L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE XIII. — QUE LES GAULOIS N'ONT PAS ÉTÉ TRAITÉS COMME UNE RACE INFÉRIEURE.

 

 

Aucun chroniqueur ne dit que les Gaulois fussent des opprimés, ni les Germains des maîtres. Si on lit Grégoire de Tours et Fortunatus, en se représentant par la pensée la société qu'ils décrivent, on voit bien qu'il y a deux races, mais on ne voit pas que l'une soit réputée sujette de l'autre. Quand les chroniqueurs nous présentent un personnage, ils indiquent s'il est de naissance gauloise ou de naissance franque ; mais ils ne marquent jamais que le Franc soit supérieur au Gaulois. Parler de sujétion gauloise et de domination germanique, c'est parler de choses dont les hommes de ce temps-là ne paraissent avoir eu aucune idée. Il est bien vrai que les rois à qui il fallait obéir étaient de race germaine ; mais on n'obéissait pas aux Germains. Ces rois eux-mêmes, nous l'avons vu, ne gouvernaient pas les Gaulois à titre de chefs des Francs ; ils prenaient vis-à-vis d'eux un titre tout romain.

Une foule d'anecdotes, qui sont racontées dans les chroniques et dans les vies des saints, montrent que dans les relations de la vie ordinaire les Gaulois étaient avec les Francs sur un pied d'égalité. Nous ne pouvons pas saisir un symptôme de haine entre les deux races, comme il y en aurait en infailliblement entre une population maîtresse et une population assujettie. Nous ne voyons jamais ni le Gaulois maudire le Franc comme un vainqueur, ni le Franc dédaigner le Gaulois comme un vaincu.

Il s'en faut beaucoup que le nom de Gaulois, ou plutôt celui de Romain que ces populations gardèrent, soit devenu un terme de mépris. Les. Germains, dans leurs actes officiels et même dans leur langage ordinaire, continuèrent pendant plusieurs générations à s'appeler barbares. Ils appelaient les indigènes Romains ; or il n'est pas douteux que ce nom ne fût pour le moins aussi honoré que celui de barbares.

La population gauloise garda sa langue qui était le latin. Ce qui est surtout digne d'attention, c'est que le latin ne devint pas un idiome inférieur et vulgaire ; il ne fut pas relégué au second rang comme il arriva à la. langue des Anglo-Saxons après la conquête normande. Il resta la langue principale du pays ; il fut la langue officielle. Les rois francs écrivirent en latin, ils rendirent la justice en latin ; ce fut en latin que leurs ordonnances furent rédigées. Lorsqu'on mit en écrit les codes germaniques, on se servit du latin. Il a été conservé des actes de donation et de testament qui ont été rédigés par des Francs ou pour des guerriers de cette race ; ils étaient toujours écrits en langue latine.

La population gauloise garda ses lois ; l'usage des codes germaniques ne lui fut jamais imposé. Rien n'indique non plus que les lois romaines fussent regardées comme inférieures à celles des Germains. Qu'un Gaulois et un barbare fussent en procès, le barbare n'avait aucun privilège ; la règle était que le procès fût jugé d'après la loi du défendeur[1].

Si les Gaulois avaient été réduits à l'état de race sujette, il n'est pas probable qu'on leur eût laissé l'usage des armes ; or les cités gardèrent leurs milices commandées par des officiers qui portaient des titres romains. Les Gaulois étaient astreints, comme les Francs, au service militaire, et les mérovingiens ne craignaient pas de les employer comme soldats. Dans les querelles des rois et dans les batailles, les troupes gauloises figurent fréquemment ; il ne paraît d'ailleurs à aucun signe qu'elles fussent méprisées[2].

Les Gaulois n'étaient pas seulement soldats ; ils pouvaient commander les armées. Les Mérovingiens leur confièrent plus d'une fois les plus hauts grades militaires. Il est même assez curieux que le général le plus habile et le plus heureux du sixième siècle ait été un Gaulois ; il s'appelait Ennius Mummolus ; Les rois Chilpéric et Gontran se disputant la possession de l'Aquitaine, leurs deux armées étaient commandées par deux Gaulois, Mummolus et Désidérius[3].

Les Gaulois siégeaient dans les tribunaux au même titre que les Francs. Ce qu'on appelait mall en langue germanique et conventus en langue latine était composé d'hommes des deux races indifféremment. Les assesseurs s'appelaient rachimbourgs dans une langue et boni viri dans l'autre. Les Francs n'y étaient en majorité que dans le cas où ils formaient la majorité des propriétaires du canton[4]. Dans chaque procès on avait égard à la race de l'accusé ou du défendeur ; on n'avait pas égard à celle du juge. Il pouvait arriver qu'un Franc fût jugé par un tribunal composé en majorité de Gaulois.

On a dit que les Francs avaient été exemptés de l'impôt et que les Gaulois seuls y avaient été assujettis ; mais c'est là une assertion qui n'a été appuyée jusqu'ici d'aucune preuve certaine. Il n'y a pas dans les ordonnances des rois un seul mot qui indique que les hommes de race franque fussent traités autrement que ceux de race gauloise. Tous les actes législatifs des Mérovingiens s'adressent indistinctement aux deux populations.

Le mépris pour la race gauloise ne perce nulle part dans les documents d'origine germanique. Les lois des Wisigoths et des Burgondes prononcent dans les termes les plus clairs que les Romains sont en toutes choses les égaux des Germains. La loi salique ne laisse voir par aucun mot que les Gaulois fussent des vaincus et des sujets. Elle commence par un prologue qui est une sorte de chant national ; le peuple franc vante ses vertus, il ne parle pas de ses victoires ; il rappelle qu'il a été sujet de l'empire, et qu'il s'en est affranchi ; il ne dit pas qu'il ait été à son tour conquérant et dominateur[5].

