deux sociétés, l'une sous le nom de république, l'autre sous le nom de monarchie, ont été si foncièrement aristocratiques.

Les lois agraires représentent la lutte contre ce régime. Il paraît singulier, au premier abord, que les plus fortes attaques contre l'aristocratie se soient produites toujours sous la forme de lois sur la terre. Pour changer le gouvernement, il fallait changer l'état du sol. Ces lois agraires n'étaient pas hostiles à la propriété ; elles visaient au contraire à constituer la propriété privée là où elle n'existait pas. Elles avaient toutes pour objet ces terres immenses que l'État avait laissé occuper sans titre. Elles retiraient ces terres à ceux qui les occupaient par tolérance, c'est-à-dire en précaire, pour les distribuer à des particuliers à qui elles donnaient un plein droit de propriété[100]. Prenons comme exemple la loi de Tibérius Gracchus ; elle prononçait que chacun des anciens possesseurs garderait 500 arpents en pleine propriété[101], et que l'excédent serait divisé et assigné à de petits propriétaires[102]. Ainsi le véritable effet de ces lois était de remplacer le régime de l'occupation en précaire par le régime de la propriété privée[103]. Elles furent ce qu'on peut supposer qu'aurait été au XIVe siècle une loi qui aurait essayé de changer tous les fiefs en alleux. Elles furent un effort toujours renouvelé pour changer l'état du sol au profit de la propriété et de la liberté. Une série de lois pareilles se succédèrent depuis celle de Spurius Cassius jusqu'à celle de Rullus ; celui-ci proposait surtout de vendre tous les agri publici, ce qui eût fait disparaître d'un seul coup le système de l'occupation en précaire.

Mais on sait que l'aristocratie réussit presque toujours ou à repousser les lois agraires ou à les éluder. Celles qui furent exécutées ne le furent que partiellement et ne diminuèrent que dans une faible mesure le régime de l'occupation, lequel resta jusqu'à la fin de la république le fondement du gouvernement sénatorial.

Ce conflit, fut l'une des principales causes qui donnèrent naissance à l'empire. Il est assez visible pour quiconque a observé le détail des faits et les textes, que ce n'est pas l'ambition d'un seul homme qui a pu produire une révolution si générale et si durable. Il est visible aussi que les théories politiques ont été absolument étrangères à cette révolution. Ce sont les intérêts matériels du plus grand nombre qui eu ont été le vrai mobile. Le désir de transformer les terres publiques en terres privées, de changer la possession précaire en pleine propriété, de changer aussi la condition de client en liberté individuelle, voilà qui dominait alors dans Filme de la plupart des hommes, et c'est ce qui décida de la direction des événements. L'impossibilité où l'on était de vivre plus longtemps dans ce régime de tenure universelle et de sujétion lit qu'un immense parti, dans l'Italie plus qu'il Rome, et dans les provinces plus qu'en Italie, renversa le gouvernement sénatorial et accepta l'empire.

Regardez maintenant le régime impérial durant les trois premiers siècles. Deux choses cessent et ne reparaissent plus : d'une part, l'immense richesse foncière des familles sénatoriales[104] ; de l'autre, les lois agraires. La grande question rurale des siècles précédents a été résolue ; l'histoire n'a pas conservé le souvenir de toutes les mesures prises, mais le résultat général est visible. Les agri pub/ici ont été, les uns vendus, les autres assignés à des colonies ; peut-être beaucoup ont-ils été donnés aux possesseurs provinciaux ; ce qui reste est affermé par baux réguliers. Le précaire a disparu de ces immenses territoires. Remarquez que les jurisconsultes, qui parlent assez souvent du précaire, ne le mentionnent jamais sur des terres du domaine public. Ils n'en parlent que comme d'un arrangement entre particuliers, arrangement inoffensif, qui ne ressemble en rien à l'immense plaie qui s'était étendue sur le monde conquis. Tous ces précaristes et sous-précaristes de l'État ont disparu, et presque toutes ces terres sont devenues des propriétés privées. Il se forme ainsi une classe nombreuse de petits propriétaires fonciers. Cette première période de l'empire est le triomphe à la fois des classes moyennes, de la propriété et de la liberté individuelle.

Nous ne faisons ici qu'énoncer ces faits ; nous ne pouvons nous y arrêter. Il ne s'agit que d'une comparaison qui peut éclairer de quelque lumière nos recherches ultérieures.

 

4° DU PRÉCAIRE À LA FIN DE L'EMPIRE, D'APRÈS SALVIEN.

 

[Les choses changèrent peu à peu à la fin de l'Empire. Des phénomènes analogues à ceux qui avaient précédé et provoqué la chute de la République apparurent, et insensiblement le monde romain se retrouva, à cinq siècles de distance, dans une situation semblable.]

L'usage du précaire avait duré pendant tout l'Empire. Nous l'avons vu chez les jurisconsultes du He siècle. C'est sur les terres des particuliers qu'il s'enracina lentement [et qu'il s'étendit de manière à redevenir bientôt un danger]. Nous allons le retrouver à la fin de l'Empire, et chez un écrivain qui le signale comme une plaie nouvelle.

Salvien écrivait en Gaule, au moment même où les invasions commençaient. Il parle du précaire, non en jurisconsulte, mais en prédicateur, et il n'en parle que sous forme de comparaison. Mais les ternies dont il se sert sont assez précis pour nous faire voir la nature du précaire et les effets qu'il produisait. Tout ce curieux passage mérite d'être observé[105].

Comme l’auteur veut persuader au chrétien qu'il doit léguer ses biens aux églises, il lui rappelle que ces richesses lui ont été concédées par Dieu, et il tire de là cet argument que le riche est vis-à-vis de Dieu dans la même situation qu'un précariste vis-à-vis d'un bienfaiteur. Nul ne doute, dit-il, que tous nos biens terrestres ne nous soient donnés par le bienfait de Dieu ; nous ne devons donc en user que pour son culte et ne les employer qu'à son service, par la raison que nous ne les tenons que de sa libéralité[106]. Cela n'est encore qu'une allusion au précaire, et cette allusion peut, sembler vague ; mais voici qui est plus clair. Salvien, pour expliquer sa pensée, cherche un terme de comparaison, et il le prend dans les choses du monde, c'est-à-dire dans une pratique connue de tous ses lecteurs[107] : Quand un homme obtient par le bienfait d'un autre homme la jouissance de quelque bien, il n'en est pas pour cela propriétaire ; et si, oubliant celui qui lui a concédé une jouissance, il essaye de lui ravir la propriété même et de se l'arroger, ne disons-nous pas qu'il est très ingrat et très infidèle, lui qui oublie l'homme dont il tient un bienfait, et qui prétend dépouiller du droit de propriété sur le bien celui-là même dont il a obtenu la possession de ce bien ? C'est bien ici le précaire, et les jurisconsultes eux-mêmes ne marquaient pas avec plus d'énergie que Salvien l'effet de cet acte, qui n'était qu'un bienfait, et qui, ne conférant au concessionnaire qu'une possession, laissait la pleine propriété dans les mains du concédant.

