L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE XI. — QUE LA POPULATION N'A PAS ÉTÉ RÉDUITE EN SERVAGE.

 

 

On se représente ordinairement, au début de l'histoire de France, une immense irruption de Germains. On se figure la Gaule inondée, écrasée, asservie. Que des Germains soient entrés dans l'empire, qu'ils l'aient même, de plusieurs façons, envahi, c'est ce qui n'est pas contestable ; mais ce qui l'est, c'est le caractère qu'on assigne d'ordinaire à cet événement, ce sont les grandes conséquences qu'on lui attribue.

Il semble qu'il ait changé la face du pays et qu'il ait donné à ses destinées une direction qu'elles n'auraient pas eue sans lui. Il est pour beaucoup d'historiens, et pour la foule, la source d'où est venu tout l'ancien régime. Les seigneurs féodaux se sont vantés d'être les fils des conquérants ; les bourgeois et les paysans ont cru que le servage de la glèbe leur avait été imposé par l'épée d'un vainqueur. Chacun s'est ainsi figuré une conquête originelle d'où était venu son bonheur ou sa souffrance, sa richesse ou sa misère, sa condition de maître ou sa condition d'esclave. Une conquête, c'est-à-dire un acte brutal, serait ainsi l'origine unique de l'ancienne société française. Tous les grands faits de notre histoire ont été appréciés et jugés au nom de celle iniquité première ; la féodalité a été présentée comme le règne des conquérants, l'affranchissement des communes comme le réveil des vaincus, et la Révolution de 1789 comme leur revanche.

Il faut d'abord reconnaître que celte manière d'envisager l'histoire de la France n'est pas très-ancienne ; elle ne date guère que de trois siècles. Les anciens chroniqueurs, qui étaient contemporains de l'établissement des Germains et qui l'ont vu de leurs yeux, mentionnent sans nul doute beaucoup de ravages et de violences ; mais ils ne montrent jamais une race vaincue, une population entière assujettie. Nous possédons d'innombrables écrits de ces temps-là ; ils ne présentent jamais l'idée d'un peuple réduit au servage. Le moyen âge a beaucoup écrit ; ni dans ses chroniques, ni dans ses légendes, ni dans ses romans nous ne voyons jamais que la conquête germanique ait asservi la Gaule. On y parle sans cesse de seigneurs et de serfs ; on n'y dit jamais que les seigneurs soient les fils des conquérants étrangers ni que les serfs soient des Gaulois vaincus. Philippe de Beaumanoir au treizième siècle, Comines au seizième, et beaucoup d'autres écrivains cherchent à expliquer l'origine de l'inégalité sociale, et il ne leur vient pas à l'esprit que la féodalité et le servage dérivent d'une ancienne conquête. Le moyen âge n'eut aucune notion d'une différence ethnographique entre Francs et Gaulois. On ne trouve, durant dix siècles, rien qui ressemble à une hostilité de races. La population gauloise n'a jamais conservé une souvenir haineux des Francs ni des Burgondes ; aucun des personnages de ces nations n'est présenté comme un ennemi dans les légendes populaires. Ni les écrits ni les traditions de toute cette époque ne portent la trace de la douleur qu'un universel asservissement eût mise dans l'âme des vaincus.

L'opinion qui place au début de notre histoire une grande invasion et qui partage dès lors la population française en deux races inégales, n'a commencé à poindre qu'au seizième siècle et a surtout pris crédit au dix-huitième. Elle est née de l'antagonisme des classes, et elle a grandi avec cet antagonisme. Elle pèse encore sur notre société présente : opinion dangereuse, qui a répandu dans les esprits des idées fausses sur la manière dont se constituent les sociétés humaines, et qui a aussi, répandu dans les cœurs des sentiments mauvais de rancune et de vengeance. C'est la haine qui l'a engendrée, et elle perpétue la haine.

Les Germains n'ont pas réduit la population gauloise en servitude : Ils n'étaient à son égard ni des vainqueurs ni des maîtres. Comme ils ne s'étaient pas présentés en ennemis, qu'ils avaient affecté d'être les soldats de l'empire romain et que, sans jamais attaquer ouvertement cet empire, ils ne s'étaient battus qu'entre eux, ils ne pouvaient pas même avoir la pensée d'asservir la population indigène.