Les Gaulois tenaient le même rang que les Francs dans l'entourage de Clovis et de ses successeurs. Les rois se servaient indifféremment des uns et des autres comme conseillers, comme ambassadeurs, comme ministres, comme généraux d'armée. Saint Remi et Aurélianus étaient les principaux conseillers de Clovis ; les ministres de Clotaire Ier étaient Plato et Sabaudus ; ceux de Théodebert furent successivement Sécundinus, Astériolus, Parthénius et l'Aquitain Aridius[6]. Un peu plus tard nous voyons le Romain Protadius et le Romain Claudius devenir maires du palais en Bourgogne ; deux autres gaulois le furent même en Austrasie[7]. Les fonctions administratives étaient souvent exercées par des hommes de naissance gauloise ; on en voit beaucoup qui sont comtes, ducs, patrices. Une Ordonnance d'un roi Burgonde est adressée à tous les comtes du royaume tant romains que burgondes[8]. Même dans les provinces du nord, beaucoup de ducs et de comtes étaient des Gaulois. Si l'on examinait la liste des hauts fonctionnaires dont les noms nous sont parvenus, on y compterait plus dé Gaulois que de Germains[9]. Il arrivait donc fréquemment que des Francs fussent administrés par un comte gaulois, fussent cités en justice et punis par lui, dussent enfin le suivre à la guerre et lui obéir comme à leur capitaine. Cela était ordinaire, et nous ne voyons à aucun signe que cela surprît ou choquât les contemporains.

Les mariages étaient permis entre les deux races, et ils n'étaient pas rares. Les chroniqueurs et surtout les auteurs des Vies des saints signalent souvent ces mariages au sixième et au septième siècle[10]. Il n'y a pas d'indice que l'union d'un Franc avec une Gauloise passât pour une mésalliance ; tout porte à croire, au contraire, qu'une telle union était fort recherchée et était réputée honorable. La famille carlovingienne comptait des Gallo-Romains dans sa généalogie[11].

Les deux races ne se distinguaient pas par le costume ; les Francs adoptèrent, au moins en temps de paix, l'habillement romain, c'est-à-dire la toge ou robe traînante, quelquefois la chlamyde[12] ; il ne paraît pas que, même à la guerre, le vêtement fût différent pour les hommes des deux populations. Elles ne se distinguaient pas même par les noms. Ce serait une grande erreur de croire que tous les personnages qui portent des noms germaniques fussent des Germains. On rencontre des hommes qui s'appellent Richomer, Arbogast, Gaugéric, Bodégisile, Gundulf, Leudaste, Chremnolène, Sadrégisile ; et dont les chroniqueurs disent qu'ils sont de naissance romaine, c'est-à-dire gauloise[13]. Plusieurs Francs au contraire portent des noms tout à fait romains. Comme les noms n'étaient pas héréditaires, ils variaient au gré du caprice et de la mode ; maintes fois il arrivait que le Germain donnât à son fils un nom romain, et que le Gaulois donnât au sien un nom germanique. On rencontre des exemples de deux frères dont les noms appartenaient aux deux langues ; quelquefois un même personnage avait deux noms, dont l'un était germanique et l'autre latin.

Francs et Gaulois vivaient ensemble ; les familles s'unissaient et se confondaient. Au bout de deux ou trois générations, il était devenu fort difficile de les discerner les uns des autres. Au septième siècle, il y avait bien peu d'hommes dont on pût dire avec certitude s'ils étaient de sang gaulois ou de sang germanique.

 

 

 



[1] Pardessus, Loi salique, 2e dissertation.

[2] Grégoire de Tours, IV, 30, 45, 51 ; V, 57 ; VII, 21, 31 ; VIII, 30 ; IX, 51 ; X, 27.

[3] Grégoire de Tours, IV, 22, 24, 42-43, 45-46 ; V, 13.

[4] Pardessus, Loi salique, p. 515 et 579.

[5] Nous expliquerons ailleurs les différences du wergeld.

[6] Vita S. Remigii. — Grégoire de Tours, III, 33 ; IV, 16 ; De gloria mart., 48 ; Vitæ Patrum, 8. — Vita S. Aridii.

[7] Frédégaire, Chron., 27, 28. Grégoire de Tours, VI, 11 ; IX, 30 ; Mirac. S. Martini, 6.

[8] Loi des Burgondes, 106 : Comites tam burgundiones quam romani.

[9] Les comtes de Tours furent successivement Alpinus, Leudaste, Eunomius, Ennodius, Bérulfus ; les patrices de Bourgogne furent Celsus, Amatus, Mummolus ; la Provence eut pour recteurs Jovinus et Albinus ; deux comtes du Gévaudan s'appellent Palladius et Romanus ; l'Auvergne a pour comte un Hortensius. (Voyez Grégoire de Tours, passim.)

[10] Par exemple, l'auteur de la Vie de S. Médard dit que son père était Nectardus, de Francorum genere, mater vero romana, nomine Protagia.

[11] Dom Bouquet, t. II, p. 698 ; III, p. 677. Pertz, t. II, p. 309-313.

[12] Voyez Vita S. Medardi, c. 7.

[13] Richomer, patrice de Bourgogne, était genere romanus (Frédégaire, 29) ; Bodégisile était Romain (Grégoire de Tours, X, 2) ; Gundulf, duc et maire du palais, était genere senatorio et parent de Grégoire de Tours (ibid., VI, 11) ; Sadrégisile, duc d'Aquitaine, était Romain (Gesta Dagoberti, 6 et 35).