LA MONARCHIE FRANQUE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES DOCUMENTS.

 

 

Quand nous voulons connaître une société ancienne, nous devons tout d'abord nous poser cette question : avons-nous les moyens de la connaître ? L'histoire est une science : elle n'imagine pas ; elle voit seulement ; et pour qu'elle puisse voir juste, il lui faut des documents certains. Elle ne peut trouver la vérité sur une société disparue que si cette société lui a laissé des renseignements sur elle-même. Il faut donc nous demander si la Gaule du sixième et du septième siècle nous a laissé assez de témoignages de ce qu'elle fut pour que nous puissions nous faire d'elle une idée exacte. Nous allons passer en revue, rapidement, les trois catégories de textes qui nous viennent d'elle : les histoires, les lois, les chartes.

 

1° LES ŒUVRES HISTORIQUES.

 

Il faut signaler d'abord une chronique qui a été rédigée au sixième siècle par Marius, évoque d'Aventicum. On y trouve la série des dates et des événements jusqu'en 581, et l'on en a une continuation jusqu'en 624. On en tire peu de chose pour les institutions et pour la vie de la société. Le principal fait qui s'en dégage est que la Gaule du sixième siècle ne séparait pas encore son histoire de celle de l'Espagne, de l'Italie, de Constantinople, et de tout ce vaste ensemble qu'on appelle respublica, c'est-à-dire l'empire romain[1].

Grégoire de Tours n'est pas un chroniqueur ; il est un historien. Il raconte et décrit ; il marque la conduite et les pensées des hommes. Il nous faut connaître un peu sa personne pour juger de la valeur historique de ses écrits. Né vers 540, il appartenait à une famille noble et riche de l'Auvergne qui ne s'était jamais mêlée à des Francs. Il était donc un pur Romain. Il avait reçu une instruction toute romaine, celle des sept arts libéraux[2], qui se donnait encore aux familles riches. Il connaît et cite volontiers Virgile et Salluste[3]. Il cite même Pline et Aulu-Gelle[4]. Il connaît les lettres de Sidoine Apollinaire, les vers de Sédulius, Orose, le Code théodosien[5]. Il connaît l'histoire, non seulement celle de l'Église, mais celle de Rome, et il sait la série des empereurs, depuis Auguste et y compris ceux de Constantinople jusqu'à son temps. Qu'il ait eu une instruction très littéraire, comme tous les jeunes gens des grandes familles de son temps, on s'en aperçoit dans ses ouvrages. Ceux qui se le sont figuré ignorant et rustique ont été dupes de ses affectations de modestie et d'un artifice de langage fort usité de son temps[6], et ils n'ont pas observé ses livres d'assez près. Ils y auraient reconnu une langue très étudiée, quoiqu'elle ne soit plus celle de Cicéron ; ils y auraient vu la préoccupation constante de bien écrire, des tours de phrase très savants, la recherche des épithètes, enfin un style rarement simple et souvent prétentieux[7].

Ce qui fait que Grégoire de Tours est infiniment précieux pour nous, ce n'est pas cette prétendue naïveté que quelques modernes lui ont attribuée, c'est qu'il a parfaitement connu la société de son temps. Il était évêque de Tours, en un temps où les évêques ne vivaient pas dans la retraite. Administrateur de beaucoup d'intérêts religieux et laïques, moraux et matériels, il était en relations incessantes avec les grands du pays, avec les comtes, avec les rois. Nous le voyons maintes fois à la cour de Chilpéric, de Childebert ou de Gontran. Les rois le chargent de missions diplomatiques. Grégoire a donc beaucoup voyagé, beaucoup vu, pénétré beaucoup de secrets. Il a connu une foule de personnages romains comme lui ; il a tout aussi bien connu les Francs. Habitudes, mœurs, caractères, institutions, rien n'a pu lui échapper. S'il n'a pu parler aux Francs dans leur langue, ces Francs pouvaient s'entretenir avec lui en langue latine. Il a su de leur ancienne histoire tout ce que ces Francs en savaient. Quant à leur gouvernement actuel, à l'organisation du palais des rois, à l'administration des comtes, à la justice royale ou locale, il est trop évident qu'il a vu de près tout cela et qu'il n'a pas pu s'y tromper.

Il a écrit dix livres d'histoires. C'est sous ce titre qu'il désigne lui-même son principal ouvrage[8]. Il est fort douteux que le titre Historia ecclesiastica Francorum, par lequel on a désigné cet ouvrage, soit de lui[9]. En tout cas, s'il a mis le mot Francorum dans son titre, il a voulu dire histoire du royaume des Francs, et non pas histoire de la race franque. Car il est facile de voir dans son livre qu'il s'occupe beaucoup plus des Romains que des Francs ; ou plutôt il s'occupe de toute la population de la Gaule, sans distinction de races. Il n'a personnellement, tout Romain qu'il est, aucune antipathie pour les Francs. Son impartialité n'est d'ailleurs ni prudence, ni servilité ; il dit les crimes et les vices des uns et des autres[10].

Nous avons aussi de Grégoire de Tours huit livres de miracles[11]. Or chacun de ces miracles est pour l'historien un récit qui lui met sous les yeux un personnage réel et vivant. Le livre intitulé Vies des Pères est l'histoire de vingt-deux évêques ou religieux du cinquième et du sixième siècle.

Les livres de miracles et les livres d'histoires sont bien du même homme. L'auteur s'y propose le même objet, qui est l'édification des fidèles. Il écrit en évêque. Il n'est pas un historien dans le sens moderne du mot ; il ne décrit pas l'organisme social et ne disserte pas sur le gouvernement. Mais, en revanche, il nous met sous les yeux un nombre incalculable de faits ; il ne se contente pas de les mentionner, il les décrit. Il se plaît aux menus détails et aux anecdotes ; or ce sont justement ces détails qui nous instruisent le plus. Rien de général ni d'abstrait. Ce sont trois ou quatre cents personnages, de toute race et de toute condition, dont il nous fait voir le caractère, la physionomie, la conduite, les sentiments les plus intimes. Par eux, nous savons quelle était l'existence, très complexe assurément, des hommes de cette époque, et nous voyons surtout au milieu de quelles institutions ils vivaient[12]. On peut se défier de ses jugements ; car Grégoire a une âme ardente et un caractère très personnel. Il juge d'après les intérêts de la foi qu'il enseigne ou d'après ses impressions propres. Il dit toutes choses comme il les voit et les sent. D'autant plus sincères sont ses récits ; et si tel ou tel portrait peut se trouver altéré, le tableau général de l'époque est incontestablement vrai[13].

Il faut placer à côté de Grégoire de Tours un homme qui fut son contemporain, son ami, et qui fut comme lui évêque, Venantius Fortunatus. Il a eu, comme Grégoire, l'avantage de voir les Francs de près ; il a vécu à la cour, il a connu les rois, les reines, les grands dignitaires, les ducs des provinces. Il charmait les Francs par ses petits vers ; or ces petits vers nous montrent les traits de leur caractère, leurs goûts, leurs habitudes, et la manière dont ils aimaient à être loués. Que ces Francs aient trouvé plaisir à être loués en vers latins, à être comparés à Trajan ou aux Scipions, n'est-ce pas là un fait historique d'une grande portée ? Outre ses vers, Fortunatus a écrit des biographies, celle de saint Germain de Paris et de Radegunde qu'il a connus personnellement, celle d'Albinus, évêque d'Angers, celle de saint Hilaire et de saint Paterne de Poitiers[14].

