L'ALLEU ET LE DOMAINE RURAL PENDANT L'ÉPOQUE MÉROVINGIENNE

 

CHAPITRE X. — LES AFFRANCHIS.

 

 

1° CAUSES DIVERSES DE L'AFFRANCHISSEMENT.

 

A côté de l'esclave, dans la même villa, sur la même glèbe, sous l'autorité du même maître, nous trouvons l'affranchi, c'est-à-dire l'ancien esclave devenu à peu près homme libre. L'affranchissement avait été une pratique aussi germanique que romaine ; il n'y avait pas de motif pour qu'elle ne se continuât pas après les invasions.

Les causes qui faisaient sortir l'homme de la servitude étaient aussi nombreuses que celles qui l'y faisaient tomber. En premier lieu, l'esclave pouvait se racheter à son maître, s'il s'était acquis par son travail un pécule suffisant[1]. Il recevait alors de son maître une lettre de rachat, carta redemptionalis, dont la formule nous a été conservée : Comme tu m'as toujours bien servi, en considération de ta fidélité, j'ai résolu de te permettre de te racheter de mon service, et tu t'en es racheté ; tu m'as donné tel nombre de deniers d'argent ou de sous d'or, somme convenue ; en conséquence, je fais écrire cette lettre de rachat, afin que tu sois libre à perpétuité[2]. Quelquefois l'esclave, au lieu de se racheter lui-même, se faisait racheter par un tiers à qui il remettait lui-même, sur son pécule, le prix de l'affranchissement[3]. D'autres fois il était racheté gratuitement par une personne charitable qui consacrait ses aumônes à l'affranchissement des esclaves ; ce fait est si souvent mentionné dans les écrits du temps, et surtout dans les Vies de saints, que nous ne pouvons pas douter qu'il n'ait été fréquent.

Souvent aussi le maître lui-même, spontanément et sans recevoir aucun prix, affranchissait son esclave. Nous avons reconnu que l'Église chrétienne ne réprouvait ni n'attaquait l'institution de l'esclavage ; mais il faut reconnaître aussi qu'elle recommandait aux maîtres d'affranchir leurs esclaves. Nous devons songer que l'esclave était une propriété, un capital, et qu'en un temps où personne ne doutait que cette propriété ne fût tout à fait légitime, il fallait un certain esprit de renoncement pour s'en dessaisir. La religion encourageait ce renoncement. Alors le maître écrivait qu'il affranchissait tels et tels esclaves pour le salut de son âme, ou bien pour diminuer le poids de ses péchés, ou encore pour mériter l'indulgence de Dieu au jour du terrible jugement[4]. Ainsi l'Église, sans condamner expressément l'esclavage, faisait de l'affranchissement une œuvre pie.

Deux formules curieuses nous montrent que c'était l'habitude des rois, lorsqu'il leur naissait un fils, d'affranchir trois serfs de chaque sexe dans chacun de leurs domaines pour attirer sur l'enfant la bonté de Dieu[5]. Il est permis de penser que beaucoup de grands propriétaires imitaient cet exemple.

Souvent l'affranchissement était la récompense de la longue fidélité ou d'un acte de dévouement de l'esclave[6]. Plus souvent le maître, généreux après sa mort, affranchissait quelques esclaves par testament. Il n'était pas rare que l'on affranchît un serf ou une serve pour rendre son mariage possible avec une personne libre[7]. Enfin il arrivait parfois qu'un enfant intelligent et instruit fût tiré de la servitude pour devenir clerc et s'élever plus tard à la prêtrise, même à l'épiscopat[8].

Il est d'une grande importance d'observer les formes diverses sous lesquelles l'affranchissement était conféré ; car de là sont venues des différences notables dans la condition des affranchis.

 

2° DE L'AFFRANCHISSEMENT DEVANT LE ROI.

 

Le mode d'affranchissement le plus solennel dans ses formes et le plus complet dans ses effets était celui qui s'accomplissait en présence du roi. Nous avons vu déjà que dans la société romaine il existait un affranchissement par l'autorité publique, c'est-à-dire par l'empereur en personne, ou par un consul, ou par un gouverneur de province[9]. Nous trouvons de même à l'époque mérovingienne un affranchissement devant l'autorité souveraine, laquelle n'est plus représentée que par le roi.

