LA MONARCHIE FRANQUE

 

CHAPITRE IX. — LE MAIRE DU PALAIS.

 

 

On a beaucoup discuté au sujet du maire du Palais, et l'on s'est quelquefois égaré sur la nature de ses fonctions et sur son rôle politique. Ce n'est pourtant pas que les documents fassent défaut, ni qu'ils manquent de clarté[1].

Pour comprendre ce maire du Palais, il faut partir de ce qu'était le Palais. Nous venons de voir que le Palais était un immense corps qui comprenait tout l'entourage du roi, tous les hommes attachés à sa personne, tous les dignitaires et fonctionnaires royaux. Le maire était le chef de ce grand corps. De là son nom, major domus ou major palatii[2]. Nous avons reconnu plus haut que domus, domus regia, palatium, étaient des termes synonymes ; et quant au mot major, il était un des termes qui dans la langue du temps marquaient la supériorité ; il signifiait chef. Major domus signifie donc chef du Palais ; le même personnage est souvent appelé præpositus palatii, præfectus aulæ, gubemator palatii[3]. Toutes ces expressions sont synonymes. Elles marquent que le personnage auquel elles s'appliquent est par essence le chef du Palais.

On a beaucoup cherché l'origine de cette fonction, et l'on s'est partagé comme toujours, les uns lui assignant une origine germanique, les autres une origine romaine. La vérité n'est pas tellement systématique, mais elle est plus complexe.

Il est très admissible que, dans l'ancienne Germanie, les riches personnages et surtout les rois eussent des chefs de leur maison. Cette origine germanique n'est pas signalée par des documents ; mais elle est une conjecture très vraisemblable. L'origine romaine est encore plus sûre, parce qu'elle est signalée par un grand nombre de faits et de textes.

Regardons d'abord les usages des particuliers, et transportons-nous chez un de ces grands propriétaires romains du quatrième siècle. Ce qu'on y appelle la maison, domus, ce n'est pas seulement une habitation : c'est l'ensemble des biens, des terres, des serviteurs, qui appartiennent à un propriétaire. Nous voyons par un passage de Grégoire de Tours que, dans la langue du sixième siècle, ce qu'on appelle cura domus comprend à la fois l'exploitation des domaines et le gouvernement de tout le personnel domestique[4]. Or il était assez fréquent, sinon d'un usage universel, que le riche et puissant propriétaire mît à la tête de sa maison un chef qui la gouvernât à sa place et par qui son autorité fût toujours présente. Ce chef n'était qu'un serviteur vis-à-vis du maître, mais il était un maître vis-à-vis des autres serviteurs. Il avait ordinairement le titre de major, terme qui indiquait la supériorité, l'autorité, et on l'appelait major domus[5]. On trouve ce maire de la maison dans la société romaine du cinquième siècle. Avitus écrit à l'Italien Elpidius qu'il a reçu les lettres que celui-ci lui avait envoyées par le maire de sa maison, et qu'il a chargé ce maire de lui remettre sa réponse[6]. Un écrivain du septième siècle nous dit encore que c'est l'usage dans les maisons des grands que le chef établisse au-dessus de ses serviteurs, pour se faire mieux obéir d'eux, un major domus[7]. Les historiens nous signalent ce maire dans la maison des reines ou des filles de roi[8]. Nous voyons que des évêques avaient un maire de leur maison[9].

Passons des maisons des grands aux palais des souverains. Dans le palais impérial nous ne trouvons pas le titre de major domus ; mais nous trouvons une fonction qui sous un autre nom paraît se rapprocher beaucoup de celle du maire du Palais : c'est celle qu'on appelle cura palatii[10]. Les écrivains, il est vrai, ne nous disent pas quelles attributions y étaient attachées[11]. Mais la fonction paraît avoir été l'une des plus considérables du Palais. Aétius l'exerça quelque temps[12]. Sidoine Apollinaire parle d'elle comme du couronnement de la carrière d'un homme de cour[13]. D'autres écrivains mentionnent le titre de præpositus palatii, et il est possible, sans qu'on puisse l'affirmer, que les deux titres aient désigné la même charge[14]. Ce haut dignitaire se retrouve sous Justinien et après lui. Narsès fut quelque temps chef du palais[15].

Si nous passons de l'Empire aux royaumes germains, nous trouvons partout un chef du Palais. Il y en a chez les rois Vandales, chez l'Ostrogoth Théodoric, chez les rois Wisigoths, chez les rois Burgundes[16]. Nous en voyons un aussi chez les exarques, qui sont des vice-rois de l'Italie au nom de l'empereur grec[17]. Partout son titre est celui de major domus. Il n'est pas certain que dans tous ces États les maires eussent des fonctions exactement semblables. On comprend surtout qu'ils ne soient pas parvenus partout à la même puissance. Cette mairie était une institution générale, commune aux maisons des riches et au palais des souverains, commune aux empereurs et aux rois barbares, mais qui, par cela même, devait se modifier selon les lieux et selon les temps.

