L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE X. — COMMENT LES ROIS FRANCS SONT DEVENUS LES MAÎTRES DE LA GAULE.

 

 

Les Francs n'étaient pas un des anciens peuples germains. Ni Tacite, ni Strabon, ni Pline n'ont connu leur nom ; il n'apparaît dans l'histoire qu'au troisième siècle de l'ère chrétienne. Ils étaient les restes de peuples autrefois puissants, les Bructères, les Tenctères, les Chamaves, les Ansibariens, les Sicambres. Ils formaient des bandes émigrantes et guerrières, à qui les révolutions intérieures plus encore que l'amour des combats avaient donné naissance. Peu nombreux, nullement unis, n'agissant jamais de concert, ils se montrent toujours en petites troupes ; jamais ils ne forment ni un grand peuple ni une grande armée.

Placés d'abord entre le Rhin et l'Elbe, c'est-à-dire entre l'empire romain et les Saxons, ils sont toujours les ennemis des Saxons et les amis de l'empire. Ils demandent sans cesse à être admis sur la terre romaine comme laboureurs ou comme soldats. Quelques-uns essayent d'entrer de force, font des incursions, sont toujours repoussés ; mais ils réussissent par leurs défaites mêmes ; ils sont amenés dans l'empire comme captifs ou comme colons[1].

Au commencement du cinquième siècle, il ne restait presque plus de Francs sur la rive droite du Rhin. Ils étaient tous dans l'empire ; mais aussi tous étaient sujets de l'empire[2].

On pouvait distinguer parmi eux plusieurs catégories. Il y avait d'abord ceux qui étaient esclaves ou colons et qui vivaient disséminés sur les terres des propriétaires Gallo-Romains. Il y avait ensuite les lètes, c'est-à-dire ceux qui étaient serviteurs et soldats de l'empire ; on en compte, d'après la Notitia imperii, neuf troupes d'infanterie et trois de cavalerie ; ils tenaient garnison dans différentes villes de la Gaule, en Espagne, en Italie, jusque dans l'Egypte et la Mésopotamie et dans la garde même des empereurs. Il y avait, en troisième lieu, quelques groupes de Francs qui, plus heureux et mieux traités, formaient des corps de soldats fédérés et occupaient avec leurs familles d'assez vastes cantonnements dans le bassin de l'Escaut ou sur la rive du Rhin, près des frontières qu'ils avaient la charge de défendre.

Nous n'avons pas à nous occuper des colons et des lètes Francs ; ils ont vécu obscurs et se sont perdus au sein des populations ; mais les groupes de fédérés ont eu une histoire plus brillante.

Ils ressemblaient aux armées wisigothique et burgonde, à cela près qu'ils étaient beaucoup plus faibles. Le gouvernement impérial eut toujours assez d'adresse pour les tenir divisés en petits corps indépendants les uns des autres. Aussi lui fut-il assez facile de les maintenir dans l'obéissance. Si parfois une de leurs bandes venait à se montrer exigeante et prétendait agrandir ses cantonnements, ainsi que fit un jour celle de Chlodion, il n'était pas très-malaisé de la réprimer par la force. On voit même que le gouvernement impérial osait quelquefois nommer lui-même leurs chefs[3], ce qu'il n'eût pas pu faire à l'égard des Wisigoths et des Burgondes. Ces chefs, qui recevaient de leurs soldats le titre de rois, étaient des officiers au service de l'empire. Ils figuraient dans la hiérarchie militaire ; ils prenaient rang de ducs et ils avaient au-dessus d'eux le maître des soldats, représentant de l'empereur.

Pendant près d'un siècle et demi, les Francs obéirent à l'empire romain. Cette vérité est attestée par la loi salique elle-même ; quand ils écrivirent ce code, ils se souvenaient encore du joug très-dur que les Romains avaient fait peser sur leurs têtes[4].