Pour le demi-siècle qui suit, nous avons le livre qu'on est convenu d'appeler la Chronique de Frédégaire[15]. Personne ne peut dire le vrai nom de l'auteur. Il est certain qu'il vivait dans la région appelée alors Burgundie, puisqu'il date toujours par les années des rois de cette partie de la Gaule. C'est d'ailleurs tout ce qu'on peut dire d'assuré sur lui. On a prétendu récemment qu'il devait être un moine du couvent de Saint-Marcel[16] ; mais on l'a affirmé pour ce seul motif qu'il parle de ce couvent en quelques lignes. Cette raison n'est pas suffisante. Sans doute il n'est pas impossible qu'il ait été moine, et même à Saint-Marcel ; mais ce qui nous importe beaucoup plus et ce qu'on aurait dû remarquer, c'est qu'il n'écrit pas en moine. Il s'occupe de toute autre chose que de l'histoire d'un couvent, ou même de l'histoire de l'Eglise. Les faits intéressant l'Eglise sont fort rares chez lui, et ceux qu'il mentionne sont toujours en rapport avec l'histoire de l'Etat. Il est visible que ce sont les affaires publiques qui intéressent cet écrivain. Ce qu'il décrit, c'est la société laïque. Il en connaît les intérêts, les habitudes, les passions, les combats. Il connaît aussi les États étrangers, et aime à parler des Wisigoths, des Lombards, surtout des empereurs de Constantinople. Ajoutons que sa langue et son style ne sont pas ceux d'un moine. Comparez à tous les écrits sortis des monastères : nulle ressemblance. Les moines qui écrivaient avaient une langue moins incorrecte et un style plus prétentieux[17]. A supposer que l'auteur fût moine au moment où il écrivait, il faut croire qu'il s'était fait moine sur le tard et qu'il avait été longtemps un guerrier ou un homme de cour. Ce sont ses souvenirs de laïque qu'il aura mis en écrit. Il raconte les événements tels qu'il les a vus et tels qu'il les a compris étant laïque[18]. C'est par là qu'il est pour nous un historien précieux. Son livre n'a ni l'étendue ni la valeur de ceux de Grégoire ; mais il est un peu de même nature. Ce n'est pas à proprement parler une chronique, bien que la suite des années soit scrupuleusement observée ; c'est une suite de récits assez circonstanciés où se montrent les habitudes et le caractère des hommes. Voyez, par exemple, les portraits qu'il trace des maires du palais Bertoald, Protadius, Æga ; la querelle de Brunehaut et de Blichilde ; l'expulsion de Columban ; l'histoire de Samo ; la persécution du fils de Warnachaire ; le partage du trésor de Dagobert entre ses fils, tant d'autres faits curieusement décrits, et le tableau très vivant de deux plaids en 627 et 642.

Grégoire de Tours, Fortunatus et Frédégaire sont de véritables témoins. Ils nous font voir ce qu'ils ont vu eux-mêmes. La société qu'ils nous mettent sous les yeux, ils la connaissent complètement[19].

Nous ne pouvons en dire autant de deux ouvrages anonymes qui sont intitulés : Gesta regum Francorum et Gesta Dagoberti. Le premier est du huitième siècle, le second du neuvième. Ni l'un ni l'autre n'est tout à fait à négliger, parce que les deux auteurs avaient quelques documents sous les yeux. Mais ils ne sont pas des témoins. Ils ont écrit peut-être dans des cloîtres. Le second surtout manque de critique et mêle les légendes aux faits. Il écrit l'histoire du septième siècle avec les idées du neuvième.

Les Vies de saints sont aussi de l'histoire. Il s'est produit un grand nombre de saints en Gaule pendant les deux siècles qui nous occupent. A cette époque, les règles de la canonisation n'étaient pas bien déterminées ; le diocèse canonisait volontiers son évêque, le couvent son abbé. On avait grand soin d'écrire la biographie de chaque saint. Il est bien certain que ces biographies n'étaient pas rédigées en vue de faire œuvre historique. Dire qu'elles l'étaient pour l'édification des fidèles n'est pas tout à fait exact. Elles l'étaient plutôt en vue de démontrer la sainteté du personnage et de faire ressortir sa valeur comme saint, dans l'intérêt de l'église ou du couvent qui le prenait pour patron. La biographie était comme la légende explicative des reliques que le couvent possédait et qui faisaient sa fortune. Aussi cette biographie s'allongeait-elle de tous les miracles que le saint avait faits pendant sa vie, et de tous ceux qu'il produisait après sa mort. Ces Vies de saints que chaque église conservait comme des titres de propriété, nous sont parvenues en grand nombre[20]. Il est regrettable qu'elles n'aient pas encore été, sauf de rares exceptions, étudiées au point de vue de la critique du texte et de l'authenticité. On peut dire d'une manière générale que la Vie de chaque saint a été écrite par un de ses disciples ou un homme qui l'a connu, ou tout au moins sur les témoignages d'hommes qui avaient été ses familiers, mais que ce n'est presque jamais cette rédaction primitive qui nous est parvenue. Comme la biographie du personnage était lue de siècle en siècle, chaque siècle aussi la recopiait en y faisant des remaniements et des additions. Les rédactions faites avant les invasions des Normans et l'incendie des monastères ont toujours quelque valeur, parce que le rédacteur a eu sous les yeux le texte primitif. Mais encore est-il fort difficile de discerner dans une Vie de saint ce qui appartient à ce premier texte de ce qui y a été ajouté cent ou deux cents ans plus tard[21].

C'est ce qui fait que l'emploi de cette catégorie de documents demande une certaine prudence. Mais, à cela près, ils ont une très grande valeur. Quoique l'hagiographe n'ait songé qu'à faire un panégyrique, il n'en est pas moins vrai qu'il a décrit toute la vie d'un homme, et par la réunion de ces biographies nous voyons avec une grande sûreté ce qu'était la vie des hommes. Soyons certains que l'auteur n'a pas pu tout inventer ; s'il a ajouté quelques vertus à son personnage, il n'a pas imaginé les petits détails de sa vie ; il a dépeint des habitudes et des mœurs qui étaient vraies. Dans chaque miracle qu'il raconte, ce qui nous intéresse n'est pas le miracle, ce sont les détails qui l'entourent, c'est l'homme pour qui le miracle a été fait, c'est la physionomie de cet homme, son état civil, sa condition sociale, sa conduite.

Ce qu'il y a surtout de remarquable chez les saints du sixième et du septième siècle, c'est qu'ils n'étaient pas des solitaires. Ils n'ont pas vécu en reclus et loin du monde. Ils furent, au contraire, sauf quelques exceptions, fort mêlés à la vie du monde. On peut compter que plus de la moitié de ces saints sortaient des plus grandes familles, ont été élevés à la cour des rois, et ont exercé des fonctions civiles. Beaucoup ont été comtes avant d'être évêques. Il en est même plusieurs qui, en devenant évêques, n'ont pas cessé d'être assidus au palais des rois. Plusieurs se signalèrent comme administrateurs et hommes d'État. Ainsi une vie de saint n'est pas du tout la vie d'un moine ; c'est presque la vie d'un homme qui s'est occupé des affaires publiques et a été en relations incessantes avec les rois et les grands de la terre.

On voit par là combien la biographie de tels personnages fournit de lumières sur les institutions du pays. Qu'il s'y trouve souvent des erreurs de date, des transpositions de noms propres, que nombre de faits y soient altérés par les idées préconçues de l'hagiographe, cela importe assez peu. Ce qu'il y faut chercher, ce sont les habitudes, les faits généraux et permanents, et l'hagiographe n'avait aucun intérêt à les altérer. Il peut inventer un miracle, il n'en invente pas les circonstances. Je puis douter, par exemple, que saint Amand ait opéré un miracle pour sauver du supplice un condamné à mort ; mais je suis assuré par ce récit qu'une condamnation à mort a été prononcée, et je crois à la procédure qui y est décrite. L'auteur était tenu d'être exact sur ces points-là ; autrement ses contemporains n'auraient pas cru à son miracle. C'est ainsi que les Vies des saints nous instruisent sur les mœurs des hommes, sur le courant de la vie du temps, sur les pratiques judiciaires, sur l'administration même et le gouvernement[22].

 

2° LES LOIS.

 

Il nous est parvenu de l'époque mérovingienne un grand nombre d'actes législatifs, de diverse nature.

Nous avons d'abord les capitulaires édictés par les rois eux-mêmes[23]. Ils se trouvent dans des manuscrits qui sont pour la plupart du neuvième siècle. Il y en a un de Childebert Ier et de Clotaire Ier, qui est connu sous le nom de Pactus pro tenore pacis, convention en vue de l'ordre public. C'est un règlement de droit pénal et de police en dix-huit articles[24]. Il y a, en outre, une loi spéciale de Childebert Ier, supprimant les idoles et prescrivant le repos du dimanche. Une constitution fort importante est d'un roi nommé Clotaire, sans que les manuscrits nous fassent savoir si c'est Clotaire Ier ou Clotaire II[25]. Nous avons encore un édit de Chilpéric, qui malheureusement ne se trouve que dans un seul manuscrit fort incorrect, et il faut reconnaître qu'il est en beaucoup de points inintelligibles. Enfin nous en possédons deux, de la plus grande importance, de Childebert II et de Clotaire II, l'un daté de 595, l'autre de 614.

