LA MONARCHIE FRANQUE

 

CHAPITRE XII. — LE SERVICE MILITAIRE.

 

 

L'organisation de l'armée et les règles du service militaire sont peut-être les choses où l'invasion germanique a apporté le plus de changements.

On se rappelle que dans les cinq siècles qu'a duré l'empire romain, le principe constant avait été de décharger la population du souci et des dangers de la guerre, grâce à une armée permanente et soldée. Cette armée était cantonnée aux frontières et défendait les provinces contre l'ennemi. Elle ne paraît pas avoir jamais dépassé trois cent mille hommes pour une population qu'on peut évaluer à soixante-quinze millions d'âmes. Elle se recrutait en grande partie par des engagements volontaires, en partie par une sorte de conscription. Mais cette conscription n'était pas une lourde charge, puisqu'il ne se pouvait agir, année moyenne, que de quinze à vingt mille conscrits[1]. Cette charge même fut encore fort diminuée au quatrième siècle, quand l'empire prit l'habitude d'enrôler des barbares, germains, asiatiques, africains, pour tenir dans les troupes auxiliaires la place de ses sujets romains. Moyennant quelque augmentation de l'impôt, le service militaire fut aussi réduit qu'il était possible ; et l'on peut dire que, par ce système des armées permanentes, la population civile était toute à la paix et au travail.

Cette combinaison salutaire d'une armée permanente et d'une population paisible fut détruite par le triomphe des Germains.

Peut-être ne disparut-elle pas tout de suite. Nous ne savons que très imparfaitement quelle était la nature des armées de Clovis. Les seuls renseignements que nous ayons font entrevoir qu'elles se composèrent de deux éléments : d'abord une troupe de guerriers francs, troupe peu nombreuse, mais qui semble bien avoir été une élite ; ensuite les divers corps de troupes romaines qui étaient cantonnés en Gaule et qui se joignirent à Clovis en conservant leur nom, leur uniforme, et même leurs enseignes[2]. C'est donc avec une sorte d'armée permanente, c'est-à-dire avec des troupes composées de vrais soldats, et non pas avec des levées en masse, que Clovis a fait ses conquêtes. Il pratiquait encore à peu près le système romain. Ce système se continua-t-il sous ses fils ? Nous l'ignorons ; mais ce que nous pouvons constater, c'est que sous ses petits-fils il n'existe plus. L'armée composée de vrais soldats s'est désorganisée et a disparu. Parmi tous les documents de la fin du sixième siècle il n'y a pas un seul mot qui indique l'existence d'une armée permanente. Nul doute que chaque roi n'eût autour de sa personne quelques hommes portant des armes, quelques gardes du corps ; mais cela ne ressemblait ni à une armée ni même à un corps de troupe. Qu'on ne se figure donc pas une armée franque restant constituée et défendant la frontière ou gardant par ses garnisons le pays conquis. L'observation des textes et des faits ne montre rien de pareil. Les Mérovingiens n'ont eu ni garnisons à l'intérieur ni troupes aux frontières. Les rois francs n'ont pas eu d'armée.

Ils avaient pourtant le goût de la guerre ; ils avaient surtout l'avidité, que la guerre seule satisfait. Ils avaient aussi un entourage ambitieux et cupide, qui exigeait d'eux les profits que la guerre peut donner[3]. Ils se firent donc sans cesse la guerre entre eux, et ils la firent aux autres États Germains ; car il est à remarquer que tous ces Germains, établis dans l'ancien empire ou à ses portes, loin de se regarder comme solidaires, ne cessèrent pas de se combattre. Nulle époque ne fut plus fertile en expéditions militaires. La Gaule, accoutumée à cinq siècles de paix rarement interrompue, fut dans un état de guerre presque annuel pendant deux siècles. Le roi avait le droit absolu d'entreprendre telle guerre qui lui convenait. Aucune constitution, aucune règle sur ce point ne limitait son droit. Il n'avait à consulter ni peuple ni assemblée, et nous voyons en effet dans tous ces récits de guerre qu'il n'a jamais consulté une nation. Pourvu que les grands de son entourage et de son conseil fussent de son avis, il faisait la guerre quand il voulait et où il voulait[4], en Italie si l'empereur lui avait donné de l'argent pour attaquer les Lombards[5], en Espagne sous quelque prétexte futile[6], et toujours sans politique suivie, sans souci d'aucun intérêt national. N'ayant pas d'armées permanentes pour faire tant de guerres, ces rois imaginèrent la levée en masse. Pour satisfaire leur ambition ou leur cupidité, ils firent marcher la population civile.

