L'ALLEU ET LE DOMAINE RURAL PENDANT L'ÉPOQUE MÉROVINGIENNE

 

CHAPITRE V. — LES FRANCS PRATIQUÈRENT-ILS LA COMMUNAUTÉ DE VILLAGE ?

 

 

Dans ce qui précède, nous avons analysé tous les documents de l'époque mérovingienne ; ils nous ont tous montré la propriété privée. Toutes les lois, toutes les chartes la marquent en traits indiscutables. Je vois pourtant, en dehors des documents, c'est-à-dire dans des livres modernes, une opinion fort en vogue, d'après laquelle les Francs auraient pratiqué un régime de communauté agraire ou tout au moins de communauté de village. Je ne dois pas passer à côté de cette opinion sans examiner si elle est conforme à la vérité[1].

Il est certain que l'imagination se figure volontiers ces Francs entrant en Gaule à l'état de tribu d'hommes libres et égaux ; volontiers aussi elle se les figure s'établissant par petits groupes, fondant des villages et y vivant en petites associations démocratiques. Mais l'histoire ne se fait pas par l'imagination. Elle est une science, et c'est par l'observation qu'elle procède. Pour que nous ayons le droit de dire qu'une ancienne société a eu telle institution ou tel régime, il faut que les documents laissés par cette société contiennent la marque de cette institution ou de ce régime. En dehors des documents, il né peut y avoir que fantaisie et erreur.

L'époque mérovingienne a laissé de nombreux témoignages de son genre d'existence et de ses habitudes. D'elle nous possédons trois codes de lois, plus de deux cents chartes relatives à la possession du sol, des récits historiques et une cinquantaine de biographies de personnages du temps. On reconnaîtra bien que si un régime de communauté de village avait existé, on en trouverait quelque indice dans ces récits historiques, dans ces biographies, surtout dans ces lois et dans toutes ces chartes.

J'ai lu tous ces documents, non pas une fois, mais plusieurs fois, non pas par extraits, mais d'une manière continue et d'un bout à l'autre. Je puis déclarer qu'il ne s'y trouve pas une seule ligne qui mentionne un usage commun des terres ou une communauté de village. Les milliers d'anecdotes du temps ne contiennent rien de pareil. Pas un article des lois n'a rapport à une telle communauté. Toutes ces lois sont faites pour la propriété privée, pas une pour une jouissance commune ou un partage annuel du sol. Joignez aux deux cents chartes mérovingiennes toutes celles qui se trouvent dans nos cartulaires de France ou dans les recueils de traditiones de Germanie jusqu'au dixième siècle, vous aurez ainsi des milliers de chartes ; elles ont toutes pour objet la vente ou la donation, ou l'échange, ou le testament ; toutes par conséquent sont des actes de pleine propriété privée. Vous n'y trouvez pas une seule fois, avant le dixième siècle, un mot qui signifie communauté ; il n'y est jamais fait mention d'une association de village. Pas une fois vous n'y voyez les gens d'un village se réunir spontanément, délibérer entre eux, prendre une décision quelconque. Dans ces milliers d'actes de vente ou de donation, il est toujours dit que la terre appartiendra en pleine et perpétuelle propriété au nouvel acquéreur comme elle appartenait en pleine et absolue propriété à l'ancien maître. Ce n'est jamais à une communauté de village, que la terre est donnée ou vendue. Pas une seule fois non plus ce n'est une communauté de village qui la vend ou la donne. Le vendeur ou le donateur, dans nos milliers de chartes, est toujours un propriétaire unique. Toujours aussi ce propriétaire écrit dans sa charte qu'il a acquis cette terre par achat d'un propriétaire antérieur, ou qu'il la tient de son père, de son grand-père, de ses ancêtres. Jamais il ne dit qu'il la tient d'une communauté. Notons encore un point : Dans ces milliers d'actes nous ne voyons pas une seule fois que le vendeur ou le donateur ait eu à demander l'autorisation d'aucune communauté ; il n'a pris l'avis de personne ; il n'a averti personne. Son droit était absolu et sans nulle dépendance. Ainsi il n'y a même pas à supposer qu'une communauté ait exercé un domaine éminent par-dessus ses membres. Non seulement ces milliers d'actes ne contiennent pas une ligne qui révèle une communauté, mais encore ils sont tous, par le fond et par leurs expressions mêmes, absolument incompatibles avec un régime de communauté.

Mais autant les documents sont clairs, unanimes, incontestables en faveur de la propriété, autant sont ardents et convaincus les théoriciens de la communauté. Ils omettent de dire que toutes les lois et les milliers de chartes sont contraires à leur système. Mais ils disent avoir découvert quelques mots dans les lois, quelques lignes dans sept ou huit chartes, qui suffisent à leur faire croire à la communauté. Ils soutiennent cela en un langage si affirmatif et sont si sûrs d'eux-mêmes, qu'involontairement le lecteur en est un peu ébranlé et accorde son adhésion à des théories qui ne manquent pas d'un certain attrait.

Pour être sûr de la vérité, il n'y a qu'un moyen. Ces auteurs affirment qu'ils ont trouvé trente ou quarante textes ; il faut voir si ces textes existent. Ce que nous avons de mieux à faire, pour nos lecteurs et pour nous, c'est de prendre l'un des ouvrages où cette théorie est soutenue, d'observer l'un après l'autre chaque texte cité et de le vérifier. Il est clair que si les citations sont exactes, c'est qu'il existe réellement une quarantaine de textes révélant la communauté, et nous devrons le reconnaître.

Nous allons faire loyalement cette épreuve, en invitant le lecteur à la faire avec nous. Fastidieux travail ; mais il n'y a rien de plus important en histoire que la méthode. Il est bon que le lecteur sache et voie par ses yeux comment on trouve la vérité ou comment on ne trouve que l'erreur. Le dernier en date parmi ceux qui soutiennent le système des terres communes est M. Glasson, au tome III de son livre sur les Institutions de la France, de la page 71 à la page 82. Nous n'allons pas discuter l'opinion de l'auteur, encore moins contester son talent d'écrivain et son incomparable habileté de polémiste ; nous allons seulement examiner ses citations.

1° La première, page 71, est de Marius d'Avenches, qui, suivant M. Glasson, aurait parlé de ces terres communes sous le nom de marca. Je me reporte au texte de Marius et je lis seulement ceci : Le patrice Mummolus, poursuivi par le roi Gontran, se réfugia dans les limites du royaume de Childebert, c'est-à-dire à Avignon. De terres communes pas un mot[2]. M. Glasson a ajouté au texte ce qui n'y est pas. La citation est donc inexacte.