Les rois mérovingiens n'ont eu dans leurs maires du Palais que ce qui existait avant eux, autour d'eux, partout. Comme tous les souverains, ils avaient un chef de leur maison qui en gouvernait le nombreux personnel.

Cette autorité du maire sur le Palais est bien marquée par les écrivains du temps. Il régit la cour du roi, dit l'un d'eux[18]. Il régit le Palais[19]. Il est élevé au-dessus de toute la maison royale[20]. Il a le soin du Palais[21]. Tous les services du Palais sont dirigés par lui[22]. Il est comme un prince du Palais[23].

C'est que ce grand corps des palatini, qui gouvernait le royaume, avait besoin lui-même d'être gouverné. A cette multitude d'hommes de toute nature, de toute race, de tout emploi, il fallait un chef. Les monarques absolus sont facilement les maîtres du peuple qui est loin d'eux ; ils le sont moins facilement des dignitaires qui les approchent. Il était impossible que l'autorité du roi mérovingien s'exerçât personnellement sur chaque fonctionnaire, sur chaque bureau du Palais. Il devait pourtant tenir à avoir son Palais dans sa main. Il lui imposa donc un chef qui le régit en son nom. Ce fut le maire du Palais.

Telle est l'origine et telle est l'essence de la mairie ; regardons maintenant quels pouvoirs lui étaient conférés.

Le maire avait d'abord, comme chef du Palais, un droit de justice et de coercition sur tous les hommes qui composaient le Palais, c'est-à-dire sur tous les grands du royaume. Cela est. bien marqué par un écrivain du septième siècle ; il raconte que Chrodinus dont on voulait faire un maire du Palais, refusa celte charge en alléguant qu'il était uni par la parenté à la plupart des grands, et qu'il se trouverait ainsi hors d'état de mettre l'ordre parmi eux, de leur imposer la discipline, de prononcer contre eux des arrêts de mort[24]. Le maire était donc chargé de maintenir l'ordre et l'obéissance parmi ces puissants personnages qui composaient le Palais. Il jugeait et punissait leurs fautes.

Or le Palais ne se composait pas seulement des hommes attachés au service de la personne royale. Dans un sens plus large, il comprenait les fonctionnaires et les administrateurs. Au Palais se rattachaient les ducs et les comtes qui gouvernaient les provinces et en général tous ceux qui exerçaient un emploi public, tous ceux que le roi avait revêtus d'une dignité. Par là le maire se trouvait le chef de tous les grands du royaume et les tenait sous son autorité.

Outre les grands, il y avait de simples hommes libres qui obtenaient du roi le privilège d'être placés sous sa protection personnelle. Ceux-là avaient désormais pour chef et pour juge le maire du Palais[25].

On n'avait probablement pas songé, en instituant ce maire, à faire de lui un homme politique et un chef de l'administration ; mais il le fut par cette seule raison que toute la vie politique et toute l'administration se concentraient dans le Palais. On n'avait pas pensé à fixer ses attributions ; mais il se trouvait que le Palais possédait en soi la justice suprême, la gestion des finances, le gouvernement tout entier ; le chef de ce Palais fut donc le premier des juges, le premier des trésoriers, le premier des administrateurs. Il semble bien que le plaid royal, en l'absence du roi, fût tenu et présidé par lui[26]. Il avait la haute main sur les finances, ordonnait la levée des impôts, parfois les percevait en personne[27]. C'était lui qui veillait sur la conservation du domaine royal. Une terre avait-elle été usurpée par un particulier ou par une église, c'était le maire qui, par les voies judiciaires, la faisait rentrer dans le domaine. Par contre, si une terre avait été indûment confisquée, c'était lui qui la restituait à son légitime propriétaire.