Quelques traits de leur histoire ont échappé à l'oubli et peignent bien leur situation. Un de leurs chefs nommé Chlodion étant mort, ses deux fils se disputent son commandement ; l'un l'obtient de la volonté des guerriers ; l'autre va porter à Rome ses réclamations ; il s'adresse au maître des soldats Aétius et à l'empereur Valentinien III, obtient d'eux de l'argent, et en retour se lie à eux par les nœuds les plus étroits de la clientèle[5].

Un chroniqueur qui écrivait au septième, siècle, rapporte une tradition qui lui venait certainement du cinquième ; il raconte que le chef franc Childéric, le père de Clovis, fut dépouillé de son commandement, vers 457, par son supérieur hiérarchique, le maître des soldats Ægidius. Pendant plusieurs années, les Francs n'eurent pas de chef national ; ils obéirent directement et sans intermédiaire au fonctionnaire impérial et ils payèrent même des impôts au fisc[6]. Quelques années s'étant ainsi écoulées, le sceptre impérial changea de mains et Ægidius tomba en disgrâce ; Childéric se présenta alors devant le nouveau prince et lui dit : Je suis ton serviteur ; ordonne-moi d'aller en Gaule, et je te vengerai d'Ægidius[7]. L'empereur agréa sa demande ; il lui donna de l'argent et tous les moyens de retourner dans son pays. Childéric redevint ainsi chef des Francs par la volonté de l'empereur. On ne sait s'il continua à lever des contributions sur ses compatriotes au profit de l'empire ; ce qui est certain, c'est qu'il fit la guerre contre d'autres Germains, sous les ordres du fonctionnaire romain Paulus, et qu'il combattit tour à tour les Wisigoths et les Saxons. Ce récit du chroniqueur marque bien ce que c'était alors qu'un roi franc[8].

Il nous a été conservé une lettre adressée à Clovis par saint Remi, archevêque de Reims, vers l'année 481, au début de la carrière du chef franc. Nous avons appris, dit le prélat, que tu as pris en main le commandement militaire, ainsi que l'ont eu tes ancêtres. C'est par celte expression qu'il désigne ce qu'on a depuis appelé l'avènement de Clovis au trône. L'évêque ajoute, à la vérité, qu'il rend la justice, et que, comme les fonctionnaires romains, il siège sur un prétoire. On sait en effet que tous ces chefs militaires, dans l'étendue de leurs cantonnements, avaient le droit de justice et l'autorité administrative ; il n'y avait plus de fonctionnaires civils à côté d'eux. Le terme par lequel le prélat désigne le pouvoir de Clovis est significatif ; il l'appelle beneficium ; ce mot, dans la langue latine de ce temps-là, signifiait une délégation, une possession précaire et révocable ; il ne pouvait s'appliquer qu'à cette sorte de pouvoir emprunté qu'on exerce au nom d'un autre. Quant au territoire sur lequel s'étendait l'autorité de Clovis, l'évêque ne l'appelle pas du nom de royaume ; il l'appelle province, et ce mot ne pouvait en aucune façon s'appliquer à un état indépendant[9]. Cette lettre permet de juger sous quel aspect la situation apparaissait aux contemporains : saint Rémi regardait Clovis comme un chef militaire subordonné, au moins nominalement, à l'empire ; il est vraisemblable que les Gaulois, les Francs, et Clovis lui-même pensaient comme le prélat. En l'année 486, quatre armées vivaient sur le sol de la Gaule. Trois étaient composées de Germains ; c'étaient celles des Wisigoths, des Burgondes et des Francs. Une quatrième était formée de quelques Bretons insulaires et de plusieurs corps de soldats romains qui, cantonnés jadis dans ces contrées, y vivaient avec leurs familles et s'y perpétuaient[10]. Après avoir obéi à Ægidius ils obéissaient alors à Syagrius son fils.