Le prêtre de Marseille continue : Telle est notre situation vis-à-vis de Dieu. Les biens que nous tenons de lui, nous n'en avons reçu que l'usage. Ce sont des biens prêtés. Nous n'en sommes que des possesseurs par précaire. Nous n'en sommes que des possesseurs usufruitiers. Prétendons-nous en ravir la propriété à Dieu et nous l'arroger ? Ne savons-nous pas que nous n'avons que le droit d'en user, et que nous devons en user de bonne foi ? Nous ne les tenons qu'aussi longtemps que le permet celui qui les a concédés. Du moment que les biens sortent de nos mains par la mort, la possession doit rentrer dans les mains du concédant, c'est-à-dire de Dieu[108].

Tous les traits caractéristiques du précaire sont réunis dans cette page. Le précaire n'est qu'une possession révocable à volonté, jamais héréditaire. Les mots mêmes qu'emploie Salvien sont dignes d'attention. Nous devons y noter le dominium, et l'usus ; le concédant, qui præstat, est un bienfaiteur, homo bene ficus, et la concession n'émane que d'un bienfait, beneficio et largitate. Le précariste est un simple détenteur ; il tient, tenet. Il doit user de bonne foi, bona fide. Il a des obligations d'un genre particulier : il doit être reconnaissant, memor hominis benefici ; s'il manque à son devoir, il est ingrat, ingratissimus, il est infidèle, infidelissimus. Salvien donne surtout une idée bien forte des devoirs du précariste, en disant qu'il ne doit user des biens concédés que pour honorer celui dont il les tient, et ne les employer qu'à son service. Tous ces mots qui venaient sous la plume de Salvien comme termes usuels et familiers à ses lecteurs, se retrouveront dans la langue de l'âge suivant.

 

5° OPÉRATIONS AUXQUELLES S'ASSOCIAIT LE PRÉCAIRE ; DU PATRONAGE DES FONDS DE TERRE.

 

Les jurisconsultes d'une part, Salvien de l'autre, ne nous ont donné que la théorie du précaire. Il reste à voir ce que le précaire était en pratique.

On peut être surpris que le précaire, qui était, par définition, un acte de pure libéralité, ait tenu une grande place dans la société romaine. C'est qu'il n'était une libéralité que par le nom et l'apparence. En réalité, il était le plus souvent un acte de spéculation. Il était l'un des modes par lesquels l'homme faisait valoir ses intérêts. Sous la forme commune d'un précaire, trois opérations diverses s'accomplissaient. Nous allons passer en revue ces trois opérations dans la société romaine, avant de les étudier dans la société franque.

1° Par la première, le précaire entrait dans le système général des emprunts et des dettes. Les Romains furent longtemps sans connaître l'hypothèque. Même quand ils l'eurent empruntée aux Grecs, ils l'employèrent peu. Ils continuèrent à user d'un procédé plus ancien, qui leur était plus familier, et que les créanciers surtout avaient des raisons de préférer. L'emprunteur, qui n'obtenait rien s'il ne donnait un gage, offrait sa terre. Il la vendait au créancier suivant toutes les formes légales. Le prix était ordinairement la somme même dont il avait besoin. Il est vrai qu'en faisant cette vente, il obtenait du créancier ce qu'on appelait une fiducie, c'est-à-dire une promesse de lui revendre la terre le jour où il aurait remboursé la somme reçue et les intérêts[109]. Ici se présentait le précaire. Ce petit cultivateur qui se trouvait dépossédé de son champ, et qui n'avait peut-être pas d'autre moyen de vivre que ce champ lui-même, s'adressait au créancier devenu propriétaire, et obtenait de lui la permission de rester sur sa terre, de la cultiver, d'en jouir. Il l'obtenait en précaire. Par là il devenait un précariste sur cette même terre dont il avait eu autrefois la propriété[110].

Parfois le même résultat se produisait par une voie un peu différente. Au lieu de vendre sa terre au créancier, le débiteur la lui engageait, par l'acte que les Romains appelaient pignus[111]. Il n'en était pas moins dépossédé de son champ ; mais, ici encore, il s'adressait au créancier et obtenait de lui la faveur de cultiver en précaire[112].

Rien n'était plus fréquent que cette constitution de précaire à la suite d'un emprunt. Cela se voit tous les jours, dit Ulpien[113]. D'autres jurisconsultes mentionnent le même usage[114]. Un grammairien de l'époque suivante, mais qui se servait de sources anciennes, définit le précaire comme s'il n'avait lieu qu'à la suite d'emprunts : exagération évidente, mais qui prouve au moins que le cas était fréquent. Il y a précaire, dit-il, lorsque le débiteur a adressé une prière au créancier et a obtenu la permission de rester sur sa terre et d'en cueillir les fruits[115].

Ainsi le précaire n'était pas tout à fait ce qu'il semblait être. En théorie, le concédant était un bienfaiteur généreux ; en pratique, il était un créancier. En théorie, il donnait sa terre ; en réalité, c'était lui qui recevait la terre du débiteur et qui lui permettait d'en jouir par une permission révocable à volonté. Il est vrai que cette situation cessait le jour où le débiteur remboursait sa dette[116]. Mais, s'il ne remboursait pas, il était précariste jusqu'à sa mort, et après lui ses fils étaient évincés, à moins que le créancier ne voulût bien renouveler pour eux le précaire[117].

2° Le précaire intervenait encore dans un acte qui était devenu fréquent à la fin de l'Empire, l'acte de patronage. C'est ici un sujet dont nous aurons à parler ailleurs ; mais il faut signaler dès maintenant une espèce particulière de patronage, que les lois romaines appellent le patronage des fonds de terre[118]. Nous ne le connaissons d'ailleurs qu'imparfaitement ; car nous ne possédons sur cet usage que huit lois des empereurs[119], qui n'en parlent que pour l'interdire[120], et quelques phrases de Salvien, qui songe plus à le réprouver qu'il l'expliquer[121].

