LES ORIGINES DU SYSTÈME FÉODAL

 

INTRODUCTION.

 

 

L'un des plus difficiles problèmes de la science historique est de savoir comment les populations de la Gaule sont passées du régime monarchique et administratif que Rome leur avait donné, à un régime entièrement opposé, au régime féodal.

Il est déjà fort difficile de savoir en quel temps ce nouveau régime s'est formé. Voilà une très grande révolution qui s'est faite, une des révolutions les plus considérables de l'histoire des gouvernements, et nous n'en connaissons pas même la date.

Quelques-uns l'ont fait dater du capitulaire de Kiersy-sur-Oise en 877 ; quelques autres l'ont fait remonter à un édit donné en 615. La simple lecture de ces deux documents suffit à montrer l'inexactitude des deux opinions.

On voudrait trouver dans les textes du temps l'indication de cette date. Ces textes sont nombreux. Chacune de ces générations d'hommes a laissé des écrits de toute nature où elle raconte elle-même les grands événements dont elle a été témoin. Aucune d'elles ne nous signale la naissance du régime féodal. Parmi tant de chroniques, de textes législatifs, de lettres particulières, de diplômes et de chartes, nous ne trouvons jamais t'indication du moment où les villains ont commencé à être assujettis aux seigneurs et tes vassaux aux suzerains. Des hommes dé toute race nous parient des changements qu'ils ont vus ; aucun d'eux ne nous dit : C'est de notre temps que le régime féodal s'est établi.

II est encore plus difficile de dire la cause de cette révolution et la manière dont elle s'est faite. Si l'on suppose que la sujétion des villains aux seigneurs est le résultat d'une lutte armée et d'un coup de force, on ne trouvera trace de cela dans aucun des écrits du moyen âge. Si l'on suppose que les seigneurs se sont rendus indépendants des rois par une grande insurrection, cela non plus ne se trouvera indiqué nulle part.

Nous possédons sur cette première moitié du moyen âge plus de documents que sur l'antiquité grecque et romaine. Pas une ligne de ces documents ne nous dit ni quand ni comment est née la féodalité.

Les jurisconsultes et les publicistes n'ont pas manqué au moyen âge. Philippe de Beaumanoir et Bouteiller en France, Jean d'Ibelin et Philippe de Navarre en Orient, Glanville et Littleton en Angleterre, et beaucoup d'autres, ont décrit les institutions féodales qu'ils avaient sous lois yeux. Ils n'en ont pas déterminé l'origine historique. Aucun d'eux ne les place à une date ni ne les attribue à une cause précise.

Les modernes ont dit : Il y a eu, au Ve siècle, une invasion de Germains en Gaule ; elle a tout bouleversé ; c'est elle qui a détruit le régime romain et qui a mis à la place le régime féodal. Ce régime a donc une origine germanique. Il a pour cause première la conquête, et la distinction entre les classes n'est que la suite d'une distinction entre vainqueurs et vaincus.

Cette théorie serait bien commode. Par elle les faits s'expliqueraient simplement, logiquement, systématiquement. L'histoire deviendrait claire et facile. Nous aurions un élément romain et un élément germain, et avec ces grands mots on répondrait à tout, on rendrait compte de toutes les institutions et même de toutes les révolutions du moyen âge.

Par malheur, les documents ne s'accordent pas avec cette théorie. Prenez tout ce qui a été écrit, soit pendant les invasions, soit dans la génération qui est venue immédiatement après elles, soit même dans les cinq siècles qui ont suivi, vous ne trouverez pas une seule ligne où il soit dit que ces invasions aient détruit le régime romain et établi le régime féodal. Vous n'en trouverez pas une seule qui dise, soit sous forme expresse, soit par simple voie d'allusion, que le régime féodal soit le résultat d'une conquête. Pas une ligne enfin, depuis le Ve siècle jusqu'au XIIe, qui indique que les villains fussent des Gaulois et que les seigneurs fussent des Germains.

Il faut donc chercher d'autres causes et ne pas se contenter de l'hypothèse commode.

C'est que la formation du régime féodal est un événement très complexe. Prétendre le faire découler d'une seule source et le rattacher à un fait unique, c'est se mettre dans le cas de se tromper inévitablement. Il a fallu pour le produire une longue suite de faits et la coïncidence des causes les plus diverses.

