L'ALLEU ET LE DOMAINE RURAL PENDANT L'ÉPOQUE MÉROVINGIENNE

 

CHAPITRE XII. — LES COLONS.

 

 

Il existait une troisième catégorie d'hommes dépendants : c'étaient les colons. Nous avons vu plus haut qu'il s'était formé sous l'empire romain une classe de petits cultivateurs, qui étaient de condition libre. Les uns avaient été amenés de Germanie ; les autres descendaient de petits fermiers libres ou avaient été eux-mêmes fermiers ; car la règle s'était, établie qu'après avoir cultivé durant trente années la terre d'un même propriétaire, on devînt colon de cette terre à perpétuité[1]. Ce qui signifiait, d'une part, qu'on ne pouvait plus enlever au colon la terre ; d'antre part, qu'il ne pouvait plus la quitter.

De telles règles, qui paraissent étranges aux générations actuelles, s'étaient établies spontanément. Ce n'était pas l'autorité impériale qui les avait créées ; elle n'avait fait que les confirmer, à la fin, et les garantir. Ce n'étaient pas non plus les propriétaires fonciers qui les avaient imaginées, et imposées par l'oppression. Elles découlaient tout naturellement de l'intérêt du sol. La plupart des grandes règles qui régissent l'existence humaine naissent d'elles-mêmes d'un intérêt de conservation qui est dans toute société. Il faut qu'une société vive, et elle prend les moyens qui s'offrent à elle. Il fallait que la terre fut cultivée ; le colonat s'offrit comme le plus légitime et surtout le plus certain d'assurer la culture.

Le grand mouvement des invasions n'eut aucun effet sur le colonat. N'étant pas de création impériale, il n'y avait pas de motif pour qu'il disparût avec l'empire. Les Germains entrés en Gaule ne virent aucune raison pour le supprimer, et les colons n'ont pas profité des invasions pour s'affranchir. Ni l'esprit germanique ni l'esprit chrétienne réprouvaient l'institution du colonat. Aucun concile n'en demanda l'abolition. Un concile rappela aux colons que leur devoir était de rester toujours sur leurs terres[2].

Les lois dites barbares reconnaissent le colonat. La Loi des Burgundes parle des esclaves et des colons comme de deux classes qui vivent ensemble dans l'intérieur d'un même domaine, mais qu'on ne confond pas[3]. La Loi des Alamans parle des hommes libres appartenant à une église et qu'on appelle colons. Elle distingue nettement ces colons des serfs, et elle leur attribue un prix légal fort supérieur[4]. La Loi des Bavarois place le colon assez près du serf ; encore montre-t-elle qu'on ne le confond pas avec lui[5].

Ni la Loi salique ni la Loi ripuaire ne parlent du colon, du moins sous ce nom. Mais les colons sont mentionnés dans un grand nombre de chartes de l'époque mérovingienne. La langue du temps les appelait indifféremment coloni ou accolæ[6]. Il n'est presque pas d'actes de donation ou de testament où nous ne lisions que telle villa est donnée ou léguée avec les colons ou encore avec le revenu des colons[7].

Ce qui caractérise la condition légale et sociale du colon, c'est d'abord qu'il n'est pas esclave, c'est ensuite qu'il n'est pas un homme indépendant. Il n'a pas le droit de s'éloigner de la terre, et, par cela seul, il dépend du maître. S'il s'enfuit ou s'il passe chez un autre maître, il est poursuivi et il est ramené soit par la force, soit en vertu d'un arrêt judiciaire.

Nous possédons deux formules mérovingiennes de cette sorte de jugement. Elles nous font assister à des procès où un homme est réclamé comme colon par un autre homme qui est ou qui dit être un maître. Est fait savoir que tel homme, portant tel nom, en tel canton, s'est présenté au tribunal public par-devant tel comte et les boni homines. Il citait en justice tel homme, soutenant que le père et la mère de cet homme avaient été ses colons, et que lui devait l'être aussi, et qu'il s'était soustrait contre tout droit au colonat. Les juges demandèrent au défendeur s'il pouvait prouver qu'il n'était pas colon ; il répondit qu'il ne pouvait donner aucune preuve, et il se reconnut colon du demandeur. En foi de quoi, les juges l'ont remis dans les mains de celui-ci[8]. Ailleurs, le défendeur résiste mieux : Je ne suis pas colon, dit-il ; car je suis né d'un père libre et d'une mère libre, et je suis prêt à en faire le serment. Alors le débat est vidé suivant la même procédure que s'il s'agissait d'un serf ; il faut que l'homme qui est mis en cause prouve que ses parents étaient libres, et il le prouve en amenant au serment ses douze plus proches parents, huit du côté paternel et quatre du côté maternel[9]. — Ces deux formules nous montrent très clairement la situation légale du colon. Il est colon nécessairement si son père ou sa mère l'était. La justice publique, au besoin, le rend à son propriétaire.

