L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

 

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

 

 

N° 1. — Si les Gaulois avaient un conseil fédéral.

 

Les mots concilium Gallorum se trouvent plusieurs fois dans le livre de César. Il en faut chercher le sens, et, comme la vérité historique ne se dégage que d'une étude scrupuleuse des textes, il est nécessaire d'examiner tous ceux où cette expression se rencontre.

Au chapitre XXX, livre I, César rapporte qu'après sa victoire sur les Helvètes, des envoyés de presque toute la Gaule, chefs de cités, se rendirent vers lui pour le féliciter et lui demandèrent qu'une assemblée de toute la Gaule fût convoquée, en faisant savoir que c'était la volonté de César qu'elle eût lieu. Avec l'assentiment du général romain, ils fixèrent un jour pour cette réunion. — Il ne se peut agir, dans ce passage, d'une assemblée régulière, légale, périodique : si une telle institution avait existé, l'autorisation de César n'était pas nécessaire, puisque César n'avait pas encore commencé la conquête du pays et n'y exerçait aucune espèce de domination. Ces Gaulois le priaient, au contraire, de prendre l'initiative de la convocation d'une sorte de congrès, ut liceret id ex voluntate Cœsaris facere ; et la suite du récit montre assez quelles étaient leurs vues.

Ailleurs César mentionne des assemblées de Gaulois qu'il convoquait lui-même et devant lui, principibus cujusque civitatis ad se evocatis (V, 54). Assurément, ce n'étaient pas là des assemblées nationales. Il s'agit, au contraire, d'un usage tout romain. C'était la règle qu'un gouverneur de province réunît, deux fois par an, le conventus ou concilium provincialium ; là, il recevait les appels, prononçait sur les différends, répartissait les impôts, faisait connaître les ordres de la République ou les siens. C'est cette habitude romaine que César transporta dans sa province de Gaule. Deux fois par an, il appelait à lui les chefs des cités ; dans la réunion du printemps il fixait le contingent en hommes, chevaux et vivres, que chaque cité devait fournir pour la campagne ; à l'automne, il distribuait les quartiers d'hiver et déterminait la part de chaque cité dans la lourde charge de nourrir ses légions (V, 27, V. 41). Il n'y avait que les peuples alliés ou soumis qui envoyassent à ces assemblées ; César le dit lui-même ; l'an 53, il convoqua, suivant sa coutume, une assemblée de la Gaule ; tous les peuples s'y rendirent, à l'exception des Sénons, des Carnutes et des Trévires, dont l'absence pouvait être regardée comme un commencement de révolte (VI, 5). Nous devons nous représenter le général romain présidant cette assemblée qui n'est réunie que par son commandement ; il siège sur une estrade élevée et prononce ses ordres, ex suggestu pronuntiat : il transfère l'assemblée où il veut ; il la déclare ouverte on levée, suivant qu'il lui plaît (VI, 3 et 4). Parfois, du haut de ce tribunal, la foule des Gaulois étant à ses pieds, il exerce son droit de justice et prononce des arrêts de mort (VI, 44). De telles réunions ne ressemblent en rien à des assemblées nationales.

On ne doit pas douter d'ailleurs que les Etats gaulois ne pussent s'adresser des députations et former entre eux des congrès Ainsi, en 57, les peuples Belges tiennent un concilium pour lutter contre César ; mais ce concilium est si peu une assemblée régulière du pays, que les Rèmes, qui sont Belges, n'y figurent pas et ne savent que par ouï-dire ce qui s'y passe (II, 1-4). — Ailleurs (V, 27), Ambiorix dit qu'une ligue, conjuratio, s'est formée entre presque tous les peuples et qu'une résolution commune a été prise, esse Galliœ commune consilium. Ce sont là des réunions qui n'ont pas les caractères d'une institution régulière et avouée. Elles se tenaient la nuit, dans des lieux écartés, au fond des forêts (V, 53 ; VII, 1). La réunion de guerriers qui se tint, l'an 52, dans le pays des Carnutes, et dont les membres prêtèrent un serment sacré sur les insignes militaires, n'est pas présentée par César comme un conseil commun de la nation, et l'on ne voit jamais que Vercingétorix agisse au nom d'une assemblée.

L'institution d'un conseil fédéral n'est jamais mentionnée par César, et l'on sent assez que, si ce conseil avait existé, il apparaîtrait vingt fois, par des actes ou par des protestations, dans celte histoire de la conquête. Dira-t-on que c'était César qui l'empêchait de se réunir ? Mais, dans le livre où il décrit en historien les institutions de la Gaule, il n'aurait pas pu oublier celle-là. Strabon et Diodore en auraient fait mention. On la verrait se montrer avant la conquête, à l'occasion de l'affaire des Helvètes, par exemple. Aucun écrivain ne parle de cette assemblée ; aucun événement ne nous la fait apercevoir.

 

N° 2. Sur un passage de l'historien Zosime et sur ce qu'on a appelé la république armoricaine.

 

L'abbé Dubos a soutenu qu'avant l'invasion des barbares une partie de la Gaule s'était séparée de l'empire et s'était donné un gouvernement républicain. Cette assertion est assez grave pour qu'on se demande sur quel fondement elle s'appuie.