En étudiant les lois impériales qui interdisent le patronage, on remarquera d'abord qu'elles visent, non des artisans des villes, mais des habitants de la campagne. Une loi de 370 défend spécialement aux agricolæ de se mettre en patronage d'un grands ; or ceux qui sont appelés ici agricolæ ne peuvent être ni des esclaves ruraux, ni des colons ; il s'agit visiblement de cultivateurs libres. Une loi de 395 défend aux grands de prendre sous leur patronage des vici, c'est-à-dire des villages de paysans libres[122] ; or la même loi appelle ces hommes des propriétaires[123]. Une loi de 399 appelle du nom de rustici les petites gens qui se mettent en patronage ; mais elle montre aussi que ces paysans ont des terres à eux[124]. Enfin, une autre loi de la même année énonce en termes exprès que ces hommes sont des paysans et des propriétaires[125].

On remarquera encore, dans ces lois, que ce qui est placé en patronage, c'est moins la personne même du paysan que sa terre. Cela ressort des termes mêmes par lesquels le législateur punit le patron d'une amende de vingt ou de quarante livres d'or par chaque fonds de terre qu'il a reçu sous son patronage[126].

Ce patronage avait, en effet, pour premier résultat de mettre la terre du petit paysan dans les mains de celui qui devenait son patron. C'est ce qui est bien marqué dans une loi de 415, où nous lisons que le patron est devenu propriétaire des propriétés placées sous son patronage[127]. Nous devons donc admettre que le patronage, sous couleur d'établir la protection d'un grand sur des faibles, avait d'abord pour effet de faire passer la propriété du sol des mains des faibles aux mains du grand personnage.

Comment ce transfert s'opérait-il, c'est ce que les lois n'expliquent pas. L'une d'elles dit seulement qu'il se produit quelquefois par des actes fictifs d'un caractère délictueux, commentis audacibus[128]. Une autre laisse voir qu'il se fait entre les deux hommes un acte ou une série d'actes, passés régulièrement devant un notaire ou tabellion, et que ces actes ont la forme d'une donation, d'une vente, d'un contrat de louage, ou de quelque autre convention[129]. Voici donc, à ce qu'il semble, comment les choses se passaient. Le petit paysan qui, pour quelque raison[130], avait besoin de la protection d'un grand, s'adressait à lui. Il lui demandait de protéger, non sa personne seulement, mais plutôt sa terre, son fundus. Le grand répliquait probablement qu'il ne polluait protéger que ce qui était à lui. Alors le paysan lui transférait sa terre, soit par une donation complète, soit par une vente. C'était cette vente qu'une loi de 570 appelait, une fiction ou un mensonge ; elle n'était, en effet, qu'une vente fictive, puisque le vendeur ne recevait aucun prix. Pendant tout un siècle, les empereurs ont interdit un tel marché : ils l'ont puni d'une peine sévère ; mais, en dépit de leurs efforts, les petits paysans ont sollicité le patronage d'un grand et ils ont payé ce patronage par l'abandon de leurs petites propriétés[131].

On peut bien penser que ce transfert du droit de propriété n'entraînait pas le départ du paysan. Tout, au contraire, il n'avait sollicité le patronage que pour rester paisible sur son champ. Il continuait donc à l'occuper, et cela ressort des lois elles-mêmes qui, pour le punir de son délit, le menacent de lui enlever cette même terre[132]. Enfin une dernière loi nous montre que ces paysans sont restés sur leurs champs en promettant au patron, soit une redevance annuelle, soit quelque autre profit[133].

C'est ici que se présente le précaire, quoiqu'il ne soit pas nommé. Le petit paysan n'a pu rester sur son champ que par la faveur de son patron devenu propriétaire. Il a transféré le droit de propriété et n'a pu obtenir que la jouissance. De même que nous avons vu qu'un débiteur était devenu le précariste d'un créancier, de même ce petit paysan s'est fait le précariste de son protecteur.

Cette situation est assez bien marquée par Salvien. Il parle, lui aussi, d'hommes qui étaient de petits propriétaires ruraux ; ils possédaient ce qu'il appelle resculas, de petits biens ; agellos, de petits champs[134]. Mais, par gêne ou pour quelque autre cause[135], ils ont recherché le patronage d'un riche[136]. Celui-ci, à en croire Salvien, ne donne pas sa protection, il la vend, patrocinium vendit[137]. Avant de protéger, il commence par déposséder, spoliat[138]. Les petits paysans, qui sollicitent la protection, doivent commencer par transférer au protecteur presque tout ce qu'ils ont[139].

Salvien laisse pourtant voir que ces petits paysans n'ont pas quitté leurs terres ; ce sont leurs fils seulement qui seront évincés[140]. Le père a abandonné son droit de propriété en obtenant de garder la jouissance. Mais cette jouissance n'est que temporaire ; car l'effet de la convention est que quelque chose soit laissé temporairement au père, mais que le tout soit perdu pour les enfants[141].

Ainsi, le petit paysan a transféré par donation ou par vente fictive sa terre à son protecteur. Il n'en garde qu'une jouissance viagère. Nous retrouverons cette sorte d'acte, sous le nom de précaire, durant l'époque mérovingienne.

Il faut ajouter que cette même pratique, que le prêtre de Marseille reproche si amèrement aux riches, était employée par l'Église. La loi de 415, qui interdit cette sorte de patronage, est obligée de faire une exception en faveur des églises. Par égard pour la religion, elle ratifie les acquisitions qu'elles ont faites par ce moyen. Elle impose seulement cette condition que l'église payera l'impôt foncier des terres qui sont ainsi venues dans sa main[142].

3° Le précaire était, en principe, fort différent du louage. Le louage, locatio conductio, était un contrat qui liait les deux parties et donnait des droits à toutes les deux ; le précaire n'était pas un contrat, et ne liait en rien le concédant. Le louage portait toujours un prix, merces ; le précaire, en théorie, était gratuit. Le précariste, à l'inverse du fermier, était un possesseur, mais un possesseur révocable à volonté. Le droit classique ne faisait donc aucune confusion entre le précaire et le louage. Mais il n'en fut plus de même dans les derniers siècles de l'Empire.

Le même texte d'Ulpien qui marque la différence entre le précaire et le louage, montre aussi qu'il pouvait arriver qu'un fermier par bail renonçât à sa location pour obtenir un précaire[143]. Il arrivait aussi qu'un précariste échangeât son précaire contre un contrat de location[144]. Les deux situations, si opposées qu'elles fussent en théorie, se rapprochaient souvent et prenaient la place l'une de l'autre. Dès le temps d'Ulpien, elles pouvaient s'associer. Le même homme pouvait être fermier par contrat et précariste sur la même terre[145]. Les anciens jurisconsultes répugnaient à cette combinaison. Ulpien voudrait qu'on choisît : Si le prix de fermage, dit-il, est si faible qu'il paraisse fictif, nous dirons qu'il n'y a que précaire. Mais le prix pouvait être réel et assez élevé, et en ce cas le jurisconsulte n'ose plus donner de solution[146]. Il est visible que le précaire et le louage, fort différents en principe, s'unissaient et se confondaient dans la pratique.