Voici comment les choses se passaient chaque fois. Dès que le roi avait résolu une guerre, il envoyait à ses fonctionnaires dans les provinces, c'est-à-dire à ses ducs et à ses comtes, l'ordre de lever l'armée, c'est-à-dire de réunir la population en armes, et de la faire marcher à l'endroit qu'il indiquait[7]. Ainsi, Chilpéric reçoit la nouvelle d'une entreprise de Gontran ; aussitôt il envoie des courriers à ses ducs, à ses comtes, à tous ses agents, avec ordre de faire la levée de l'armée et d'envahir le royaume de son frère[8]. Ailleurs, c'est le roi Gontran qui fait une levée de la population de son royaume et se forme ainsi une grande armée[9]. Le même Gontran, un peu plus tard, lève une armée et lui ordonne de marcher en Espagne ; aussitôt Burgundes, gens d'outre-Saône, gens du Berri, du Périgord, de l'Angoumois, de la Saintonge, de l'Auvergne, et la population de beaucoup d'autres cités, tous se mettent en marche[10]. Une autre fois, c'est contre les Bretons qu'il envoie combattre ses hommes de Burgundie[11]. Ainsi font tous ces rois. Thierri II veut attaquer son frère ; il ordonne aux gens de toutes les provinces de son royaume de se rendre à Langres, et avec cette armée il envahit l'Austrasie[12]. Dagobert Ier prononce presque chaque année le ban de guerre, contre les Wascons, contre l'Espagne, contre les Slaves[13]. Quand il ne s'agissait que d'une guerre locale, le roi ne convoquait que les hommes des provinces voisines ; Ainsi Chilpéric, pour combattre les Bretons, fait marcher les habitants des pays de Tours et de Poitiers[14] ; Sigebert, voulant s'emparer d'Arles, y envoie les habitants de l'Auvergne[15]. Gontran, pour reconquérir le Poitou, lance contre ce pays les gens de l'Orléanais et du Berri[16].

Dès que le comte avait reçu l'ordre du roi et qu'il avait publié le ban dans son ressort, tous les hommes valides devaient prendre les armes et se porter au rendez-vous de guerre. Nous ne voyons pas qu'aucune loi posât des bornes au droit qu'avait le roi d'exiger le service militaire de tous ses sujets. Nous ne voyons pas qu'il y eût de limite d'âge ; tout au contraire il existe une formule d'acte qui marque qu'un vieillard pouvait être astreint au service de guerre[17]. Nous ne voyons pas non plus que le temps de service fût limité à un nombre de jours déterminé, ni que ce service ne pût être exigé que pour la défense du pays. Tout au contraire, les exemples montrent que les hommes pouvaient être envoyés fort, loin et pour de longues expéditions. Des hommes de Burgundie sont envoyés en Espagne ; les gens de l'Auvergne marchent contre les Thuringiens. Le service militaire n'avait pas de bornes légales. La loi ne dit qu'une chose : Quiconque aura été appelé à l'armée par le ban du roi et n'aura pas obéi, sera condamné à une amende de 60 solidi[18]. L'obligation est donc absolue[19]. Grégoire de Tours nous montre, après une expédition militaire, les comtes infligeant une forte amende à tous ceux du pays qui n'y ont pas pris part[20].

Pour le service militaire il n'y avait aucune distinction entre Francs et Romains. Quand on appelait tous les hommes à l'armée, on ne leur demandait pas de quelle race était chacun d'eux. Il est visible dans les récits de Grégoire de Tours et de Frédégaire que, lorsqu'ils parlent des corps d'armée des Bituriges, des Arvernes, des Poitevins, il s'agit chaque fois de troupes fort nombreuses qui ne pourraient pas être composées de Francs seuls. Quand, par exemple, le roi Sigebert charge les Arvernes de prendre pour lui la ville d'Arles, il est visible que ces Arvernes, qui forment une armée sous le commandement de leur comte Firminus, sont en grande majorité des Romains[21]. Quand Grégoire dit que dans une bataille les gens de Bourges étaient au nombre de quinze mille et qu'ils eurent sept mille morts, nous devons bien penser que dans cette population armée les Francs n'étaient qu'une très petite minorité[22]. Les armées des rois mérovingiens n'étaient donc pas des armées franques, mais des armées de toutes races.