Ce personnage ne portait aucun des titres de la hiérarchie impériale ; il n'était pas gouverneur de province, préfet du prétoire, maître des soldats ; il se faisait appeler roi[11]. Cette qualification ne lui donnait aucune autorité légale sur les cités gauloises ; elle ne pouvait désigner qu'un commandement militaire ; Syagrius était roi des soldats romains, comme d'autres étaient rois des soldats francs, wisigoths ou burgondes. Il est possible qu'il fût plus attaché à l'empire que les trois chefs barbares ; mais on ne voit à aucun signe qu'il en fût le représentant officiel. Il n'obéissait ni plus ni moins qu'eux à l'autorité impériale qui siégeait à Constantinople. Les Gaulois virent-ils en lui un représentant de leur nationalité ? C'est une conjecture que l'on peut faire, mais qui ne s'appuie sur aucun document ni aucun fait. Rien ne prouve que les cités gauloises l'aient préféré aux chefs germains, et il est avéré qu'elles ne firent rien pour le soutenir.

Chacun de ces quatre chefs exerçait son commandement militaire sur une partie de la Gaule : le roi des Wisigoths au sud de la Loire, le roi des Burgondes dans la vallée du Rhône, le roi des Romains entre la Loire et la Somme, le roi des Francs sur l'Escaut. La Gaule se partageait entre eux, en ce sens que chaque région devait nourrir leurs soldats, et qu'à défaut de fonctionnaires civils c'était à eux qu'il fallait payer les impôts.

Ces armées, qui n'avaient aucun lien entre elles, et que ni l'autorité impériale ni la population gauloise n'avait intérêt à maintenir en harmonie, devaient inévitablement entrer en lutte. Il suffisait que les chefs fussent ambitieux ou les soldats cupides. Depuis, un siècle, toute armée fédérée s'était efforcée d'agrandir ses cantonnements, soit aux dépens de l'empire, soit aux dépens des autres armées. Ces barbares n'avaient pas cessé de se disputer ce qu'on appelait la possession des cités gauloises, c'est-à-dire les revenus qu'elles procuraient. Ainsi les Wisigoths et les Burgondes s'étaient perpétuellement fait la guerre pour décider qui des deux aurait l'Auvergne dans son lot. Les cités prenaient quelquefois parti pour les uns ou pour les autres ; elles ouvraient ou fermaient leurs portes suivant leurs préférences, et il leur arrivait parfois d'être cruellement mises à sac lorsque celui qu'elles avaient repoussé se trouvait être le vainqueur. Toute l'histoire de la Gaule au cinquième siècle est remplie de cette sorte de luttes.

Des quatre armées qui occupaient le pays en 486, la moins nombreuse était celle de Clovis ; elle était aussi la plus pauvre, et elle avait plus besoin qu'aucune autre d'agrandir son lot. Clovis attaqua successivement les trois autres chefs, en commençant par le plus faible. Syagrius, dont l'autorité était mal établie, fut aisément vaincu. Ce chef écarté, Clovis se trouva en présence des cités gauloises et de ces corps de troupes romaines qui occupaient à demeure fixe et presque par droit héréditaire, divers cantons entre la Somme et la Loire. Pendant dix années, Clovis lutta ou négocia tour à tour avec chacune de ces cités et chacun de ces corps de troupes. Il y eut là une série de petits combats et de petits traités dont le détail nous échappe, mais dont le résultat définitif est bien connu. Les cités firent à la fin alliance avec Clovis à des conditions telles que les Gaulois et les Francs devaient former un même peuple[12]. Quant aux corps de troupes, après avoir longtemps lutté et sans avoir été vaincus, ils se donnèrent au chef franc ; ils gardèrent d'ailleurs sous ce nouveau, commandement leur organisation militaire toute romaine ; les fils et les petits-fils de ces soldats romains continuèrent à former des corps séparés, avec les mêmes registres et les mêmes cadres qu'ils avaient eus sous l'empire. — On les reconnaît encore aujourd'hui, dit un historien du siècle suivant ; ils marchent sous leurs vieilles enseignes ; ils ont les mêmes règlements qu'autrefois ; ils ont encore l'ancien uniforme militaire des armées romaines[13].

Clovis s'étant fait ainsi une armée de Francs et de Romains se trouva aussi puissant que les rois des Burgondes et des Wisigoths. Il engagea alors de nouvelles luttes, contre ces deux chefs barbares et les vainquit l'un après l'autre. Il arriva alors que,' des quatre armées que nous avons comptées en Gaule, il n'en resta plus qu'une ; Clovis fut le seul chef militaire de tout le pays.