Il n'est guère douteux que le louage n'ait souvent pris la forme du précaire. Il suffisait pour cela qu'aucun hall n'eût été fait par écrit. Il se pouvait même qu'un propriétaire trouvait plus avantageux de confier sa terre en précaire quo de la louer par bail régulier ; il en pouvait tirer autant de revenus. Cela était surtout plus avantageux à ces intendants qui géraient les grandes propriétés et qui, par le précaire, tenaient les petits tenanciers à leur discrétion. Il arriva donc fréquemment que d'anciens fermiers se transformèrent en précaristes, que d'autres cultivateurs entrèrent sur une terre i) ce même titre, et que le précaire prit peu à peu dans les habitudes des hommes la place du fermage. Le colonat d'une part, le précaire de l'autre, devinrent les deux modes de tenure les plus usités, le premier étant plus rigoureux et plus sûr, le second élan( plus honorable et plus libre.

Une loi du IVe siècle mentionne des précaristes qui occupent une terre depuis quarante ans[147]. Elle avertit que la règle de la prescription de quarante ans n'existe pas pour eux. Il est clair que, n'occupant le sol que par précaire, ils lie peuvent jamais s'arroger la propriété. La même loi donne à entendre que ce genre de précaire n'est plus gratuit, et que ces précaristes payent une redevance coutumière[148].

Le précaire s'est ainsi modifié. Quoiqu'il fût de nom une faveur gratuite, il est devenu pour les grands propriétaires et leurs intendants un mode de faire valoir la terre. Il s'est substitué au fermage par location, ou plutôt il est devenu lui-même une sorte de location. Nous verrons bientôt qu'il a été employé de cette manière surtout par l'Église.

En résumé, le précaire, qui était en droit un pur bienfait, s'accommodait aux intérêts, et se mêlait aux opérations les plus diverses. Il garantissait le créancier du remboursement de l'argent prêté. Il payait la protection que le riche accordait au faible. Il servait au propriétaire à mettre ses terres en rapport. Il pénétrait ainsi dans toutes les habitudes des hommes et dans toutes les parties de la vie sociale.

Mais ce précaire romain n'avait. rien de militaire. Quelque variées que pussent être les obligations qu'il entraînait, nous ne voyons à aucun indice que le précariste pût être astreint à un service de guerre pour le concédant. Aussi ne trouvons-nous trace de la pratique de ce précaire ni dans l'armée ni dans l'administration de l'Empire romain.

Ce qui formait son terrain, c'était ce qui occupait le plus les hommes ; or, clans cette société impériale, la guerre tenait peu de place et l'armée n'était en tout qu'au second rang. C'était donc seulement. dans les spéculations des intérêts que le précaire s'était établi et régnait en maître. La suite de nos études montrera que les applications en ont changé et qu'il s'est transporté sur un autre terrain ; mais il étai t utile d'observer quelle avait été sa nature et quel empire il avait exercé dans les intérêts et clans les relations de la vie privée. Lorsqu'il aura quelque peu changé d'objet, il faudra nous rappeler la nature de ce précaire qui, à quelque usage qu'il s'emploie, suppose toujours un solliciteur et un bienfaiteur, sépare sur une même terre la propriété qui appartient à l'un et la possession qui appartient à l'autre, ne confère qu'une concession toujours révocable, et subordonne le concessionnaire, non à une loi ou à un contrat, mais à la volonté d'un concédant.

 

 

 



[1] [Voir le volume sur l'Alleu.]

[2] Festus, d'après Ælius Gallus, jurisconsulte contemporain de Cicéron : Possessio est usus quidam agri, non ipse alter, nec qui dicit se possidere is suant rem potest dicere. Festus, v° Possessio ; Huschke, Jurisprudentia antejustiniana, p. 96-97, 4e édition.

[3] Javolenus au Digeste, L, 16, 115.

[4] Ulpien, au Digeste, XLI, 2, 17.

[5] Du moins le droit prétorien. Il y avait des interdicta adipiscendæ possessionis causa vel relinendæ vel recuperandæ, Gaïus, IV, 115. Voir aussi la formule du préteur. Festus, v° Possessio.

[6] Gaius, II, 89. — Ibidem, IV, 155. — Paul, Sentences, V, 2. — Digeste, XLI, 2, 8 et 25.

[7] Ulpien, au Digeste, XLI, 2, 12.

[8] On peut possidere jure dominii, Ulpien, au Digeste, XXXIX, 2, 15, § 33. De même on peut capere dominium possidendo, Africain, au Digeste, XXXIX, 2, 44.

[9] Digeste, XLI, 2, 19 et 23.

[10] Gaius, II, 7. — Les Gaules, moins la Narbonnaise, étaient provinces impériales. Les mots in solo provinciali doivent s'entendre au sens littéral de la langue officielle de Rome : c'est le sol qui n'est pas sol italique ; c'est aussi le sol qui n'appartient pas à des cités Fédérées ; il y avait ainsi, même en Gaule, beaucoup de territoires qui ne rentraient pas dans le cas dont parle Gaius.

[11] Possessio est synonyme de prallium dans Ulpien, au Digeste, XXVII, 9, 5, § 10 et 12 ; il ost synonyme de patrinionium au Digeste, L, 4, 18, § 21. Vilici possessorum, Digeste, XI, 4, 1. — Cf. Fragmenta Vaticane, § 24 ; Code Justinien, IX, 59, 2 ; Code Théodosien, VI, 3, 1 ; Code Théodosien, X, 8, 1.

[12] Digeste, II, 8, 15.

[13] Ulpien, au Digeste, L, 9, I. — Code Théodosien, XI, 7, 12 (loi de 585) ; IX, 27, 6. -- [Cf. les Possessores Aqueuses, des inscriptions d'Aix-les-Bains, Corpus inscriptionum latinarum, XII, n° 2459, 2460 et 3874.]

[14] Code Théodosien, VIII, 18, 1.

[15] Gaïus, au Digeste, XLI, 1, 10 [Institutes, II, 93]. — Ulpien, ibidem, XLIII, 26, 6.

[16] Institutes de Justinien, II, 4.

[17] Institutes de Justinien, II, 4. — Digeste, XXXIII, 2.

[18] Institutes de Justinien, II, 1, § 56.