Il est même douteux, à voir le grand nombre de ces armées, qu'elles fussent composées uniquement d'hommes libres et de propriétaires fonciers. Dans un temps où la grande propriété dominait, il est peu probable que le pays de Bourges comptât quinze mille propriétaires. D'ailleurs, deux passages de Grégoire de Tours marquent expressément que les simples tenanciers des terres d'église étaient appelés à l'armée, ou bien, faute de s'y rendre, étaient condamnés à l'amende[23].

Comme l'armée n'était pas autre chose que la population virile du royaume, il n'est pas surprenant qu'un écrivain comme Grégoire de Tours l'appelle indifféremment des deux mots exercitus et populus : ils étaient devenus synonymes[24].

Cette armée n'était pas distribuée en légions ou régiments comme les armées régulières. Elle était répartie en cités. Gela est nettement marqué dans les récits de Grégoire de Tours. Nous y voyons un corps d'armée d'Arvernes, et d'autres corps d'armée de Bituriges, de Poitevins, d'Angevins, de Tourangeaux, de Périgourdins. Il est manifeste que chaque cité forme un corps séparé. Les rois francs n'ont pas eu un organisme militaire qui fût distinct de l'organisme civil.

Ils n'ont même pas eu d'officiers spéciaux pour commander aux soldats. Il n'en existait pas pour le recrutement des hommes ; il n'y en avait pas pour leur instruction militaire ; il n'y en avait même pas pour les conduire à l'ennemi. Le comte, ses vicaires, ses centeniers, qui la veille administraient et jugeaient ces hommes, devenaient leurs officiers et leurs généraux. Le comte marchait à la guerre à la tête de ses pagenses, c'est-à-dire de ses administrés devenus ses soldats[25]. Parfois les rois mettaient un duc au-dessus de plusieurs comtes, afin que l'armée fût moins fractionnée.

Nous avons vu que ces ducs, ces comtes, ces patrices, et à plus forte raison ces vicaires et ces centeniers, pouvaient être de race romaine, et que cela était même très fréquent. Ils n'en commandaient pas moins les troupes. Il se pouvait donc que des soldats de race franque eussent des officiers romains. On voit même des Romains qui commandent en chef. Les meilleurs généraux du roi Gontran furent Eunius Mummolus, qui sauva la Gaule d'une invasion des Lombards[26], et Celsus, qui vainquit les Arvernes[27]. Le meilleur général de Chilpéric s'appelait Désidérius[28]. Deux chefs d'une armée de Dagobert s'appelaient Abundantius et Vénérandus, et étaient peut-être des Romains[29]. Pas plus pour le commandement que pour le service militaire, on ne regardait à la race[30].

Par ces levées en masse, la population se trouvait arrachée presque chaque année à ses travaux. D'ailleurs nous ne voyons pas qu'on prît soin d'instruire ces hommes à l'avance ; aucun indice qu'il y eût en temps de paix des exercices militaires. Ces hommes n'avaient donc ni la pratique des armes, ni la cohésion, ni la discipline. Ils étaient des laboureurs, des artisans, des propriétaires, tout excepté des soldats.

Aussi formaient-ils de mauvaises armées. Je vois que les historiens modernes se figurent volontiers ces armées franques comme invincibles. Mais regardons les contemporains ; ils nous présentent les choses tout autrement. Dès le milieu du sixième siècle nous comptons une série de grandes déroutes : Clotaire Ier est vaincu par les Saxons[31] ; une armée austrasienne est exterminée par des bandes de Huns[32] et une armée burgunde par les Lombards[33]. Le roi d'Austrasie Sigebert, pour faire la guerre à son frère Chilpéric, ne peut pas assez compter sur ses Austrasiens ; il appelle des auxiliaires d'outre-Rhin et livre la Gaule à des troupes de Germains qui la pillent[34]. Plus tard Brunehaut, maîtresse des trois quarts de la Gaule, ne croira pouvoir résister à Clotaire II qu'en appelant aussi les Germains à son aide[35]. C'est apparemment que, dans la Gaule, ou bien les hommes manquent, ou bien ils refusent de servir, ou bien ils servent trop mal. Les expéditions faites en Italie se terminent misérablement[36]. Ce qui est plus honteux que des défaites, c'est l'indiscipline, le désordre et la lâcheté qui règnent dans ces armées. Il faut citer un exemple. En 585, le roi Gontran voulut enlever aux Wisigoths la Septimanie. Il ordonna une levée générale el fit marcher toutes les forces de la Burgundie et de l'Aquitaine réunies. On se porta sur Carcassonne. Nulle résistance ; la ville ouvrit ses portes. Mais un jour, sans même qu'il y eût d'ennemi, une panique inexplicable se mit dans cette armée, et tous revinrent dans leur pays, abandonnant même leurs bagages[37]. Les Goths survenant n'eurent qu'à massacrer des fuyards. Le scandale était si grand, que le roi fit venir devant lui lés chefs de cette armée pour les réprimander ; mais les chefs lui répliquèrent : Que pouvons-nous ? personne ne craint le roi, personne ne respecte ni duc, ni comte ; si nous voulons punir une faute, on se révolte[38].