Dans cette suite d'événements il n'y avait eu rien qui ressemblât à une invasion ou à une conquête. Clovis n'avait pas fait la guerre à la race gauloise. Sauf quelques villes qui avaient pris parti pour les autres chefs ou qui avaient disputé sur le chiffre des impôts à payer, cette population n'avait pas été attaquée par lui. Elle avait assisté impassible et presque indifférente à des querelles entre chefs d'armées qui lui étaient également étrangers. Saint Remi qui était un Gaulois ne cessa pas d'être l'ami de Clovis ; ce n'est certes pas qu'il fût traître à sa patrie ; mais c'est qu'il ne voyait ni dans le chef franc un envahisseur, ni dans ces événements une conquête de son pays. Grégoire de Tours est aussi un Gaulois ; jamais il ne présente Clovis comme un ennemi ou un vainqueur de sa race[14]. Les évêques du Midi, qui étaient tous des Gaulois, représentaient alors mieux que personne les intérêts, les opinions, les vœux et ce qu'on pourrait appeler le patriotisme des cités ; ils étaient pour la plupart les amis de Clovis et les ennemis des Wisigoths et des Burgondes.

Clovis étant ainsi devenu maître du pays, quelle sorte de pouvoir devait-il exercer sur les Gaulois ? Ne les ayant pas vaincus, il ne pouvait pas régner sur eux par droit de conquête. Quant à les traiter en peuple libre et à leur demander de l'élire pour roi, personne ne pouvait y penser. Il ne se présentait qu'une seule manière de les gouverner. Clovis voyait devant lui, toujours debout, l'empire romain ; il savait que les Gaulois, qui s'appelaient eux-mêmes Romains, ne connaissaient d'autre autorité légale que celle de cet empire. Lui-même, comme son père Childéric et comme les autres chefs germains qu'il avait vaincus, était accoutumé à l'idée d'être subordonné au pouvoir impérial. Cette subordination ne le gênait en rien et pouvait lui être utile. Il fit donc ce que tous les chefs germains avaient fait avant lui : il gouverna les Romains à titre de délégué et de représentant de l'autorité romaine.

La cour de Constantinople avait le même intérêt à conférer cette délégation que Clovis à la recevoir ; car elle avait pour politique de conserver avec soin sa suzeraineté nominale sur toutes les parties de l'empire, espérant reprendre un jour l'autorité réelle, comme Justinien y réussit en effet pour l'Italie et pour l'Afrique. L'empereur Anastase qui, en ce moment même, avait besoin des forces de Clovis pour tenir les Goths en échec, fut heureux de pouvoir donner au chef franc le titre de Maître des soldats et celui de Patrice des Romains ; le premier était le signe de l'autorité militaire, le second de l'autorité civile. L'empereur y ajouta même le titre de consul, qui ne conférait aucun pouvoir, mais qui était encore, aux yeux de tous, le plus grand honneur qu'un mortel pût obtenir. Il lui envoya tous les insignes de cette dignité[15]. Ce qui peut paraître aux hommes de nos jours une formalité vaine et puérile, fut pour les hommes de ce temps-là un événement considérable. Les Francs et les Gallo-Romains attribuèrent la plus grande importance au présent de l'empereur Anastase. Clovis célébra à Tours, le 1er janvier 509, son entrée en charge comme consul, avec toute la solennité et suivant le cérémonial qui était en usage dans l'empire. Le chroniqueur ajoute qu'à partir de ce jour on lui parla comme à un consul et à un empereur. Il était en effet devenu un haut dignitaire de l'empire romain.

Il n'était facile à Clovis ni de fonder un gouvernement nouveau ni de renverser celui auquel les hommes étaient accoutumés. Une seule chose était possible et était en même temps conforme aux habitudes d'esprit de ce temps-là, c'était qu'il exerçât, à titre de délégué ou d'intermédiaire des empereurs, l'autorité impériale[16].