Voici comment les choses se passent : L'esclave est amené devant le roi par le maître lui-même ou par son mandataire[10]. Le maître commence par affranchir son esclave et le délier de tout lien de servitude[11]. L'esclave tenait dans sa main un denier ; le maître lui secoue la main de manière à faire sauter le denier[12]. Tout cela fait, le roi, qui a été témoin, écrit une lettre pour confirmer l'affranchissement. La lettre royale est écrite suivant une formule ainsi conçue : Nous, roi des Francs. Comme un tel se présentant devant nous et devant nos grands, faisant sauter le denier, suivant la Loi salique, a l'envoyé libre un sien esclave portant tel nom. nous confirmons aussi cet affranchissement par la présente ordonnance, et nous prescrivons que, de même que les autres esclaves qui par un litre pareil en présence des princes ont été déclarés libres, celui-ci soit pleinement, en vertu de notre ordre, par la grâce de Dieu et par notre grâce, avec l'aide du Christ, libre à tout jamais et sûr de sa liberté[13].

On a pu remarquer que dans cette lettre la Loi salique est alléguée, et il en est de même dans presque tous les documents où l'affranchissement devant le roi est mentionné. Cependant, si nous cherchons dans le texte qui nous est parvenu sous le nom de Loi salique la règle de celle sorte d'affranchissement, nous ne la trouvons pas. Il y est fait seulement une allusion dans un article où la loi punit l'homme qui a ainsi affranchi un esclave qui ne lui appartenait pas[14]. C'est donc surtout par les formules que nous pouvons apprécier le caractère de l'acte, et il en faut observer le détail.

Ce qui frappe les yeux d'abord, et ce qui a été le plus vite remarqué, c'est l'emploi du denier. Était-ce là une vieille formalité symbolique de l'ancienne Germanie ? La chose est possible. Nous n'irons pas jusqu'à dire, ainsi qu'on fait toujours, qu'elle soit certaine. Les anciens Germains ne connaissaient ni monnaie ni argent, et l'on ne voit pas bien pourquoi ils auraient adopté pour symbole d'acte une monnaie d'argent. Il faut, apporter beaucoup de prudence dans l'interprétation des formules mérovingiennes. Quand je lis : Nous avons-fait sauter le denier, ou la drachme, ou le sesterce suivant la Loi salique[15], doit-il entrer dans mon esprit que les vieux Bructères et les Chamaves comptaient par drachme, par denier ou par sesterce ? Il vaut mieux songer à l'extrême confusion qui, à partir du sixième siècle, s'est faite dans les idées, dans les usages, et surtout dans la langue de ces hommes.

Si l'emploi du denier venait d'une vieille tradition germanique, nous le trouverions chez tous les Germains. Or on le chercherait vainement chez les Burgundes, chez les Goths, chez les Alamans, chez les Saxons, chez les Bavarois, chez les Lombards. Tous ces peuples ont un affranchissement équivalent, mais qui ne s'opère pas par le jet du denier. Cette formalité paraît être inconnue à tous les peuples germains. Les fois mérovingiens sont les seuls qui l'appliquent. C'est par ces rois mérovingiens que l'affranchissement par le denier s'est transmis à leurs successeurs, les Carolingiens, lesquels l'ont, à leur tour, répandu dans les parties de la Germanie et de l'Italie qui leur étaient soumises.

L'affranchissement par le denier est-il plus ancien que les autres modes d'affranchissement ? C'est une supposition que l'on a faite ; mais les documents ne disent pas cela. Observez ces documents dans leur ordre chronologique ; vous remarquerez que la Loi salique mentionne à peine l'affranchissement par le denier, que la Loi ripuaire en parle davantage, qu'il ne figure dans la Loi des Bavarois que par une addition qui y a été introduite par Charlemagne[16]. La plus ancienne charte qui le signale est de 651 ; mais aucune autre des chartes mérovingiennes n'en parle, et c'est surtout dans les chartes carolingiennes qu'il faut le chercher ; nous en avons une de Louis le Pieux, deux de Charles le Chauve, une de Lothaire, une d'Eudes, une de Louis IV de Germanie et une de Bérenger en 912[17]. De même pour les formules ; la plus ancienne sur ce sujet appartient au recueil de Marculfe, c'est-à-dire au septième siècle ; toutes les autres sont du huitième et du neuvième[18], en sorte qu'on dirait qu'au lieu d'être une vieille coutume qui irait s'affaiblissant, cet emploi du denier ressemble plutôt à une coutume qui se développe et qui a sa plus grande vigueur au temps des premiers Carolingiens. En tous cas, aucun de ces textes ne signale l'affranchissement par le denier comme une vieille coutume, vetus consuetudo ; et ce qui permet de croire qu'ils ne l'attribuaient pas à une époque païenne, c'est que les évêques eux-mêmes s'en servaient[19].

Il ne faut donc pas se hâter d'affirmer que l'affranchissement par le denier soit un vieil usage germanique-. Le plus sage est de rester dans le doute, et, sans se préoccuper outre mesure de l'origine qu'il peut avoir, d'en observer de près la nature et les effets. Or il y a, dans ce qu'on appelle l'affranchissement par le denier, trois choses plus importantes que l'emploi même du denier.