De telles armées semblaient se faire battre exprès. Sous Dagobert Ier, une armée austrasienne fut si complètement battue par les Wendes, que le chroniqueur attribue cette déroute à une aberration d'esprit des Austrasiens, qui se croyaient haïs par leur roi[39]. Dagobert, instruit par cette expérience, paraît avoir essayé de former des corps d'élite et une véritable armée de soldats à la fois plus disciplinés et plus braves[40]. Mais, si cet essai fut tenté, il n'aboutit pas ; car nous voyons, bientôt après, son fils Sigebert II reprendre le système des levées en masse et, à la tête de toute la population virile de l'Austrasie, être mis en pleine déroule par les Thuringiens[41]. Le chroniqueur représente le jeune roi pleurant sur son armée détruite.

Le service militaire n'était pas rétribué ; l'homme ne recevait, pas de solde ; il est même fort douteux qu'il fût nourri par l'État. Il devait supporter, non seulement les fatigues et les dangers, mais tous les frais de la guerre. Puisqu'on ne le nourrissait pas, il fallait bien tolérer qu'il se nourrît aux dépens des pays qu'il traversait. De là un immense désordre. Le droit de vivre sur l'habitant était prétexte à de bien autres pillages. Ecoutons Grégoire de Tours, qui ne dit pas les choses d'une manière abstraite et vague. Les gens du pays de Bourges, lancés par le roi Gontran contre les gens de Tours, mettent le feu partout[42]. Une autre fois les gens de l'Anjou envoyés contre ceux de Bourges brûlent et pillent au point qu'il ne reste plus dans la campagne une seule maison, une seule vigne, un seul arbre[43]. Les gens de l'Orléanais envoyés contre ceux du Poitou pillent, brûlent, massacrent[44]. Mais ce n'est pas seulement en pays soi-disant ennemi que ces horreurs se commettent. Ces gens d'Orléans, revenant du Poitou par le pays de Tours, font les mêmes pillages, brûlent les églises et enlèvent tout ce qu'ils peuvent trouver[45]. Une armée du roi de Burgundie envoyée pour conquérir la Septimanie commence par ravager le pays burgunde, les bords de la Saône et du Rhône ; elle enlève récoltes et troupeaux, et remplit son propre pays de meurtres et d'incendies[46]. Le corps d'armée qui vient d'Aquitaine commet les mêmes ravages ; en traversant le territoire de Nîmes, ils brûlent les oliviers, ils coupent les vignes[47]. On ne saurait dire, ajoute Grégoire, combien sur leur passage, en leur propre pays, ils commirent de meurtres et de vols. Dans l'Auvergne, toutes les églises situées dans le voisinage de la grande route que suivait l'armée, furent dépouillées même de leurs vases sacrés[48]. Et cela se répétait dans chaque expédition[49]. Il paraît que le service militaire ainsi entendu pouvait être fructueux, car nous voyons qu'un jour, les Tourangeaux n'ayant pas été convoqués à une expédition qui se faisait dans la Gaule même, beaucoup d'entre eux voulurent s'y joindre pour le gain[50].

Telles furent les armées mérovingiennes. On est bien loin de la vérité quand on se figure que ce fussent des armées franques. On en est loin encore quand on représente ces rois entourés d'une troupe de fidèles et faisant la guerre par eux. Ni Grégoire de Tours, ni Frédégaire, ni aucun document de l'époque ne mentionne une troupe de fidèles combattant pour son roi. Rien ne signale une classe d'hommes qui soit spécialement vouée à la guerre. Cette idée que je trouve encore dans des livres d'aujourd'hui, à savoir que les fils et les petits-fils de Clovis se sont partagé les fidèles ou les guerriers, et que par eux ils se sont fait la guerre l'un à l'autre, est de pure imagination moderne. Ce qu'on se partage, ce sont des cités, non des guerriers. Et quand ces rois se font la guerre, c'est avec la population civile de ces cités. Les textes, sur ce point, sont abondants et clairs. Il n'y a rien de féodal dans une armée mérovingienne.