Il n'allègue qu'un seul texte, celui de Zosime, livre VI, chapitre V, et ce texte doit être examiné de près. L'historien grec rapporte qu'en 408 l'usurpateur Constantinus s'était emparé du pouvoir dans la Gaule, et qu'un autre usurpateur, Gérontius, s'élevait contre lui ; toutes les troupes gauloises se trouvaient alors en Espagne ou dans le midi de la Gaule avec Gérontius, et les corps barbares qui servaient dans le pays rejoignirent celui-ci ; la Gaule était donc absolument sans défense : Alors les barbares d'au delà du Rhin, se ruant partout sans rencontrer d'obstacles, contraignirent les Bretons et plusieurs peuples de la Gaule à être en dehors de l'autorité romaine et à se suffire à eux-mêmes — c'est le sens propre des mots : καθ' έαυτόν βιοτεύειν, sans plus recevoir d'ordres du gouvernement romain. Les Bretons, prenant les armes et combattant vaillamment pour leurs propres intérêts, délivrèrent leurs villes des barbares ; en même temps, l'Armorique et plusieurs provinces de la Gaule, faisant comme les Bretons, se délivrèrent de la même manière, chassant les fonctionnaires romains et établissant chez elles le gouvernement qui leur convenait.

Tel est ce passage. Il y faut remarquer deux choses : l'une, que cette séparation n'a pas été volontaire, mais forcée ; l'autre, que par cette délivrance dont il parle, Zosime n'entend pas dire que les peuples se soient délivrés de l'autorité romaine, mais des barbares. Sa pensée est celle-ci : Presque toute la Gaule et l'île de Bretagne sont absolument dégarnies de troupes impériales ; les Germains se ruent partout ; par suite de leurs incursions, ces deux pays se trouvent séparés de l'empire et sans communications avec l'empereur Honorais ; les populations ainsi abandonnées à elles-mêmes, résistent pourtant et finissent par se délivrer des barbares. L'historien ajoute, à la vérité, qu'elles ont chassé les fonctionnaires romains ; mais il faut faire attention qu'il ne se peut agir ici que des fonctionnaires nommés par l'usurpateur Constantinus ; or ce personnage représentait si peu l'empire, qu'il appelait lui-même les Germains. Si les villes voulaient rester romaines, il leur fallait d'abord se débarrasser de ces fonctionnaires et repousser l'autorité de l'usurpateur Constantinus ; c'est précisément ce que Zosime dit qu'elles firent.

Tous ces événements, obscurs dans le récit trop bref de Zosime, deviennent clairs, si on les observe dans les autres écrivains contemporains qui les ont racontés. D'ailleurs le récit de Zosime qui s'arrête à l'année 410, est continué, pour les années suivantes, par Paul Orose, Olympiodore, Sozomène et Renatus Frigéridus cité par Grégoire de Tours (II, 9). Nous y voyons que les cités du nord de la Gaule restèrent séparées de l'empire, c'est-à-dire de l'autorité d'Honorius, aussi longtemps que Constantinus et ses barbares furent les maîtres de la partie méridionale et coupèrent toutes relations avec l'Italie. Cela dura jusqu'en 411. Enfin Honorius envoya en Gaule une armée commandée par un Romain nommé Constantius, et l'on sentit alors, dit Orose (VII, 42), quelle force trouve l'empire, lorsque ses troupes sont commandées par un Romain, au lieu des maux qu'on avait soufferts tant qu'on avait eu des généraux barbares. En vain Constantinus fit-il venir d'au-delà du Rhin une nouvelle armée de barbares (Sozomène, IX, 14) ; cette armée fut vaincue et détruite par le général de l'empire, Les usurpateurs firent leur soumission, et à partir de ce moment, toute la contrée rentra sous l'autorité d'Honorius et obéit à ses fonctionnaires (id., 15). Un contemporain ajoute que, tous les usurpateurs ayant péri, la paix et l'unité furent rendues à l'empire (Orose, VII, 42).

La scission entre le nord de la Gaule et l'empire a donc été involontaire et n'a duré que trois ans. En 417, Rutilius qui était Gaulois, parle, dans son Itinerarium (v. 213), de son ami Exupérantius qui était, cette même année, gouverneur de l'Armorique. Sidoine (Lettres, V, 9) dit formellement que toute la Gaule obéissait aux préfets de Valentinien III. Grégoire de Tours et tous les hagiographes montrent en maints passages que le nord de la Gaule est resté romain, et aucun d'eux ne signale, fût-ce par une allusion, l'indépendance de l'Armorique.

 

N° 3. Du Defensor civitatis.

 

Comme nons nous écartons, au sujet de ce magistrat, de l'opinion ordinairement reçue, nous devons présenter les documents sur lesquels nous nous sommes appuyés.