Aussi ne prit-il jamais le titre de roi des Gaulois ; ce titre n'aurait pas eu de sens. Il n'était roi que des Francs ; à l'égard des Gaulois il était, comme les anciens préfets du prétoire, un représentant de l'empire.

Dans ses actes officiels, Clovis s'intitulait rex Francorum et vir illuster. Ce titre d'homme illustre n'était pas une appellation élogieuse ; c'était un terme officiel qui était usité depuis deux siècles dans l'empire romain et qui désignait formellement les fonctionnaires du rang supérieur tels que les préfets du prétoire. Les mots rex Francorum marquaient l'autorité de Clovis sur les guerriers francs ; les mots vir illuster indiquaient son rang dans la hiérarchie impériale et l'autorité qu'il exerçait sur la population gauloise. Un prologue de la loi salique appelle Clovis roi et proconsul. Un hagiographe le qualifie roi des Francs et prince de la population romaine[17]. Il fallait un double titre pour marquer la double nature de son pouvoir.

L'histoire de Théodoric le Grand éclaire celle de Clovis ; voici comment elle est racontée par l'historien des Goths Jornandès :

L'empereur Zénon ayant appris que Théodoric avait été élu roi par les siens, agréa ce choix et ordonna au nouveau chef de se rendre en sa présence. Il lui fit le plus honorable accueil et lui donna rang parmi les dignitaires du palais. Plus tard, il le nomma maître des soldats[18] ; il le fit même consul, ce qui est considéré comme le bien suprême et le premier honneur de ce monde[19]. Le roi Théodoric s'était lié à l'empereur par un engagement personnel ; il était devenu son fils d'armes et son client. Il lui dit un jour : Rien ne me manque depuis que je suis votre serviteur ; je prie cependant Votre Bonté d'écouter favorablement le vœu de mon cœur. La permission de parler librement lui ayant été donnée, il ajouta : L'Italie et la ville de Rome, cette capitale et cette maîtresse du monde, sont dans les mains d'un roi barbare qui opprime votre sénat et cette partie de l'empire ; envoyez-moi avec mes Goths ; il vaut mieux que, moi qui suis votre esclave, je possède ce royaume par votre don[20]. Zénon y consentit ; il envoya Théodoric en Italie, en remettant à son autorité le sénat et le peuple de Rome. Vainqueur d'Odoacre et maître de l'Italie, Théodoric obtint de l'empereur la permission de déposer l'habit de sa nation et de revêtir le costume des dignités romaines, ce qui signifiait qu'il régnait aussi bien sur les Romains que sur les Goths[21]. Longtemps après, quand il fut près de mourir, il réunit ses comtes et leur recommanda d'aimer le sénat et le peuple romain, et de témoigner toujours une pieuse vénération au prince qui régnait à Constantinople[22].

Cette situation de l'Ostrogoth Théodoric était aussi celle de Clovis. Le roi franc affecta de se considérer comme un serviteur et un délégué du prince ; lui aussi, il fut fier d'obtenir les titres et les insignes des dignités romaines, et il gouverna les populations comme s'il eût été une sorte de vice-empereur.

Ses fils et ses petits-fils firent comme lui. Ils entretinrent des relations suivies avec la cour de Constantinople. Les chroniqueurs mentionnent fréquemment les ambassades qu'ils lui envoyaient[23]. Il nous a été conservé quelques lettres adressées par eux aux empereurs ; ils les appellent du nom de maître, dominus, qui était le terme obligé quand un sujet parlait à son prince. Théodebert écrit : Au maître illustre et glorieux, triomphateur et toujours Auguste, l'empereur Justinien. Childebert s'adresse à l'empereur Maurice et l'appelle Le sérénissime prince de l'empire romain, notre père, notre empereur[24].

Lorsque Théodebert se fut emparé de la Provence, il ne crut pas la posséder régulièrement s'il n'en obtenait la concession par un diplôme en bonne forme de l'empereur Justinien. Soixante ans plus lard, une négociation fut conduite entre un autre roi franc et l'empereur Maurice pour que celui-ci concédât quelques petits cantons situés sur le versant méridional des Alpes, qui n'avaient pas été compris dans la cession primitive[25].