Plusieurs codes de lois ont été écrits pendant l'époque qui nous occupe. Nous n'entreprendrons pas ici d'en faire une étude : le volume entier n'y suffirait pas. Nous nous bornerons à les énumérer. Nommons d'abord la Loi salique. C'est une sorte de code, d'ailleurs fort incomplet, en soixante-cinq, soixante-douze ou quatre-vingt-dix-neuf articles, suivant les divers manuscrits qui nous l'ont transmis. Ces manuscrits sont au nombre de soixante-six, presque tous du neuvième ou du dixième siècle. Aucun d'eux n'est antérieur au règne de Charlemagne et à la révision que ce prince a faite de la loi. Qu'il y ait eu, ainsi qu'on l'a dit, un double texte de la Loi salique, l'un très antique et l'autre relativement récent, c'est ce qui ne ressort nullement de la comparaison des manuscrits. Les variantes portent sur des expressions, non pas sur le fond de la loi.

Aucun manuscrit ne nous fait savoir à quelle époque cette loi a été composée[26]. Quelques érudits en font remonter la rédaction au cinquième siècle, bien avant Clovis. Cette idée est chère à beaucoup d'esprits, parce qu'elle favorise un système[27]. L'observation du texte ne nous permet pas de la partager. D'ailleurs, à quelque époque que la Loi salique ait été rédigée, une chose est certaine, c'est qu'elle a été appliquée dans les jugements jusqu'à la fin de la période mérovingienne et même au delà. Elle est donc un document pour le sixième et le septième siècle ; on y trouve tout un côté de l'histoire du droit, de l'administration et des mœurs[28].

Un autre code, qui nous est parvenu par trente-quatre manuscrits, porte le titre de Loi ripuaire, Lex ripuaria ou Lex Ripuariorum. Il s'appliquait sans nul doute à la partie orientale du royaume des Francs. Il est impossible d'en établir la date précise, parce que, comme la Loi salique, la Loi ripuaire ne contient pas de formule de promulgation. L'opinion des derniers érudits, qui en placent la rédaction au septième siècle seulement, nous paraît fondée[29].

La loi des Burgondes est plus ancienne. Nous en connaissons les auteurs. Le principal est le roi Gondebaud, contemporain de Clovis, qui d'ailleurs se réfère plusieurs fois à des lois de ses prédécesseurs les plus proches. Un supplément a été ajouté par son fils, le roi Sigismond. Ce code n'a pas été abrogé lors de la conquête du pays par les Francs[30].

En même temps deux autres codes, mais d'un caractère tout romain, ont été rédigés en pays burgonde et wisigoth. L'un s'appelle Lex romana Burgundionum[31] ; l'autre est la Lex romana Wisigothorum[32]. L'un et l'autre code ont été écrits par l'ordre des rois germains et promulgués par eux ; mais il est clair qu'ils ont été rédigés par des juristes romains. Aussi est-ce un pur droit romain qui y est contenu. Ils sont extraits du Code Théodosien, des Novelles ou des écrits des grands jurisconsultes. Les légères modifications qu'on y rencontre sont de celles que le temps devait apporter dans les rapports sociaux, non pas de celles que les rois germains auraient imposées à des vaincus. Or ces codes ont continué d'être appliqués dans le royaume des Francs. Surtout la Lex romana Wisigothorum est restée loi vivante après l'expulsion des Wisigoths et s'est même étendue au delà des limites qu'avait eues leur domination. Elle a été la législation des populations romaines des deux tiers de la Gaule. Aussi la trouve-t-on maintes fois citée dans les documents mérovingiens. Nous ne pouvons que mentionner quelques résumés de droit romain qui ont été composés par des praticiens vers la fin de la période mérovingienne, l'Epitome Ægidii, l'Epitome Monachi, l'Epitome S. Galli ou Lex romana Utinensis[33].

Ce qui est très digne d'attention, c'est que tous ces codes, ou germains, ou romains, sont le produit des mêmes époques, de la même société, et qu'ils ont été appliqués à la fois pendant toute la période de temps dont nous nous occupons. C'est aussi dans tous ces codes à la fois qu'il faut chercher quel était le Droit de l'État mérovingien.

Plusieurs législations étrangères sont utiles à étudier comme termes de comparaison. Nous avons l'Édit de Théodoric en Italie, qui est tout romain, la Loi des Wisigoths d'Espagne, les Lois des Bavarois, des Alamans, des Lombards. Elles ne sont que du septième siècle. Le titre de Lois barbares, que leur ont donné les éditeurs modernes, prête à une illusion. Ce ne sont pas des législations vraiment germaniques, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas de vieilles coutumes de Germanie qui auraient été mises en écrit au septième siècle. Elles sont l'œuvre propre de l'époque même où elles ont été écrites ; elles subissent l'influence du pays et du temps où elles sont rédigées ; l'esprit de l'Église chrétienne y règne. Loin qu'elles soient œuvre traditionnelle et populaire, ce sont les rois du septième siècle qui en sont les auteurs.

Il est encore une législation que l'historien des Mérovingiens ne doit pas négliger : c'est celle qui est contenue dans les Actes des conciles. Il s'est tenu en Gaule, sous les rois germains et par leur ordre, vingt-quatre conciles dont nous avons les Actes : ceux d'Agde en 506, d'Orléans en 511, d'Epaone en 517, de Lyon la même année, d'Orange en 529, d'Orléans en 555, d'Auvergne en 555, d'Orléans en 538, 541, 549, d'Auvergne en 549, d'Arles en 554, de Paris en 553 et 557, de Lyon et de Tours en 567, de Paris en 573, d'Auxerre en 578, de Chalon en 579, de Mâcon en 581 et 585, de Paris en 614, de Reims en 625, de Chalon vers 650[34]. Or ces conciles, bien que les intérêts religieux y tiennent la plus grande place, se sont pourtant occupés aussi des affaires civiles. Ils ont touché d'une certaine façon au gouvernement, à l'administration, à la justice. Leurs Actes sont des documents pour l'histoire politique presque autant que pour l'histoire de l'Église[35].

 

3° LES CHARTES.

 

Une série de documents qui manque à l'historien de Rome ou de la Grèce, abonde au contraire pour l'historien de l'époque mérovingienne : ce sont les diplômes et les chartes. On écrivit beaucoup durant cette époque, les Francs aussi bien que les Romains. Du palais des rois sortaient incessamment, non seulement des édits d'un caractère général, mais une foule de diplômes d'intérêt purement privé. Chaque donation de terre, chaque concession de privilège, chaque nomination de fonctionnaire, chaque jugement, donnait lieu à un acte écrit. De même chez les particuliers. Les ventes se faisaient par charte le plus souvent[36], les donations toujours, les affranchissements d'esclaves presque toujours. On conservait tous ces actes le mieux qu'on pouvait. Le palais des rois avait ses archives, et une série d'agents pour les garder[37]. Chaque diocèse, chaque monastère avait aussi les siennes[38], comme chaque ville avait ses registres municipaux[39]. Il existait aussi des milliers d'archives domestiques où chaque famille enfermait ses titres de propriété, ses actes de vente ou de partage, ses titres de créances, les jugements qui la concernaient, en un mot toutes les pièces qui constataient ses droits ou garantissaient ses intérêts[40].

Il ne nous a été conservé de ces innombrables chartes qu'une partie infiniment petite. Mais c'est assez pour que nous sachions ce qu'était alors une vente, une donation, une précaire, un testament, un partage de succession, une créance, une sentence de jugement. Dans ces diplômes et ces chartes figurent de nombreux personnages, à commencer par le roi, que nous voyons dans ses actes les plus ordinaires ; nous y pouvons juger aussi ce que c'était qu'un grand, un comte, un simple propriétaire. Nous y voyons ce qu'était l'administration, ce qu'était la justice. Nous y discernons surtout le régime de la propriété et l'état des personnes.

Parmi ces diplômes, il en est que nous possédons en original, et dont l'authenticité est certaine. Ce sont deux diplômes de Clotaire II, de 625 et 627 ; des actes de donation de Dagobert Ier, de Clovis II, de Clotaire III, de Thierri III ; quatre diplômes relatifs aux impôts ; trois concessions d'immunité ; dix-sept arrêts de jugement du tribunal royal ; un diplôme concernant un partage de succession entre frères ; puis, parmi les actes privés, un acte de donation de terres, deux testaments, deux actes d'échange de terres, une charte de fondation d'un couvent par un particulier[41].