Il n'y a dans les codes que quatre lois qui soient relatives à l'élection du Defensor. La première est de Valentinien II : Hi instituantur defensores quos decretis elegerint civitates (Code Théod., I, 29, 6, éd. Hænel, p. 176, c) ; la seconde est d'Honorius : Defensores ita prœcipimus ordinari ut reverendissimorum episcoporum necnon clericorum et honoratorum ac possessorum et curialium decreto constituantur (Code de Just., I, 55, 8) ; cette énumération comprend toutes les classes supérieures ; il n'y est pas question de la plebs. La troisième est de Majorien ; elle mentionne la plèbe, mais après les honorati et les municipes : municipes, honorates plebemque commoneat ut adhibito consilio sibi eligant defensorem. Ce texte peut indiquer une élection qui serait faite par la cité entière, mais non pas une élection purement plébéienne. La quatrième est de Justinien : In unaquaque civitate defensor decreto factus omnium possessorum in civitale consistensium (Novelles, XV) ; ici le défenseur apparaît comme l'élu des seuls propriétaires. Nous ne pensons pas que ces documents permettent de regarder le Defensor comme choisi exclusivement par les classes inférieures ; des quatre textes que nous avons, trois le montrent élu par les classes élevées ou moyennes ; un seul y joint la plèbe.

On a dit que le Defensor avait dû être choisi parmi les plébéiens ; cette opinion ne nous paraît pas conforme aux textes. Une loi de 365 porte que les défenseurs des cités ne doivent pas être pris dans le corps des décurions ni dans celui des cohortales, mais parmi les personnes dignes d'une telle charge, non ex decurionum seu ex cohortalium corpore, sed ex aliis idoneis personis (code de Just., I, 55, 2). Cette loi signifie qu'il faut choisir ces magistrats dans des classes plus élevées que celles des décurions et des cohortales. Nous avons montré, en effet, que les décurions n'étaient qu'une classe moyenne, et qu'au quatrième siècle elle était méprisée. Ainsi, dans une loi du code Théodosien (XVI, 5, 52), ils ont six classes avant eux, les illustres, les spectabiles, les senatores, les clarissimi, les sacerdotales et les principales, et ils n'ont après eux que les negotiatores et les plebeii. C'était dans la catégorie des principales qu'il fallait choisir le défenseur de la cité. La loi qui défend de le prendre parmi les simples décurions a le même sens que celle par laquelle Constantin interdisait de choisir un simple décurion pour curator civitatis (code Théod., XII, 1, 20). Il fallait être passé par toutes les charges municipales et avoir rang de principalis pour arriver à ces hautes fonctions qui n'avaient rien au-dessus d'elle dans la cité. Cela est clairement expliqué par une novelle de Justinien ; cet empereur se plaint que, depuis quelque temps, la magistrature du Defensor ait été avilie, et il attribue cet avilissement à ce qu'on a, depuis quelque temps, pris l'habitude de choisir le defensor parmi les hommes obscurs, viri obscuri ; il prescrit qu'on revienne aux anciennes règles, et que le defensor soit toujours pris parmi les hommes les plus nobles, nobiliores (Novelles, XV).

Comme toutes les magistratures municipales, celle de defensor était gratuite et fort coûteuse ; aussi la loi obligeait-elle à être défenseur malgré soi et à tour de rôle, comme elle avait obligé à être duumvir (code de Just., I, 55, 10) ; de elles dispositions n'auraient pu s'appliquer à une magistrature démocratique.

On a conjecturé que le defensor était un chef plébéien placé vis-à-vis des duumvirs qui étaient les chefs de la curie ; mais il n'y a pas un seul texte ni une seule inscription qui montre que ces deux magistratures aient existé en même temps, ni à plus forte raison qu'elles aient été rivales. Partout le defensor apparaît à la place des duumvirs et avec les mêmes attributions.

Que le defensor ait eu pour mission spéciale de défendre les classes pauvres et qu'il ait été une sorte de tribun du peuple, c'est ce qui n'est marqué ni dans les lois ni dans les écrits du temps. Il n'avait pas à protéger les plébéiens contre les dédirions et les principales, puisqu'il était élu par ceux-ci, ni contre les magistrats municipaux, puisqu'il était lui-même le chef suprême de la cité. Il était un protecteur pour toute la population indistinctement (code de Just., I, 55, 8 et 9).

Ce qui a fait illusion, c'est que ce magistrat est quelquefois appelé defensor plebis ; mais il faut songer que le mot plebs avait quelquefois, au cinquième siècle, le sens de circonscription rurale. Le defensor plebis ou loci était le chef de ce qu'on a appelé plus tard une paroisse ; il ressemblait d'ailleurs dans sa circonscription à ce qu'était le defensor civitatis dans la cité.

On a dit que l'évêque était devenu partout le Défenseur ; cela ne se voit dans aucun document. Il semble même qu'il y avait incompatibilité entre la dignité d'évêque qui était viagère et celle de defensor qui était annuelle ; l'évêque ne pouvait que perdre à revêtir une magistrature qu'il aurait dû bientôt déposer.

 

N° 4. Sur la justice chez les Germains.