2° L'auteur cite encore, pour prouver que la marca est une terre commune, la Loi des Ripuaires, LX, 5. Vous vous reportez au texte et vous trouvez tout le contraire. Ce titre LX ne s'occupe que des propriétés privées et surtout des limites, terminatio, butinæ, mutuli, dont toute propriété privée s'entoure ; et le § 5 punit d'une amende quiconque aura franchi les limites d'une propriété. On voit ici tout le contraire de terres communes. Cette citation prouve justement l'opposé de l'affirmation qu'elle est censée soutenir[3].

Il n'est pas inutile de dire en quoi consiste l'exactitude des citations. Une citation n'est pas exacte par ce seul fait que la phrase se retrouve bien à l'endroit indiqué par l'auteur : il faut encore qu'elle ait le sens que l'auteur lui attribue. Si vous affirmez une chose, et que votre citation prouve le contraire, votre citation est inexacte.

3° A la même page et sur le même sujet, M. Glasson allègue la Loi des Alamans, titre 47. Je me reporte au texte et je lis : Si quelqu'un s'est emparé d'une femme libre et l'a vendue hors de la frontière, il payera 80 solidi. Voilà encore un texte qui ne marque en aucune façon que les terres soient communes[4].

4° A la page 72, l'auteur affirme que les forêts et même les terres labourables étaient en commun, et il cite la Loi des Burgundes, titres 1 et 31. Voici le titre 1 : Au sujet de la faculté laissée aux pères de faire des donations, nous avons décrété que le père, avant de faire le partage entre ses fils, pourrait, sur sa fortune encore indivise et sur ses acquêts, faire des donations à qui il voudrait[5]. On voit bien qu'il n'y a pas ici de terres communes ; la loi ne s'occupe au contraire que d'une fortune patrimoniale. Voilà donc encore un texte interprété à rebours, et certainement M. Glasson ne le citerait pas s'il l'avait lu.

5° Le titre 51 est cité avec la même légèreté. De ce qu'on y lit les mots in communi campo, on a conclu tout de suite qu'il s'agissait de terres communes à tous. Il fallait lire la phrase entière. La loi parle d'un champ qui est commun à deux hommes, c'est-à-dire d'une copropriété. Voici l'article : Quiconque, dans un champ qu'il possède par indivis, aura planté une vigne, devra donner en retour une égale part de terre à celui à qui appartient le champ[6]. Cela est clair. La loi nous montre bien manifestement deux propriétaires en commun et vise le cas où l'un d'eux fait un changement dans leur propriété commune. Tout cela est l'opposé de terres communes à tous.

6° Vient ensuite une citation de la Loi des Ripuaires, titre 86, qui devrait prouver la communauté des terres. Mais le titre 86 ne parle que d'un vol de cheval. La citation est donc fausse de tout point. D'ailleurs dans toute la Loi ripuaire il n'est pas question une seule fois d'une communauté agraire.

7° Toujours pour prouver que les terres sont mises en commun, l'auteur cite la Loi des Wisigoths, VIII, 5, 2. Nous cherchons le passage. Au livre VIII, le titre 5 est intitulé De pascendis porcis, et le § 2 a trait aux contestations qui surgissent entre voisins au sujet de la glandée ; la loi veut que chacun envoie dans la forêt un nombre de porcs proportionné à ce qu'il possède de propriété. Qu'une forêt fût ainsi commune, pour la jouissance de la glandée, à plusieurs propriétaires de biens ruraux, c'est ce qui s'était déjà vu en droit romain, et la Loi romaine avait prononcé que la jouissance de chacun dans la forêt serait au prorata de ce qu'il avait de terres en propre. C'est ce que répète la Loi des Wisigoths. Personne ne peut penser qu'un règlement sur la glandée entre propriétaires fonciers soit une preuve de communauté agraire.

8° M. Glasson cite encore, pour appuyer la même assertion, deux formules du recueil de Rozière, n° 137 et 339. J'ouvre le recueil. Le n° 137 est un acte par lequel un père règle sa succession. Le n° 339 est un acte par lequel une femme fait donation de terres qu'elle tient de la succession de son père. Dans les deux cas, c'est le contraire de la communauté. Encore deux citations fausses.

9° L'auteur présente ensuite cette singulière note : Diplômes dans Eccard, pages 863, 883, 886, 889, 896. Voilà cinq textes ; cherchez-les dans les nombreux ouvrages d'Eccard, vous finirez par les trouver dans son second volume des Commentarii de rebus Francise orientalis ; mais quand vous les aurez trouvés, vous vous apercevrez en les lisant qu'ils sont tout l'opposé de ce que dit M. Glasson. Ils devaient prouver, suivant lui, que même les terres labourables sont exploitées en commun. Or, à la page 865, c'est un diplôme de Charlemagne confirmant un échange de propriétés entre un évêque et un comte ; la pleine propriété y est marquée en termes énergiques ; de communauté, pas un mot. A la page 885, c'est encore un échange de propriétés entre un comte et un évêque, et chacun donne à l'autre ce qu'il possède en propre, terres, maisons et esclaves. A la page 886, il s'agit d'un domaine que Louis le Pieux déclare être sa propriété, nostræ proprietatis, et qu'il a concédé en bénéfice à un comte. A la page 889, c'est une donation que fait le même empereur d'une villa à un monastère, toujours en pleine propriété. Enfin, à la page 891, c'est un diplôme de Charles le Chauve qui donne 31 hobæ à une église, et qui transfère cette terre de son droit et propriété dans le droit et propriété de cette église, ex nostro jure et dominatione in jus et dominationem ecclesix transfundimus. Non seulement il n'y a pas dans ces cinq diplômes un seul mot qui, de près ou de loin, puisse signifier communauté ou exploitation en commun, mais encore ces cinq textes sont, dans toutes leurs expressions, la démonstration manifeste de la propriété privée. Au lieu de prouver ce qu'avançait M. Glasson, ils en prouvent l'opposé. Encore cinq textes faux.

10° Les lois barbares, dit M. Glasson, contiennent des prescriptions sur les droits de chacun dans les bois et pâturages communs. Et il cite la Loi des Burgundes, aux titres 15, 31 et 54, § 2. Je m'y reporte, et je vois que le titre 13 parle d'une forêt qui est, non pas commune à tous, mais seulement commune à deux hommes dont l'un est l'hôte de l'autre. Il est ainsi conçu : Si le Romain ou le Burgunde a fait un défrichement dans une forêt qui leur est commune, il devra donner à son hôte une part égale de forêt et il gardera son défrichement à lui seul sans que son hôte y ait aucune part[7]. Voilà encore qui est le contraire de forêt commune, car si cette forêt avait été commune à tous, ce n'est pas à un homme seul, ce n'est pas à son hôte que l'auteur du défrichement devrait une compensation. Nous ne reviendrons pas sur le titre 31, dont nous avons montré le sens. Quant au titre 54, 2, il contient un règlement au sujet de terres qu'un Burgunde et un Romain tiennent indivisément, et n'a rien de commun avec une indivision générale des terres. Voilà donc encore trois citations inexactes. Non seulement elles ne prouvent en rien que les lois contiennent des prescriptions sur les droits de chacun dans les terres communes, mais, tout au contraire, on ne peut avoir lu ces lois sans être frappé de l'absence complète de pareilles prescriptions.