On s'est demandé s'il nous était venu de l'ancienne Rome ou de la Germanie, et les érudits se sont partagés en deux camps, celui des romanistes et celui des germanistes. La vérité n'est dans aucune de ces opinions étroites. Vous trouvez le régime féodal chez des populations qui n'ont rien de germanique, et vous le trouvez aussi chez des populations qui n'ont rien de romain. n a existé également dans la Gaule méridionale où le sang gallo-romain dominait, dans la Gaule septentrionale où les deux races étaient mêlées, dans la Bavière et dans la Saxe où la population était purement germaine. Il a existé chez les Slaves et les Hongrois. Des documents irlandais montrent qu'il s'est formé en Irlande spontanément, sans nulle conquête, en dehors de toute influence ou romaine oïl germanique[1]. On le rencontre chez beaucoup d'autres peuples encore, même hors d'Europe, et à d'autres époques de l'histoire. Il s'est produit chez toutes les races. Il n'est ni romain ni germain ; il appartient à la nature humaine.

Il s'est formé lentement, insensiblement, et c'est pourquoi aucune chronique n'en donne la date. Il est dérivé d'une foule de causes obscures, et c'est pourquoi aucun écrivain contemporain n'en dit la cause. Il a eu ses sources dans les faits les plus divers de l'existence très complexe des hommes durant cinq ou six siècles.

C'est cette existence tout entière, dans son détail et sa complexité, que nous devons étudier, si nous voulons savoir quand, comment, pourquoi le régime féodal s'est formé. Nous ne devons partir d'aucune idée préconçue, d'aucun parti pris qui soit ou romain ou germanique ; nous devons observer les faits de chaque siècle jusqu'à ce que nous apercevions le régime féodal :

Il peut être utile, pour bien diriger notre recherche, de définir d'abord l'objet que nous cherchons. Ce n'est pas qu'une définition complète et exacte de la féodalité puisse être donnée avant la fin de notre étude ; nous pouvons du moins en présenter ici une définition provisoire. Il y a trois traits qui caractérisent le régime féodal.

1° Dans ce régime, le sol est possédé de telle sorte que le possesseur n'ea est pas véritablement propriétaire, Sa jouissance peut-être presque assurée ; elle peut même être héréditaire ; mais elle n'est jamais la pleine propriété. Quelques attributs de la propriété lui manquent toujours, tels que le droit de vendre ou le droit de léguer. D'ailleurs, cette jouissance est conditionnelle, c'e/rt-à-dire soumise soit à des redevances, soit à des services, en un mot à des devoirs et la négligence de ces devoirs entraîne la perte de la possession.

2° Le sol est découpé en grands domaines, que l'on appelle des seigneuries. Sur chacun d'eux un seigneur règne, et tous les hommes du domaine lui obéissent Ces hommes sont jugés par lui, au lieu de l'être par le roi ou par quelque autre autorité publique. Ils ne payent d'impôt et ne doivent le service militaire qu'à lui au lieu de les devoir au roi ; en sorte que chaque terre prise en elle-même semble un petit État.

3° Ces seigneurs dépendent, non pas tous également du roi, mais les uns des autres ; et cette dépendance Ment de ce que chacun d'eux a reçu sa seigneurie d'un autre : fait qu'il avoue formellement à chaque génération nouvelle. Ainsi chacun tient sa terre d'un autre et lui est assujetti pour ce motif. De là toute une hiérarchie de vassaux et de suzerains qui remonte jusqu'au roi.

En résumé, possession conditionnelle da sol à la place de la propriété, assujettissement des hommes au seigneur à la place de l'obéissance au roi, et hiérarchie des seigneurs entre eux par te lien du fief et de t'hommage, voilà les trois, traits caractéristiques qui distinguent le régime féodal de tout autre régime.