La première est la présence du roi en personne. En vain jetterait-on le denier en toute autre circonstance, par exemple dans une assemblée générale du peuple, ou devant les plus élevés des grands, cela ne serait d'aucun effet, cela ne constituerait pas l'affranchissement par le denier.

La seconde est la présence du maître de l'esclave, ou tout au moins de son mandataire. Or c'est lui qui est dans l'acte le personnage principal ; car c'est lui seul qui prononce l'affranchissement. Les formules le disent expressément ; ce n'est pas le roi qui affranchit. Il n'affranchirait pas sans la volonté du maître.

La troisième est la lettre royale. Elle est une condition nécessaire de cette sorte d'affranchissement. La Loi ripuaire le dit : Si un maître, personnellement ou par mandataire, en présence du roi selon la Loi ripuaire, a renvoyé son esclave libre, et que l'esclave ait reçu la lettre constatant cet acte, nous ne permettons pas, dit le roi, que cet esclave retombe en servitude, mais nous voulons qu'il reste libre comme les autres Ripuaires[20]. La lettre royale est donc un des éléments nécessaires de cet affranchissement. Ce n'est pas à dire que ce soit le roi qui donne la liberté ; mais il l'atteste et la confirme.

Or il n'est pas inutile de remarquer que l'écrit royal n'est pas appelé de l'un des mots qui signifiaient lettre ; il n'est appelé ni epistola, ni carta ; il est appelé auctoritas, et præceptum ou præceptio. Ces deux mots, dans la langue mérovingienne, se disaient des ordonnances - royales, des actes de commandement ayant force obligatoire et impliquant l'obéissance des sujets. Il y a donc ici plus qu'une attestation ; il y a l'expression d'une volonté souveraine. C'est le maître, à la vérité, qui a affranchi, parce que le roi n'a jamais le droit d'affranchir l'esclave d'autrui ; mais c'est le roi qui, ensuite, a fait de cet affranchissement un acte officiel et public.

ce caractère, bien visible dans toutes nos formules, se montre avec une clarté singulière dans trois d'entre elles, où il s'agit d'esclaves qui appartenaient préalablement au roi. Nous y voyons que le roi commence par affranchir son esclave, ainsi que ferait un simple particulier ; et ce n'est qu'ensuite que, prenant le ton de roi, il confirme son propre affranchissement[21].

C'est cette confirmation par autorité royale, c'est cette volonté du souverain qui donne à ce mode d'affranchissement par le denier son caractère si particulier et sa haute valeur. Tout autre affranchissement est inférieur à celui qui a pour titre[22] une sorte d'ordonnance royale ; aussi voyons-nous que le maître-qui avait une première fois affranchi son esclave par l'un des autres modes, pouvait plus tard présenter ce même homme devant le roi pour lui conférer l'affranchissement supérieur[23]. C'est ainsi que, dans la société romaine, le maître qui avait affranchi d'abord son esclave par une simple lettre, pouvait plus tard le présenter devant le magistrat revêtu de l'imperium pour lui donner une liberté plus complète et irrévocable.

 

3° DE L'AFFRANCHISSEMENT DANS UNE ÉGLISE.

 

Les anciens connaissaient l'affranchissement dans les temples. L'esclave, amené par son maître, était donné ou vendu à la divinité, avec cette clause qu'il serait libre. Sous cette forme, il y avait un affranchissement à peine déguisé, et le dieu n'intervenait que pour être le protecteur et le garant de la liberté. L'acte était gravé sur la pierre et conservé dans le temple[24].

Ce même mode d'affranchissement, simplifié dans ses formes, fut usité entre les chrétiens. L'empereur Constantin lui donna une valeur légale. Il prononça que l'esclave affranchi par son maître dans une église serait citoyen romain aussi complètement que s'il avait été affranchi avec toutes les formes solennelles du vieux droit[25]. Les seules conditions qu'il exigea furent que l'affranchissement aurait lieu devant la foule des fidèles, en présence des plus hauts dignitaires de l'Église, et qu'il en serait fait un acte écrit que les principaux ecclésiastiques signeraient[26].

Les formes de cet affranchissement sont décrites par saint Augustin : Tu veux donner la liberté à ton esclave ; tu le conduis par la main dans une église ; on fait silence ; tu donnes lecture de ta lettre d'affranchissement, ou bien on te demande quel est ton désir, et tu déclares que tu veux l'affranchir parce qu'il t'a toujours servi avec fidélité[27]. Suivant un autre écrivain de la fin du cinquième siècle, le maître aurait simplement demandé à l'évêque qu'il affranchît l'esclave, et c'est l'évêque qui aurait lui-même prononcé la liberté, ou qui tout au moins en aurait rédigé l'acte[28].