Les règlements qui seraient nécessaires pour une jouissance commune sont justement ce qui manque le plus dans ces codes barbares. Et cela aurait dû être remarqué.

11° L'auteur cite sur le même sujet la Loi des Wisigoths, VIII, 5, 2 (nous avons déjà vu ce texte) et X, 1, 8 et 9. Ces deux derniers passages sont relatifs, comme le passage correspondant de la Loi burgunde, à telle forêt qui est restée indivise entre un Romain et un Goth. Pas un mot de forêts communes à tous.

12° M. Glasson cite ensuite un diplôme de 815 pour prouver qu'il se faisait des partages annuels de terre, ce qui serait un signe de communauté. Ce diplôme, dit-il, est dans Neugart, t. I, n° 282. Je me reporte au recueil de Neugart et, en effet, au n° 282 je trouve le diplôme de 815. Mais, qu'il parle d'un partage de terres, il s'en faut de tout. C'est une donation d'immeubles en toute propriété. Le mot partagent est même pas. Le donateur, nommé Wolfinus, déclare donner des biens fonciers qui lui viennent de son père. Voilà bien la propriété patrimoniale et héréditaire. Pourquoi cet acte est-il cité ici ? Un mot mal écrit a été la cause de l'étrange méprise. Wolfinus, en faisant sa donation, a énuméré les différentes sortes de terres dont elle se composait. C'est ce qu'on voit dans toutes les chartes. Toujours le donateur écrit : je donne telle villa comprenant maisons, esclaves, terres arables, vignes, prés, forêts, cours d'eaux. Dans les chartes de la région et du temps où écrivait Wolfinus, nous lisons : terras arabiles, prata, ariales, vineas, silvas, aquas. Mais le copiste a écrit terras anales, prata, vineas, aquas[8]. Anales n'est pas un mot latin ; il y a donc visiblement une faute du copiste. M. Glasson suppose tout de suite qu'il a voulu écrire annales ; il aurait dû songer que l'expression terræ annales ne se rencontre pas une seule fois dans les milliers de chartes de ces quatre siècles. Quel en serait d'ailleurs le sens ? M. Glasson (ou celui à qui il emprunte cela) suppose que annales doit signifier ce dont on change chaque année ; mais on ne trouvera pas un seul exemple de cette signification, ni dans le latin classique, ni dans le latin du moyen âge. D'ailleurs une simple observation du texte montre que celle signification est impossible ici ; M. Glasson n'a pas aperçu que ces terræ anales, Wolfinus déclare les tenir de son père ; ce ne sont donc pas des terres de partage annuel. Ce n'est pas annales que le copiste devait écrire, parce que ce mot ne se rencontre jamais dans les chartes similaires et ne présenterait aucun sens. Il suffit d'être familier avec les recueils de chartes de cette région et de cette époque pour voir que le copiste a écrit anales pour ariales, confondant l'r et l'i en un n[9]. Ainsi, voilà une charte qui serait, s'il en était besoin, une preuve de la propriété héréditaire ; M. Glasson, faute de l'avoir lue, la cite comme preuve d'un prétendu partage de terres communes.

13° A la page 73, la Loi des Bavarois, dit M. Glasson, reconnut expressément le droit de convertir des terres communes en propriétés privées. Cette assertion, qui aurait une importance capitale si elle était exacte, se trouve, dit-il, au titre XVIII de la Loi des Bavarois. Je cherche à l'endroit indiqué, et je trouve des prescriptions relatives à la sépulture des morts. Il y a évidemment erreur. Je relis le Code entier des Bavarois, et je ne trouve nulle part l'autorisation de convertir des terres communes. Et cela, par la bonne raison que ce code ne mentionne jamais de terres communes ni rien qui s'y rapporte. Il ne contient même pas le souvenir d'une ancienne communauté.

14° A la même page, l'auteur, voulant appuyer son système de la communauté de village, assure que les vicini avaient entre eux une telle solidarité, que tous étaient responsables des crimes commis sur la terre commune et que, si l'on ne découvrait pas le coupable, tous payaient la composition à sa place. Où a-t-il vu pareille chose ? Ce n'est certes pas dans la Loi salique, ni dans la Loi ripuaire, ni dans les formules de jugements ; il y aurait vu tout l'opposé. Mais il l'a vu, dit-il, dans les capita extravagantia Legis Salicæ, article 9. Je me reporte à l'endroit indiqué, et je trouve justement le contraire. La loi dit que si un meurtre a été commis entre deux villæ et qu'on ne connaisse pas le coupable, le comte devra convoquer à son de trompe les habitants des deux villæ et leur dire : Je vous cite à comparaître au tribunal tel jour, et vous jurerez que vous êtes innocents du meurtre ; si vous le jurez, aucune composition ne sera exigée de vous. Voilà le texte. Où y trouve-t-on la solidarité des voisins ? Où y voit-on qu'ils soient punis à la place du coupable ? C'est le contraire qui est dit.

15° L'ingénieux auteur cite encore, pour prouver la responsabilité collective, le décret de Childebert II, art. 5, 11 et 12. Or l'article 5 prononce que tout meurtrier sera puni de mort, sans que ses parents et ses amis puissent l'aider à se racheter. C'est le contraire de la responsabilité collective. Les articles 11 et 12 ne la prouvent pas mieux. Ils visent une association de police pour la poursuite des vols, et il parle d'une centena qui est certainement tout autre chose qu'un village. Vient ensuite, sur le même sujet, une citation du décret de Clotaire II de 615, article 9. Je m'y reporte, et je vois qu'il n'y est question que de douanes et de tonlieus.

16° Les lois, dit M. Glasson, page 73, reconnaissaient l'existence d'une justice spéciale aux vicini, ce qui serait, suivant lui, une preuve de communauté. Mais de celle justice spéciale il n'est pas dit un mot dans la Loi salique, dans la Loi ripuaire, dans la Loi burgunde. L'auteur ne cite que le titre IX de la Loi des Bavarois et le titre X du code des Wisigoths. Or, si l'on se reporte aux deux passages cités, on voit que le titre IX de la Loi des Bavarois ne fait pas la plus légère mention d'une justice des voisins. Quant au livre X du Code des Wisigoths, il ne s'occupe que des propriétés privées et des lignes de termini qui les entourent. Encore deux textes faux.

L'auteur allègue encore, à propos de la justice des voisins, le titre X de la Lex Salica emendata, au § 2. Ce paragraphe dit seulement que celui qui aura brisé la haie d'un autre pour introduire des bestiaux dans son champ payera une amende[10]. De justice des voisins, pas un mot, ni dans ce paragraphe ni ailleurs[11].