Il est hors de doute qu'ils commirent beaucoup de violences. Ils eurent des convoitises et des colères auxquelles nul ne résista impunément. Il dut arriver plus d'une fois ce que Grégoire de Tours raconte d'une ville d'Auvergne qui avait refusé d'ouvrir ses portes : Les Burgondes massacrèrent les hommes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Ces actes de colère et de vengeance durent être fréquents ; mais entre de tels actes, si nombreux qu'on les veuille supposer, et un asservissement en masse de la population gauloise il reste encore une incalculable distance. Croire que les Germains firent tomber les Gaulois au rang de serfs serait croire une chose qu'ils n'avaient ni le droit ni le pouvoir d'accomplir.

Tous les documents du temps attestent que la population gauloise, sauf quelques exceptions malheureuses, resta dans les mêmes conditions sociales où elle se trouvait avant l'arrivée des Germains. Ceux qui étaient hommes libres demeurèrent libres ; ceux qui étaient esclaves ou colons restèrent dans la servitude ou dans le colonat.

Les Gaulois, qui s'appelaient citoyens romains avant l'invasion, persistèrent à garder ce titre. On peut voir dans les actes législatifs et dans les formules que cette expression se conserva durant deux siècles, et qu'elle continua à désigner l'état de liberté par opposition avec l'état de servitude[1].

Ni l'esclavage ni le servage de la glèbe ne datent de l'invasion ; ils sont infiniment plus anciens qu'elle. Ils n'ont pas non plus pesé uniquement sur la population gauloise. Avant l'invasion, il y avait eu des esclaves chez les Gaulois, il y en avait eu aussi chez les Germains. Quant au servage de la glèbe, forme adoucie de l'esclavage, il existait également des deux côtés du Rhin. Les serfs de la glèbe qu'il y a eu en Allemagne jusqu'aux temps modernes, sont certainement de race germanique ; ceux qu'il y a eu en Gaule appartiennent indifféremment aux deux races. Les Germains qui entrèrent dans l'empire, amenèrent leurs esclaves et leurs serfs à leur suite, et ils ne pensèrent pas plus à affranchir ceux de leur race qu'à asservir les hommes libres de race gauloise.

Les codes germaniques qui ont été écrits au sixième et au septième siècle mentionnent des esclaves barbares[2] et les montrent soumis aux mêmes conditions que les esclaves romains.

Même sous la domination des Francs, la Germanie fournissait beaucoup d'esclaves à la Gaule. On lit dans la Vie de saint Germain, évêque de Paris, écrite au sixième siècle : Combien d'esclaves il racheta ! Toutes les nations en peuvent porter témoignage : Goths, Bretons, Saxons, Burgondes l'imploraient pour se faire délivrer de la servitude[3].

Nous avons des testaments du sixième et du septième siècle ; quelques-uns distinguent parmi les nombreux esclaves du testateur ceux qui sont de naissance romaine et ceux qui sont de naissance barbare[4]. On peut compter dans ces testaments des centaines de noms d'esclaves ; ils appartiennent à peu près en nombre égal à la langue latine et à la langue germanique.

 

 

 



[1] Voyez les formules d'affranchissement, dans le Recueil de M. de Rozière, n° 62 et 65 : Sicut alii cives romani vitam ducat ingenuam ; ut civis romanus vivat ingenuus. Au n° 65, l'expression civitas romana est employée comme synonyme de ingenuitas.

[2] Loi des Burgondes, 10 : Si quis servum natione barbarum. — Loi des Ripuaires, 58 : Servum Ripuarium.

[3] Vita S. Germani, a Fortunato, c. 74.

[4] Testamentum Bertramni : Famulos meos iam natione romana quam el barbara... Quos de gente barbara comparavi. Voyez, dans les Diplomata, les testaments de S. Remi, d'Erminétrude, d'Abbon. Les esclaves d'Erminétrude s'appellent Guntrachaire, Munégisile, Imnachaire, Gundofred, Leudefred, Théodachaire, Théodoric, Leubosuinthe, Childegunthe ; et au milieu de ces noms se trouvent un Vigilius, un Honorius, une Eusébia : les noms germains sont en majorité.