 

Tacite dit que la justice est rendue dans les cantons par des principes qui ont été désignés dans l'assemblée publique de l'Etat. Il ajoute que chacun de ces principes est entouré d'une centaine de compagnons tirés de la population libre du canton, centeni ex plebe comites (Germanie, 12). On a pensé que ces cent hommes libre formaient une sorte de grand jury tout-puissant, qui jugeait en souverain, qui prononçait la sentence, et dont le princeps n'était qu'un président. Tacite ne dit pas cela. Il exprime les attributions de ces comités par les deux mots consitium et auctoritas. Or il faut observer quelle signification avaient ces deux termes dans la langue que Tacite parlait. Consilium était le terme précis qui désignait officiellement la réunion des assesseurs dans un tribunal romain (Pline, lettres, IV, 22 : interfui principis cognitioni, in consilium assumptus. Fronton, ad amicos, I,1 : Qui consilio judicis adsunt. Rufus legatus cum consilio collocutus, inscription de Tarragone, citée plus haut). Les assesseurs étaient désignés indifféremment par les mots assessores, consiliarii, comites (Digeste, I, 22).

Quant au mot auctoritas, il a été traduit comme s'il avait le sens vague d'autorité. Qui ne sait pourtant que Tacite a l'habitude de donner aux termes qu'il emploie un sens précis et concret ? L'expression auctoritas était usitée dans la société romaine, particulièrement dans la langue officielle de la justice et de l'administration, pour désigner les hommes qui signaient un arrêt, une sentence, un décret. Lorsque, par exemple, Tacite et deux ou trois de ses collègues mettaient leur nom en tête d'un sénatus-consulte avec la formule scribendo affuerunt, ils étaient auctoritas ; cela signifiait qu'ils étaient signataires et garants de l'arrêt du sénat — voyez un passage de Cicéron, de Oratore, III, 2, où cette signification du mot est nettement marquée —. C'est en ce sens qu'il applique le même mot aux comités du juge germain ; il veut dire qu'ils font auprès de ce juge le même office que font dans les tribunaux romains les consiliarii, et ceux qui sont auctoritas. Ils ignorent l'écriture ; mais ils sont là pour être témoins et pour pouvoir dans la suite affirmer l'a sentence comme s'ils l'avaient signée. Le princeps qui jura reddit est étranger au pagus ; il est de toute nécessité qu'il soit entouré d'hommes de ce pagus, qui puissent, dans le présent, lui servir de conseillers, et, dans l'avenir, rappeler sa sentence et s'en porter garants.

Voilà, si nous ne nous trompons, ce que Tacite a voulu dire. Quant à l'institution du jury ou d'une justice démocratique chez les Germains, ni Tacite ni aucun autre écrivain n'en a parlé.

 

N° 5. Si les Germains ont enlevé aux Gaulois la propriété du sol.

 

Il n'y a pas un seul texte qui indique que les Francs aient dépossédé les indigènes. Quant aux Visigoths et aux Burgondes, il se trouve dans leurs codes deux articles qui ont paru être une allusion à un partage des terres. Il faut examiner de près le sens de ces deux articles, et chercher s'ils sont des preuves suffisantes pour affirmer que les conquérants se soient emparés du sol des vaincus.

Notons d'abord qu'il n'y a pas dans ces codes un seul mot qui marque que les indigènes fussent des vaincus ni les Germains des conquérants. L'expression de terre enlevée aux vaincus, ni celle de terre distribuée à des vainqueurs ne se rencontrent jamais.

Le titre 54 du code des Burgondes, promulgué suivant toute apparence en 501, rappelle un édit royal en vertu duquel le peuple burgonde a reçu le tiers des esclaves et les deux tiers des terres. Ce passage, s'il était isolé, semblerait être l'édit lui-même qui aurait décrété la spoliation des propriétaires gaulois. Mais il convient d'observer que les termes mêmes de l'article montrent qu'il est l'œuvre du roi Gondebaud ; à supposer que cet édit fût de la première année de ce long règne, encore serait-il postérieur à l'établissement des Burgondes dans le pays ; la mesure qu'il établit n'est donc pas un fait de conquête. Qu'on lise d'ailleurs l'article tout entier, et l'on remarquera deux choses : l'une, qu'il vise dos terres sur lesquelles le Burgonde n'a aucun droit de propriété, sur lesquelles il a seulement l'hospitalité, et que la loi même continue d'appeler les terres de son hôte ; l'autre, que cet édit a pour but, non pas d'assurer aux Burgondes la possession de ces terres, mais au contraire de les en déposséder pour la plupart et de les contraindre à les rendre aux Gallo-Romains, sine dilatione restituant. Loin que cet édit de Gondebaud prononçât la confiscation des propriétés, il en était tout l'opposé. Nous chercherons tout à l'heure quel pouvait en être le sens ; au moins est-il certain qu'il ne pouvait pas être un décret de confiscation.

Quant à l'article de la loi des Wisigoths (X, 1, 8), il commence ainsi : Le partage fait entre un Goth et un Romain au sujet d'une portion de terres ou de forêts ne sera modifié pour aucun motif, si toutefois il est prouvé que ce pari âge a été fait authentiquement. Divisio facta inter Gothum et Romanum de portione terrarum sive silvarum nulla ratione turbetur, si tamen probalur celebrata divisio. Ces termes sont clairs ; portio est un mot employé dans la langue du sixième et du septième siècle pour désigner une propriété ; on en peut voir cent exemples dans les actes de vente ou de donation ; la villa était un très-grand domaine ; la portio était un domaine moins étendu. Celebrata divisio est l'expression consacrée pour signifier un acte régulier et authentique de partage ; on lit dans Sidoine Apollinaire (lett., IV, 24) : consortes habeo, coheredes, necdum celebrata divisio est, j'ai des cohéritiers et l'acte de partage n'est pas encore passé. — On voit clairement que le législateur wisigoth n'a pas en vue dans cet article une confiscation générale ni un partage de toutes les terres du pays ; il vise un certain partage qui a pu être fait entre un Goth et un Romain d'un domaine particulier ; il exige même que ce partage ait été fait par acte authentique. Il ne s'agit pas ici d'une spoliation universelle ; il s'agit d'un contrat régulièrement conclu entre deux hommes.