17° L'auteur veut prouver, page 74, que dans l'Etat franc la mark avait sa coutume, que l'on appliquait dans les jugements. La seule autorité qu'il cite est la Loi des Lombards, Rotharis, article 551. Mais l'article 551 des lois de Rotharis parle d'un vol de porcs, et ne contient ni le mot mark, ni un mot qui signifie coutume, ni un mot qui signifie jugement des voisins.

18° Les juges et les co-jureurs étaient nécessairement pris parmi les vicini. Sur celle affirmation l'autorité alléguée est la Loi des Burgundes, XLIX, 5. Que lisons-nous à l'article indiqué ? Si un homme a trouvé dans sa propriété des chevaux appartenant à un autre et y faisant du dégât, il doit d'abord rendre ses voisins témoins du fait — sans doute pour estimer le dégât —, puis il expulsera les chevaux[12]. Rien de plus. Ces hommes sont des témoins, non des juges. Encore un texte dénaturé.

19° Sur le même sujet, on allègue le titre XVII de la Loi des Bavarois. Lisez tout ce titre XVII, vous y verrez qu'il est question de débats entre deux voisins au sujet de terres patrimoniales ; mais que les voisins soient juges, il n'en est pas dit un mot.

20° L'auteur présente encore sur le même sujet l'article 3 du capitulaire de 797. Mais c'est un capitulaire spécial à la Saxe, capitulare saxonicum.

21° Il allègue enfin, toujours pour prouver que les juges sont pris parmi les habitants du village, la formule 409 du recueil de Rozière, qui est le n° 38 des Senonicæ. Étrange citation. Vous lisez la formule, et vous y voyez que la justice est rendue par le comte. Il est vrai que des voisins viennent comme témoins, mais la formule dit expressément qu'ils ne jugent pas. Voilà donc encore un texte qui prouve l'opposé de ce que l'auteur affirme[13].

22° Page 175[14], M. Glasson assure que la vaine pâture s'exerçait sur les champs même clos, ce qui serait, suivant lui, une preuve de communauté ; et il cite la Loi des Wisigoths, VIII, 3, 9 ; VIII, 4, 23, 26, 27 ; VIII, 5, 2 et 5. On est d'abord surpris de ne voir citer que les Wisigoths d'Espagne, alors qu'il s'agit de l'État franc. La surprise redouble quand on se reporte aux passages indiqués. Le titre VIII, 3, 9, parle seulement de voyageurs, iter agentes, et tout de suite il est visible que les tolérances qu'on peut leur accorder n'ont aucun rapport avec la communauté de village. La loi dit que le voyageur, s'il n'a pas d'autre chemin, pourra traverser un champ, même si ce champ est entouré d'un fossé[15]. Est-ce là la vaine pâture, et y a-t-il là le moindre indice de communauté ? Quant au passage VIII, 4, 25, il prononce que si un homme met des pièges dans sa propriété, il devra en avertir ses voisins. Les articles 26 et 27 concernent encore des voyageurs iter agentes. Le passage cité VIII, 5, 2, concerne la glandée, nous l'avons déjà vu. Reste l'article VIII, 5, 5 ; il dit bien que, si le propriétaire de pâquis ne s'est pas enclos, l'usage de l'herbe est commun, mais il ajoute que si ce propriétaire s'est enclos, personne n'a le droit d'envoyer ses bestiaux chez lui. Cela est tout juste l'opposé de ce que disait M. Glasson[16].

23° M. Glasson affirme ensuite qu'aucun habitant n'avait le droit exclusif de chasse, et pour prouver cela il cite le titre XXXV de la Loi salique. Ce titre dit simplement que si un homme vole le gibier d'un autre ou tue le cerf que les chiens d'un autre ont lancé, il payera une amende. Cela prouve-t-il que personne n'ait le droit exclusif de chasse sur ses propres terres ?

24° Aux pages 75 à 77, M. Glasson présente cette affirmation : si un étranger veut s'établir dans la marche, il a besoin du consentement de tous les habitants, à tel point que l'opposition d'un seul suffit pour l'obliger à se retirer. Cela prouve, ajoute-t-il, que tous ces habitants de la marche ont un droit de commune propriété, que le village franc est une commune, qu'il est une association fermée où l'on n'entre qu'en sollicitant et obtenant un vote unanime, comme aujourd'hui dans les clubs aristocratiques. — Tout ce beau système, il l'appuie uniquement sur le titre XLV de la Loi salique, sans qu'aucun autre des mille documents de ces trois siècles puisse même se concilier avec cette théorie passablement étrange.

Mais regardez ce titre XLV de la Loi salique ; vous n'y trouvez pas un mot de tout cela. D'abord le mot marche n'y est pas. Là où M. Glasson croit lire marche, c'est-à-dire territoire commun, c'est villa qui est écrit. Or la villa, nous le savons par des milliers d'exemples, fut toujours une terre de propriété privée, c'est-à-dire le contraire d'une marche commune. Pourquoi faire cette première altération au texte ?

Puis il ne s'agit pas d'un étranger qui veut simplement s'établir. M. Glasson omet deux mots. La loi dit : un étranger qui veut s'établir sur une terre qui ne lui appartient pas[17]. Pourquoi faire cette omission ? Ces mots de la loi ont une grande importance : ils montrent qu'il ne s'agit pas d'un étranger qui aurait acheté une terre, ou qui aurait hérité d'une terre, ou qui aurait eu quelque autre mode d'acquisition légitime ; car alors la loi ne dirait pas qu'il est chez autrui, super alterum, il serait chez lui, et cet article ne le concernerait pas[18]. Nous devons donc écarter tout de suite cette idée bizarre qu'un homme n'aurait pas le droit d'acheter un champ ou de recevoir un legs dans un village, parce qu'un seul des villageois s'y opposerait. D'ailleurs la loi ne dit nullement qu'il faille le consentement des habitants ; aucune expression de cette sorte ne s'y trouve. Encore moins dit-elle de tous les habitants ; le mot tous n'y est pas une seule fois. Y trouvez-vous au moins le mot commune, le mot communauté, le mot association ? Rien de pareil. La loi dit unus vel aliqui, un ou plusieurs. Désigna-t-on jamais ainsi une communauté ? J'admire ces esprits qui agrandissent tout et qui dans un ou plusieurs voient tout de suite une communauté et un corps constitué ; pour moi, je ne puis voir tant de belles choses dans un ou plusieurs, et il me semble aussi que lorsque la loi dit un ou plusieurs parmi ceux qui habitent la villa[19], cela ne signifie pas tous les habitants de la commune.