Les Francs n'ont apporté aucun organisme militaire d'un caractère particulier. Ils ont seulement laissé tomber l'organisme romain, c'est-à-dire les troupes permanentes et soldées, et ils n'ont su lui substituer que le grossier système de la levée en masse, sans distinction de races ni d'aptitudes. Dès lors le service militaire, c'est-à-dire la guerre presque chaque année, la guerre pour toute espèce de motif excepté l'intérêt public, est devenue la plus lourde charge qui pût être imposée à une population. Cette levée en masse produisit d'ailleurs ses résultats naturels, ruine du pays, faiblesse de l'armée, indiscipline et défaites. Il est singulier que ce soit dans l'ordre militaire que les rois francs aient le plus montré leur incapacité[51].

Quelques lecteurs s'étonneront peut-être que nous ne fassions pas ici un chapitre sur ce qu'on appelle les bénéfices mérovingiens. C'est une opinion fort en vogue que ces rois concédaient leurs domaines en bénéfices temporaires à leurs guerriers. Ceux qui professent cette opinion ajoutent même que ces terres bénéficiales furent pour ces rois le principal moyen de gouvernement, qu'ils furent forts tant que ces terres leur restèrent en mains, qu'ils devinrent faibles parce qu'ils les perdirent. Cette théorie est en dehors des textes, et nous verrons même plus loin que les textes la contredisent. Il est tout à fait inexact que les rois aient concédé leurs domaines en bénéfices à leurs guerriers, inexact que les guerriers aient retenu ces terres malgré les rois, inexact que les rois mérovingiens aient perdu leurs domaines, inexact qu'ils aient gouverné avec ces terres, inexact que leur impuissance soit venue de ce qu'ils les eussent aliénées. Toute cette théorie, si ingénieuse qu'elle soit, ne supporte pas le contact des documents. Elle est toute moderne et on ne trouve rien dans les écrits de l'époque qui la justifie. Elle a été imaginée par des esprits qui visaient plutôt à expliquer brillamment les faits qu'à les comprendre exactement, et elle a plu à la foule des lecteurs parce que la foule préfère des explications hâtives et simples aux études sincères et longues. Mais l'histoire est une science ; elle procède suivant une méthode rigoureuse ; elle doit voir les faits comme les contemporains les ont vus, non pas comme l'esprit moderne les imagine. Nous étudierons ailleurs l'institution bénéficiaire ; nous la décrirons dans le plus complet détail. Qu'il nous suffise de dire ici qu'elle n'a pas été un moyen de gouvernement et qu'elle n'a été pour rien dans les révolutions de l'époque mérovingienne.

 

 

 



[1] Voyez plus haut, au t. Ier du présent ouvrage.

[2] Procope, De bello gothico, 12 : κ τν καταλγων ς τδε το χρνου δηλονται, ς ος τ παλαιν τασσμενοι στρατεοντο, κα σημεα τ σφτερα παγμενοι οτω δ ς μχην καθστανται, kα σχμα τν ωμαων διασζουσιν.

[3] Voyez des exemples de cela dans Grégoire, III, 11-12 ; IV, 14-16.

[4] Les exemples sont nombreux : Grégoire, III, 7 ; III, 11 ; III, 29 ; IV, 18 ; V, 27 ; VI, 19 ; VII, 24 ; VII, 42 ; VIII, 30 ; IX, 18 ; IX, 25 et 51 ; X, 9. — Frédégaire, Chron., c. 10, 21, 27, 37, 38, 68, 75, 78, 87.

[5] Grégoire, VI, 42 ; VJII, 18. — Cf. Paul Diacre, Hist. Langobardorum, II, 17, -22, 29, 31.

[6] Grégoire, III, 10 ; III, 29 ; VI, 42 ; VIII, 28-30.