Tout cela se retrouve dans la Loi des Ripuaires. Si un Franc ripuaire veut, pour le salut de son âme ou en recevant un prix, affranchir son esclave suivant la Loi romaine, il doit le conduire dans l'église, en présence, des prêtres, des diacres et de tous les fidèles, et le remettre dans les mains de l'évêque avec des tablettes, et l'évêque doit faire écrire ces tablettes par l'archidiacre suivant la Loi romaine, qui est celle de l'Église ; dès lors l'esclave est et doit demeurer libre ainsi que sa postérité[29].

Nous avons une série de formules mérovingiennes relatives à cette sorte d'affranchissement. Dans l'une d'elles, un diacre atteste que telle personne a, dans telle église, par le présent acte écrit sur des tablettes, rendu libre et affranchi par la vindicte tel esclave, conformément à la constitution de l'empereur Constantin[30]. Dans une autre, c'est le maître qui parle : Pour qu'après ma mort mon âme trouve grâce devant le tribunal du Christ, je suis entré dans l'église de Saint-Étienne en la cité de Bourges, et devant l'autel, en présence des prêtres et des principaux citoyens, j'ai affranchi par la vindicte tels et tels de mes esclaves, d'après la constitution de l'empereur Constantin ; je veux donc qu'à partir de ce jour ces esclaves soient absolument libres et ingénus, qu'ils vivent où ils voudront, qu'ils soient citoyens romains[31].

Voilà donc des actes qui s'opèrent, sous les Mérovingiens, en vertu d'une loi impériale. Les formules en sont toutes romaines. On est surpris d'y rencontrer l'expression affranchir par la vindicte. On se tromperait beaucoup, si l'on prenait cette expression à la lettre. Il est évident par l'ensemble de ces formules qu'il n'y a pas ici de vindicte, puisqu'il n'y a ni tribunal ni procès fictif. Mais ces formules sont composées d'éléments divers, souvent disparates, et les hommes qui les écrivaient d'âge en âge ne se préoccupaient pas du vrai sens de chaque ligne. Les premiers qui avaient rédigé la formule d'affranchissement dans l'église avaient apparemment copié en partie la formule de la vindicte. Leur erreur même a une grande signification. Elle nous montre que la vindicte devant le juge disparaît de la pratique, et qu'elle fait place à l'affranchissement devant l'évêque[32].

 

4° AFFRANCHISSEMENT PAR TESTAMENT ET PAR LETTRE.

 

Le droit romain reconnaissait comme légal l'affranchissement par testament. Quand le maître avait écrit qu'il voulait que tel de ses esclaves, qu'il nommait, fût libre après sa mort, la liberté était acquise à cet. esclave dès le jour, où, le testament ayant été lu, la succession était acceptée. Après les invasions, les Romains conservèrent cet usage et les Germains l'adoptèrent.

La Loi romaine rédigée chez les Burgundes prononce que l'esclave déclaré libre par un testament conforme aux lois devient un citoyen romain[33]. Les codes germaniques, à l'exception de la Loi des Wisigoths[34], négligent de traiter ce sujet ; mais les actes de plusieurs conciles constatent que ce mode d'affranchissement est demeuré légal[35].

Cela est attesté d'ailleurs par les testaments de l'époque mérovingienne qui nous sont parvenus. La première clause du testament de Perpétuus, écrit en 475, est que les esclaves de sa villa Saponaria soient affranchis[36]. Rémigius écrit en 535 : Je veux que Enia et le plus jeune de ses fils, nommé Monulf, jouissent de la liberté... Babrimodus et sa femme Mora resteront serfs, mais leur fils Manachaire jouira du bienfait de la liberté... J'ordonne que Cartusio et Auliaténa soient désormais libres[37]. Nous lisons dans le testament de Bertramn, écrit en 615 : Voici les noms de ceux de mes esclaves que je veux être libres : Lébigisile avec sa femme et ses fils, Chinimund, Chrodosind avec sa femme et ses enfants, Théodégund et son fils Lupus et sa fille, Eumène avec sa femme et ses fils, Gawiulf..., les fils de Maurellus, Baudesind, Maurus, Austechaire, tous ces hommes, soit romains, soit barbares, je veux qu'ils soient libres et qu'ils jouissent de leur pécule[38]. Même chose dans le testament d'Ansbert, écrit en 696, dans celui d'Erminétrude, écrit en 700, dans celui d'Abbon, écrit en 739[39].