Les empereurs adressaient des instructions aux rois mérovingiens. J'ai reçu, écrit Théodebert, avec une entière dévotion la lettre que votre autorité m'a envoyée. Ailleurs, le même Théodebert s'excuse de ne pas avoir exécuté un ordre de l'empereur en alléguant que cet ordre lui est parvenu trop tard. Héraclius vent que dans tout l'empire les Juifs soient baptisés ou mis à mort ; il envoie, des instructions sur ce point au roi des Francs Dagobert Ier, qui s'y conforme sans retard[26].

Ce qui est encore bien significatif, c'est que, pendant plusieurs générations, les monnaies qui furent frappées en Gaule, à Lyon, à Reims, à Metz, à Trèves, à Cologne, portèrent l'effigie des empereurs de Constantinople ; au lieu d'y lire les noms des rois francs, on y lit ceux d'Anastase, de Justin Ier, de Justinien, de Justin II[27]. Dans la pensée des hommes de ce temps-là, l'empire romain n'avait pas péri ; non-seulement il subsistait, mais encore c'était par lui qu'on régnait. Il n'est pas douteux que Constantinople ne fût alors considérée comme la vraie capitale du monde[28].

On doit bien penser que les rois francs ne s'astreignirent pas longtemps à une subordination qu'il leur était si facile de faire cesser. Un chroniqueur a marqué ce changement avec des expressions dont la netteté est remarquable ; parlant de l'année 524, c'est-à-dire treize ans après la mort de Clovis, il dit : C'était le temps où la Gaule était sous la domination de l'empereur Justin. Parlant ensuite de l'année 539, il écrit : Alors les rois, laissant de côté les droits de l'empire et ne tenant plus compte de la souveraineté de la République romaine, gouvernaient en leur propre nom et exerçaient un pouvoir personnel[29]. Ainsi les hommes du sixième siècle distinguaient la période où les chefs germains avaient gouverné comme délégués des empereurs, de celle où ils régnèrent comme souverains indépendants. La première, si l'on prend pour point de départ la date de 406, eut une durée d'environ cent trente années ; elle se prolongea sous les rois wisigoths et burgondes, sous Clovis et ses fils. Ce fut donc une suite de quatre ou cinq générations d'hommes qui, après l'entrée des Germains, se crurent encore sujets de l'empire et le furent en réalité dans une certaine mesure. Ces générations ne se sont pas fait des événements dont elles étaient témoins l'idée qu'on s'en est faite depuis. Elles n'y ont pas vu une conquête. Elles en ont sans doute beaucoup souffert et beaucoup gémi ; elles ont été victimes de beaucoup de désordres, de convoitises, de violences ; mais elles ne se regardèrent jamais comme une race vaincue sous la main et sous le joug d'une race victorieuse. Ce n'est pas sous cet aspect que les faits se présentèrent à elles.

La population gauloise persista à croire à l'existence de l'empire et à considérer l'empereur des Romains comme son chef suprême. Nous pouvons même penser qu'elle s'attacha d'autant plus à ce pouvoir éloigné qu'elle n'en sentait plus le poids. Il lui apparaissait, non comme un joug sous lequel il fallait se courber, mais comme une autorité vénérable, sacrée, qui ne pouvait plus être malfaisante ; c'était une sorte de providence lointaine qu'on invoquait et qui était la consolation dernière et l'espoir des malheureux[30].

Les chroniqueurs du sixième et même du septième siècle présentent une singularité qui étonne d'abord. Quoiqu'ils écrivent en Gaule et soient sujets des rois francs, ils notent avec soin l'avènement des empereurs de Constantinople ; ils sont attentifs à ce qui se passe dans la capitale de l'empire. Ils comptent les années par les consuls de Constantinople ou par le règne des empereurs. La chronique de saint Waast, par exemple, s'exprime ainsi : Il fut ordonné évêque la cinquième année du règne de Justinien, sous le consulat de Dédicius et de Paulinus, l'an de Rome 1283. La même chronique dit ailleurs : Saint Bertin mourut la première année de l'empereur Tibère II (578). Le roi des Francs Dagobert mourut la troisième année de l'empereur Léon[31]. Cette manière de parler est significative ; elle marque la manière de penser d'une époque.