Aucun écrivain du temps ne nous donne la liste de ses attributions, et sans doute cette liste n'existait pas. Elles étaient indéfinies et illimitées. Il est curieux d'observer comment un chroniqueur contemporain apprécie individuellement chacun de ces maires. La nature de l'éloge ou du blâme fait entrevoir la nature des fonctions. Le maire Bertoald était sage et avisé, vaillant au combat, fidèle à sa parole avec tous ; apparemment il avait quelques aptitudes administratives, puisque le roi l'envoya faire une inspection financière dans les provinces[28]. Le maire Protadius était d'une extrême adresse, actif en toutes choses ; mais il préférait l'intérêt du fisc à l'intérêt des particuliers, et montrait trop de zèle à enrichir le trésor royal et lui-même[29]. Le maire Claudius était un homme prudent, beau parleur, actif en toute sorte de fonctions, patient, avisé, instruit dans les lettres, fidèle à sa parole, aimé et ami de tous[30]. Æga était grand observateur de la justice, habile en ses discours, toujours prêt à répondre ; on lui reprochait trop d'avidité ; c'est pourtant lui qui fit restituer à leurs propriétaires plusieurs biens que ses prédécesseurs avaient sans droit réunis au fisc[31]. Erchinoald était patient, bon, avisé, humble envers les évêques, répondant à tous avec bienveillance, exempt d'orgueil et de cupidité[32]. Laissons de côté le plus ou moins de vérité individuelle qui peut se trouver dans ces divers jugements du chroniqueur, et cherchons plutôt la vérité générale qui s'en dégage. En réunissant tous ces traits, nous reconnaissons que le maire est tantôt un juge, tantôt un chef d'armée, mais bien plus souvent un administrateur qu'un guerrier, qu'il lui faut être actif en toute sorte de choses, qu'il répond à tout, que tous s'adressent à lui, que tout dépend de sa bonté, de son orgueil, ou de sa cupidité, que les évêques même sont en relations avec lui, qu'il a les finances dans sa main sans contrôle, au point qu'il peut s'enrichir autant qu'il veut, qu'enfin c'est lui qui prononce les confiscations ou les restitutions de terres. Ainsi ses attributions, sans être bien définies, s'étendent à tout.

Il est bon de remarquer que les rois francs, en prenant à leur usage l'administration impériale et presque tous les titres du Palais des empereurs, n'avaient pourtant pas osé lui emprunter les dignités les plus hautes ; ils n'avaient donc ni le magister officiorum, ni le comes largitionum, ni le magister militiæ. C'est l'absence de ces hauts dignitaires qui fit que le maire du Palais fut tout à fait le premier. Il eut à lui seul les trois sortes d'autorité que les empereurs avaient réparties entre ces trois dignitaires. Tous les administrateurs des provinces dépendirent de lui, de même que dans l'Empire ils avaient dépendu du magister officiorum. Étaient-ils nommés directement par lui ? Il est clair que le diplôme de nomination était rédigé au nom du roi. Mais beaucoup de faits du septième siècle donnent à penser que les nominations, signées par le roi, avaient été préparées par le maire. Un chroniqueur nous fait voir très nettement que le maire pouvait révoquer des ducs et des comtes et en nommer d'autres à leur place[33]. Le maire était donc une sorte de ministre de l'intérieur, de qui dépendaient toutes les nominations. Un hagiographe dit que les gouverneurs de provinces n'agissaient que par ses conseils et ses instructions[34].

On peut donc considérer le maire du Palais comme le premier ministre, et même le ministre unique de cette monarchie absolue. Cela s'était produit naturellement et n'était que la conséquence de la nature même du Palais. Comme le Palais était l'ensemble de tous les grands du roi, de tous les fonctionnaires du roi, le chef du Palais se trouva nécessairement le chef de tout ce qui était fonctionnaire et de tout ce qui était grand. Il commandait à tout ce qui commandait. Le Palais gouvernait le royaume ; le maire gouvernait le Palais et par lui le royaume. C'est ainsi qu'il fut le maître de tout[35].

Quelques historiens modernes ont pensé que ce maire du Palais avait été élu par les grands eux-mêmes ; par suite ils ont représenté ce personnage comme un chef de l'aristocratie contre les rois, en sorte que ces rois mérovingiens n'auraient eu dès l'origine qu'une autorité nominale[36]. Il faut chercher si les documents justifient cette opinion.

On passage de l'abréviateur de Grégoire de Tours paraît d'abord l'autoriser, et c'est principalement sur lui qu'on s'est appuyé. Il rapporte que sous la minorité de Sigebert tous les Austrasiens choisirent Chrodinus pour maire du Palais, et que, sur le refus de celui-ci, ils élurent Gogon[37]. Ce qui diminue la valeur de cette assertion de l'abréviateur anonyme, c'est qu'elle ne se trouve pas dans Grégoire de Tours et qu'on ne sait pas à qui l'abréviateur l'a empruntée. Il commet d'ailleurs une erreur manifeste quand il parle de la minorité et de l'enfance de Sigebert, qui avait vingt-six ans lorsqu'il devint roi. Il est enfin en contradiction avec un auteur contemporain. Fortunatus, qui connaissait personnellement le principal personnage de cette histoire, s'adressait au maire Gogon et lui écrivait : C'est le choix du roi Sigebert qui t'a porté à ta haute dignité ; c'est le roi qui t'a choisi[38].