Cette communauté n'est pas nommée une seule fois dans notre article. M. Glasson suppose pourtant qu'elle intervient, qu'elle décide, qu'elle agit, qu'elle a consenti tout entière, sauf un, à l'établissement du nouveau venu. Mais la loi ne dit rien de pareil. Jugeons-en : Si quelqu'un veut s'établir dans une villa sur une terre appartenant à un autre, et qu'un ou plusieurs de ceux qui habitent dans la villa veulent qu'on le laisse s'établir, si un seul homme s'oppose, l'étranger n'aura pas le droit de s'établir. Alors, si cet étranger, malgré l'opposition d'un ou de deux, a eu la hardiesse de s'installer dans la villa, l'opposant doit le sommer devant témoins de s'en aller. Après trois délais de dix jours chacun, il cite l'étranger au tribunal... et il prie le comte de venir dans la localité pour l'expulser. Alors l'étranger expulsé, non seulement perd le fruit du travail qu'il a fait dans la villa, mais paye encore l'amende de trente solidi pour avoir violé la loi. On voit bien ici qu'aucune communauté de village n'intervient. Est-ce qu'une communauté s'est réunie ? Est-ce qu'elle a pris une décision ? Pour procéder à l'application d'une loi, qui, suivant l'hypothèse, la regarderait seule, est-ce que c'est elle qui a agi ? Un homme seul a pris l'initiative, et le comte seul, c'est-à-dire l'agent du roi, a procédé à l'exécution. Cette absolue inaction de toute communauté aurait dû être remarquée, et cela seul eût empêché de construire un faux système.

M. Glasson fait encore une autre inexactitude en traduisant villa par village. Dans la langue du quatrième, du cinquième, du sixième siècle, le mot qui signifie village est toujours et invariablement vicus. Or vicus n'est pas dans l'article ; c'est villa qui est écrit ; il y est même répété quatre fois. Dans la langue des mêmes époques, la villa est toujours et invariablement un domaine, une exploitation rurale, qui appartient le plus souvent à un seul propriétaire. Aussi la rubrique de ce même article porte-t-elle dans quarante-sept manuscrits : qui villam alterius occupaverit ; ce qui ne peut pas signifier : qui occupe le village d'un autre ; mais bien : qui occupe le domaine d'un autre homme. Ainsi on veut tirer de cet article XLV la théorie d'une communauté de village, alors que l'article ne mentionne ni une communauté ni un village[20].

25° Le droit de succession chez les Francs, dit M. Glasson, est une preuve manifeste (!) de l'existence d'une propriété commune au-dessus de la propriété privée. Sur quel texte appuie-t-il cette affirmation ? Ce n'est certes pas sur le titre de la Loi salique qui concerne les successions. Ce titre tout entier démentirait sa théorie trop manifestement. Il aime mieux s'appuyer sur un édit de Chilpéric, édit qui ne nous est parvenu que dans un seul manuscrit d'une rare incorrection, et qui n'a ni la valeur ni l'authenticité de la Loi salique ; mais par son obscurité il a paru fort commode à tous les faiseurs de systèmes. Voyons au moins si M. Glasson le cite exactement. Il commence par traduire quicumque vicinos habens par quiconque fait partie d'une communauté agraire, d'une marca. Pourtant ce n'est pas tout à fait la même chose d'avoir des voisins ou de faire partie d'une communauté agraire. Il continue, et, rencontrant les mots non vicini accipiant terras, il en conclut qu'avant cet édit la terre retournait aux membres de la communauté. Le texte dit seulement : Si la fille du défunt meurt et qu'il survive un frère, que ce frère prenne la terre, non les voisins[21]. Cela ne signifie pas précisément que les voisins avaient eu jusque-là le droit de prendre la terre. Rien de pareil dans l'article, et la Loi salique dit formellement le contraire[22]. Les mots non vicini font allusion à un abus possible, non à un droit. Après cette première exagération, M. Glasson en commet une autre plus forte encore. Comme le législateur dit : le frère du défunt héritera, et à défaut de frère sa sœur, sans rien ajouter de plus, M. Glasson ajoute quelque chose, lui, à savoir, qu'après le frère et la sœur ce sont les vicini, c'est-à-dire la communauté agraire, qui sont appelés à la succession. Et il ajoute cela comme si c'était dans l'édit. Mais regardez : cela n'y est pas[23]. M. Glasson a supposé que, parce que le roi a dit non vicini dans la première partie, il a dû vouloir que les voisins héritassent dans la seconde partie. Je suis tout prêt à avouer que l'imagination est une belle chose ; mais je ne puis comprendre que les deux mots non vicini, à eux seuls, signifient que les voisins héritent. J'aime mieux m'en tenir à la Loi salique qui dit qu'après le frère et la sœur tous les collatéraux viennent à la succession par ordre dé parenté, et qui ne parle ni de voisins ni de communauté agraire[24].

26° M. Glasson termine par cette affirmation hardie : On relève dès le septième siècle beaucoup d'actes où il est parlé de terres communes sous le nom de marca. Mais il n'en cite aucun ; et, en effet, pour qui a lu les textes de ses propres yeux, il n'y en a aucun. M. Glasson dit qu'il ne les cite pas parce qu'il aurait l'embarras du choix. Le mot est joli ; mais que ne les citait-il sans choisir ? Je me trouve ici en présence d'un procédé trop fréquent chez certains érudits : ils se répètent l'un l'autre et allèguent des documents qu'aucun d'eux n'a vus. Ainsi Schrœder a dit qu'il y avait des textes prouvant la communauté de marche au septième siècle, mais il n'en a pas cité un seul. Puis M. Kowaleski a copié Schrœder ; puis M. Dareste a copié Kowaleski, puis M. Glasson a copié M. Dareste. Le lecteur aura peine à croire que quatre érudits se copiant l'un l'autre répètent si haut qu'il y a des textes tant qu'on voudra et ne puissent pas en montrer un seul. Ce procédé est-il digne de l'érudition ?