[7] Le terme ordinairement employé dans le langage du temps pour désigner cette levée de la population était commovere exercilum, commovere populum, commovere gentes. Grégoire, II, 57 : Commolo exercitu. III, 28 : Commoventes exercitum. IX, 18 : Jussit commoveri exercitum. VIII, 30 : Commoto omni exercitu regni sui. X, 5 : Commoto Campaniæ populo. VII, 24 : Commotis gentibus regni sui. — Frédégaire emploie le mot movere ou promovere dans le même sens, c. 27, 57, 38, 78.

[8] Grégoire, VI, 19 : Cumque hoc regi Chilperico nuntiatum fuisset, misit nuntios comitibus ducibusque vel reliquis agentibus, ut collecto exercitu in regno germani sui inruerent.

[9] Grégoire, VII, 24 : Rex Guntchramnus, commotis gentibus regni sui, magnum junxit exercitum.

[10] Grégoire, VIII, 30 : Guntchramnus rex commoveri exercilum in Hispanias præcepit.... Commoto omni exercitu regni sui.... Gentes quæ ultra Ararim et Rhodanum commanebant cum Burgundionibus junctæ.... Biturici, Santonici cum Petragoricis, Egolismensibus et reliquarum urbium populo.... Nicetius dux cum Arvernis.

[11] Grégoire, IX, 18.

[12] Fredegarii Chronicon, 38 : Anno 17 regni sui Lingonas de universas regni sui provincias mense madio exercitus adunatur.

[13] Fredegarii Chron., c. 68 : Dagoberlusjubet de universo regno Austrasiorum contra Samonem et Winidos movere exercitum. C. 75 : Exercitum in auxilium Sisenandi de loto regno Burgundix BANNIRE præcepit. C. 78 : Dagobertus de universo regno Burgundiæ exercitum promovere jubet... contra Wascones. — De même sous sou fils Sigebert ; ibidem, c. 87 : Contra Thuringos... jussu Sigiberti omnes leudes Austrasiorum in exercitu gradiendum BANNITI sunt.

[14] Grégoire, V, 26.

[15] Grégoire, IV, 30.

[16] Grégoire, VII, 12 ; VII, 24.

[17] C'est la formule par laquelle le roi exempte du service, par faveur personnelle, un homme qui est vieux, dum senex esse videtur (Formulæ Senonicæ, Zeumer, p. 195, Rozière, n° 38). Il résulte de ce texte que des hommes âgés, s'ils n'obtenaient pareille faveur, pouvaient être astreints au service de guerre.

[18] Lex Ripuaria, 65 : Si quis... in hoste bannitus fuerit, et minime adimpleverit, 60 solidos multetur. — On sait que, dans la langue du sixième et du septième siècle, hostis signifie l'armée ; c'est le sens qu'il a déjà dans Grégoire de Tours, dans la Loi salique et dans la Loi ripuaire ; c'est le sens qu'aura le mot ost au moyen âge.

[19] Dans la pratique, il y avait beaucoup d'exemptions. Une formule du recueil d'Angers, n° 57 (56), nous montre un fils qui marche à l'armée à la place de son père ; c'est donc que le fils n'avait pas été nommément appelé. Peut-être n'était-il pas d'usage de prendre deux hommes d'une même famille à la fois.

[20] Grégoire, VII, 42 : Post hæc, edictum a judicibus datum est ut qui in hac expeditione iardi fueran, damnarentur. Biturigum contes misit pueros suos ut in domo B. Martini qux in hoc termino sila est, hujusmodi homines spoliare deberent.... Dixerunt : Prelia solvetis pro eo quod regis imperium neglexislis. — V, 26 : Chilpericus bannos jussit exigi pro eo quod in exercitu non ambulassent.

[21] Grégoire, IV, 30 : Sigibertus rex Arelatensem urbem capere cupiens, Arvernos. commovere præcepit ; Firminus cornes cum ipsis in capite abiit.

[22] Grégoire, VI, 31.

[23] Grégoire, V, 26, et VII, 42. Dans le premier passage, Chilpéric exige le bannus des pauperes et juniores ecclesiæ, c'est-à-dire des hommes dépendant de l'église de Tours et qui auraient dû être, à titre d'hommes dépendants, libres de toute obligation envers l'État, nullam solverent publicam functionem. Dans le second, les agents d'un comte se présentent dans un domaine qui est la propriété de l'église de Saint-Martin, et prétendent lever l'amende sur les tenanciers de ce domaine. — La Loi ripuaire, tit. LXV, 2, montre que les hommes qu'on appelait romani, ecclcsiastici ou regii, c'est-à-dire les hommes en condition d'affranchis, étaient astreints au service ; l'amende n'était d'ailleurs pour eux que la moitié de celle des hommes libres. — Quant aux esclaves, ils étaient exempts.