[19] Institutes de Justinien, II, 5, 1. — Ulpien, au Digeste, XIX, 2, 9. — Fragmenta Vaticana, 41.

[20] Digeste, XXI, 2, 46.

[21] Paul, Sentences, III, 6, 55. — Parfois l'usufruit était transmissible aux premiers Héritiers, et il se trouvait ainsi constitué pour deux générations d'hommes ; cela résulte de ces mots d'Ulpien, au Digeste, VII, 4, 5.

[22] Institutes de Justinien, II, 4, 4.

[23] Voir un exemple de cela au Digeste, VII, 1, 58 : Le jurisconsulte montre, à propos d'une meule terre, un homme qui est propriétaire, une femme qui est usufruitière, et des coloni qui payent la pensio à celle-ci.

[24] Le précaire ne se trouve nominé que dans une loi d'Alexandre Sévère (Code Justinien, IV, 54, 5) ; dans deux lois de Dioclétien (Code Justinien, VIII, 6,1 ; VIII, 9, 2) ; dans une loi de Valentinien et Valens (Code Justinien, VII, 59, 2) ; dans deux lois de Zénon (Code Justinien, IV, 65, 55 ; VIII, 4, 10).

[25] Paul, au Digeste, XLIII, 26, 14.

[26] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 1.

[27] Térence, Eunuchus, vers 319, acte II, sc. 4. — Déjà Plaute faisait allusion au précaire : Petere me precario a vobis jussit (Amphitryon, prologue, v. 21).

[28] Lex vulgo dicta Thoria, dans le Corpus inscriptionum latinarum, t. I, p. 80, c. 18.

[29] Cicéron, In Rullum, III, 3.

[30] Le précaire est encore signalé incidemment par Tite Live, III, 47 et VIII, 35. — Sénèque en donne presque la définition quand il dit : Sapiens corpus sunna seque ipsum inter precaria mimerai, vivilque ut commodatus sibi et reposcentibus redditurus (Sénèque, De tranquillitate, 14.)

[31] Digeste, XLIII, 17, 1. — Cf. Gaïus, IV, 149-150 ; Ælius Gallus, édit. Huschke, 4e édit., p. 96-97.

[32] Le précaire est rarement signalé dans les inscriptions connues jusqu'à ce jour. Voyez Corpus incriptionum latinarum, III, 3626 ; X, 1285, 4480, 5904.

[33] Voir Ælius Gallus, Fragmenta, 42, dans Huschke, Jurisprudentia antejustiniana, 4e édit., p. 96 ; Labéon est cité au sujet du précaire dans le Digeste, XLIII, 26, 8, § 7 et 8, et 22, § 1 ; Sabinus l'est aussi, au Digeste, XLIII, 26, 8, § 1.

[34] L'opération de précaire pouvait s'appliquer aux objets mobiliers (Gaïus, IV, 90) et aux personnes serviles (Digeste, IX, 4, 22) ; mais nous ne l'étudierons que dans ses rapports avec le sol.

[35] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 1.

[36] Digeste, XLIII, 26, 2, § 5. — On a dit que la prière n'était pas nécessaire et l'on a cité ces mots d'Ulpien : Fieri potest ut quis non rogaverit, sed habeat precario (XLIII, 26, 4, § 2) ; mais ce n'est là qu'une citation tronquée ; il fallait voir la phrase entière. Ulpien ajoute : Utputa semis meus rogavit, mihi adquisivit precarium, vel quis alias qui meo juri subjectus est. Ulpien veut donc dire qu'il y a des cas où l'homme qui possède en précaire n'a pas lui-même adressé la prière, mais a chargé son esclave, son fermier, son intendant, de l'adresser pour lui. Il faut lire tout ce fragment d'Ulpien ; en treize lignes il contient neuf fois le mot rogare, et il est bien visible qu'il n'y a jamais precarium sans une rogatio.

[37] Paul, Sentences, V, 6, 12. — Isidore de Séville, qui parait s'être servi de sources anciennes, définit ainsi le précaire (Isidore, Origines, V, 25).

[38] On cite pourtant un passage d'Ulpien qui, dans une énumération des divers contrats, nomme le précaire. Digeste, L, 17, 25. Cette anomalie a frappé les commentateurs. Il n'est pas nécessaire de dire qu'Ulpien a voulu parler ici de quasi-contrats. Il explique ailleurs, en un passage plus clair (Digeste, XLIII, 26, 8, § 5), pourquoi le contrat s'applique au précaire, et il ne dit pas dans ce passage que le précaire soit un contrat ; tout au contraire, il dit que le précaire est l'opposé d'un contrat. — L'emploi du mot contractus au titre L, 17, 25, emploi dont on ne trouve qu'un seul exemple, et dans une énumération tout artificielle, ne peut pas prévaloir contre les textes beaucoup plus nets de tout le titre De precario du Digeste.

[39] Gaïus, au Digeste, XLIII, 26, 9. — Ulpien, ibidem, 4.

[40] Gaïus, au Digeste, XLIII, 26, 9 : Per epistolam. — Paul, Sentences, V, 6, 11.

[41] Le premier exemple, à notre connaissance, est dans un papyrus de Ravenne ; voyez Marini, Papiri diplornatici, n° 158, p. 205 ; encore cette epistola precatoria ne semble-t-elle relative qu'à un prêt d'argent en précaire. L'expression devient fréquente en Gaule dans les Formules.

[42] Nous retrouverons ces expressions au VI siècle ; étaient-elles déjà en usage au nie, c'est ce qu'on ne peut sans doute pas affirmer. Le mot præstore était usité pour la concession du précaire, Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 8. Aucune epistola præstaria ne nous est parvenue du temps de l'Empire ; il y a une lettre analogue pour un précaire d'usufruit dans un fragment de Scævola, au Digeste, XXXIX, 5, 52.

[43] Paul, Sentences, V, 6, 11.

[44] Ulpien, au Digeste, XLIII. 26, 1.

[45] Paul, au Digeste, XLIII, 26, 14.

[46] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 6, § 4.

[47] C'est la raison que donne le jurisconsulte Paul, Sentences, V, 6, 12.