Un plus grand nombre de chartes nous sont parvenues par des copies sensiblement postérieures aux actes, ou par des cartulaires qui ont été composés du dixième au quatorzième siècle[42]. Rejeter ces copies serait un grand défaut de méthode. Une copie n'est pas nécessairement un faux. La raison principale qui a fait faire ces copies était la fragilité de la matière sur laquelle les actes originaux avaient été écrits, c'est-à-dire le papyrus. Après deux ou trois siècles il a fallu renouveler les actes. Que ces copies aient été faites avec une exactitude bien scrupuleuse, nul ne le prétend. Beaucoup d'erreurs ont pu être commises, ne fût-ce qu'à cause de la difficulté de l'écriture, des déchirures du papyrus, des lacunes qu'il a fallu remplir. Si je trouve dans une copie une date fausse, un nom mis pour un autre, je n'en conclurai pas tout de suite que la charte soit fausse, ainsi que font quelques érudits trop pressés ; j'en conclurai plus prudemment que l'original était en mauvais état et que le copiste a mal lu. Beaucoup de ces copies portent des formules qui n'étaient pas usitées au sixième siècle ; est-ce une raison pour dire que ces chartes ont été fabriquées par des faussaires ? Il a pu arriver tout simplement que le copiste du neuvième siècle ait remplacé des phrases tombées en désuétude par celles qu'il voyait employer de son temps. En cela il ne croyait pas être inexact. Il l'est pour nous, il ne l'était pas pour ses contemporains. D'autres fois il est arrivé que les archives d'un couvent fussent détruites par un incendie ; les moines se sont hâtés de copier de mémoire leurs chartes perdues. Ici, la copie n'offre plus aucune certitude quant à la forme ; elle peut être encore vraie pour le fond. Une erreur plus grave a été commise quand des moines, en recopiant les chartes de donation, ont grossi la liste des terres données, ou encore quand ils ont intercalé dans la copie d'une charte ancienne la concession d'un privilège qu'ils n'ont obtenu que plus tard. Ici, la copie est fausse pour une moitié. Enfin, il n'est pas sans exemple que des moines ou des évêques, engagés dans de longs procès au sujet de leurs droits ou de ce qu'ils croyaient leurs droits, aient cru faire œuvre pie en fabriquant de toutes pièces des chartes fausses ; mais elles ne sont pas fort difficiles à reconnaître au milieu des autres. Toutes ces observations font voir de quelles précautions on doit user dans la lecture des chartes ; il ne faut pourtant rien exagérer. Nous oserons dire surtout qu'il ne faut pas tracer de règles absolues en cette matière. C'est à l'historien à discerner dans chaque charte le vrai du faux, non d'après une date ou une formule de chancellerie, mais d'après l'ensemble de la charte et son contenu. Songeons surtout que l'historien peut se servir de chartes interpolées et altérées ; il peut même tirer quelque profit des chartes fausses. En effet, ce qui nous importe dans une charte, ce n'est pas l'objet même pour lequel elle est faite, c'est l'usage ou la règle de droit qu'elle révèle. Une fausse donation, un faux testament, un faux partage de succession, un faux affranchissement, une fausse précaire, nous éclairent presque autant que si ces actes étaient vrais, car ils nous montrent les règles de droit qui étaient suivies en ces matières et auxquelles le faussaire a eu bien soin de se conformer. Les démêlés des hommes sur les questions litigieuses nous sont aussi bien révélés par les chartes fausses que par les chartes authentiques. Pour citer un exemple, nous possédons une série de diplômes du monastère de Saint-Calais et de l'église du Mans ; si altérés et si faux que puissent être plusieurs d'entre eux, ils pourraient être d'une singulière instruction à celui qui, les rapprochant d'autres documents, voudrait étudier les rapports des évêques et des abbés dans l'époque mérovingienne[43].

A côté des actes eux-mêmes, nous avons des séries de formules d'actes. Les notarii de cette époque avaient, comme les notaires d'aujourd'hui, des formulaires. Ils y trouvaient tout préparés, sans autre besoin que d'y ajouter les noms propres et la date, tous les actes pour la vente, la donation, l'échange, le testament, le partage de succession, la constitution de dot, l'affranchissement d'esclave, les arrêts judiciaires, les obligations et créances. De même dans les bureaux du palais des rois on avait des formules toutes faites pour la nomination des fonctionnaires, pour la donation d'un domaine, pour la concession d'un privilège, pour les instructions à donner aux agents royaux. On comprend sans peine combien toutes ces formules, qui n'ont pas été rédigées pour l'histoire, sont pourtant utiles à l'histoire. Elles nous mettent devant les yeux le régime de la propriété, l'état des personnes, le droit privé, la procédure, les règles de l'administration, les usages du Palais.

Ces formulaires furent assez nombreux ; presque chaque province avait le sien. Plusieurs d'entre eux nous sont parvenus. Nous avons celui d'Angers, celui de Tours, celui de la région de Paris qui a été transcrit par le moine Marculfe, une partie de celui de Bourges et de celui d'Auvergne, celui de Sens et deux autres dont on ne peut fixer le lieu d'origine. Aucun d'eux ne porte sa date. Marculfe écrivait le sien entre 650 et 656[44]. Notons d'ailleurs que, si nous savions la date de chaque recueil, cela ne nous donnerait pas la date de chaque formule, celle-ci pouvant être beaucoup plus ancienne[45]. Tout ce qu'on peut affirmer, c'est que ces formules ont été usitées dans toute la période mérovingienne et que chacune d'elles a servi de modèle à des centaines d'actes. Deux éditions en ont été faites récemment, l'une par M. de Rozière, qui range les formules suivant l'ordre des matières de façon à nous mettre sous les yeux à la fois toutes celles qui traitent du même objet, l'autre par M. Zeumer, qui place les formulaires à la suite les uns des autres[46].

Aux chartes on peut ajouter les inscriptions. N'espérons pourtant pas que les inscriptions mérovingiennes aient autant d'importance, comme documents sur la société, que les inscriptions grecques ou romaines. Elles se réduisent à des épitaphes et à des dédicaces ; elles expriment presque exclusivement le sentiment religieux, toujours dans les mêmes termes et en ce style vague et ampoulé qui était celui de l'époque. Sur l'état social des hommes, elles disent fort peu de chose et ne révèlent aucune institution[47]. Il nous est parvenu un grand nombre de monnaies du temps ; mais, par une particularité singulière, elles sont plus utiles pour la géographie que pour l'histoire. L'observation la plus importante que l'historien puisse en tirer est que les monétaires de la Gaule ont longtemps reproduit ou imité les types impériaux de Constantinople[48].

On s'étonne d'abord que, parmi tant de documents, il n'y en ait aucun en langue franque[49]. Livres, lois, chartes, formules, inscriptions, monnaies, tout est en latin. On aurait tort de conclure de là, comme cela se fait trop souvent, que nous ne connaissons cette histoire que par l'une des deux races qui composaient la population. Le latin était la langue officielle de toutes les deux, leur seule langue écrite. De ce qu'un document est écrit en latin, cela ne prouve en aucune façon que l'auteur fût un Romain. Il est impossible de dire à quelle race appartenait celui que l'on appelle Frédégaire, ou celui qui a écrit les Gesta Francorum. Toutes les Vies de saints sont en latin ; mais un tiers de ces saints étaient de race germanique ; et quant aux auteurs de ces biographies, nous ignorons absolument s'ils étaient Francs ou Romains. Que l'hagiographe ait été un moine, cela ne préjuge nullement la question de race ; car nous verrons bientôt que beaucoup de Francs étaient moines, comme beaucoup de Romains étaient guerriers. Regardez les inscriptions ; Francs et Romains faisaient écrire leurs épitaphes dans la même langue. Les lois franques furent écrites en latin ; quelques érudits ont induit de là que des Romains s'en étaient faits les rédacteurs ou les traducteurs. Cela est tout à fait erroné. Se figure-t-on le peuple franc rédigeant ses lois en langue franque, les faisant traduire par un Romain, et détruisant immédiatement le texte franc, afin de se faire juger et régir par une simple traduction ? Si les lois franques ont été écrites en latin, c'est que les Francs ne savaient écrire qu'en latin. Toutes nos chartes sont en langue latine ; mais ceux qui faisaient ces donations ou ces testaments étaient aussi bien des Francs que des Romains ; et quant aux notarii qui les écrivaient, il est impossible de savoir à quelle race ils appartenaient. Qui peut dire si le notarius Ebbo, à qui Bertramn a dicté son testament, était Franc ou Romain ? Quant aux diplômes royaux, il est visible que les originaux que nous avons, et qui sont signés, ne sont pas une traduction ; ces diplômes étaient pourtant l'œuvre de rois francs et avaient été préparés dans des conseils où les Francs étaient apparemment les plus nombreux. Ces Francs formaient aussi la majorité dans le tribunal du roi, dont les arrêts étaient pourtant écrits en latin. Toutes ces observations montrent que nos documents, bien qu'écrits en une seule langue, n'appartiennent pas à une seule race ; ils sont l'œuvre des deux races indistinctement, et ils nous présentent les institutions, le droit, les habitudes, les mœurs et les pensées de toutes les deux.