Voulons-nous savoir quelle était la nature de ce contrat ? Il faut regarder d'abord dans quel milieu et, pour ainsi dire, dans quel courant d'idées la loi qui le concerne se trouve placée. Elle fait partie d'un chapitre intitulé : Des partages et des terres données à condition. Les sept premiers articles sont relatifs à des terres partagées entre frères, entre cohéritiers, entre voisins. Plus loin vient une suite de cinq articles qui ont trait aux terres données sous condition, c'est-à-dire affermées de différentes manières, terrœ quœ ad placitum canonis datœ sunt. Ces deux sortes d'actes, qui ne se ressemblent pas, sont pourtant réunis sous la même rubrique ; le législateur a peut-être vu un lien entre eux ; dans le premier cas, il s'agit d'un partage qui divise le domaine entre deux hommes qui en sont propriétaires à titre égal ; dans le second, il s'agit d'une autre sorte de partage qui se fait à l'occasion d'un domaine entre deux hommes dont l'un en reste propriétaire, et dont l'autre en devient usufruitier sous des conditions déterminées.

C'est entre ces deux séries d'articles que se trouve celui qui vise un partage fait entre un Goth et un Romain. Il y est dit que les deux tiers appartiendront au Goth, le fiers au Romain, sans que l'un ni l'autre puisse prétendre davantage. Cette phrase, qui probablement était claire pour les contemporains, parce qu'elle se rapportait à des relations et à des conventions que tout le monde connaissait, est obscure pour nous. L'idée qui nous vient d'abord à l'esprit, est que la propriété a été partagée et que le Goth a eu les deux tiers du sol. Cette interprétation ne soutient pourtant pas l'examen. En effet, si c'est la propriété qui a été autrefois partagée, il y a eu, à partir de ce jour, deux domaines distincts et deux propriétaires à titre égal ; les lois ordinaires de la propriété les régissent ; le législateur n'a donc nul besoin d'avertir — et cela si longtemps après rétablissement, car cette loi n'est pas de celles qui sont qualifiées antiquœ — qu'aucun des deux propriétaires ne doit empiéter sur le bien de l'autre ; le titre 3, de terminis et limitibus, suffit à interdire celte sorte d'empiétement. Si le législateur croit devoir introduire un article si spécial, c'est qu'il a affaire à des relations d'une nature toute particulière.

Les tiers dont il s'agit ici sont donc autre chose qu'une fraction du sol. La pensée se reporte alors vers les articles qui suivent et où l'on voit le législateur régler les rapports entre un propriétaire et un tenancier ; on songe aussi que, dans la langue de cette époque et des siècles suivants, le mot tertia était souvent employé pour désigner, non le tiers du sol, mais un prix de fermage, qui était apparemment du tiers des fruits. Cela se voit maintes fois dans les actes et dans les lois ; Sidoine Apollinaire, par exemple, nous apprend qu'il a hérité d'une terre in usum tertiœ, c'est-à-dire affermée au tiers, et qu'il offrait de la compter, dans sa part d'héritage, comme si elle avait été affermée à moite, sub pretio medietatis ; il faisait ce sacrifice à ses cohéritiers, afin d'entrer plus vite eu possession (Lettres, VIII, 9). La loi des Wisigoths, une page plus loin que l'article que nous examinons, mentionne l'homme qui paye la redevance appelée tertia ; la loi des Burgondes en parle également (terram sine tertiis habere, tit. 79). Serait-il téméraire de penser que c'est un contrat de cette nature que le législateur a eu en vue, et que, lorsqu'il fixe la part du Goth aux deux tiers, il entend que. ce Goth, qui est un tenancier, jouira des deux tiers des fruits et qu'il en laissera le tiers au Romain propriétaire ?

Ces obscurités s'éclaircissent un peu, si l'on rapproche de cet article les dispositions analogues du code des Burgondes.

Un premier fait à constater c'est qu'il n'y a aucun texte qui montre que ces Burgondes se soient établis dans le pays par conquête. Les chroniqueurs contemporains ne parlent que de leurs désastres ; écrasés par Aétius, en 454, ils sont presque exterminés par les Huns l'année suivante (Chroniques d'Idace, de Prosper Tyro, de Cassiodore, de Maxime), et c'est après ces grands coups qui les avaient accablés, qu'on donna à ce qu'il restait d'eux la Sabaudie à partager avec les indigènes : Reliquiis datur Sabaudiacum indigents dividenda. Peu après, Marius d'Avenches dit qu'ils partagèrent les terres avec les grands propriétaires gaulois, terras cum gallicis senatoribus diviserunt. De quelque façon qu'on entende ce partage, il est difficile d'y voir un fait de conquête ; car ces Burgondes, en l'état que les chroniqueurs décrivent, étaient bien loin de ressembler à des conquérants.