Le maître pouvait enfin, de son vivant, affranchir par simple lettre, sans aucune forme solennelle. Cet usage existait dans la société romaine ; il devint très fréquent dans la société mérovingienne. Grégoire de Tours dit que la reine Ingoberge affranchit par lettres beaucoup d'esclaves[40]. La Loi des Burgundes met pour condition à cet affranchissement que la lettre soit signée par quelques témoins[41]. Le deuxième concile de Mâcon recommande aux évêques de prendre la défense de ceux mêmes qui ont été. affranchis par une simple lettre[42]. Un capitulaire de 805 montre que l'affranchissement par lettre est devenu un mode légal, et cela est confirmé par la Loi des Bavarois[43].

La lettre pouvait être conçue ainsi : J'ai pensé que, pour le repos de mon âme, je devais rendre libre un mien esclave portant tel nom, et l'affranchir du joug de servitude à cause de sa longue fidélité. En conséquence, je t'accorde l'entière ingénuité, afin que tu sois comme les autres ingénus, que tu vives pour toi, que tu travailles pour toi[44]. Dix-sept formules de cette nature nous sont parvenues. Un tel nombre peut faire juger combien l'affranchissement par lettre était fréquent, et la provenance de ces diverses formules laisse voir qu'il était également usité dans l'Anjou et dans l'Auvergne, dans la cité de Cologne et dans le pays des Alamans[45]. Il n'est pas douteux que des millions de lettres d'affranchissement n'aient été faites sur ces modèles, durant quatre siècles'. Elles ont péri avec les serfs qui les avaient obtenues. Quelques testaments en font mention. Eligius, dans le sien, rappelle qu'il a affranchi par lettre, per cartulam, plusieurs des serfs de sa villa Solemniacensis[46]. Bertramn nous fait savoir qu'il avait l'habitude, à chacune des grandes fêtes religieuses de l'année, d'affranchir quelques-uns de ses esclaves, et qu'il le faisait par lettre[47]. Plusieurs testateurs, comme Burgundofara et Irmina, rappellent qu'ils ont déjà affranchi des esclaves par lettres, per epistolas, et tiennent à confirmer cette liberté par leur testament[48]. Ce dernier trait donne à penser que l'affranchissement par testament avait quelque valeur de plus que le simple affranchissement par lettre.

 

5° QUE LES AFFRANCHIS N'ÉTAIENT PAS DISTINGUÉS ENTRE EUX D'APRÈS LA RACE.

 

Il est aisé de Voir dans les documents, surtout dans les lois, que les affranchis restaient distingués entre eux suivant le mode d'affranchissement qui avait été employé. L'homme qui avait été affranchi devant le roi avec la formalité du jet du denier s'appelait toute sa vie un denarialis[49]. Celui qui l'avait été par testament ou par tablettes lues dans l'église restait un tabularius[50]. Celui qui n'avait d'autre titre qu'une simple lettre s'appelait un epistolarius ou un cartularius[51].

D'autre part, on ne distinguait jamais les affranchis suivant la race. La race est quelquefois indiquée pour les hommes libres ; elle l'est quelquefois pour les esclaves ; elle ne l'est jamais pour les affranchis.

On peut se demander, il est vrai, si ce n'est pas dans le mode d'affranchissement lui-même qu'on a tenu compte de la race. Ne serait-il pas bien vraisemblable que l'esclave qui est affranchi par le denier fût d'origine germanique, et que l'esclave que nous voyons affranchi par testament, par lettre, ou devant l'église, et dont le maître dit qu'il l'affranchit suivant la Loi romaine, fût un esclave indigène ou romain ? Les textes ne justifient pas cette hypothèse. D'une part aucune loi ne dit : Vous n'affranchirez par le denier que l'esclave barbare ; vous n'affranchirez par lettre que l'esclave indigène. D'autre part, sur quarante-cinq formules d'affranchissement, il n'y en a pas une seule où l'origine de l'esclave soit mentionnée. Bertramn nous dit, il est vrai, dans son testament, que ses esclaves sont les uns romains, les autres barbares, mais il les affranchit tous indistinctement de la même manière. Quand c'est le roi lui-même qui affranchit par le denier et qui écrit la lettre qui atteste et confirme l'affranchissement, il ne dit pas qu'il se soit enquis d'abord de la naissance de l'esclave[52].

Il ne s'enquérait pas davantage de la race du maître. On ne voit à aucun indice qu'il y eût des modes d'affranchissement réservés aux maîtres germains ni d'autres modes réservés aux maîtres indigènes. Aucune loi ne dit que l'affranchi du Franc suivra la Loi franque, que l'affranchi du Romain suivra la Loi romaine, et nous ne voyons cela non plus dans aucune charte ni chez aucun écrivain. Nous savons au contraire par la Loi ripuaire que le Franc peut affranchir son esclave suivant la Loi romaine[53]. Il peut, dit-elle encore, faire de son esclave un citoyen romain[54]. Un évêque n'est pas tenu d'user toujours de l'affranchissement dans l'église ; il peut affranchir par le denier[55], et quoiqu'il vive lui-même suivant la Loi romaine, il peut écrire qu'il affranchit suivant la Loi salique[56]. Le roi n'accordait sans doute pas au premier venu la faveur d'affranchir son esclave avec la formalité du denier ; encore pouvait-il l'accorder à des Romains aussi bien qu'à des Francs. Eligius était de naissance romaine[57] ; il n'affranchit pas moins des esclaves par le denier[58]. D'autre part, je vois une femme qui allègue la Loi salique et qui apparemment est née Franque ; mais un mariage avec un esclave l'a fait tomber en servitude ; son maître lui fait une véritable lettre d'affranchissement, qui est toute romaine et par laquelle elle devient civis romana[59].