Cet aperçu que nous venons de donner des documents divers d'âge mérovingien, si court et si réduit que nous ayons dû le faire, montre au moins que nous ne manquons pas de ressources pour connaître la vérité sur cette époque. Cette société nous a laissé assez de soi pour que nous puissions retracer sa vie publique. Ne disons donc pas, comme on le fait quelquefois, que nous ne connaissons les Francs que par Grégoire de Tours, qui était un Romain et qui n'a pas pu connaître les Francs.

D'abord Grégoire connaissait les Francs ; ensuite nous possédons beaucoup d'autres sources que les livres de Grégoire. Ne disons pas non plus que cette histoire ne nous a été transmise que par des moines. Car les moines sont ceux qui y ont le moins écrit. S'ils ont écrit une forte moitié des Vies des saints, ils n'ont écrit ni les livres historiques, ni les lois, ni les chartes.

On peut regretter sans doute que nos textes ne soient pas encore plus nombreux. La grande perte est celle des archives du palais, et aussi celle des archives de famille des particuliers laïques. A cause de cela, plusieurs points resteront toujours obscurs. Une autre perte sensible est celle des registres municipaux ; elle nous condamne à ignorer presque complètement l'état de la population urbaine, et c'est peut-être pour cela que plusieurs historiens modernes ont écrit cette histoire comme si les villes n'existaient pas.

Il faut aussi faire une distinction entre l'histoire des événements et celle des institutions. Les documents mérovingiens sont par leur nature plutôt favorables à la seconde qu'à la première. La série des événements qui nous sont connus est fort incomplète. Nous ignorons souvent la date de la mort d'un roi, et la série même des rois ne peut pas être établie avec une pleine sûreté. Il en est de même pour beaucoup de guerres au dedans ou au dehors. Des faits auxquels les contemporains ont peut-être attribué une importance capitale, sont absolument perdus pour nous. D'autres faits nous sont signalés sans nulle explication. D'autres paraissent nettement décrits, mais ils le sont par l'une des parties intéressées ; nous ne connaissons l'histoire de Brunehaut que par ses ennemis ; de la longue lutte entre saint Léger et Ébroin, nous ne savons que ce qu'en disent les amis de saint Léger. Il en est autrement pour les institutions. Elles se dégagent très bien de tant de sources diverses, de récits où l'auteur décrit les choses tout naturellement et presque sans y penser, de lois qui étaient faites pour l'application, de chartes qui sont l'expression d'usages réels et de pratiques vivantes. Sur la nature de la royauté, sur les pouvoirs qu'elle exerçait, sur l'organisation de son palais, sur son système d'administration, sur les impôts, sur la procédure judiciaire et la pénalité, sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat, nos renseignements sont nombreux et suffisamment clairs[50].

Lois, chartes, formules, chroniques et histoires, il faut avoir lu toutes ces catégories de documents sans en avoir omis une seule. Car aucune d'elles, prise isolément, ne donne une idée exacte de la société. Elles se complètent ou se rectifient l'une l'autre. Celui qui croirait connaître l'époque mérovingienne d'après ses lois seules ou ses chartes, commettrait une erreur aussi grave que celui qui ne la connaîtrait que par les récits de Grégoire de Tours. Il faut avoir étudié tout avec une égale attention ; car l'historien doit être en état de dire en toute sûreté, non seulement quelles choses sont dans les textes, mais encore quelles choses n'y sont pas ; et c'est surtout cette seconde obligation qui le force à avoir tout étudié. Nous rencontrerons dans le cours de ces études plusieurs opinions modernes qui ne s'appuient pas sur les documents ; nous devrons être en état d'affirmer qu'elles ne sont conformes à aucun texte, et pour cette raison nous ne nous croirons pas le droit d'y adhérer.

La lecture même des documents ne servirait à rien si on la faisait avec des idées préconçues ; et voilà le mal le plus ordinaire de notre époque. C'est particulièrement sur cette partie de l'histoire, c'est-à-dire sur les origines de la France, que les idées préconçues et les partis pris se sont donné carrière. Les anciens érudits voulaient y trouver les titres de la monarchie, Boulainvilliers y voulait voir ceux de la noblesse, et Montesquieu ceux de la liberté. Les amis du régime parlementaire ont cru très sincèrement y trouver un système d'assemblées nationales et presque toute la pratique du parlementarisme. D'autres ont voulu y voir les origines du jury moderne ou quelque chose de plus démocratique encore. C'est que l'on porte dans l'étude des faits les idées qu'on a en soi-même. Il y a surtout une idée qui depuis cent cinquante ans s'est insensiblement enracinée dans les esprits et a faussé l'histoire : c'est celle qui représente l'empire romain comme un despotisme pur et la vieille Germanie comme la pure liberté. De ces deux propositions, la première est à moitié inexacte, la seconde n'a jamais été démontrée. Toutes les deux ont pourtant la force d'axiomes et sont maîtresses des esprits. De là vient que l'érudition française ne parle guère de l'empire romain qu'avec une certaine répugnance, loue au contraire la Germanie, exalte et grossit l'invasion, et suppose volontiers que le régime de l'État Franc a dû être fort libéral. L'érudition allemande a eu aussi ses préventions ; c'est le patriotisme allemand qui lui a donné sa marque. On sait que la devise des Monumenta Germaniæ est Sanctus amor patriæ dat animum. La devise est belle, mais ce n'est peut-être pas celle qui convient à la science. Sans doute le sentiment qu'elle exprime n'est pas dangereux quand il ne s'agit que d'éditer d'anciens textes ; mais il le devient pour l'historien qui les interprète. Regardez les historiens allemands depuis un demi-siècle, et vous serez frappé de voir à quel point leurs théories historiques sont en parfait accord avec leur patriotisme. Vous serez alors amené à vous demander si leurs systèmes ont été engendrés par la lecture des textes, ou s'ils ne l'ont pas été plutôt par ce sentiment inné qui était antérieur chez eux à la lecture des textes. Ainsi, pendant que les érudits français portaient surtout dans cette histoire leur esprit de parti, les Allemands y ont surtout porté leur amour de leur patrie et de leur race, ce qui vaut peut-être mieux moralement, mais ce qui altère autant la vérité. Le patriotisme est une vertu, l'histoire est une science ; il ne faut pas les confondre.

Quelques érudits commencent par se faire une opinion, soit qu'ils l'empruntent hâtivement à des ouvrages de seconde main, soit qu'ils la tirent de leur imagination ou de leur raisonnement, et ce n'est qu'après cela qu'ils lisent les textes. Ils risquent fort de ne pas les comprendre, ou de les comprendre à faux. C'est qu'en effet entre le texte et l'esprit prévenu qui le lit il s'établit une sorte de conflit inavoué ; l'esprit se refuse à saisir ce qui est contraire à son idée ; et le résultat ordinaire de ce conflit n'est pas que l'esprit se rende à l'évidence du texte, mais plutôt que le texte cède, plie, s'accommode à l'opinion préconçue par l'esprit. Peut-être serait-il trop facile d'être érudit, si l'érudition ne présentait cette suprême difficulté d'exiger un esprit absolument indépendant et libre surtout à l'égard de soi-même. Mettre ses idées personnelles dans l'étude des textes, c'est la méthode subjective. On croit regarder un objet, et c'est sa propre idée que l'on regarde. On croit observer un fait, et ce fait prend tout de suite la couleur et le sens que l'esprit veut qu'il ait. On croit lire un texte, et les phrases de ce texte prennent une signification particulière suivant l'opinion antérieure qu'on s'en était faite. Cette méthode subjective est ce qui a jeté le plus de trouble dans l'histoire de l'époque mérovingienne. Elle a produit ces singulières divergences que l'on remarque entre des historiens également érudits, également sincères, mais diversement prévenus. C'est qu'il ne suffisait pas de lire les textes, il fallait les lire avant d'avoir arrêté sa conviction.