Frédégaire, qui vivait au milieu des Burgondes, rapporte que ce fut sur l'invitation expresse des Gallo-Romains que ces hommes entrèrent dans la province lyonnaise ; il ajoute qu'ils s'y établirent à titre de tributaires, c'est-à-dire de cultivateurs sujets à redevance : per legatos invitati a Romanis vel Gallis qui Lugdunensem provinciam manebant, ut tributarii cum uxoribus et liberis consederunt (Fredeg. fragm. dans dom Bouquet, t. II, p. 462). Cette assertion paraîtra invraisemblable à quiconque a dans l'esprit l'idée préconçue que les Germains fussent des conquérants ; elle étonnera moins, si l'on songe à tous les faits complexes que nous avons décrits dans la vie du cinquième siècle, et si l'on se rappelle toutes les formes sous lesquelles les Germains se présentaient pour entrer dans l'empire. Les propriétaires gaulois pouvaient avoir besoin de bras, soit pour cultiver leurs terres, soit pour les défendre. Qu'une ville ou une province attirât une troupe de barbares et se l'attachât par un traité particulier, cela se voyait tous les jours en ce temps-là, ainsi qu'on peut le constater dans plus d'une lettre de Sidoine et dans l'Eucharisticum de Paulin (v. 396).

Cela même se trouvé confirmé par un article de la Joi burgonde (tit. 79), qui fut écrit 40 années environ après l'établissement. On y rappelle qu'il est souvent arrivé autrefois qu'un propriétaire du pays invitât un homme de naissance barbare à s'établir à demeure sur sa propriété, et qu'il en détachât volontairement un lot de terre pour le donner à habiter à ce barbare : si quis barbarœ nationis personam ut in re sua consisteret invitasset et ei terram ad habitandum voluntarius deputasset. Il s'agit ici d'une opération que nous retrouverons fort en usage au douzième siècle ; le propriétaire qui avait beaucoup de terres et peu d'hommes, appelait sur son domaine des hôtes, à chacun desquels il donnait un hospitium et un champ, non en toute propriété, mais en jouissance perpétuelle moyennant redevance. C'était une façon particulière d'exploitation du sol, et il n'est pas douteux qu'elle ne fût connue au temps de l'empire ; les hospites sont déjà signalés comme une classe de tenanciers par Ulpien (Digeste, XLIII, 19, 1, § 7, et VII, 8, 2 et 4).

La redevance de l'hôte burgonde parait avoir été ordinairement du tiers des fruits (tit. 79). Il cultiva son lot ou le fit cultiver par les serfs qu'il y trouvait établis et que la loi romaine défendait d'en séparer. Il jouit des deux tiers des fruits de son travail et du tiers des revenus divers que les esclaves produisaient soit par leur travail agricole ou industriel, soit parleur pécule et leur héritage.

Un autre article de la loi marque bien la nature de ce contrat. On lit au titre 67 : Ceux qui occupent en tenure un champ ou un lot de colon, devront, suivant la mesure de leurs terres labourables et au prorata de ce qu'ils occupent, partager aussi entre eux les bois, le Romain pourtant se réservant toujours la moitié de ces bois. Ce passage vise manifestement des Germains qui ont été établis comme tenanciers et colons sur la terre d'un propriétaire gallo-romain ; quand on dit que ces tenanciers partagent entre eux les bois, nous devons certainement entendre qu'ils n'en partagent que les produits, le propriétaire gallo-romain conservant sur le tout son domaine éminent.

On peut deviner et la loi même nous apprend à quelles difficultés ce contrat d'hospitalité donna lieu dans une époque si troublée. Quelquefois la redevance n'avait pas été fixée, ou le propriétaire restait plusieurs années sans l'exiger (tit. 79) ; d'autres fois le barbare refusait de la payer ou contestait sur la somme. Les conflits étaient incessants ; beaucoup de propriétaires s'efforçaient d'éloigner ces hôtes incommodes, qui s'obstinaient à rester. C'est pour mettre fin à ces luttes que le roi Gondebaud promulgua l'ordonnance qui se trouve rappelée au titre 54. Il y décidait deux choses : l'une, que tout Burgonde qui avait obtenu du roi le don d'une terre en propre, devrait quitter la terre où il était hôte et la restituer au propriétaire romain ; l'autre, que celui qui faute de propriété resterait hôte, aurait une part fixe, qui consisterait dans les deux tiers des fruits du sol et dans le tiers du produit des esclaves ; il était sous-entendu que le reste formerait la part du propriétaire. C'est à peu près ce que fixait aussi la loi des Wisigoths (X, 1, 8). Plus tard, une ordonnance insérée dans la loi des Burgondes (tit. 79) décida que, si la redevance du tiers était restée impayée durant 15 ans, sans réclamation du propriétaire, le champ en serait dégrevé en vertu du principe de prescription.