Il n'est dit d'aucun autre maire du Palais, durant tout le sixième siècle et la première moitié du septième, qu'il ait été élu par les grands. Nous voyons au contraire que Protadius fut nommé maire par le roi Thierri sur le conseil de Brunehaut, et contre le vœu des grands, qui ne tardèrent pas à l'assassiner[39]. Le maire Florentianus, qui se montra si zélé pour le rétablissement des impôts et qui exhuma du Palais les anciens registres des contributions, n'avait certainement pas été élu par les Francs. Il ne paraît pas non plus que ce fût le suffrage des Francs qui ait porté à la mairie Claudius, lequel n'était même pas un Franc[40]. Que Warnachaire ait trahi Brunehaut, cela ne prouve pas qu'il n'ait pas été nommé maire par elle ou par le roi son petit-fils[41]. Ce personnage, en se portant du côté de Clotaire II, exigea que la dignité de maire lui fût conservée ; il exigea même que son nouveau maître lui jurât de ne le destituer jamais[42]. Observons ce détail : il prouve manifestement que la nomination et la révocation du maire n'appartenait qu'au roi ; Warnachaire n'aurait pas eu besoin que le roi jurât de ne pas le destituer, si le roi n'avait pas eu ce droit ; et dès que le roi pouvait révoquer le maire du Palais, c'est qu'à plus forte raison il avait le droit de le nommer.

Il n'y avait pas dans le Palais un seul homme qui ne dépendît du roi et qui n'y eût été admis par sa volonté. Comment le chef de ces fonctionnaires aurait-il été nommé autrement ? Comment ces courtisans, si dépendants et si humbles, auraient-ils élu leur chef ? C'est ce qu'on comprendrait malaisément si quelque texte le disait ; c'est ce qu'on ne peut pas admettre quand les textes disent le contraire. Les hommes du Palais, les palatini, n'étaient que des serviteurs, liés au roi, non seulement par l'emploi qu'ils tenaient de lui, mais par un serinent de dépendance personnelle. Leur chef ne pouvait être aussi, à l'égard du roi, qu'un serviteur. Représentant du maître, il commandait aux autres ; il les récompensait ou les punissait ; mais il n'exerçait celle autorité que par la volonté du maître et en son nom[43]. Faire de lui l'élu du Palais en face du roi, le représentant d'une aristocratie contre l'autorité monarchique, eût été d'une politique bien subtile que les hommes de ce temps ne pouvaient guère inventer. Une telle pensée peut sembler naturelle à des hommes du dix-neuvième siècle ; il est douteux qu'elle fût entrée dans l'esprit d'un homme du sixième.

Jusqu'aux règnes de Dagobert et de Clovis II, on ne songea à voir dans le major domus que le premier des hommes de la maison royale, c'est-à-dire le premier des fonctionnaires et des agents dû roi. Dagobert établit lui-même Erchinoald dans la dignité de maire en Neustrie[44]. Lorsqu'il fil régner son jeune fils Sigebert en Austrasie, il désigna lui-même celui qui devait gouverner le Palais et le royaume et choisit Adalgise[45].

Telle était certainement la règle. Elle souffrait quelques altérations dans la pratique. Quand le roi était un enfant, il se pouvait bien que quelques-uns des plus grands dans le Palais, coalisés entre eux, lui indiquassent quel choix il devait faire, ou fissent ce choix pour lui. Pareille chose pouvait arriver même quand le roi était majeur. Nous pouvons bien penser qu'un roi ne pouvait pas mettre à la tête de son Palais un homme à qui tout le Palais aurait été hostile. Il se fût exposé à ce que son maire fût assassiné, comme cela arriva à Proladius. N'oublions pas d'ailleurs que c'était un usage constant que le roi ne fit aucun acte de quelque importance sans consulter ses optimates. Nous pouvons donc croire qu'il les consultait pour le choix du maire. Ce choix se faisait sans doute par le roi en son conseil.

On s'explique ainsi que Clotaire II, dans le moment de sa plus grande puissance, ait réuni les grands de Burgundie et leur ait demandé s'ils voulaient un nouveau maire du Palais à la place de celui qui venait de mourir. Les grands répondirent négativement, ce qui était conforme à la politique du roi, et dès lors il n'y eut plus de maire spécial pour la Burgundie[46]. On s'explique de même que plus tard la reine mère Nanthilde, voulant nommer maire Flaochat, ait réuni les évêques et les grands du pays et ait demandé avis à chacun d'eux[47]. Cet acte n'implique nullement que l'élection du maire appartînt de plein droit aux grands ; aussi le chroniqueur marque-t-il nettement que c'était la régente elle-même qui avait choisi le nouveau maire, et que c'est elle-même qui fit la nomination.