Plusieurs pensent pourtant qu'il est utile et bon pour l'historien d'avoir des préférences, des idées maîtresses, des conceptions supérieures. Cela, dit-on, donne à son œuvre plus de vie et plus de charme ; c'est le sel qui corrige l'insipidité des faits. Penser ainsi, c'est se tromper beaucoup sur la nature de l'histoire. Elle n'est pas un art, elle est une science pure. Elle ne consiste pas à raconter avec agrément ou à disserter avec profondeur. Elle consiste, comme toute science, à constater des faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien. Il se peut sans doute qu'une certaine philosophie se dégage de cette histoire scientifique ; mais il faut qu'elle s'en dégage naturellement, d'elle-même, presque en dehors de la volonté de l'historien. Il n'a, lui, d'autre ambition que de bien voir les faits et de les comprendre avec exactitude. Ce n'est pas dans son imagination ou dans sa logique qu'il les cherche ; il les cherche et les atteint par l'observation minutieuse des textes, comme le chimiste trouve les siens dans des expériences minutieusement conduites. Son unique habileté consiste à tirer des documents tout ce qu'ils contiennent et à n'y rien ajouter de ce qu'ils ne contiennent pas. Le meilleur des historiens est celui qui se tient le plus près des textes, qui les interprète avec le plus de justesse, qui n'écrit et même ne pense que d'après eux.

 

 

 



[1] Marii Aventici ep. Chronicon, édition Arndt. Cf. Monod, à la suite de son étude sur Grégoire de Tours, et Wattenbach, Geschichtsquellen, 4e édition, t. Ier. p. 87.

[2] Voyez ce qu'il en dit lui-même à la fin de son Histoire, X, 31.

[3] Grégoire, Hist., IV, 50 ; IV, 47 (46) ; IV, 15 ; VII, 1 ; Vitæ patrum, IV ; voyez surtout la curieuse préface de ses Miracula martyrum, édit. Arndt et Krusch, p. 487.

[4] Vitæ Patrum, præfatio, ibid., p. 662.

[5] Grégoire, Hist., VI, 7 ; V, 45 ; VI, 46 ; I, 37 ; IV, 47.

[6] Souvenons-nous que Sidoine Apollinaire lui-même s'excusait de la rusticité de son style. Lettre à Græcus, VII, 2. Voyez aussi les préfaces de Fortunatus en tête de ses Vies de saints.

[7] Ceux qui reprochent à Grégoire de Tours ses solécismes ne font pas attention qu'une langue n'est pas chose immuable et que la génération de Grégoire avait d'autres règles grammaticales que celle de Cicéron. Lui-même s'accuse de ne plus écrire dans la vieille langue classique ; voyez la préface de son De gloria confessorum. La vérité est qu'il écrit le latin tel que le parlait, non le bas peuple, mais la haute société de son temps.

[8] Grégoire, ibidem, X, 51, in fine : Decem libros Historiarum.

[9] Le manuscrit de Corbie, du septième siècle, porte, en tête de la capitulatio du premier livre, Historia ecclesiastica ; mais, en tête du premier livre, il y a seulement Liber Historiarum (édition Omont, p. 2 et 4). Des manuscrits postérieurs portent Historia Francorum, Historia regum Francorum, Gesta Francorum, ou simplement Historia, Chronica. Tous ces titres, assez arbitraires, sont l'œuvre des copistes. Le titre Historia ecclesiastica ne convient guère à un livre où il n'est pas même fait mention des conciles. Celui de Historia Francorum ne sied pas mieux à un ouvrage où il ne se trouve pas un seul chapitre sur les mœurs des Francs, où les Francs sont appelés aussi souvent barbari que Franci, et dans lequel, si l'on fait le compte des personnages présentés par l'auteur, on trouvera 510 Romains, 171 Francs, et 245 dont il est impossible de discerner la race. Enfin le titre Historia regum Francorum irait mal à un livre où les rois francs ne tiennent pas beaucoup plus de place que les empereurs de Constantinople, et en tiennent beaucoup moins que les évêques. Sous croyons donc qu'il faut s'en tenir au seul titre que donne Grégoire de Tours, X, 31, in fine, c'est-à-dire à celui de Libri historiarum ou Historiæ. L'abréviateur de Grégoire de Tours n'appelle pas son livre Historia Francorum, mais Chronica (voyez manuscrit de Paris 10 910, f. 85).

[10] Les meilleures éditions de cet ouvrage sont celles de Guadet et Taranne, 1838, pour la Société de l'Histoire de France ; celle de Arndt, 1884, avec les innombrables variantes ; celle de H. Omont, d'après le manuscrit dit de Corbie, Bibl. nat., 17 655.

[11] Il y a deux livres de Miracula martyrum, un De gloria confessorum, quatre De miraculis ou De virtutibus S. Martini ; un intitulé Vitæ Patrum. — Les éditions principales, sans parler de celle de Ruinart, sont celles de Guadet et Taranne, 4 volumes, et celle de Krusch, qui fait suite à celle de Arndt.

[12] Pour les quatre-vingts années qui précèdent ce qu'il a vu, Grégoire se sert d'écrits aujourd'hui perdus ; il a surtout à sa disposition les archives de sa propre église, celles de quelques autres et les Vies de saints, qui étaient déjà nombreuses de son temps. Il cite souvent ses sources. Quand les sources manquent, il se contente des traditions et des souvenirs, et il nous en avertit par un mot tel que fertur ou tradunt. Il fait entendre clairement que les Francs lui ont appris peu de chose sur leur ancienne histoire. Quelques modernes ont prétendu, notamment Junghans et M. Monod, qu'il avait dû se servir de chants germaniques à la louange de Clovis et des Francs ; c'est une pure hypothèse, sans aucun fondement. Le seul motif qu'ils donnent, c'est qu'il y a chez lui quelques phrases d'un tour très poétique ; mais ceux qui sont familiers avec les écrivains de celte époque savent bien que ce qui caractérisait justement la prose, c'était l'abus des formes poétiques, tandis que, par une interversion singulière, la poésie adoptait les formes les plus prosaïques. Quelques épithètes brillantes ne prouvent donc aucunement, ainsi qu'on l'a soutenu, que Grégoire ait connu et employé des poèmes, et aussi n'en parle-t-il jamais.

[13] Les travaux à signaler sur Grégoire de Tours sont : les préfaces de Dordier et de Guadet en tête de leurs éditions ; Kries, De Gregorii... scriptis, 1859 ; Lecoy de la Marche, De l'autorité de Grégoire de Tours, 1861 ; Löbell, Gregor und seine Zeit, 2e édition, 1868 ; G. Monod, Grégoire de Tours et Marius d'Avenches, 1872. D'ailleurs, les travaux modernes n'ajoutent que peu de chose à la magistrale étude de Ruinart, 1699.

[14] Venantii Fortunati opera, édition Fréd. Léo et Krusch, 1881-1885.

[15] Les deux principaux manuscrits sont, à Paris, Bibliothèque nationale, fonds latin, n° 10 910, et à Berne, celui-ci-fort postérieur et incomplet.

La Chronique proprement dite remplit dans le manuscrit de Paris les feuillets 121 à 170. Elle est précédée par l'Historia epitomata, extraite des six premiers livres de Grégoire de Tours, mais avec des changements et des additions qui ne sont pas à négliger. — La chronique et l'epitomata ont été publiées par Ruinart, par Bouquet et par Migne. M. Monod a rendu service à la science en publiant littéralement le manuscrit de Paris ; on regrette seulement qu'il n'ait pas encore abordé les questions graves que soulève ce texte.

[16] Monod, Le lieu d'origine de la Chronique de Frédégaire, dans les Mémoires de la Société d'Histoire suisse.

[17] Je ne puis partager l'opinion exprimée par Wattenbach, p. 91. Ce n'est pas seulement la confusion de toutes les désinences qui caractérise l'œuvre de Frédégaire ; s'il n'y avait que cela, il ressemblerait à d'autres écrivains du septième siècle ; c'est surtout par l'emploi des termes, par le tour de phrase et la couleur générale du récit qu'il diffère de tous les autres.

[18] Il dit dans sa préface : Acta regum et bella gentium, legendo simul et audiendo et videndo cuncta quæ certificatus cognovi.