Donc l'historien qui veut s'expliquer comment la Gaule est passée du régime romain au régime féodal, doit passer en revue chaque génération d'hommes et il doit chercher si elle lai présente ces trois traits ou l'un des trois. Puisqu'il ne sait pas' à l'avance la date originelle de ce régime, il doit commencer son étude à la dernière génération soumise an régime romain et continuer ainsi jusqu'à ce que le changement apparaisse à ses yeux. Puisqu'il n'en sait pas d'avance la cause, il ne doit pas se contenter d'étudier tel ou tel ordre de faits ; il doit observer attentivement toits les faits, toutes les institutions, toutes les règles de droit public ou privé, toutes les habitudes de la vie domestique, et particulièrement tout ce qui se rapporte à la possession du sot. 1 ! doit étudier toutes ces choses avec une attention également scrupuleuse, parce qu'il ne sait pas à l'avance de quel côté lui viendra ta lumière. Cette méthode est longue, mais c'est la seule qui soit sûre. Ce n'est pas la méthode du doctrinaire, mais c'est la méthode du chercheur.

 

Nous n'avons encore étudié la société mérovingienne que par deux côtés. Nous avons observé {dans le précédent volume} quel régime de propriété elle pratiquait, et nous avons vu successivement le droit de propriété qu'on appelait alleu, l'organisme rural qu'on appelait villa, l'élément de tenure ou manse, les divers modes de tenure et les différentes classes d'hommes, le propriétaire, le colon, l'esclave, l'affranchi. Nous avions examiné [auparavant], de la même époque et de la même société, les institutions politiques, et nous avons passé en revue la royauté, le pouvoir législatif des rois, les assemblées des Grands, le Palais, l'administration par les comtes et les autres fonctionnaires, les impôts, la justice, la situation faite à l'épiscopat.

Ces deux séries d'études nous conduisaient au régime féodal. Bien qu'aucun des faits sociaux et politiques que nous rencontrions n'eût par lui-même un caractère féodal, il n'en est presque aucun qui ne dût avoir plus tard un rapport étroit avec la féodalité. En effet, cette organisation de la propriété, cette villa, ce manse, le droit si incontesté et si étendu du propriétaire, ces divers modes de tenure, ce colonat, et ce servage, tout cela devait se continuer sous la féodalité. Il en est de même des institutions politiques. Cette royauté, ce principe monarchique ne devaient nullement être atteints par le régime féodal ; cet entourage des rois et ces assemblées des grands se retrouveront dans la féodalité ; les attributions des comtes-fonctionnaires des Mérovingiens expliquent les pouvoirs des ducs et comtes féodaux. Les institutions que nous avons constatées se prolongeront & travers tous les siècles suivants. La féodalité ne les détruira pas ; à peine en amoindrira-t-elle quelques-unes ; elle se les appropriera plutôt. Rien ne se perdra donc, ou presque rien, de ce que nous avons vu s'établir. Ces institutions sont le terrain solide et résistant sur lequel se construira la féodalité. C'est la féodalité que nous nous proposons d'étudier maintenant.

Nous ne la prendrons pas tout de suite dans sa pleine vigueur. Nous chercherons d'abord comment elle s'est formée. Les institutions. ont d'ordinaire une élaboration lente ; les recherches historiques sont lentes aussi, parce qu'elles doivent retrouver et presque reproduire cette longue élaboration des faits.

Avant le fief, il y a eu le bénéfice, la précaire, la recommandation, la truste et la fidélité. Toutes ces choses ne sont pas précisément la féodalité, mais elles y mènent. Le bénéfice n'est pas le fief, mais il deviendra le 6ef. Nous devons donc étudier ces institutions et ces pratiques.

Pour comprendre les choses féodales, nous en chercherons l'origine et nous remonterons aussi haut qu'il nous sera p0ssible. Notre préoccupation des origines n'est pas une pure curiosité elle est une partie essentielle de la méthode historique elle est une des règles les plus nécessaires de l'histoire. Cela tient à la nature même de cette science. L'histoire est proprement la science du devenir. Elle étudie moins l'être en soi que la formation et les modifications de l'être. Elle est la science des origines, des enchaînements, des développements et des transformations.

Nous commencerons par nous demander si les institutions féodales existaient, fût-ce en germe, avant les invasions germaniques ou si elles n'ont paru qu'après elles ; nous chercherons si la première origine s'en trouve dans quelque institution de l'Empire romain ou dans quelque coutume de la vieille Germanie.

 

 

 



[1] Voir Sumner Haine, Histoire des Institutions primitives, trad. Durien de Leyritz, 1880, chap. V, VI, X surtout, p. 192-193, 196-199, 207-208 de la traduction. — M. Rambaud dans son étude sur l'Empire grec, 1870, a montré qu'il existait là un régime féodal au Xe siècle.