[48] Pomponius, au Digeste, XIX, 2, 4. Rapprocher de cela les mots d'Ulpien, Digeste, XLIII, 26, 1. — Il y a des textes qui paraissent, à première vue, indiquer le contraire ; Digeste, XLIII, 26, S, § 1 ; ibidem, 12 ; mais les jurisconsultes veulent dire seulement dans ces deux passages que le concessionnaire a pour propriétaire l'héritier du concédant et que c'est à lui qu'il doit s'adresser. Ils ne veulent pas dire que l'héritier soit tenu de renouveler le précaire ; seulement, s'il ne reprend pas le bien, le précaire se continuera en son nom. Comparer ce qui est dit pour le cas de vente : XLIII, 26, S, § 2. — Ni l'acheteur ni l'héritier ne sont tenus de continuer le précaire ; mais s'ils renouvellent, ou si au moins ils n'indiquent pas la volonté de reprendre, c'est d'eux que le précariste tiendra : voilà le sens de ce que disent les jurisconsultes. Cf. les fragments 5 et 6. — Au fond, la mort du concédant annule le précaire, et en ce point le précaire diffère de l'usufruit ; car licet dominus proprietatis rebus humanis eximatur, jus utendi fruendi non tollitur (Fragmenta Vaticana, 42).

[49] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 1.

[50] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 1.

[51] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 8, § 5.

[52] Mutata voluntate, Digeste, XLIII, 26, 2, § 2.

[53] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 2.

[54] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 2. — Pomponius, Digeste, XLIII, 26, 15.

[55] Celsus, au Digeste, L, 17, 191.

[56] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 4. — Pompanius, ibidem, 5. — Celsus, ibidem, 12.

[57] Ulpien, au Digeste, 8, § 7.

[58] Celsus, au Digeste, XLIII, 26, 12.

[59] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 1.

[60] Ulpien, au Digeste, L, 17, 119.

[61] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 8, § 2.

[62] Gaïus, au Digeste, VI, 2, 15.

[63] Noter l'expression Titius a me habet precario, XLIII, 26, S. — On peut remarquer que les jurisconsultes rapprochent sans cesse la possession en précaire de la possession frauduleuse ou violente. Voyez la formule du préteur : QUOD NEC VI NEC CLAM NEC PRECADIO. Ulpien, XLIII, 26, 2. De même, Paul, Sentences, V, 6, 12, assimile celui qui possède en précaire à celui qui possède clam.

[64] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 6. — Digeste, XLI, 2, 57 et 40 ; XLI, 3, 55.

[65] Ulpien, au Digeste, 26, 4, § 1. — Gaïus, ibidem, 9. — Paul, Sentences, V, 6, 12. — Pomponius, Digeste, ibidem, 17. — Ibidem, 15. — Enfin Ulpien fait observer (XLI, 2, 15, § 7) que le propriétaire, en rompant le précaire, reprend la possession, recipit possessionem. — Il pouvait arriver quelquefois que l'on n'eût demandé en précaire qu'un usufruit ; alors la possession n'était pas comprise : Digeste, XLIII, 26, 6 ; autre exemple, ibidem, 5.

[66] La différence entre le précariste et le fermier est bien exprimée dans le fragment de Javolenus, XLI, 2, 21. — Ulpien, au Digeste, XLI, 2, 10, montre que le fermier pouvait avoir intérêt à changer son fermage en précaire, et réciproquement. Cf. Julien, ibidem, XLI, 5, 35, § 6.

[67] Ulpien, au Digeste, L, 16, 19.

[68] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 2.

[69] Paul, au Digeste, XLIII, 26, 14.

[70] Paul, au Digeste, XLIII, 26, 14.

[71] Gaius, IV, 154. — Paul, Sentences, V, 6, 7.

[72] Pomponius, au Digeste. XLIII, 26, 17.

[73] Ulpien, au Digeste, X, 5, 7, § 4.

[74] Digeste, XLIIII, 26, 2. — Le précariste n'avait même pas à attendre la décision d'un juge. Loi de 484, au Code Justinien, IV, 63, 33.

[75] En vertu de ce principe : Locatio conductio intelligitur si merces constituta sit. (Institutes, III, 24). — Cf. Gaius, III, 142.

[76] Le terme beneficium est rarement appliqué au précaire par les jurisconsultes ; ils emploient de préférence largitas ou liberalitas. Mais Paul fait observer que le précaire se rapporte ad beneficii causam (Digeste, XLIII, 26, 14), et il emploie encore ailleurs les termes beneficium et nuda voluntas pour désigner des actes de cette sorte (ibidem, XIII, 6, § 3). — Dans un autre passage, Sentences, V, 6, 10, il montre plus clairement encore l'association de l'idée de beneficium à celle de précaire : Quod precario habet, restituat.... Quod ex beneficio suo unusquisque injuriam pati non debet.

[77] Savigny, De la possession, n° 42, traduction Béving, p. 408 : Ces biens se donnaient toujours (aux clients) sous la clause d'une révocation à volonté ; une obligation proprement dite n'était pas nécessaire, à cause des liens qui unissaient nécessairement le client au patron. — Mommsen, Histoire romaine, trad. Alexandre, t. I, p. 257-258 : Les paires répartissent leurs champs entre leurs laboureurs ; ils divisent en parcelles à cultiver par des hommes de leur dépendance.... Cette possession ressemblait essentiellement à l'état de droit plus tard appelé precarium. Le preneur ne la conservait qu'autant qu'il plaisait au propriétaire ; nul moyen légal de s'y faire maintenir à son encontre ; à tout instant il pouvait être expulsé. — Cette théorie, que je crois juste, s'appuie, d'une part, sur deux textes de Varron, De lingua Latina, V, 55, et Denys d'Halicarnasse, II, 7, qui disent que le sol fut partagé entre les trente curies, ce qui implique que les patriciens, seuls membres actifs des curies, en eurent seuls la propriété ; d'autre part, sur un texte de Festus, qui rappelle l'habitude qu'avaient les patres de répartir leurs terres entre les petites gens : agrorum partes attribuebant tenuioribus.

[78] Savigny, De la possession, n° 42.

[79] Tite Live, II, 25.

[80] Voir Accarias, Manuel du droit romain, 5e édit., p. 604.

[81] Nous expliquerons plus loin dans ce chapitre, cette opération ; elle était ordinairement suivie d'un acte de fiducie, par lequel le nouvel acquéreur s'engageait à revendre la terre lorsque la dette lui serait remboursée.

[82] Le droit attique connaissait aussi cette vente de la terre au créancier ; mais le débiteur restait sur la terre connue fermier jusqu'à l'expiration de sa dette. La pratique romaine était plutôt d'employer le précaire, lequel laissait le débiteur sans aucune garantie. — Sur ce precarium qui se constituait à la suite d'une dette, voir Gaius, II, 60 ; Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 6, § 4 ; Celsus, ibidem, II.

[83] Appien, Guerres civiles, 1, 7. — Cf. Sicules Flaccus, De conditionibus agrorum, édit. Lachmann, p. 155. Hygin, ibidem, p. 117, etc.

[84] Appien, Guerres civiles, I, 7. C'est l'opération qui est connue sous le nom de censoria locationes.