[19] Il existe quelques courtes chroniques que l'on est convenu d'appeler les continuations de Frédégaire, parce que dans plusieurs manuscrits du neuvième siècle on les a trouvées à la suite de la chronique primitive ; mais elles en diffèrent autant par l'esprit et les sentiments de leurs auteurs que par la langue. Elles ne sont intéressantes que pour les commencements de la famille carolingienne.

[20] La principale collection de Vies de saints est celle des Bollandistes, Acta sanctorum quotquot toto orbe coluntur, 1645-1794, -1845-1886, 62 volumes in-folio — Que les auteurs de ce recueil aient rangé les saints d'après l’ordre du calendrier, cela se comprend de leur part. Ce qui servira au moins c'est que les auteurs modernes de la seconde édition pour se soient résignés à suivre ce même ordre antihistorique. — Mabillon avait donné le modèle à suivre dans ses Acta sanctorum ordinis S Benedicti, 1688-1701, 9 volumes.

[21] Mabillon et les Bollandistes paraissent avoir adopté une règle qui n'est pas très sûre. Dans beaucoup de ces Vies de saints, il se trouve un ou deux chapitres où l'auteur parle de lui-même et où l'on voit qu'il est contemporain. Mais il se peut que ces chapitres aient été conservés avec soin par l'interpolateur ; ils ne prouvent pas pour l'ensemble du texte et ne sont tout au plus qu'une présomption favorable.

[22] Sans énumérer toutes ces Vies de saints — il y en a plus de cent cinquante pour ces deux siècles — nous devons signaler les principales. Vita Johannis abb. Reomænsis, dans Mabillon. Acta sanctorum ord. S. Bened., I, 635. Vita Maximini Miciacensis, dans Mabillon, I, 580. Vita Remigii ; on a deux textes de la vie de saint Rémi, l'un qu'on attribue à Fortunat, l'autre qui est d'Hincmar, tous les deux dérivant d'un texte que Grégoire de Tours paraît avoir connu. Vita Aredii, dans Mabillon, I, 349. Vita Galli, cette vie de saint Gall, évêque d'Auvergne, a été écrite par Grégoire de Tours, ainsi que celle de Nicétius, évêque de Lyon, dans les Vitæ Patrum, VI et VIII. Vita Mauri, écrite primitivement par Faustus, remaniée au neuvième siècle, dans Mabillon, I, 282 : Vita Albini et Vita Germani Parisiensis, écrites par Fortunaf. Vita Ebrutfi, dans Mabillon, 1,554. Vita Consortæ, ibid., p. 250. Vita Austregisili, ibid., II, 95. Vita Columbani et Vita Eustasii, l'une et l'autre par un contemporain, Jonas de Bobbio. Vita Desiderii Viennensis, dans les Bollandistes, 25 mai. Vita Licinii Andegavensis, ibid., 15 février. Vita Walarici, dans Mabillon, II, 77. Vita Romarici, dans Mabillon, II, 416. Vita Faronis, fort curieuse, mais écrite seulement au neuvième siècle. Vita Arnulfi Mettensis, Mabillon, II, 150. Vita Sulpicii Bituricensis, ibid., II, 168. Vita Goaris, ibid., II, 276. Vita Agili, ibid., II, 516. Vita Desiderii Caturcensis ep., dans Bouquet, III, 527. Vita Amandi, Mabillon, II, 712. Vita Sigiranni, ibid., II, 452. Vita Geremari, ibid., II, 475. Vita Austrebertæ, ibid., III, 29. Vita Eligii, Bouquet, III, 552, et Patrologie latine, t. LXXXVII. Vita Wandregisili, Mabillon, II, 534. Vita Balthildis, ibid., II, 776. Vita Bertille, ibid., III, 21. Vita Præjecti Arvernensis ep., Mabillon, II, 640. Vita Leodegarii ab Ursino, Mabillon, II, 698 ; une autre vie de saint Léger, ab anonymo, ibid., II, 680. Vita Laniberti, ibid., III, 69. Vita Salabergæ, ibid., 11,425. Vita Filiberti, ibid., II, 818. Vita Ansberti, ibid., II, 1048. Vita Boniti, ibid., III, 90. Vita Hermenlandi, ibid., III, 585. Nous laissons pour une étude ultérieure les saints du huitième siècle.

[23] Le terme capitula, dans sa signification la plus générale, désignait toute espèce d'ouvrage divisé en articles ; dans un sens spécial, il s'appliquait particulièrement aux actes législatifs ; il est employé ainsi maintes fois dans les lois des Wisigoths et des Lombards.

[24] Capitularia, édition Borétius, p. 4-5. Les manuscrits portent seulement Childeberti... Chlotarii ; mais à l'article 16 les deux rois auteurs de la loi ont écrit : inter nos germanitatis caritas ; il s'agit donc de deux rois qui étaient frères ; cela ne peut se rapporter qu'à Childebert Ier et Clotaire 1er. Nous ne pouvons partager l'opinion de Pardessus, qui attribue l'acte à Childebert II et Clotaire II, lesquels n'étaient pas frères.

[25] Baluze, Bouquet, Pertz, l'attribuent à Clotaire Ier ; Borétius et Fahlbeck à Clotaire II. — A notre avis, l'article 11 tranche la question en faveur du premier. Le roi y rappelle que. des églises ont obtenu l'immunité avi et genitoris et germani nostri. L'auteur a donc eu un frère qui a régné avant lui. Or, des trois Clotaire, il n'y a que le premier qui remplisse cette condition ; il a succédé à son frère Childebert pour le tiers du royaume. On a été embarrassé par le mot avi ; le grand-père de ce Clotaire Ier était Childéric, qui n'était pas chrétien ; mais on aurait dû réfléchir que ce Childéric a été en relations amicales avec une grande partie de la Gaule du nord, et qu'il a pu, sans être chrétien lui-même, donner des terres et des immunités à quelques églises chrétiennes. Ceux qui attribuent le décret à Clotaire II disent que germani peut s'appliquer à Childebert d'Austrasie, qui était son cousin ; sur quoi je ferai observer : 1° que germanus, dans toute la langue du sixième siècle, signifie frère, et non pas cousin ; 2° que Clotaire II n'a pas hérité de Childebert, mais de ses deux fils Théodebert et Thierry ; alors il aurait dû écrire germanorum. M. Fahlbeck imagine que germani signifie la fraternité morale ; c'est une erreur : la fraternité chrétienne et morale est maintes fois exprimée par le mot frater ; elle ne l'est jamais, à cette époque, par le mot germanus. Les mots germani nostri de l'article 11 sont un texte dont on ne peut pas se débarrasser par les raisonnements les plus ingénieux ; ils sont probants, et ils obligent à attribuer le décret à Clotaire Ier.

[26] Les prologues ne nous fournissent pas non plus ce renseignement. Ils sont une œuvre postérieure ; ils ne font pas corps avec la loi ; aussi ne se trouvent-ils que dans le plus petit nombre des manuscrits ; ils méritent peu de créance.

[27] On peut voir ce système exposé très témérairement par Solun, traduction Thévenin, par Thonissen, par Fahlbeck.

[28] Les principaux manuscrits sont celui de Wolfenbuttel, celui de Munich, ceux de Paris 4404, 4628 et 9655. Les principales éditions sont celles de Pardessus, 1845 ; celle de Holder, 1879-1880 ; celle de Hessels, 1880 ; joignez-y les éditions commodes, mais peu exactes et très systématiques, de Merkel, 1850, et de Behrend, 1874.

[29] La meilleure édition est celle de Sohm, au tome V des Leges de Pertz.

[30] Toutes ces législations se trouvent réunies dans le recueil commode de Walter, Berlin, 1824 ; elles sont aussi dans les recueils de dom Bouquet et de Canciani. La seule édition vraiment critique de la Lex Burgundionum est celle que Bluhme a donnée dans le t. III des Leges. Voyez d'ailleurs les objections qui ont été présentées par M. Hubé, dans le tome XIII de la Revue hist. du droit. — Une autre édition de la Lex Burgundionum a été donnée, en 1885, par Binding, dans les Fontes rerum Bernensium, t. I. p. 91-134.

[31] Lex romana Burgundionum, dans le t. III des Leges de Pertz.

[32] Lex romana Wisigothorum, édition Hænel, 1849.

[33] On les trouvera dans l'édition de la Lex romana Wisigothorum de Hænel.

[34] On les trouve dans le Ier volume des Concilia antiqua Galliæ de Sirmond, 1629, ou dans les recueils généraux de Labbe, 1671, et de Mansi, 1757-1798.