Ce qui frappe le plus les yeux en tout cela, c'est la netteté avec laquelle la loi burgonde sépare toujours le droit de propriété du droit d'hospitalité. Partout où il est parlé de tiers et de partage, le Burgonde n'est qu'un hôte, hospitalitas ei fuit delegata. Ailleurs, il est propriétaire, et il n'est plus question de partage. Quand il est propriétaire, il a la jouissance complète ; là où il est hôte, il ne jouit que des deux tiers.

Un procès peut surgir au sujet de la propriété ou des limites d'un champ. Si le Burgonde ne l'occupe qu'à titre d'hôte (hospitalitalis jure), la loi lui Interdit d'intervenir dans le procès ; les débats ne regardent que le propriétaire romain et passent par-dessus la tête du Burgonde (tit. 55, art. 1). Au contraire, si le Burgonde possède une terre en propre, il peut paraître en justice et défendre son bien ; on lui permet même de le défendre suivant le droit romain (tit. 55, art. 2). La distinction entre la propriété et l'hospitalité est profonde.

Quant à cette propriété du sol, la loi indique par quel moyen les Burgondes l'ont obtenue : c'est toujours par le don royal, nostra largitate : ce qui signifie qu'elle vient toujours du domaine fiscal, dont les rois ont aliéné des parties en faveur de leurs guerriers ou de leurs courtisans, par des concessions particulières et individuelles. Jamais la loi ne fait mention de propriétés acquises en vertu de la conquête, par la dépossession des vaincus, en vertu d'un tirage au sort. Le mot sors, qui est souvent employé dans ce code, n'a pas d'autre sens que celui qu'il avait alors dans la langue latine, il signifie héritage ; l'expression jure sortis est synonyme de hereditas, ainsi qu'on le voit au titre 14, art. 5 ; l'expression terra sortis titulo acquisita désigne le patrimoine et s'oppose à l'acquêt, labor, comme on peut s'en convaincre en lisant l'article Ier du code.

La confiscation du sol d'un pays et la dépossession de tout un peuple serait un événement assez grave pour qu'il nous fût connu par des textes clairs et précis, surtout quand il s'agit d'une époque qui nous a laissé un si grand nombre de documents écrits. Qu'on lise Sidoine Apollinaire ; on n'y trouvera pas un mot qui soit l'indice d'une spoliation générale. Il a été témoin de l'établissement des Goths ; il en a même été victime, car il a été frappé par eux d'une sentence d'exil. On voit (Lettres, VIII, 9) qu'il implore auprès du roi barbare, la permission de rentrer dans sa ville natale ; il félicite un ami qui, plus heureux que lui, a déjà obtenu la permission de revoir ses domaines ; mais on ne voit nulle part qu'il ait. à déplorer, ni pour lui, ni pour aucun de ses riches amis, la confiscation des deux tiers du sol.

Il existe un petit livre qui a été écrit en ce temps-là et qui est singulièrement instructif, c'est l'Eucharisticum de Paulin de Pella (publié à Breslau par L. Leipziger, 1866, et à la suite d'Ausone, t. I, dans la coll. Panckoucke). Ce Paulin appartenait à une très-riche et très-noble famille d'Aquitaine ; né vers 582, il parvint à la vieillesse ; à l'âge de plus de 80 ans, c'est-à-dire en 463, il écrivit en vers l'histoire de sa vie. Témoin de l'entrée des Wisigoths en Gaule et de leur établissement, il a décrit les désordres et les souffrances de cette malheureuse époque ; mais il n'a dit nulle part que les Germains aient dépossédé ses compatriotes et se soient partagé le sol. La troupe des Goths, dans un premier séjour qu'elle fit en Aquitaine, vers 412, avant de se rendre en Espagne, fut logée chez les habitants en vertu des règles de l'hospitalitas militaris qui étaient usitées dans l'empire. La maison de Paulin eut le privilège de n'en pas recevoir ; mais cette faveur même lui devint funeste ; la troupe, au moment de quitter la ville, pilla tout ; les maisons qui avaient reçu des hôtes Germains furent défendues par eux ; celle de Paulin, n'ayant personne pour la protéger, fut mise à sac (v. 285-288). — Peu après, un désastre le frappa personnellement. Il avait pris parti pour l'usurpateur Attalus, le protégé d'Alaric, et avait été élevé par lui à la dignité de comte des largesses (v. 295) ; il avoue dans ses vers qu'il avait été, en ce temps-là, du parti des Goths comme tant d'autres l'ont été après moi et le sont encore sans s'en repentir. Son malheur était d'avoir été leur allié lorsqu'ils soutenaient Attalus ; au lieu de l'être lorsqu'ils soutinrent Honorius. Les Goths, qui avaient élevé Attalus au trône et l'en avaient ensuite précipité, poursuivirent tous ses amis, et celui-là surtout qui avait été un de ses ministres. Paulin fut donc persécuté comme comte de ce même prince par l'autorité duquel il avait été l'allié des Goths (v. 515) ; ses biens furent confisqués, et lui-même condamné à l'exil. Il songea à se retirer en Epire, où il possédait un immense patrimoine (v. 415-425) ; mais là encore la sentence de confiscation avait été prononcée ; on frappait, en effet, en lui le ministre d'un usurpateur ; on le frappait en vertu des lois romaines, et il n'eut pas lieu d'être surpris que des mains romaines achevassent en Épire ce que des mains barbares avaient commencé en Aquitaine (v. 424). — Il paraît toutefois que la confiscation ne fut pas complète ; le récit de Paulin montre, en effet, d'une part, qu'il vécut à Marseille avec un grand train de maison et un nombreux domestique (v. 460, 479, 480, 557), et d'autre part, qu'il lui était permis de recevoir les revenus, au moins en partie, de ses terres d'Aquitaine (v. 506). Cela prouve que ces terres n'étaient pas devenues la propriété des guerriers wisigoths. Peut-être étaient-elles en séquestre entre les mains du fisc, qui, suivant l'humeur du roi (v. 514), permettait ou refusait qu'on en envoyât le revenu à l'exilé. Ce qui paraît plus probable, d'après le vers 502, c'est que le chef wisigoth avait établi sur ces terres quelques guerriers, à titre de colons, gothico consorte colono. Paulin conservait son droit de propriété ; les colons, gardant pour eux les deux tiers des fruits, faisaient parvenir le tiers restant (fort inexactement sans doute) à Paulin. Celui-ci réussit assez bien à se faire payer tant qu'un de ses fils vécut à Bordeaux ; les sommes ne lui parvinrent plus dès qu'il n'eut plus personne pour représenter ses intérêts (v. 505-515). Il vécut dans cette situation 53 ans (rapprocher vers 475 et 478), relégué à Marseille, entouré de nombreux serviteurs, qu'il employait à la culture (v. 536), mais s'appauvrissant insensiblement et réduit à s'endetter (v. 560-574). Enfin, vers l'an 463, un bonheur inespéré s'offrit à lui : un Wisigoth voulut devenir propriétaire d'une de ses terres situées près de Bordeaux ; peut-être était-ce celui-là même qui l'occupait à titre d'hôte ; il l'acheta et en envoya le prix à Paulin (v. 575-579). La somme, nous dit celui-ci, n'était pas celle qu'il eût exigée à une autre époque ; elle était du moins assez considérable pour qu'il pût payer ses dettes (v. 580) et retrouver quelque opulence. Paulin appelait ce domaine agellus, comme Ausone appelait herediolum une propriété de 1.000 jugera (Idyll., 5). Dans un temps de grande propriété, mille arpents passaient pour un coin de terre.