[85] Appien, Guerres civiles, I, 7.

[86] Appien, Guerres civiles, I, 7.

[87] Tite Live, II, 61 ; IV, 51 ; VI, 14 ; XLII, 1 ; XIII, 19. — Cicéron, In Rullum, III, 5 ; Ad Atticum, II, 15 ; In Rullum, II, 5 ; De officiis, II, 22. [Cf. Marquardt, Staatsverwallung, t. I, 2e édit., p. 99 et suiv.]

[88] Exemples de terres instantanément reprises, Tite Live, XXVIII, 46 ; XLII, 19 ; Appien, Guerre de Mithridate, I, 22 ; Cicéron, In Rullum, II, 15.

[89] De là aussi ces expressions de Tite Live : Possesso PER INJURIAM agro publico (IV, 51) ; INJUSTI possessores (VI, 59) ; injuria et injustus désignent simplement l'absence de droit, le manque de titre.

[90] Appien, Guerres civiles, I, 7 ; Tite Live, IV, 56 : Vectigali possessoribus agrorum imposito.

[91] Il n'y a pas d'indice que le droit. romain ait admis la tenure à part de fruits comme un véritable contrat. Les jurisconsultes professent qu'il n'y a pas de vraie locatio conductio là où il n'y a pas cella merces.

[92] Sur l'étendue des agri publici, voir Cicéron, In Rullum, II, 15-16, 19, 21, 28 ; III, 5-4.

[93] Cicéron, De officiis, II, 25. — Florus, II, 1 [III, 15]. — Appien, Guerres civiles, I, 9.

[94] Appien, Guerres civiles, I, 7. — Salluste, Jugurtha, 41. — Cassius Hemina, dans Nonius (Krause, Fragmenta historicorum latinorum, p. 165).

[95] Tite Lire, IV, 48, dit que la plus grande partie de ces terres était possédée par les nobiles de Rome ; il dit ailleurs que c'étaient les patres qui possédaient l'ager publicus, IV, 51 ; il ajoute (ibidem) que la nobilitas faisait effort pour se maintenir dans cette possession. Encore ailleurs, VI, 5, il dit que ce sont, les nobiles qui envahissent la possession de l'ager publicus. — Cf. Salluste, Jugurtha, 41 ; Appien, Guerres civiles, I, 7-9 ; Plutarque, Tibérius, 8.

[96] Agros continuaverunt, Tite Live, XXXIV, 4.

[97] Appien, I, 7.

[98] Appien, I, 8.

[99] Appien le fait bien entendre. Il observe qu'au moment où Tibérius Gracchus proposait de dépouiller la noblesse romaine de la possession des terres de l'État, il se trouvait une foule d'hommes qui partageaient la possession de ces terres et qui avaient lieu de redouter la nouvelle loi.

[100] C'est le sens propre de l'expression dividere agrum. Tite Live, II, 41 ; II, 48 ; VI, 36. — La forme la plus fréquente d'une loi agraire, et aussi la plus pratique, était la fondation de colonies. Tite Live, Épitomé, 60.

[101] Cela est clairement dit par Appien, I, 11.

[102] Appien, I, 11. — Nous n'avons pas le texte de la loi Sempronia ; mais on peut voir dans le recueil des Gromatici que l'exécution de cette loi consista précisément à fonder un grand nombre de colonies avec constitution de pleine propriété privée ; voir Gromatiei veteres, édit. Lachmann, p. 160, 200, 210, 211, 219, 252, 259, 242, 255. — Cf. Cicéron, In Rullum, II, 12.

[103] Voir le texte de la Lex rulgo dicta Thoria, dans le Corpus inscriptionum latinarum, I, p. 49, 71, 75 ; Mommsen, Histoire romaine, V, p. 83.

[104] Tacite, Annales, III, 55 : Dites olim familiæ nobilium. Dion Cassius donne plusieurs exemples de la pauvreté où tombèrent subitement plusieurs familles sénatoriales.

[105] Precarii possessores (Salvien, Ad Ecclesiam, édit. Hahn, p. 124 ; édit. Baluze, p. 225).

[106] Salvien, Ad Ecclesiam, édit. Hahn, p. 124 ; édit. Baluze, p. 225).

[107] Salvien, Ad Ecclesiam, édit. Hahn, p. 124 ; édit. Baluze, p. 225.

[108] Salvien ajoute que le détenteur mourant doit rendre ces biens à Dieu, c'est-à-dire à l'Église, en vertu de cet argument de juriste : Quid rectius quam ut, ubi res ab eo discedit qui usum habuit, revertatur ad cum possessio qui utendam concessit ? — On remarquera que les mots possessio revertitur sont les mêmes qui sont employés par les jurisconsultes. — Cf. Digeste, XLI, 2, 21.

[109] La fiducie se trouve déjà dans Cicéron, Pro Flacco, 21. — Cf. Gaïus, II, 59 : Qui rem alicui fiduciæ causa mancipio dederit....

[110] Gaïus, II, 60 : Cum fiduciaa contrahitur... cum creditore... soluta quidern pecunia competit ususreceptio ; nondum vero sauta, ita denium competit si non precario rogaverit ut eam rent possidere liceret.

[111] Le pignus avait pour effet de transférer au créancier la possession ; il ne transférait pas la pleine propriété, en ce sens surtout que le créancier n'avait pas le droit d'aliéner. Pignus, manente proprietate debitoris, solam possessionem transfert ; Florentinus, au Digeste, XIII, 7, 55.

[112] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 6, § 4 : Si quis rem suam pignori mihi dederit et precario rogaverit.

[113] Ulpien, au Digeste, XLIII, 26, 6, § 4 : Cottidie enim precario rogantur creditores ab bis qui pignori dederunt.

[114] Celsus, au Digeste, XL11I, 26, 11 : Si debilor rem pigneratam precario rogaverit. — Julianus, ibidem, XLI, 2, 56 : Qui pignoris causa fundum credilori tradit... si eumdem precario rogaverit. — Florentinus, ibidem, XIII, 7, 35 : Pignus possessionem transfert ad creailorem ; polest tamen precario debitor re sua uti. — Julianus, ibidem, XIII, 7, 29 : Si rem mihi pignori dederis ac precario rogaveris.

[115] Isidore de Séville, Origines, V, 25 : Precarium est dum prece rogatus ereditor permillit elebilorem in possessione fundi sibi obligati demorari et ex eo fructus capere ; et dicturn precarium quia prece aditur.

[116] Celsus, au Digeste, XLIII, 26, 11 : Si debitor rem pigneratam precario rogaverit, soluta pecunia precarium solvitur ; quippe id actum est ut usque eo precarium teneret.