[35] Ajoutons les lettres de plusieurs rois et de quelques évêques, et celles des papes adressées aux évêques de Gaule ou aux rois. On les trouvera dans Sirmond et dans Bouquet, t. IV. Il s'en prépare une édition critique pour les Monumenta Germaniæ ; voyez Neues Archiv, t. XII, p. 251, et t. XIII, p. 565-387. — Un autre document curieux est une Exhortatio ad Francorum regem, dont l'auteur est inconnu, mais qui fut certainement adressée à l'un des fils de Dagobert Ier, c'est-à-dire à Clovis II ou à Sigebert d'Austrasie ; elle a été publiée par Mai, Nova scriptorum veterum collectio, t. II, p. 1144, et dans la Patrologie latine, t. LXXXVII, p. 655.

[36] Lex Ripuaria, 59 : Si quis alteri aliquid vendiderit et emptor testamentum venditionis accipere voluerit,... testamentum publice conscribatur. — De même pour la constitution de dot, ibidem, 37 ; de même pour l'institution d'héritier, ibidem, 48 ; de même pour la donation, 59, 7 ; de même encore pour les arrêts de jugement, 59, 7 : qui in causa victor exstiterit, judicium conscriptum accipiat, aut testes.

[37] Grégoire de Tours, Historiæ, X, 19. — Gesta Dagoberti, 59. — Vita Bercharii, c. 5, dans Mabillon, Acta SS., II, 534. Diplôme de 695, dans Pardessus n° 455, in fine, dans Pertz n° 67.

[38] Sur les Instrumenta ou Documenta Ecclesiæ, voir concile d'Agde, a. 506, art. 26. — Vita Frodoberti, c. 11, Mabillon, Acta SS., II, 631 Quod privilegium, quia in archivis cœnobii nostri usque hodie continetur, hic inserere superfluum duximus, quoniam legere cuique volenti adest. — Diplôme de 695, Tardif n° 34 : Duas præceptiones uno tenore conscriptas fieri jussimus, una in arca basilicæ S. Dionysii resident.... — Flodoard, Hist. Rem. Eccl., II, 11 : Quarum adhuc regalium præceptionum monumenta in archiva hujus ecclesiæ conservantur. — Cf. Grégoire le Grand, Lettres, IX, 40.

[39] Les Gesta municipalia, arcivia ou Codices publici sont souvent mentionnés dans les recueils de formules ; Marculfe, II, 37 et 58 ; Formulæ Turonenses, 20 ; Andegavenses, 52 ; Arvernenses, 1 ; Bituricenses, 5, 6, 15 ; Senonicæ, 59, 40. Cf. Diplomata, Pardessus, n° 358 et 544 ; Testamentum Bertramni, in fine, ibid., t. I, p. 215 : Hoc testamentum gestis municipalibus faciat alligari.

[40] Cet usage est constaté par les Formulæ Andegavenses, 51, 52, 55, Marculfe, I, 54 ; Turonenses, 28 ; Senonicæ, 58.

[41] Tous ces diplômes sont aux Archives nationales ; ils ont été édités par Tardif, Cartons des rois, 1866. On les trouvera aussi dans le recueil de Pardessus, et, pour la plupart, dans celui de Pertz.

[42] Les diplômes royaux ont été publiés par Karl Pertz dans les Monumenta Germaniæ, 1872. Les Diplomata de Pardessus, 1845-1849, contiennent à la fois les diplômes des rois et les chartes des particuliers.

[43] Citons parmi les diplômes qu'on peut admettre comme vrais pour le fond : la donation de Gontran au couvent de Saint-Marcel (Pardessus, n° 191), celle de Chilpéric à une église de Beauvais (n° 190) ; le traité d'Andelot, dont Grégoire de Tours a pris copie sur un exemplaire du roi Gontran ; la création du marché de Saint-Denis par Dagobert (n° 247) ; plusieurs donations du même prince à des églises ou à des matriculæ (n° 260, 268, 270, 271, 284) ; deux lettres royales par lesquelles le roi nomme un évêque et ordonne au métropolitain de le sacrer (n° 246, 251), et, un peu plus tard, une lettre du roi Sigebert interdisant la tenue d'un concile ; enfin, un très grand nombre de donations ou de concessions d'immunités. — Parmi les chartes des particuliers, citons : les testaments de saint Remi (n° 118), de saint Césaire (n° 139), d'Arédius (n° 180), de Radegonde (n° 192), de Bertramn, grand propriétaire de biens-fonds et évêque du Mans (n° 230), de Burgundofara, d'Hadoindus, de Vigilius, d'Ansebert, d'Irmina (n° 257, 300, 565, 457, 448) ; les chartes de donation d'Ansemund et de sa femme Ansleubane, de Godin et de sa femme Lantrude, de Girart et de sa femme Gimberge, de Théodétrude, d'Eligius ou saint Eloi en faveur du monastère de Solignac, d'Ermembert en faveur de Saint-Bénigne de Dijon, d'Adroald pour la fondation du monastère de de Saint-Bertin, de Huntbert, de Berchaire, de Wulfoald, de Nicétius et de sa femme Ermentrude, d'Amalfrid. Joignons-y un acte de partage de biens entre Theudilane et Maurinus (n° 255), et un acte d'échange de terres entre deux abbés (n° 421)

[44] M. Zeumer a attaqué cette opinion, page 52, mais par de très faibles raisons, qu'a réfutées M. Tardif dans la Revue historique du droit, 1884.

[45] Nous avons quelques formules qui sont empruntées à des actes datés ; ainsi la première du recueil d'Angers porte la date de la quatrième année du règne de Childebert, c'est-à-dire 515 ; voyez E. de Rozière, à la suite de Giraud, Droit français au moyen âge, p. 429.

[46] E. de Rozière, Recueil général des formules usitées dans l'empire des Francs, 1859, 5 volumes. — Zeumer, Formulæ ævi merovingici et karolini, 1882. Les opinions personnelles que l'éditeur a exprimées dans les diverses préfaces ne peuvent être acceptées qu'avec quelques réserves.

[47] Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au huitième siècle, 1856-1865. — Les inscriptions mérovingiennes sont fort rares dans le grand recueil des Inscriptions de la France de MM. de Guilhermy et de Lasteyrie.

[48] A. de Barthélemy, Manuel de numismatique. Idem, Liste des noms de lieux inscrits sur les monnaies mérovingiennes. Idem, Etude sur les monnayeurs, 1865. — Ponton d'Amécourt, Essai sur la numismatique mérovingienne, 1864. Idem, Les monnaies du Palais et de l'Ecole, 1862. — Duchalais, divers mémoires dans la Bibliothèque de l'École des chartes et dans les Mémoires des antiquaires. — Guérard, Polyptyque de l'abbé Irminon, prolégomènes, ch. IV.

[49] Il nous est parvenu quelques fragments de poésies populaires ; l'un est relatif à l'expédition de Childebert Ier en Espagne (Bibliothèque de l'Ecole des chartes, I, 1, 521) ; l'autre à la campagne de Clotaire II contre les Saxons (Vita Faronis, c. 78, dans Mabillon, Acta SS. ord. S. Bened., II, 617). Tous les deux sont en latin.

[50] A mesure que nous présenterons les faits, nous aurons soin de citer tous les textes importants. Il est vrai que ces citations de phrases du septième siècle pourront troubler d'abord quelques lecteurs plus familiers avec le latin classique qu'avec le latin mérovingien. Celui-ci est une langue qu'il faut connaître avec exactitude, et l'on n'y parvient que par un long usage des textes. Le sens des mots a souvent changé ; par exemple, intentio signifie un procès, suffragium signifie protection ou recommandation, solatium appui ou concours, scandalum querelle, hostis armée, electio choix ; et non pas élection, à moins qu'il n'y ait a populo ; un testamentum est un acte écrit quelconque aussi bien qu'un testament, auctoritas un diplôme royal, plebs une paroisse, sacerdos un évêque, parochia un évêché, etc. La grammaire s'est modifiée aussi ; la déclinaison n'est plus celle de l'époque cicéronienne. Quand vous voyez des terminaisons insolites, ne dites pas d'abord que ce sont des solécismes d'ignorants ; cela tient à la manière de parler du temps et surtout à la manière d'accentuer les syllabes. Les conjonctions et les prépositions ont quelquefois changé de sens ; vel signifie et, cum signifie ab ou quelquefois coram, apud signifie cum. Deux négations ne s'annulent plus, mais se fortifient.