L'autre côté de sa situation, celui par lequel il est assuré de conserver toujours sa terre, nous apparaît d'une façon moins expresse dans les textes. Nous ne connaissons pas d'actes de jugements prononcés contre des propriétaires qui auraient évincé leurs colons. On comprend que cette sorte de procès ait été plus rare, ou que les actes en aient été moins bien conservés. Nous possédons du moins un jugement qui fut prononcé entre des colons demandeurs et leur propriétaire défendeur[10]. Il montre que les colons avaient le droit d'agir en justice, même contre le propriétaire. On peut remarquer aussi dans les termes de ce jugement que les colons parlent de leurs ancêtres comme occupant les mêmes manses, et cela suffit à montrer que la tenure était héréditaire[11].

Ces colons étaient réputés hommes libres, et nous verrons plus loin que la qualification d'ingenui leur est fréquemment appliquée. Ils n'en étaient pas moins dépendants. Attachés légalement à la terre, ils étaient par voie indirecte attachés au propriétaire de la terre, et ils l'appelaient du nom de maître. Nous verrons ailleurs quelle était leur situation réelle sur le sol.

En résumé, l'esclavage, l'affranchissement, le colonat sont passés, sans aucun changement essentiel, de l'époque romaine à l'époque mérovingienne.

 

 

 



[1] Code Justinien, XI, 48, 19 et 25. C'est à cause de cette règle que nous voyons dans les Monumenti Ravennati que les fermiers faisaient toujours des baux de vingt-neuf ans. Une année de plus, ils devenaient colons.

[2] Deuxième concile de Tolède, de 619, c. 3, Mansi, X, 558 : De colonis agrorum, ni ubi esse quisque cœpit, ibi perduret.

[3] Lex Burgundionum, XXXVIII, 10 : Quod de Burgundionum ei Roinanorum omnium colonis et servis volumus cusiodiri. Tout ce titre est relatif aux gens de la villa. Cf. VII : Cum crimen objectum fuerit seu servi seu coloni.

[4] Lex Alamannorum, édit. Pertz, VIII, 6 : Si quis liberum ecclesise quem colonum vocani occident. — XXIII : Liberi ecclesiastici quos colonos vocani... sicul et coloni regii....

[5] Lex Baiuwariorum, I, 13. Les colons et les serfs sont réunis dans la même rubrique : De colonis vel servis ecclesiæ qualiter serviant. Mais on remarquera que dans le corps de l'article ils sont séparés ; les trois premiers paragraphes concernent les colons, le quatrième les serfs.

[6] Le terme accola a deux significations dans les textes. Souvent il désigne un étranger qui vient s'établir sur le domaine, et est à peu près synonyme de advena. C'est un tenancier d'une nature un peu particulière. — Mais, dans beaucoup de textes, je crois, malgré l'opinion de Guérard, qu'il n'a pas d'autre sens que colonus. Les formules et les chartes les comptent dans l'énumération des éléments du domaine, les vendent ou les lèguent avec lui. Marculfe, 1,15 : Villas concessimus..., hoc est terris, domibus, ædificiis, accolabus, mancipiis, vineis, silvis, etc. — De même, ibidem, I, 14, et II, 5. — Andegavenses, 7 : Hoc est locello... campis, terris, mancipiis, accolabus, pratis. — Ibidem, n° 41. — Turonenses, 1(b) : Terra juris mei cum terris, accolabus, mancipiis, libertis, vineis, silvis. — Ibidem, 26 : Cum accolabus, mancipiis, libertinis. — Senonicæ, 42 : In terris, mansis, domibus, mancipiis, lilis, liberiis, accolabus. — Merkelianæ, 9 : Terris, domibus, mancipiis. lilis, liberiis, accolabus, vineis, silvis. — Il est visible dans ces exemples que les accolæ ne sont pas des étrangers, qu'ils font partie du domaine, que le propriétaire les vend avec lui ; en un mot, ils tiennent tout à fait la place qu'occupent les coloni dans des textes analogues. — Voyez encore le Testamentum Aredii, le Testamentum Hadoindi, la Charta Vigilii, le Placitum Childeberti de 702, la Charta Ansberti, le Testamentum Wideradi de 721.

[7] Charta Nizezii, Diplomata, II, 184 : Cum merito accolarum. — Formulæ Senonicæ, 42 : Cum merita accolonarum.

[8] Formulæ Senonicæ, 20.

[9] Andegavenses, 10 ; Merkelianæ, 28 ; Senonenses, 2 ; Lindenbrogianæ, 21.

[10] On trouvera cet acte de jugement à la suite du Polyptyque d'Irminon, édit. Guérard, p. 544.

[11] Il faut remarquer dans cet acte les mots : Eorum antecessores ad longum tempus fecerant... ; legem eis non conservabat quomodo corum antecessores habuerant. Et plus loin : Per singula mansa.