[117] Nous ne pensons pas que tous les débiteurs devinssent ainsi des précaristes. Le débiteur pouvait, au lieu d'un précaire, offrir une location par bail. Marcianus, au Digeste, XLI, 2, 57 : Re pignoris nomine data, deinde a creditore conducta. — Florentinus, ibidem, XIII, 7, 35 : Potest et precario et pro conduelo debitor re sua uti. — Julianus, ibidem, XI, 1, 3, 55, § 6 : Conductio idem præstat quod si apud creditorem res esset ; possidet creditor ; sed si utrumque intercesserit et precarii rogatio et conductio, intelligitur creditor possidere.

[118] Patrocinium fundorum, Code Théodosien, XI, 24, 4 ; De patrociniis vicorum, ibidem, rubrique.

[119] Six au Code Théodosien, XI, 24 ; deux au Code Justinien, XI, 54 (55), édit. Krüger.

[120] Salvien, De gubernatione Dei, V, 8.

[121] Code Théodosien, XI, 24, 2 : Abstineant patrociniis agricolæ.

[122] Code Théodosien, XI, 24, 5 : Quicumque vicos in suum delecti fuerint patrocinium suscepisse, constitutas luent pœnas.

[123] Possessores. Ce terme, quand il est seul, désigne toujours des propriétaires fonciers.

[124] Code Théodosien, XI, 24, 4.

[125] Code Théodosien, XI, 24, 5.

[126] Code Théodosien, XI, 24, 2 : Per singulos fundos viginti et quinque auri literas dare debeant. — Ibidem, 4 : Quadraginta librarum auri se sciat dispendium pro singulorum fundorunt præbilo patrocinio subiturum.

[127] Code Théodosien, XI, 24, 6, præfatio : This duntaxat pulsandis qui ex Cæsarii et Attici consulatu (année 597) POSSESSIONES SUB PATROCINIO POSSIDERE cæperant. — Nous avons déjà observé que, dans la langue des Codes, les mots possidere et possessio s'entendent de la vraie propriété. — Dans la même loi, au § 6, on peut noter qu'il est dit que les églises, par cette même opération de patronage, sont arrivées à posséder certaines terres, et qu'elles les possèdent pleinement, firmiter.

[128] Code Théodosien, XI, 24, 2 : Abstineant patrociniis agricolæ, subjugandi supplicio, si talia sibimet adjumenta commentis audacibus conquisierint.

[129] Loi de 468, au Code Justinien, XI, 54, 1.

[130] Quelquefois pour échapper à l'obligation de : Fraudandorum tributorum causa, Code Théodosien, XI, 24, 4.

[131] Libanius, dans son discours Ηερί τών πρστασιών, édit. Reiske, 1795, t. II, p. 501 et 507, fait allusion à une sorte de patronage des paysans, qui n'est pas tout à fait celui dont parlent les lois, mais qui s'en rapproche. — Zosime signale un exemple de patronage semblable et montre que l'usage existait même dans de grandes familles. Lucianus, dit–il, fils d'un haut fonctionnaire, avait pris Rufin pour patron, et il lui avait transféré la plus grande partie de ses propriétés (Zosime, V, 2, édit. Bekker, p. 247).

[132] Code Théodosien, XI. 24, 5 : His quoque agricolis terrarum suarum dispendio feriendis. — D'autres lois (ibidem, 1 et 5) obligent le paysan à payer l'impôt foncier de cette terre sur laquelle il est visiblement resté.

[133] Code Justinien, XI, 54, 2, édit. Krüger : Quis vicanis patrocinium polliceatur neque agricolas suscipial redituum promissionem vel aliud lucrum pro eo accipiens.

[134] Salvien, De gubernatione Dei, V, 8, édit. Balme, p. 111-112 ; édit. Hahn, p. 62 : Non confugiunt ad barba vos... quia transferre illuc mutilas algue habitatiunculas non possunt... agellos ac tabernacula sua...

[135] Salvien ne signale, suivant son habitude, que le désir d'échapper à l'impôt. Il y avait certainement d'autres motifs encore ; Libanius, dans son discours Ηερί τών πρστασιών, en indique de fort différents.

[136] Salvien, De gubernatione Dei, V, 8 : Tradunt se ad fuendum protogendumque majoribus....

[137] Nec grave hoc arbitrarer si patrocinia ista non venderent, si quod se dicunt humiles defendere, humanitati tribuerent, non cupiditati.

[138] Tueri pauperes videntur ut spolient.

[139] Omnes hi qui defendi videntur, defensoribus suis omnem fere substantiam suam prius quam de fendantur addicunt.

[140] Ut patres habeant defensionem, perdunt fui hereditatem.

[141] Hoc enim pacto aliquid parentibus temporarie attribuitur ut in futuro tolunt filiis aufecratur.

[142] Code Théodosien, XI, 24, 6, § 6 : Quidquid autem ecclesiæ venerabiles (id est Constantinopolitena et Alexandrina) possedisse deteguntur, id, pro intuitu religionis, ab bis præcipimus firmiter retineri ; sub en videlicet sorte ut in futurum functiones omnes sciant subeundas. Voir le commentaire de Godefroi, édit. Ritter, t. IV, p. 190. La loi paraît interdire aux églises, pour l'avenir, toute acquisition nouvelle de cette sorte ; en réalité, elle laisse faire.

[143] Ulpien, au Digeste, XLI, 2, 10 : Si quis ante conduxit, postea precario rogavit, videbitur discessisse e conductione.

[144] Ulpien, au Digeste, XLI, 2, 10 : Si ante rogarit, postea conduxil, conduxisse videbitur. — Dans ce cas, la possession retournait au propriétaire : Qui alienant rem precario rogavit, si eamdem a domino conduxit, possessio ad dominant revertitur (Digeste, XLI, 2, 21).

[145] Julianus, au Digeste, XLI, 5, 53, § 6 : Si utrumque intercesserit et precarii rogatio et conductio.

[146] Ulpien, au Digeste, XLI, 2, 10 : Si quis et condnxerit et rogaverit precario uti possideret, si quidem nummo uno conduxit, nulle dubitatio est quia ei precariunz solum teneat, quia conductio nulla est quæ est in numma uno ; sin vero pretio, tene distinguendum quid prius factum est.

[147] Code Justinien, VII, 59, 2, loi de 565 : Male agitur clou dominis prirdiorum si tanta precario possidenlibus prærogativa defertur ut cos post quadraginta annorum spolia decursa inquietare non liceat.

[148] Ibidem : Ita tenent ut ob hoc ipsum solilam debeant præstare mercedon.