Que la population gauloise ait conservé les lois romaines qu'elle avait eues avant Clovis, il n'y a rien là qui puisse surprendre. Mais ce qui est plus digne d'attention c'est que, dans le temps même où elle était devenue royaume franc, trente ans après la mort de Clovis, elle recevait encore les lois que promulguaient les empereurs de Constantinople et se croyait tenue à les observer. Il a été démontré que les collections de Justinien avaient eu force de loi dans la Gaule jusqu'au milieu du moyen âge. Ainsi, il y avait déjà un siècle que les Germains étaient les maîtres du pays, et la population regardait encore du côté de la capitale de l'empire pour en suivre les lois ; ce n'étaient pas les rois francs qui légiféraient pour la Gaule, c'étaient les empereurs de Constantinople.

 

 

 



[1] Ammien, XVII, 8 : Francos aggressus perculsit et precantes potius quam resistentes, dedentes se cum opibus liberisque suscepit... Chamavos adortus, parlim cecidit, partim compegit in vincula. — Eumène, Panegyr., VII, 6, 2 : Intimas Franciœ nationes a propriis sedibus avulsas, ut in desertis Galliœ regionibus collocarentur.

[2] Cassiodore, Hist., IV, 15 : Constans imper. Francos Romanorum subjecit imperio. — Chronique d'Idace : Victi Franci a Constante.

[3] Libanius, III ; Mamertin, Panég., X ; Grégoire de Tours, II, 12.

[4] Deuxième prologue de la Loi salique (Pardessus, p. 345) : Romanorum jugum durissimum de suis cervicibus excusserunt.

[5] Ce fait est attesté par l'historien Priscus, qui déclare s'être rencontré à Rome, dans une de ses ambassades, avec le jeune prince Franc. (Priscus, fragm. 16, éd. Dindorf, p. 329.)

[6] Ægidius omnes Francos singulis aureis tributavit ; illi acquiescentes impleverunt. La suite du récit marque que cet argent était porté dans la capitale de l'empire.

[7] Dixit Childericus ad imperatorem : Jube me servum tuum ire in Gallias ; furorem indignationis tuœ super Ægidio ulciscar.

[8] Cette tradition est rapportée par Frédégaire. (Epitomata, c. 11, édit. Guadet et Taranne, t. II. p. 292.) — Elle a un caractère tel, qu'il n'est pas possible de supposer qu'elle ait été imaginée après le règne de Clovis ; elle est contemporaine de Childéric. Avant d'arriver jusqu'à Frédégaire, elle n'a pas manqué de subir quelques altérations ; ainsi, la destitution du chef franc est exprimée sous cette forme : Franci eum de regno ejiciunt ; l'obéissance au fonctionnaire romain est marquée ainsi : Franci Ægidium regem adsciscunt. Mais ce qui n'est pas oublié, c'est le lourd tribut payé à l'empereur. Frédégaire commet d'ailleurs un anachronisme, quand il dit que la capitale était alors Constantinople, et que l'empereur s'appelait Maurice. Ces erreurs ne portent pas sur les traits caractéristiques de l'anecdote. Le récit de Grégoire de Tours est plus bref, mais ne contredit pas celui de Frédégaire.