27° Faute d'un texte d'époque mérovingienne, M. Glasson cite (page 82, note 1) une charte de 890 de l'abbaye de Saint-Gall, qui doit prouver la communauté de la mark. La charte est dans le Urkundenbuch der Abtei S. Gallen, 1866, t. II, p. 281, n° 680[25]. Faisons d'abord observer que ce recueil d'actes et tous les recueils semblables qui ont été publiés par Zeuss, Dronke, Lacomblet, Neugart, Meichelbeck et d'autres, contiennent des milliers de chartes qui sont toutes des actes de vente, de donation, d'échange, de précaire, c'est-à-dire des actes de pure et pleine propriété. Il y a donc quelque imprudence à M. Glasson à attirer l'attention sur de tels recueils ; le lecteur, s'il est au courant des textes, peut lui objecter qu'il préfère croire aux mille chartes de pure propriété qu'à la charte unique qui en serait l'opposé. Tout homme doué du sens historique sait fort bien que pour connaître un régime social il vaut mieux se rapporter à tous les textes qu'à un seul. On pourrait demander à l'auteur pourquoi il préfère un texte qui favorise son système à mille autres qui le contredisent. La charte alléguée ici ne pourrait être tout au plus qu'une exception ; encore faudrait-il pour cela que la citation fût exacte. Mais vérifions. Nous avons la charte sous les yeux. Elle mentionne un procès entre deux propriétaires : l'un est l'abbé de Saint-Gall, qui possède des terres, dans le Rheingau ; l'autre est le comte Udalric, propriétaire d'une partie du Rheingau par donation que lui a faite récemment le roi Arnulf. La charte dit que les princes précédents, depuis Louis le Pieux, propriétaires des vastes forêts du Rheingau, ont accordé aux abbés de Saint-Gall et à quelques autres propriétaires l'usage commun de ces forêts pour y couper du bois[26]. Udalric, devenu propriétaire d'une partie de ces terrains, prétend que les abbés n'avaient ces usages communs de la forêt qu'en payant une rente annuelle[27]. C'est sur ce dernier point que porte le litige ; les abbés prétendent qu'ils ont ces usages depuis soixante ans sans en payer la rente. Un tribunal d'arbitres arrangea l'affaire en opérant un partage. — Telle est cette charte. Elle n'a aucun rapport avec un régime de communauté agraire. Pas un mot de la marche. Si le mot communes s'y trouve, il s'applique à des usus, non pas à des terræ. Tout ce sol, visiblement, appartient en pleine propriété soit à l'abbé, soit au comte, soit au prince ; pas la moindre fraction n'est une terre commune. Notez encore que dans cette longue charte il n'est pas parlé de village, encore moins de communauté de village. Les seuls paysans dont il soit parlé sont ce qui est appelé familia monasterii, c'est-à-dire les vilains et serfs du monastère[28]. Il n'y a pas de place pour une communauté rurale. Il n'existe ici que trois propriétaires, l'abbé, le comte et le roi. Ainsi cette charte ne révèle en aucune façon un régime de communauté de village. M. Glasson, ou celui à qui il a emprunté de confiance cette citation, n'a pas vu qu'elle ressemble à toutes les autres chartes et qu'elle appartient pleinement à un régime de propriété.

28° M. Glasson termine par quatre citations du recueil de Zeumer, pages 387, 388, 402 et 403, et trois du petit recueil Thévenin, n° 70, 111, 180. Je pourrais écarter ces sept actes par la seule raison qu'ils appartiennent à l'Allemagne et au neuvième siècle. J'ai voulu voir pourtant si les citations étaient exactes. A la page 387 de Zeumer il s'agit d'un monastère qui est propriétaire de forêts et qui y accorde un droit d'usage à quelques propriétaires voisins ; ce n'est pas la communauté[29]. A la page 388, il s'agit d'une constitution de dot ; le fiancé fait don de terres qui ont appartenu à ses ancêtres, et parmi ces biens patrimoniaux il compte un droit d'usage dans une forêt qui est commune à plusieurs propriétaires. Ce n'est pas encore ici la communauté générale et il est visible qu'une telle charte appartient encore à un régime de propriété[30].

A la page 402 de Zeumer vous trouvez un acte par lequel un homme fait don à un monastère de tout ce qu'il possède de propriété, quidquid proprietatis habuit, en s'en réservant l'usufruit à lui-même, à son fils, et à ses frères après lui. Tout cela est visiblement le contraire de la communauté. Mais il s'est trouvé dans la charte un mol qui a égaré M. Glasson : il y a aperçu les mots nulla communione, et tout de suite il s'est cru en face d'une communauté agraire. Il fallait lire la phrase entière ; il y aurait vu que l'auteur de l'acte, réservant l'usufruit, après son fils, à ses deux frères en commun, ajoute pourtant que, si l'un de ses deux frères se conduisait mal envers le fils, il n'hériterait pas ; en ce cas le bon frère aurait tout, sans que le mauvais frère entre en communauté avec lui, nulla communione illi fratri prævaricatori concessa[31]. Voilà ce que M. Glasson a pris pour un régime de terres communes à tous. On est confondu d'un pareil emploi des textes.

A la page 405 du même recueil, nous avons un acte dans lequel les contractants sont, d'une part le fisc, propriétaire d'un domaine et d'une grande forêt, d'autre part plusieurs propriétaires voisins. L'objet du litige avait été cette forêt située entre ces divers domaines et qui est appelée marcha précisément parce qu'elle les séparait. Les contractants s'entendent pour décider que cette forêt sera partagée en ce sens que les propriétaires voisins auront un droit d'usage sur une moitié ; ils pourront y envoyer leurs porcs et y couper du bois. Quant au fisc, il reste propriétaire du tout, sauf de quelques parcelles que des particuliers avaient défrichées, mises en culture, et qui, étant devenues terres patrimoniales, pouvaient se trouver dans les mains d'un seul ou être communes entre cohéritiers.

Restent les trois citations empruntées au recueil Thévenin. Le n° 70 est un acte lombard ; il s'agit d'un propriétaire qui fait don à une église de la part qu'il a dans une succession encore indivise, de tout ce qu'il possède en commun avec ses consortes. C'est ce dernier mot peut-être qui a trompé M. Glasson ; il a pris une succession indivise pour une communauté agraire[32]. — Le n° 111 n'est autre que la formule de Zeumer, page 588, dont nous venons de parler. — Le n° 180 est une donation d'un courtil, qui fait partie d'une villa et que le donateur tient d'héritage ; il y ajoute la donation de sa part d'une forêt indivise dont il est propriétaire pour un douzième[33]. Nous expliquerons plus loin ces portions de villa et cette indivision de forêt ; en tout cas, il n'y a dans cet exemple que de la pure et pleine propriété privée.

Voilà les vérifications que tout lecteur peut faire. Les citations de M. Glasson s'élèvent au chiffre de 45. Sur les 45 il en est 15 qui sont tout à fait étrangères à la thèse qu'il soutient, et il en est 52 qui sont justement l'opposé de cette thèse. Pas une d'elles ne contient même une allusion à un régime de communauté. Ainsi sur 45 citations il n'y en a pas une d'exacte. L'histoire n'est pas un art ; elle est une science, et sa première loi, comme à toutes les sciences, est l'exactitude. Le travail de M. Glasson, tout en visant à prouver un régime de communauté, fournit la preuve la plus certaine que ce régime n'existait pas. Il donne la contre-épreuve de nos recherches et les confirme. Nous pouvons donc répéter avec certitude : La société mérovingienne, parmi les nombreux documents qu'elle a laissés sur son état social et sur sa manière de posséder le sol, n'a pas laissé une seule ligne qui nous autorise à penser qu'elle ait pratiqué un régime de communauté agraire ou de communauté de village. Ce roman, qu'on a introduit depuis une trentaine d'années dans l'histoire, doit en être écarté, du moins si l'on croit comme nous que l'histoire est une science.