[24] Les exemples sont innombrables ; nous n'en citerons que quelques-uns. Grégoire, X, 3 : Commolo Campaniæ populo. Dans une même phrase, IV, 45 (44), l'armée de Mummolus est appelée exercitus et populus. Ailleurs, IV, 27 : Terga vertente exercitu... magna strages de populo fuit. VI, 51 : Duces cum reliqua parte populi. VII, 55 : Relictis plaustris cum populo minore. VIII, 50 : Similiter Biturici cum reliquarum urbium populo ad Carcassonam urbem devecti : puis l'auteur, décrivant la panique qui se met dans celle armée, dit : Ex hoc omnis populus timore pertetrilus ad propria regreditur.

[25] Fredegarii Chronicon, c. 87 : Ænovalus cornes Sagiontensis cum pagensibus suis... adpugnandum porrexerunt. — Dans Grégoire, VIII, 30, Nicétius, qui est qualifié Arvernorum dux à la fin du chapitre, commande le corps des Arvernes dans l'expédition dirigée contre l'Espagne : Nicetius dux cum Arvernis in hac expeditione commolus. — Grégoire, IV, 30 : Sigibertus Arvernos commovere præcipit ; crat tunc Firminus cornes urbis illius, qui cum ipsis in capite abiit.

[26] Grégoire, IV, 42.

[27] Grégoire, IV, 30.

[28] Grégoire, VI, 12 ; VII, 51 ; VIII, 45. Ce Désidérius paraît avoir été un homme du Midi, probablement d'Agen, VIII, 45.

[29] Fredegarii Chronicon, c. 75.

[30] Ces faits contredisent la théorie qui règne sur la manière de distinguer e tombeau d'un Franc du tombeau d'un Romain. Quand vous trouvez une arme, dit-on, c'est le tombeau d'un Franc (Digot, Hist. d'Austrasie, t. III, p. 341). C'est une erreur. Il y avait des Romains qui étaient soldats, qui se distinguaient à la guerre, et on pouvait enterrer leurs armes avec eux, comme on faisait aux Francs. La règle que les érudits ont établie pour distinguer les races dans le tombeau est fort arbitraire.

[31] Grégoire, IV, 14.

[32] Grégoire, IV, 29.

[33] Grégoire, IV, 42.

[34] Grégoire, IV, 30 (49) : Sigibertus rex gentes illas quæ ultra Renum habentur conimovit.... Vicos qui circa Parisius erant flamma consumpsil, et lam domus quam res reliquæ ab hoste direptæ sunt. Notez que hoste ne signifie pas l'ennemi, mais l'armée, l'armée de Sigebert. Obteslabat rex ne hæc fierent, sed furorem gentium quæ ulteriore Rheni parte venerant, superare non poterat.

[35] Fredegarii Chronicon, 40 : Brunichildis Sigibertum in Thoringia dirigit atque Warnarium majorem domus...ut gentes ultra Rhenum attraherent qualiter Chlotario posset resistere.

[36] Grégoire, VIII, 18. Paul Diacre, Hist. Lang., II, 2 ; III, 29.

[37] Grégoire, VIII, 30 : Cum ad Carcassonam urbem accessissent, reseratis sponte ab habitatoribus portis, nullo resistente, ingressi, nescio quo cum. Carcassonibus scandalo commoli, urbem (urbe) egressi sunt.... Ex hoc omnis populus (l'armée) timore perterritus, ad propria regredi destinons, universa reliquit quæ vel per viam ceperat, vel quæ secum adduxerat. — Plus tard une autre armée fut encore détruite en Septimanie par les Goths (Grégoire, IX, 51).

[38] Grégoire, VIII, 30 : Quid faciemus ? Nullus regem metuit, nullus ducem, nullus comitem reveretur ; et si fortassis aliquis eo emendare conatur, statim seditio in populo, statim tumultus exoritur.

[39] Fredegarii Chronicon, c. 68 : De exercitu Dagoberti gladio trucidantur (a Venedis) et exinde fugaciter omnes tentorios et res quas habiterent relinquentes ad proprias sedes revertuntur.... Istam victoriam non tantum Sclavorum fortitudo obtinuit quantum dementatio Austrasiorum, dum se cernebant cum Dagoberto odium incurrisse.