Cette histoire d'un homme nous enseigne l'histoire de toute une génération. Nous y voyons le mal que firent deux fléaux réunis, la lutte des compétiteurs qui se disputaient la pourpre, et l'entrée de troupes germaines ; qui étaient avides et brutales. Nous n'y apercevons que les rois barbares aient décrété une confiscation générale du sol ; mais nous y voyons que, pour des raisons politiques ou pour des prétextes qu'il était toujours facile de trouver, on éloignait un grand propriétaire de ses domaines et on y faisait vivre des guerriers. Ceux-ci n'étaient jamais considérés comme propriétaires ; ils étaient hôtes, presque fermiers ; mais la meilleure part des fruits, et la plus sûre, était pour eux. Quant au droit de propriété, il fallait qu'ils l'achetassent.

C'est ainsi, si nous ne nous trompons dans ces recherches fort difficiles, qu'il faut entendre le partage dont il est parlé dans les lois des Burgondes et des Goths, et dans la chronique de Marins d'Avenches. Il s'agit d'un partage de jouissance et non de propriété ; et ce partage même n'a pas été un fait général ; il a eu lieu aux dépens de beaucoup de propriétaires, mais non pas de tous, et il n'a guère frappé que ceux contre qui les rois avaient un prétexte plausible.

Il faut d'ailleurs ajouter que les rois burgondes se sont appliqués à faire cesser cette étrange situation, et qu'ils ont donné à leurs guerriers des terres en propre, aux dépens de leur fisc, afin de les obliger à quitter les domaines de leurs hôtes. Si les rois wisigoths n'ont pas fait les mêmes efforts, le même résultat a été certainement obtenu, en ce qui concerne la Gaule, par la bataille de Vouglé. Quant aux Francs, on ne voit à aucun signe, ni qu'ils aient confisqué la terre, ni qu'ils aient usé de l'hospitalité.

Qu'il y ait eu beaucoup de violences et de spoliations partielles, cela ne fait aucun doute. Un chroniqueur raconte, par exemple, qu'une troupe d'Alains au service de l'empire fut établie sur le territoire d'une cité par un ordre formel du gouvernement romain, et que, mal reçue par les habitants, elle les chassa et s'empara de leurs terres. Pareils faits durent être fréquents ; mais il y a loin de là à une confiscation universelle et légale du sol.

Nous pensons donc que, sauf des exceptions qui durent être assez nombreuses, la terre est restée aux mains des familles gallo-romaines. C'est une vérité par laquelle l'esprit est saisi, quand on lit les vies des saints et les chroniques. Grégoire de Tours, qui écrit un siècle après l'établissement de Clovis, signale presque à chaque page des sénateurs gaulois qui possèdent de nombreux et vastes domaines dans toutes les parties de la Gaule. L'invasion germanique n'a ni dépossédé les indigènes, ni morcelé la grande propriété.