Les choses ont changé plus tard. Dans le dernier tiers du septième siècle, les relations du Palais avec le roi se sont altérées ; le développement du système des bénéfices a modifié la situation du maire. Pour ces raisons, des guerres civiles ont éclaté, et l'on a vu le Palais élire à la fois son maire et son roi. Un peu plus lard encore, le maire est devenu un personnage tout à fait indépendant. Il a fini par s'emparer du trône. Mais il faut bien entendre que, pendant les trois premiers quarts de la période mérovingienne, le Palais n'était que l'ensemble des serviteurs du roi, et que le maire du Palais n'était que celui d'entre eux que le roi chargeait de leur commander en son nom.

 

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La mairie du Palais n'est pas une institution qui ait été exclusivement propre à la monarchie franque. On la retrouve chez les Burgundes, chez les Ostrogoths d'Italie, chez les Vandales, chez les Wisigoths et même chez les Lombards[48]. Mais ce qui est propre à l'Etat Franc, c'est que la mairie y soit devenue la maîtresse du gouvernement. Nulle part ailleurs elle n'atteignit au pouvoir souverain. Il serait trop long de chercher chez ces divers peuples toutes les causes de celle différence. La principale est que dans quelques-uns de ces États il y eut plusieurs maires à la fois, et que dans les autres il y eut d'autres hauts dignitaires à côté et même au-dessus du maire. Dans l'un et l'autre cas, l'autorité fut partagée, et il résulta de là qu'aucun officier royal ne put se rendre plus fort que le roi. La monarchie franque seule fit la faute d'avoir un ministre unique ; les nombreuses minorités des rois et, plus tard, les guerres civiles rendirent cette faute irréparable.

 

 

 



[1] Les principaux travaux modernes sur les maires du Palais sont : Pertz, Die Geschichte der Merowingischen Hausmeyer, 1819 ; Zinkeisen, Commentatio de Francorum majore domus, 1826 ; Bonnell, De dignitate majoris domus regum Francorum a romano sacri cubiculi præposito ducenda, 1858 ; Schöne, Die Amtsgewalt der merow. majorum domus, 1856 ; Lehuerou, Institutions mérovingiennes, pages 585 et suiv. ; Waitz, Verfassungsgeschichte, 2e édit., t. II, p. 415-428 ; 5e édition, t. III, p. 83-100.

[2] Grégoire, VI, 9 : Bathegisilum majorent domus regiæ. IX, 50 : Florentianum majorent domus regiæ. — Fortunatus, Vita Germani, 44 : Audegesilus major domus regiæ. — Par une redondance conforme aux habitudes du temps, on l'appelle maire de la maison du palais : Fredegarii Citron., 24 : Bertoaldus major domus palatii erat. 84 : Erchinoaldus major domus palatii Chlodovei. — Vita Leodegarii ab anonymo, c. 12 : Palatii. major domus. Vita Liutfridi, 25, Mabillon, III, 592 : Majores domus palatii.

[3] Vita Eligii, II, 55 ; Palatii præpositus, quod vulgo dicitur major domus. — Ibidem, II, 26 : Ab Erchinoaldo palatii præposito. — Lettre de Didier au maire Grimoald, Bouquet, IV, 58 : Tolius aulæ rectori. — Vita Arnulfi, c. 4 : Gundulfo ... rectori palatii. — Les expressions rector palatii et major domus sont employées comme exactement synonymes dans la Vita Leodegarii ab Ursino, c. 8. — Eginhard, Vita Caroli, 1, dit : Palatii præfectos qui majores domus dicebantur. Plus loin il les appelle præfecti aulæ. — Le titre de dux palatii ne se rencontre, à ma connaissance, que dans les Gesta Dagoberti, 51, et dans un passage contesté de Frédégaire, c. 75. — Quant à la dénomination de subregulus qui est donnée au maire par quelques hagiographes (Vita Arnulfi, c. 4 ; Vita Romarici, c. 11), il est clair qu'elle n'avait rien d'officiel, et il est probable qu'elle était inusitée dans le Palais.

[4] Grégoire, X, 29 : Le riche Arédius, ne voulant plus s'occuper d'intérêts temporels, supplie sa mère ut omnis CURA DOMUS, id est correctio familiæ (familia signifie toute la domesticité), sive exercitium agrorum, sive cultus vinearum, ad eam adspiceret. On voit bien dans cet exemple le sens du mot domus et de l'expression cura domus.

[5] Donatus, Comment. in Terentii Phormionem, acte II, sc. 2, v. 57 : Columellæ apud veteres dicti servi majores domus (Térence, édition Stallbaum, t. VI, p. 77). — Glossæ Isidori ; dans Ducange, t. IV, p. 190, col. 2 ; Architriclinus, major domus. — Saint Jérôme, Lettres, 2 : Si familiarius est loquendum, habet nutricem, majorem domus.