Ce qui démontre mieux encore que, dans le mode d'affranchissement, on ne regardait pas à la race de l'esclave, c'est que la Loi ripuaire prononce qu'un même esclave peut être successivement l'objet des deux modes d'affranchissement les plus opposés, et devenir d'abord un civis romanus et ensuite un denarialis. Ce qui prouve aussi qu'on ne regarde pas à la race du maître, c'est que, d'après cette loi, c'est le même maître qui successivement fait de son esclave un civis romanus et un denarialis[60]. En quoi l'on remarque encore que le même affranchi a été d'abord un Romanus et a vécu suivant la Loi romaine, et devient ensuite un Francus et vivra suivant la Loi franque. Tant il est vrai que la nationalité de l'affranchi dépend, non de sa race, mais de la sorte d'affranchissement qui lui a été conférée. Il est un Romanus dans un cas, un Francus dans un autre, et peut même être tour à tour un Romanus et un Francus[61]. Le choix du mode d'affranchissement ne dépendait que de la volonté du maître. C'est qu'il y avait là autre chose que de pures formes. Au fond, chacune de ces manières correspondait à un certain degré d'affranchissement et à une certaine mesure de liberté. Il appartenait donc au maître, et à lui seul, de décider jusqu'à quel point il voulait que son ancien esclave fût indépendant. Suivant qu'il voulait renoncer à tous ses droits sur lui ou en garder quelques-uns, il l'affranchissait devant le roi, dans l'église, ou par simple lettre[62]. Nous allons voir combien la condition sociale de l'affranchi variait suivant le mode qu'on avait choisi pour l'affranchir.

 

 

 



[1] Lex. Ripuaria, LVIII, 1 : Qualiscumque.... servum suum pro prelio liberare voluerit. Cf. Lex Wisigothorum, V, 4, 16 ; Lex Baiuwariorum, XV, 7 ; Lex Frisionum, XI, 2. — Notons que le rachat n'était jamais de droit pour l'esclave : le maître n'acceptait le pécule de son serf que s'il le voulait bien, par la raison qu'en droit strict le pécule était déjà la propriété du maître.

[2] Formulæ Senonicæ, 45.

[3] Cette sorte de marché était acceptée, pourvu qu'on ne trompât pas le maître sur l'origine de la somme payée ; voyez Lex Wisigothorum, V, 4, 16, et Lex Baiuwariorum, XV, 7.

[4] Formulæ Turonenses, 12. — Bituricenses, 9. — Senonicæ, 1. — Merkelianæ, 14. — Lindenbrogianæ, 10.

[5] Marculfe, 1, 59 : Dumnobis Divina Pietas de nativitate filii magnumgatidium magnumgatidium concessit, jubemus ut per omnes villas nostras tres homines servientes inutroque sexu in unaquaque villa ingcnuos relaxare faciatis.— Idem, II, 52.

[6] Grégoire, Hist., III, 15. — Marculfe, II, 35 : Pro respeclu fidei et servitii tui.

[7] Formulæ Merkelianæ, 31.

[8] Formulæ Merkelianæ, 44. — Senonenses, 9.

[9] Sur l'affranchissement par l'empereur, inconspectu nostro, voyez une loi de 519 au Code Justinien, VII, 10 ; cf. VI, 7, 2, et VII, 1, 4. — Sur l'affranchissement par le consul, Paul au Digeste, XL, 1, 4 ; Ulpien, ibid., XL, 2, 5, et 1, 6 ; Cassiodore, Epistolæ, VI, 1 : Consul solvebat famulos jugo servili. — Sur l'affranchissement par les gouverneurs de provinces, Gaïus au Digeste, XL, 2, 7 ; Paul, ibid., XL, 2, 17 ; Code Justinien, VII, 1, 14 ; VII, 10, 7.

[10] Lex Ripuaria, LVII, 1 : Si quis libertum suum per manum propriam seu per alienam…

[11] Formulæ Bignonianæ, 1. — Merkelianæ, 40. — Marculfe, I, 22. — Senonicæ, 12.