[40] C'est ce qu'on peut induire de ces mots de Frédégaire, c. 74 : Scaram de electis viris forlibus de Neuster et Burgundia secum habens. Il ne fit d'ailleurs avec cette troupe qu'une démonstration sur le Rhin et laissa aux Saxons, en leur faisant remise de tout tribut, le soin de contenir les Wendes.

[41] Fredegarii Chronicon, c. 87 : Jussu Sigiberti omnes leudes Austrasiorum (nous avons vu que, dans ce chroniqueur, le terme leudes a une signification très étendue et peut s'appliquer à tous les sujets du roi) in exercitum gradiendum banniti sunt. C'est donc le ban militaire, la convocation générale. La suite confirme cela : Gentes undique de universis regni sui pagis cum ipso adunati sunt. — Prælium sine consilio initum est.... Tanta strages de exercitu Sigiberti facta est ut mirum fuisset.

[42] Grégoire, VII, 12 : Bilurici....infra terminum Turonicum incendia facere cœperunt.... Maroialensem ecclesiam incendio cremaverunt.

[43] Grégoire, VI, 51 : Cuncta incendio tradens atque devastans Duces ad civitatem pervenerunt, cuncla diripientes vel dévastantes, talisque depopulatio facta est ut nec domus remaneret nec vinea nec arbores.

[44] Grégoire, VII, 24 : Aurelianenses infra terminum Pictavum ingressi prædas, incendia atque homicidia faciebant.

[45] Grégoire, VII, 24 : Per Turonicum transcuntes, similiter faciebant, ita ut ipsæ quoque ecclesiæ incenderentur, et quæcunque invenire potuissent diriperentur.

[46] Grégoire, VIII, 30 : Ararica Rhodaniticaque littora tant de fructibus quam de pecoribus depopulata sunt. Mulla homicidia, incendia, prædasque in regione propria facientes, et ecclesias denudantes, clericos ipsos interimentes.

[47] Grégoire, VIII, 30 : Biturici, Santonici cum Petracoricis, Egolismensibus... similia mala gesserunt.... Hi qui Nemausum aggressi fuerant, devastantes uni versa, succensis domibus, incensis segetibus, discissis olivetis, vinetisque succisis.... Tantaque per viam scelera, homicidia, prædas, direpliones per regionem propriam fecerunt ut memorari perlongum sit.

[48] Grégoire, VIII, 30 : Tunc et Arvernæ regionis ecclesiæ, quæ viæ publicæ propinqum erant, a ministeriis denudatæ sunt.

[49] Grégoire, X, 5 : Ad Mettensem urbem... tanlas prædas tantaque homicidia ac cœdes perpetravit ut hostem propriæ regioni putaretur inferre ; alii quoque duces simililer fecere, ut prius regionem propriam afficerent quam quidquam victorix de inimica génie patrarent. — X, 9 : Per viam qua abierunt, incendia, homicidia, spolia ac mulla scelera egerunt.... Per Turonicum transeuntes, prædas agentes, multos expoliaverunt.

[50] Grégoire, VII, 28 : Seculi sunt exercitum de Turonicis rnulli, lucri causa.

[51] En Espagne aussi les rois wisigoths ont pratiqué le système de la levée générale de la population sans distinction de race. Lex Wisigothorum, IX, 2, 9 : Id decernimus ut quisquis ille est, sive dux sive cornes atque gardingus, SEU SIT GOTHUS SIVE ROMANUS, necnon ingenuus quisque vel etiam manumissus, seu etiam quislibet ex servis fiscalibus, quisquis horum est in exercitum progressurus, decimam partem ser vorum suorum secum in expeditionem bellicam ducal, ita ut hæc ipsa pars decima servorum non inermis existat, sed vario armorum genere instructa appareat. On voit que les Romains devaient le service de guerre comme les Goths, les non-propriétaires comme les propriétaires, les affranchis comme les hommes libres, et même les esclaves, au moins dans la proportion d'un sur dix, et sous les ordres de leurs maîtres. Chez les Wisigoths comme dans l'État mérovingien, l'organisation militaire n'était pas distincte de l'organisation civile. Les hommes de chaque cité marchaient sous les ordres de leur comte et de leurs centeniers (Lex Wisigothorum, IX, 2, 5-6). En Italie seulement, la distinction des races a été observée pour le service militaire sous Odoacre et sous Théodoric ; la population indigène, moyennant une augmentation d'impôt, a été dispensée du service de guerre.