[6] Lettres d'Avitus, 38, édit. Peiper : Per majorem domus tuæ epistolas tuas me accepisse lætatus, per ipsum rursus officia caritatis exsolvi et affectum lui studio paginx famulantis excolui ; quo eventu in manus tuas perlata non fuerit, major quem supra dixi non potest ignorare.

[7] Regula Magistri, c. 11, dans la Patrologie latine, t. CIII, p. 952 : Sicut in hominis domo, ut securus sit de omnibus præparandis, dominus ordinat majores familiæ quos vice domini minores timeant, id est, vicedominum, villicum, majorent domus.

[8] Grégoire, VI, 45 ; VII, 27 ; VII, 58 ; VII, 45 ; IX, 56. — On trouve le major et la majorissa, chefs des serviteurs, dans la Loi salique, mais seulement dans le texte de Hérold, XI, 6 et 7, Pardessus, p. 252.

[9] Au moins en Italie. Grégoire le Grand, Lettres, XI, 71 : Volumus ut frater noster Paschasius (c'était l'évêque de Naples) vicedominum sibi ordinet et majorent domus, quatenus possit vel hospitibus supervenientibus vel causis quæ eveniunt idoneus et paratus existere. Dans une autre lettre, IX, 66, Grégoire le Grand appelle major domus le vicedominus de l'évêque. — En général, ce dernier titre paraît avoir été seul en usage.

[10] Ammien Marcellin, XIV, 7,19 : Apollinaris paulo ante gerens palatii Cæsaris curam. — Idem, XXII, 5, 7 : Saturninus ex-cura palatii. — Idem, XXXI, 12, 15 : Tribunus Equitius cui tunc erat cura palatii credita. — Idem, XXXI, 15, 18 : Valerianus et Equitius, quorum aller stabulum, aller curabat palatium. — Code Théodosien, VI, 15, 1 ; XI, 18, 1.

[11] Une formule de Cassiodore, VII, 5, a donné à penser que la cura palatii n'était relative qu'au soin des bâtiments. Cela est possible pour le temps de Cassiodore ; mais les quatre textes d'Ammien que nous citons plus haut se rapportent visiblement à des hommes qui exercent de plus hautes fonctions que celle de veiller sur les bâtiments impériaux. Assimiler la cura palatii des empereurs au major domatus des Mérovingiens serait une exagération ; mais il semble bien qu'il y ait quelque analogie entre les deux charges.

[12] Renatus Frigeridus, dans Grégoire de Tours, II, 8 : Aetium id temporis curam palatii gerentem.

[13] Sidoine Apollinaire, Carmina, XXIII, v. 429-450 : Intra aulam expetitus, curam moderatus es palatii.

[14] Chronicon Paschale, édit. Ducange, p. 501, 502 ; Patrologie grecque, t. XCII. p. 758. — Zonaras, éd. du Louvre, t. II, p. 19. —  Olympiodore, fragm. 15, éd. Didot, p. 60). — Amantius, palatii præpositus (Marcellinus comes, chron. anno 519). — Sozomène, II, 9, emploie l'expression μείζων οϊκαίας, major domus, en l'appliquant, il est vrai, au chef du palais des rois de Perse.

[15] Inscriptions latines, Orelli, n° 1162 : Imperante Justiniano.... Narses vir gloriosissimus ex præposito sacri palatii. Henzen, n° 5597 : Smaragdus ex præposito sacri palatii ac patricius et exarchus Italiæ.

[16] Gennadius, écrivain de la fin du cinquième siècle, cite le major domus du roi des Vandales Hunnéric (De scriptor. eccles., c. 97, Patrologie latine, t. LVIII, p. 1117). — Vita Epiphanii ab Ennodio, c. 46 : Virum illustrissimum Urbicum qui universa palatii onera sustentat. — Cassiodore, Lettres, X, 18 : His præfecimus majorem domus nostræ (c'est le roi qui parle) Vaccenem. — Lex Burgundionum, præfatio : Sciant optimates, comites, consiliarii, domestici, et majores domus nostræ. — Ibidem, CVII, Pertz, p. 577 : Consiliarii aut majores domus. Il semble que chez les Burgundes il y ait eu plusieurs maires de la maison à la fois — Cf. Lex Wisigothorum, VI, 1,7 : majores palatii.

[17] Grégoire le Grand, Lettres, IX, 9, Ad Callinicum Italiæ exarchum : Illud cognoscite quia me non modice contristavit quod major domus vestræ qui petitionem episcopi suscepit, eam se perdidisse professus est.

[18] Fortunatus, Carmina, IV, 5 : Ipse palatinam rexit moderatius aulam.

[19] Frédégaire, Chronique, 79 : Æga regebat palatium.

[20] Vita Leodegarii ab Ursino, c. 4 : Leodegarium super omnem domum suam sublimavit et majorent domus in omnibus constituit.