 

 

 



[1] Voici les principaux auteurs ou champions de celle théorie : Von Maurer, Einleitung zur Geschichte der Mark, 1854. — Sohm, Reichs und Gerichtsverfassung, 1871, p. 117, 209, etc. — Viollet, De la propriété collective, 1875. — De Laveleye, Des formes primitives de la propriété, 1874. — Lamprecht, Deutsches Wirthschaflsleben, 1886. — Nous avons discuté le livre de Maurer dans la Revue des Questions historiques, avril 1889. Nous ne l'avons pas discuté par des raisonnements, car ce n'est jamais ainsi que nous procédons. Nous avons simplement pris l'un après l'autre tous les textes allégués par l'auteur, et il a suffi d'une vérification bien facile pour montrer qu'ils étaient faux. Maurer, avec une inconcevable légèreté, avait pris des chartes de pleine propriété privée pour des preuves de communauté ; ou bien, là où une loi parlait d'un bien commun à deux cohéritiers qui pouvaient le partager, il avait pris cela pour le communisme agraire. Lamprecht a repris la même théorie, mais sans citer un seul texte à l'appui. M. Paul Viollet s'est fait le champion du même système en France ; nous avons vérifié aussi tous ses textes, et nous avons montré qu'il n'en est aucun qui ne soit ou inexact ou dénaturé. L'histoire ne se fait pas ainsi.

[2] Chronicon Marii, édit : Arndt, p. 15 : Mummolus patricius in marca Childeberti, id est Avenione, confugit. — On sait que le sens ancien du mot marca est celui de limite ou frontière. Avignon appartenait à Childebert, Orange à Gontran ; Mummolus franchit donc la frontière qui séparait les deux royaumes. Comment M. Glasson a-t-il vu là des terres communes ? Qui a jamais pensé que le pays entre Avignon et Orange fût un territoire abandonné à la communauté ?

[3] Lex Ripuaria, LX, 5 : Si quis extra marca in sortem allerius ingressus fuerit, judicium compellatur adimplere. — Nous avons déjà vu que le mot sors signifie une propriété privée. Cf. Lex Wisigothorum, VIII, 8, 5 : Sortem suam claudere ; Lex Burgundionum, 78 : Si pater cum filiis sortem suam divisent. — Lex Salica, addit., Behrend, p. 112 : Si quis in mansionem aut sortem..., etc. - Quant au mot marca du § 5, il correspond exactement au mot terminatio du § 4. Lisez les deux articles, vous n'aurez aucun doute sur la signification du mot marca.

[4] Lex Alamannorum, 47 : Si quis feminam liberant extra marcam vendiderit, 80 solidis componat. — Il faut lire les titres 46, 47 et 48 pour bien voir le sens du mot marca ; on remarquera que extra marcam du titre 47 correspond exactement à extra terminos du titre 46, et s'oppose à intra provinciam du titre 48. — Il faut se rappeler que la Loi des Bavarois, XIII, 9, Pertz, p. 516, dit en termes exprès que marca est synonyme de terminus ; foras terminum, id est foras marcam.

[5] De præstita patribus donandi licentia decrevimus ut patri, etiam antequam dividat (entre ses fils, suivant l'usage burgunde), de communi facultate et de suo labore cuilibet donare liceat. — Le mol facultas, employé plus de 60 fois dans les textes mérovingiens, signifie une fortune, un corps de biens, corpus facullatis. Voyez, par exemple, Marculfe, II, 7 ; II, 8 ; I, 55 : Andegavenses, 57 et 41 ; Turonenses, 17 ; Diplomata, n° 245 et alias passim ; Edictum Chlolarii, a. 615, c. 6 ; Grégoire de Tours, Hist., IX, 54 in fine ; X, 51, 12 ; Frédégaire, 21, 22. De communi facultate signifie donc la fortune commune à la famille et que le père va partager. M. Glasson, parce qu'il a vu le mot communi, s'est imaginé tout de suite des terres communes à tous. Non ; si ces terrés étaient communes à tout un village, le père n'aurait pas à les partager entre ses fils. — Labor signifie ce que l'homme a gagné par son travail, ce que nous appelons les acquêts.

[6] Lex Burgundionum, 51 : Inter Burgundiones et Romanos ici censuimus observandum ut quicumque in communi campo, nullo contradicente, vineam plantaverit, similem campum illi restituat in cujus campo vineam posuit. Et la loi ajoute : Si post interdictum quicunque in campo alterius vineam plantare præsumpserit, laborem suum perdat, et vineam is cujus est campus accipiat.

[7] Si quis tant burgundio quam romanus in silva communi exartum fecerit, aliud tanium spalii de silva hospiti suo consignet, et exartum quem fecit, remota hospitis communione, possideat.

[8] Neugart, Codex diplom. Alemanniæ, t. I, p. 155, n° 282 : Ego Wolfinus... trado et transfundo... quidquid genitor meus genitrici mcæ ad dotem dedit, id sunt... anales terras, mancipia, prata, pascua, vineas, aquas.

[9] Le terme arialis ou arealis est fréquent dans les chartes de la région rhénane ; voyez le recueil de Wissembourg, n° 9, 55, 52, 66, 157, 162, 170, et le codex Fuldensis, n° 1, 16, 78, 82, 85, 86, 88, 89, 91, 106, 107, 117, etc. Il désignait, dans le domaine, les emplacements propres à bâtir ; ex : Codex Fuldensis, 169 : Arialem cum sirucluris suis. — Ibidem, 190 et 191 : Arialem id est hovastat ; ce qui me paraît signifier l'emplacement propre à édifier toutes les constructions d'une petite ferme ou hoba.

[10] Lex Salica emendata, X, 2, édit. Hessels, col. 62 : Si quis propter inimicitiam aut superbiam sepem alienam aperuerit aut in messem aut in pratum pecora miserit,... æstimationem damni reddat et sol. 50 culp. judicetur.

[11] On la trouve dans des textes carolingiens, mais elle n'a aucun rapport avec une communauté agraire.

[12] Tout le titre XLIX est De animalibus damnum facientibus in clausura, § 5 : Si caballos in re sua damnum sibi facientes invenerit, vicinis suis et consortibus contesietur... et tertio die præsentibus testibus extra fines suos expellat.

[13] Formulæ Senonicæ, 58 : Mos nobilium Romanorum adsuevit Cum ille comes ad causas audiendum et recta judicia terminandum resedisset... Et quia... vicini pagenses ad præsens venientes ita dixerunt veltestimoniaverunt quod ad hoc videndum accesserant, ille cornes vel reliquæ francæ personæ decreverunt. Notez qu'il s'agit ici d'un apennis et les voisins viennent seulement attester qu'une maison a été brûlée et que les instrumenta cartarum ont péri dans l'incendie. Il est inconcevable qu'on ait voulu voir ici une justice de village.