[12] Jactante denario. Jactante est pour jactato ; c'est ainsi que la langue mérovingienne a dit nuncupante au lieu de nuncupato.

[13] Formulæ Senonicæ, 12.

[14] Lex Salica, XXVI, 2 : Si quis servuum alienum per denarium antc regem ingenuum dîmiserit..., 1400 dinarios culpabilis judicetur. On comprend combien cette fraude était préjudiciable au vrai maître.

[15] Il est curieux qu'on lise ces mots, à côté de secundum legem salicam, dans une des Sangallenses, addit. 2, Zeumer, p. 454.

[16] Capitularia, édit. Borétius, p. 158, c. 4 : De denarialibus, ut si quis eos occiderit, régi componantur.

[17] Historiens de France, IX, 360 ; IX, 440. — Goldast, Rerum alamannic. script., t. II, p. 27. — Muratori, Antiquitates Italiæ, I, 847 ; I, 850. Il y a encore d'autres exemples.

[18] Ainsi la Merkeliana 40 est visiblement d'âge carolingien, puisqu'elle porte les mots Rex Francorum et Langobardorum. La Senonica 42 est de la seconde moitié du huitième siècle. Puis vient une formula imperialis n° 1 ; une formula Sangallensis qui contient le nom de Charles le Gros ; une autre dans Neugart, n° 440, portant la date de 886 ; de même une charte de 906, Neugart, n° 058.

[19] Marculfe, I, 22. C'est un vir apostolicus, c'est-à-dire un évêque, qui affranchit un esclave par le denier. — De même, Eligius redemptos captivos coram rege statuens jactalis ante eum denariis charlas eis libertatis tribuebat (Vita Eligii, I, 10).

[20] Lex Ripuaria, LVII, 1 : Si quis libertum suum....ingenuum dimiserit per denarium, et ejus rei cariant acceperit, non eum permittimus in servitio inclinare, sed sicut reliqui Rijmarii liber permanent.

[21] C'est ce qu'on voit dans la formula imperialis, 1.

[22] Per talem titulum, Marculfe, I, 22 ; Senonicæ, 12. Notez que le mot titulus ne peut pas s'appliquer au jet du denier ; le terme désigne l'acte écrit.

[23] Lex Ripuaria, LXI, 5.

[24] Orelli-Henzen, Inscriptions latines, n° 3016, 3018, 6592. - Wescher et Foucard, Inscrip. recueillies à Delphes, 1865. — Decharme, Inscript. de Béotie, 1868. — Wallon, Hist. de l'Esclavage, liv. I, ch. 10.

[25] Une première loi de Constantin n'a pas été insérée dans les Codes ; il y est fait allusion au Code Justinien, I, 15, 1 : Jamdudum placuit ut in ecclesia catholica libertatem domini suis famulis præstare possint. — La seconde loi, de 516, est au Code Justinien, 1, 13, 1. — La troisième est au Code Théodosien, IV, 7, 1 : Qui religiosa mente in ecclesiæ gremio servulis suis concesserint libertatem, eamdem codent jure douasse videantur quo civitas romana solemnitatibus decursis dari consuevit. — Cf. Sozomène, Hist. eccl., I, 9.

[26] Code Justinien, I, 15, 1 : Sub aspectu plebis, assistentibus Christianorum antistibus..., interponatur scriptura in qua ipsi vice testium signent.

[27] Saint Augustin, Sermones, XXI, 6, dans la Patrologie, XXXVIII, 145.

[28] On peut voir sur ce sujet une curieuse lettre d'Ennodius, Opuscula, 8, édit. Vogel, p. 152.

[29] Lex Ripuaria, LVIII, 1. — Cf. Lex romana Burgund., III : Libertates servorum qui cives romani efficiuntur cas esse servandas quæ..., tabulis in ecclesia recitatis secundum mandatum manumissoris, subscriptis a sacerdotibus, firmitatis robur accipiani, secundum legem a, Constantino principe latam.

[30] Senonicæ, appendix, 2 et 5.

[31] Bituricenses, 9 ; Turonenses, 12 ; Arvernenses, 5.

[32] Quelques érudits modernes ont beaucoup discuté sur un prétendu affranchissement per hantradam (J. Havet, Revue hist. du droit, 1877 ; Marcel Fournier, Essai sur les formes et les effets de l'affranchissement, 1885). Il est bien vrai qu'ils ont trouvé l'expression per hantradam dans un texte qui passe faussement pour être la Loi des Chamaves ; mais il suffisait de lire l'article avec attention pour voir qu'il s'agissait d'un affranchissement dans l'église. Cela est bien contraire à l'opinion de M. Havet, qui imagine d'y voir un procès fictif devant un magistrat dont il n'est pas question. A notre avis, il s'agit ici d'une forme particulière de l'affranchissement dans l'église, sans caria, mais avec la présence de onze témoins touchant de la main l'autel.