[21] Continuatio Fredegarii, c. 98 : Curam palatii gerebat. — Chronique de Saint Vaast, édit. Dehaisnes, p. 581 : Ebroino curant palatii. committunt.

[22] Vita Baboleni, Bouquet, III, 565 : Omnia palatina officia suo moderamine procurabat. — Chronicon Centulense ab Hariulfo, II, 1 : Per præfectos palatii domus regia ordinabatur. — Miracula S. Benedicti ab Adrevaldo, I, 12 : A præfectis palatii domus ordinabatur regia.

[23] Vita Sigiberti, c. 4 : In aula principabatur. L'auteur de la Vita Filiberti, c. 28, qualifie le maire princeps palatii.

[24] Historia epitomata, c. 58 : Chrodinus honorem respuens dicebat : Pacem ego in Auster facere non valeo, maxime cum omnes primates mihi consanguinei sint ; non possum ex eis facere disciplinam, nec quempiam interficere. — Notez que ce passage de l'abréviateur n'est pas emprunté à Grégoire de Tours ; il n'a donc qu'une médiocre autorité. Il est possible que cette histoire de Chrodinus soit fausse ; mais la manière dont l'écrivain la raconte marque du moins que les hommes d'alors se représentaient la mairie du Palais comme un pouvoir s'exerçant sur les grands.

[25] Cela ressort, d'une formule de Marculfe, I, 24, où l'on voit que toute personne que le roi reçoit en sa mainbour, il la place aussitôt sous la mainbour de son maire. Nous verrons ailleurs que la mainbour implique à la fois protection très large et autorité absolue.

[26] Diplomata, édit. Pertz, nos 70, 97 ; Tardif n° 58. Marculfe, I, 25. On remarque dans ces actes que le maire est nommé le premier des membres laïques du tribunal, aussitôt après le roi et les évêques. Nous verrons plus loin pour quelle raison le nom du président du tribunal, en l'absence du roi, ne pouvait pas être inscrit dans l'acte de jugement. On a cru que c'était le comte du Palais qui présidait ; rien n'indique cela.

[27] Grégoire, IX, 50 : Childebertus rex in Pictavos jussit abire Florentianum, majorem domus regix... ut populus censum reddere deberet. — Frédégaire, Chronique, c. 27 : Bertoaldum majorem domus per pagos et civitates ad fiscum inquirendum dirigunt.

[28] Fredegarii Chronicon, c. 24 : Bertoaldus, major domus palatii Theuderici regis, moribus mensuratus, sapiens et cautus, in prælio fortis, fidem cum omnibus servons....

[29] Fredegarii Chronicon, c. 27 : Protadius major domus, cum esset nimium argutissimus, et strenuus in cunctis, sed sæva illi fuit contra personas iniquitas, fiscum nimium stringens, de rebus personarum ingeniose fiscum vellens implere, et se ipsum ditare.

[30] Fredegarii Chronicon, c. 28 : Subrogatur major domus Claudius, homo prudens, jucundus in fabulis, strenuus in cunctis, patientiæ deditus, plenitudinc consilii abundans, litterarum studiis eruditus, fide plenus, amicitiam cum omnibus servans.

[31] Fredegarii Chronicon, c. 80 : Justitiam sectans, crudilus in verbis, paratus in. responsis... avaritiæ deditus... Facullates plurimorum quæ jussu Dagoberti fuerant illicite usurpatæ et fisci ditionibus redactæ, consilio Æganis omnibus restaurantur.

[32] Fredegarii Chronicon, c. 84 : Erchinoaldus major domus palatii efficitur ; erat homo patiens, bonitate plenus, patiens et cautus, humilitaie et benigna voluntate circa sacerdotes, omnibus benigne respondens, nulla tumens superbia, neque cupiditate sæviebat.

[33] Cela ressort du chapitre 89 de la Chronique de Frédégaire, où il est dit que les ducs et grands de Burgundie firent jurer au maire du Palais qu'il ne les destituerait pas. Il est clair qu'on n'exigea de lui ce serment que parce que ses fonctions lui donnaient le droit de destituer.

[34] Vita Gengulphi, c. 4, Bollandistes, 11 mai : Qui palatio adhærebant et per provincias jura dabant, cum ejus consilio quæ agenda erant regni gubernacula administrabant.

[35] Fredegarii Chronicon, c. 80 : Æga palatium gubernabat et regnum. — Lettre de Désidérius au maire Grimoald, Bouquet, IV, 58 : Totius aulæ imoque regni rectore. — Vita Gaugerici, II, 5, Bollandistes, 11 août : Moles et onera regni tractabat. — Fredegarii Chronicon, 88 : Gradus honoris majoris domus in palatio et in omni regno Austrasiorum in manu Grimoaldi firmatus est.