[14] J'omets les citations des notes 4, 5, 6 de la p. 74. Elles n'appartiennent pas au sujet. La note 4 est pour prouver que le roi envoyait souvent des missi pour rendre la justice, ce qui est parfaitement vrai et ce qui est contraire à la prétendue justice de village. Les notes 5 et 6 concernent les communia. Or ces communaux, comme il en existe en tout pays, ne sont pas la même chose que la communauté de village. L'auteur n'en parle qu'en passant, bien que le sujet ait une réelle importance. Il est regrettable qu'il n'ait fait aucune recherche personnelle sur ce point.

[15] Voici le texte, VIII, 5, 9 : Si quis vineam, pratum vel pascua habet... et fossas per circuitum constituat ut non nisi per vineam aut messem transitus esse possit, damnum quod viator intitulerit, ad viatoris culpam redundare non convenit. Campos vacantes si quis fossis cinxerit, iter agentes non hæc signa deterreant.

[16] Lex Wisigothorum, VIII, 5, 5 : Si in pascua grex alienus iniraverit, hoc quod de porcis constitutum est præcipimus custodiri (c'est-à-dire qu'il faut se reporter au paragraphe précédent, où il est dit que le propriétaire saisira les porcs et se fera payer une indemnité) ; consortes vero vel hospites nulli calumniæ subjaceant, quia illis usum herbarum, QUÆ CONCLUSÆ NON FUERUNT, constat esse communem. Qui vero sortem suam clauserit....

[17] C'est le sens des mots super alterum in villa migrare. Sur le sens de super cf. Loi salique, XLVII, 1 ; LV, 5, Behrend, p. 72 et 95 ; Loi ripuaire, LXXVII. Voyez vingt fois le sens du mot alter dans la Loi salique, ou de l'adjectif alienus. Le manuscrit de Paris 9655 porte super alterum in villam alienam.

[18] On n'a pas assez fait attention à la rubrique de ce titre ; dans 11 manuscrits, elle est De migrantibus ; dans 47, elle est De eo qui villam alterius occupaverit. Or beaucoup de ces manuscrits sont à peu près de même date.

[19] Unus vel aliqui de ipsis qui in villa consistunt.

[20] Je sais bien que quelques érudits modernes ont décidé que, par exception, dans ce passage unique, villa signifierait village. Mais comme le mot n'a jamais cette signification, pas même dans les autres passages de la Loi salique et de la Loi ripuaire, je ne me crois pas autorisé à la lui attribuer dans cet unique passage pour les besoins d'un système.

[21] Edictum Chilperici, 5 : Si filii defuncti fuerint, filia accipiat terras ipsas... Et si moritur, fraler aller superstitus fuerit, frater terras accipiant, non vicini.

[22] Lex Salica, LIX, 2 : Si fratrem aut sororem dimiserit, ipsi in hereditatem succedant. Il n'est pas question des vicini.

[23] Voici la phrase de l'édit : Si fratermoriens non derelinquerit superstitem, lune soror ad terra ipsa accedat possidenda.

[24] Lex Salica, LIX, 4 : Et deinde de illis generationibus quicunque proximior fuerit in hereditatem succedat. — La Loi des Bavarois, de même, ne fait aucune mention d'une succession des vicini ; quand il n'y a aucun parent, c'est le fisc qui hérite, XIV, 9, 4.

[25] M. Glasson cite d'après Moser, ou d'après M. Viollet, qui l'empruntait lui-même à Moser, lequel n'en donnait qu'un extrait. Il est toujours imprudent de citer de seconde ou de troisième main. Les érudits devraient s'imposer pour règle d'avoir lu lés textes qu'ils citent.

[26] ... Postquam rex Arnulfus Udalrico comiti in prænominato pago curtem Lustenuvam in jus proprietatis dedit, usus omnes quos prius in eo pago habuimus idem comes nobis auferre voluit et nihil nobis neque in Lustenuve neque circumpiaque in præscripto pago NISI SUB CONDUCTIONE fruendum voluit concedere.

[27] Nos fratres de monasterio S. Galli in pago Ringove talent usum habuimus qualem unusquisque liber homo de sua proprietate juste et legaliter debet habere in campis, pascuis, silvis, lignorum succisionibus, porcorum pastu, piscationibus.... Les moines prétendent posséder ce droit absque petitione et absque conductione, sans en faire la demande et sans en payer la rente, depuis le temps de l'empereur Louis le Pieux, dans toute la forêt, à l'exception de quelques parties que les empereurs s'étaient réservées. Ils ajoutent qu'ils possédaient ce droit de justis et publicis traditionibus, c'est-à-dire en vertu de cessions (traditiones) faites suivant les lois et par actes publics.

[28] Comes et nostris familiis in eodem pago positis solitos usus detraxit.

[29] Eorumdem locorum pagenses (Zeumer, p. 587, Rozière n° 401, Thévenin n° 45). M. Thévenin fait une erreur en traduisant pagenses par paysans. Les vrais paysans ici sont ceux que la charte appelle familia sancti, et ce sont des serfs ou des colons. Les pagenses sont quelques propriétaires du pays.

[30] Zeumer, p. 588. C'est une charte alamaniques de 887 : Dedi ei dotis nomine curtem, silvas, agros, prata..., usum lignorum, pascuarium in communi marca, sicut mihi et progenitoribus meis competit.

[31] Rien de plus clair que cette charte ; j'en citerai seulement la fin : Si autem ille (l'enfant) obierit, fratres ipsius delegatoris casdem possessiones redimere (c'est-à-dire racheter l'usufruit au monastère moyennant une livre d'argent) debeant, si ipsi orphano ejus dum viveret omnem dilectionem exhibuerunt. Si alter eorum cum odio habuerit, tunc aller solus redimat, prævaricatori illi nulla secum in eis rebus communione concessa.

[32] Le texte ne prête pas à double sens : Ego Illarus offertor... dono atque offero in suprascripto monasterio medielatem de campo in Lixino, et in aliis locis ubi mei consortes portio(nem) habent, mea(m) portio(nem). On a peine à comprendre que M. Glasson ait vu là des terres communes. A supposer même que consortes eût le sens de communiers, qu'il n'a jamais, est-ce que cet homme pouvait faire donation de sa part ? Ses coheredes sont ses cohéritiers (il nomme plus loin un de ses frères) et il a le droit de disposer de sa part.

[33] Tradidi particulam HEREDITATIS MEÆ, in villa Englandi, id est curtile unum et duodecimam partem in silva quæ dicitur Braclog cum pascuis et PLENA DOMINATIONE quæ jure legali ad illud curtile pertinere compertum est.