[33] Lex romana Burgundionum, III.

[34] Lex Wisigothorum, V, 7, 1.

[35] Concile d'Orange de 441, c. 7. — Concile d'Agde de 452, c. 22. — Concile de Màcon de 585, c. 7 : Indignum est ut quinoscuntur manumissi aut per epistolam aut per testamentum, a quolibet inquietentur.

[36] Diplomata, n° 49, Pardessus, I, p. 24.

[37] Diplomata, n° 119.

[38] Diplomata, n° 250, Pardessus, I, p. 212.

[39] Diplomata, n° 457, 452, 559.

[40] Grégoire, Hist., IX, 26 : Multos per cartulas liberos relinquens.

[41] Lex Burgundionum, LXXXVIII.

[42] Deuxième concile de Mâcon, a. 585, c. 7.

[43] Capitulaire de 805, art. 7, Borétius, p. 114. — Additam. ad legem Baiuwariorum, art. 6. dans Borétius, p. 158.

[44] Andegavenses, 20 ; Arvernenses, 4 ; Bituricenses, 8 ; Marculfe, II, 32, 34, 52 ; Senonicæ, 1 ; Merkelianæ, 13 et 14, etc.

[45] Formulæ Sangallenses, 16.

[46] Testamentum Eligii, Diplomata, t. II, p. 11.

[47] Testamentum Bertramni, Diplomata, t. I, p. 213 : Illos vero quos pro singulis festivilatibus per epistolas relaxavi.

[48] Diplomata, n° 257, 415, 449.

[49] Denarialis ou denariatus. Lex Ripuaria, LXI, 5 ; LXIV (mss. B), 2. — Capitulare legi Ribuariæ additum, 805, art. 9, Borétius, p. 118.

[50] Lex Ripuaria, LVIII, 1, 2, 4, 5, 8, 9, 19. - Ceux qui avaient été affranchis dans l'église étaient quelquefois appelés cerarii, soit à cause du cierge de cire qu'on leur mettait en mains au moment de l'affranchissement (Grégoire, Hist., X, 9), soit à cause de la redevance en cire qui était imposée à la plupart d'entre eux.

[51] Decretum Vermeriense Pippini (Borétius, p. 41), art. 20. — Capitulare Aquisgranense, art. 6 (Borétius, p. 171). — Voyez d'autres exemples dans Guérard, Polyptyque d'Irminon, prolégomènes, p. 377 ; et dans Ducange.

[52] Diplomata, I, 212-215. — Les autres testateurs, dans les listes d'esclaves qu'ils affranchissent, ne distinguent jamais ceux qui sont germains et ceux qui sont indigènes.

[53] Lex Ripuaria, LVIII, 1 : Qualiscumque Francus Ribuarius servum suum secundum legem romanam liberare voluerit.

[54] Lex Ripuaria, LXI, 1 : Si quis servum suum libertum fecerit et civem romanum.

[55] C'est ce qui ressort des mots vir apostolicus (c'est-à-dire évêque) de la formule de Marculfe, I, 22.

[56] Il fut assez rare que l'église affranchît ses esclaves par le denier ; cela tient à une raison d'intérêt que. nous verrons plus loin.

[57] Eligius (saint Éloi), fils d'Euchérius, est qualifié romanus par son biographe (II, 19).

[58] Vita Eligii, I, 10. Cf. Testamentum Eligii, Diplomata, n° 254 : Liberlis meis quos per denarium manumisi (Pardessus, II, p. 11).

[59] Formulæ Lindenbrogianæ, 20, Zeumer, p. 281.

[60] Lex Ripuaria, LXI, 1 et 5 : Si quis servum suum libertum feceritet civem romanum Si dominus ejus cum ante regem denariari voluerit, licentiam, liabeat. La Loi salique montre aussi que le lite, qui est déjà un affranchi, peut devenir un denarialis (XXVI). M. Marcel Fournier, que ces deux textes gênent, les interprète d'une singulière façon ; il soutient, par exemple, que le lite est un esclave. — La preuve que le même affranchi pouvait passer du rang de tabularius à celui de denarialis ressort encore de la Lex Ripuaria, LVIII, 1, qui interdit ce second affranchissement aux affranchis de l'église.

[61] M. Marcel Fournier a négligé ces faits pour soutenir que l'affranchissement par le denier n'était que pour les esclaves de race franque : ce qui est une conjecture bien téméraire. Je voudrais bien qu'il dît comment on distinguait les races au huitième siècle, surtout pour les esclaves.

[62] C'est pour cela qu'Eligius a affranchi les esclaves d'une même villa les uns par le denier, les autres par simple lettre.