[36] Luden, Allgemeine Geschichte der Völker, p. 179. — Zinkeisen, Dissertatio de Francorum majore domus, p. 55-54.

[37] Historia epitomata, c. 58 : In infantia Sigiberti, omnes Austrasii cum eligerent Chrodinum majorem domus, ille hunc honorem respuens dixit : Eligite alium quem vultis ex vobis. Tunc Gogonem majorem domus eligunt.

[38] Fortunatus, Carmina, VII, 1, ad Gogonem : Principis arbitrio Sigiberti magnus haberis ; Judicium regis fallere nemo potest. Elegit sapiens zapientem. — Sur ce personnage, qui ne mourut que la sixième année du règne de Childebert, voyez Grégoire, V, 46 et VI, 1.

[39] Fredegarii Chronicon, c. 27 : Anno decimo regni Theuderici, Protadius, instigante Brunichilde, Theuderico jubente, major domus substituitur.

[40] Fredegarii Chronicon, c. 28 : Anno undecimo regni Theuderici, subrogatur major domus Claudius genere Romanus. — Protadius aussi était genere Romanus, ibidem, c. 24. Il est curieux de voir la suprême autorité exercée par des hommes de race romaine.

[41] Fredegarii Chronicon, c. 40.

[42] Fredegarii Chronicon, c. 42 : Sacramento a Chlotario accepta ne unquam vitæ suæ temporibus degradaretur.

[43] L'auteur de l'Exhortatio ad Francorum regem désigne ainsi le maire : Illum qui post te palatium tuum regit. — L'auteur de la Vie de sainte Bathilde, qui est un contemporain, appelle Erchinoald princeps Francorum, le premier des Francs, c. 2, mais il l'appelle aussi minister regis, serviteur du roi, c. 5.

[44] Gesta regum Francorum, 42 : Eo tempore, defuncto Gundoaldo majore domus inclyto, Dagobertus rex Erconoaldum virum illustrem in majoremdomatus statuit.

[45] Gesta Dagoberti, 51 : Dagobertus filium suum Sigibertum in regno Austriæ sublimavit... et Adalgisum ducem palatii ad regnum gubernandum instituit. — De même plus tard, Gesta regum Francorum, 43 : Post hæc Sigibertus rex Austrasiorum, Pippino defuncto, Grimoaldum filium ejus in majorem domatus statuit. — Eginhard a écrit que les maires étaient élus a populo ; mais Eginhard écrivait 80 ans après que cette institution n'existait plus, et il paraît fort dédaigneux et fort ignorant de toute l'histoire mérovingienne. Ce qu'il dit des maires du Palais au début de sa Vita Caroli n'est qu'une sorte de légende que les Carolingiens ont substituée à la réalité ; nous le montrerons ailleurs. Ce qui est certain pour l'époque mérovingienne, c'est que jamais un populus ne s'est réuni pour nommer le maire.

[46] Fredegarii Chronicon, c. 54 : Chlotarius cum proceribus et leudibus Burgundiæ Trecassis conjungitur, cum eorum esset sollicitus si vellent, decesso Warnachario, alium (ad) ejus honoris gradum sublimare ; sed omnes unanimiter denegantes, nequaquam se velle majorem domus eligere, regis gratiam obnixe petentes cum rege transigere. Il n'y a pas là, comme quelques-uns l'ont supposé, une sorte de révolution contre la mairie ; sans doute Clotaire II était bien aise d'être débarrassé de Warnachaire et de son fils Godinus ; quant aux grands de Burgundie, ils demandaient à dépendre directement du roi sans intermédiaire. La mairie fut rétablie peu après pour Flaochat.

[47] Fredegarii Chronicon, c. 89 : Omnes seniores, pontifices, duces et primates de regno Burgundiæ ad se venire præcepit, ibique cunctos singillatim attrahens, Flaochatum genere Francum majorem domus in regnum Burgundiæ electione pontificum, et cunctis ducibus, a Nanthilde regina in hoc gradu honoris stabilitur. — Nous avons déjà vu plus haut que le mot electio serait mal traduit par élection dans le sens moderne du mot ; c'est un terme vague, qui ici indique simplement l'assentiment donné par chacun des évêques et des ducs.

[48] Lex Burgundionum, præfatio. Cf. CVII, Pertz, Leges, III, 577 : Majores domus. — Ennodius, Vita Epiphanii, 46 : Virum illustrissimum Urbicum qui universa palatii onera sustentat. Cf. Cassiodore, Lettres, X, 18. — Lex Wisigothorum, VI, 1,7 : Majores palatii. Cf. Chronicon Maximi, a. 590 : Helladius illustrissimus aulæ comes. — Chartes lombardes, dans la Patrologie latine, t. LXXXVII, p. 1360 et 1599.