[9] Cette lettre de S. Remi est dans dom Bouquet (t. IV, p. 51). Elle ne porte pas de date ; mais le ton qu'emploie le prélat, la nature des conseils qu'il donne et qui ne peuvent s'adresser qu'à un jeune homme, tout indique que cette lettre est du commencement de la carrière du chef franc. — On a cru voir une allusion à la conversion de Clovis dans les mots sacerdotibus tuis honorem debebis deferre. Il s'agit de prêtres et d'évêques chrétiens, comme il y en avait dans tous les cantonnements des armées fédérées. Ces prêtres, comme chefs naturels de la population civile, exerçaient déjà quelque influence, et il n'était pas surprenant que les chefs barbares, même idolâtres, dussent s'entourer de leurs conseils. Childéric, père de Clovis, était païen ; il faisait pourtant des dons de terres aux églises chrétiennes ; c'est ce que nous apprend son petit-fils Clotaire Ier, dans sa Constitutio de 560, article 2. Il n'y a pas dans la lettre de S. Remi un seul mot qui indique que Clovis fût déjà chrétien ; comparez cette lettre à celle que le même prélat écrivit à Clovis converti, au sujet de la mort de sa sœur ; dans la seconde, il parle de la religion ; il n'en dit pas un mot dans la première. Dans la seconde, écrite après les victoires de Clovis, il lui dit : Gloria vestra, populorum caput estis ; dans la première, il ne parle que de l'héritage qu'il tient de son père, paternas opes, et ne fait nulle allusion à la puissance qu'il acquit par lui-même.

[10] Procope, De bello gothico, I, 12.

[11] Grégoire de Tours, II, 27 : Syagrius rex Romanorum. — Les deux termes rex et romanorum étaient également contraires aux usages de la chancellerie impériale ; il n'est pas possible que ce titre ait été conféré à Syagrius par l'empire.

[12] Procope, De bello gothico, I, 12.

[13] Procope, De bello gothico, I, 12. — Clovis n'avait pas seulement des Francs dans son armée ; les chroniques signalent un Gallo-Romain, Aurélianus, qui combattait à Tolbiac ; il s'empara, pour Clovis, de la ville de Melun, et en fut nommé duc. (Vita S. Remigii, ab Hincmare, 32 et 34.)

[14] Grégoire de Tours (Hist. Franc, V, prologue) résume l'histoire de Clovis par ces mots : Adversos reges interfecit, noxias gentes elisit, patrias gentes subjugavit. — Adversos reges désigne, les rois, comme Alaric, Gondebaud, Syagrius ; noxias gentes, sous la plume de Grégoire de Tours, ne saurait s'appliquer aux Gaulois catholiques, et ne peut désigner que des païens ou des ariens ; patrias gentes signifie les petits corps francs que Clovis mit sous son autorité en assassinant leurs chefs. Il n'y a pas un mot qui indique une victoire remportée sur l'empire ou sur la Gaule.

[15] Grégoire de Tours, II, 38 : Chlodovechus ab Anastasio imperatore codicillos de consulatu accepit, et tunica blatea indutus est et chlamyde. — Cf. Gesta regum Francorum, 17 ; Vita S. Remigii, c. 53. — Aimoin, c. 22 : Epistolas suscepit Anastasii, in quibus hoc continebatur quod complacuerit sibi et senatoribus eum esse patricium Romanorum. Il n'y avait rien de surprenant à ce qu'un Franc fût consul ; quatre Francs l'avaient été avant Clovis : Dagalaïphe en 366, Mérobaude en 577, Richomer en 384, Bauto en 385. Il est d'ailleurs possible que ces codicilli ne fussent qu'un diplôme honoraire.

[16] Cela est exprimé clairement dans la Vie de S. Rémi : Remigius prœdixit qualiter successura ejus posteritas regnum esset gubernatura omnique ROMANA DIGNITATE potitura. (Vita Remigii, c. 37.)

[17] Rex Francorum et populi romani princeps. (Vita S. Martini Vertav.)

[18] Magister militum effectus. (Jornandès, De successione temporum.)

[19] Jornandès, De rebus geticis, 19 (57) : Factus est consul ordinarius, quod summum bonum primumque in mundo decus edicitur.

[20] Jornandès, De rebus geticis, 19 (57) : Ut ego qui sum vester servus, vobis donantibus, regnum illud possideam.

[21] Jornandès, De rebus geticis, 19 (57) : Tertio anno, Zenonis imperatoris consulto habito, suce gentis vestitum reponens, insigne regii amictus, quasi jam Gothorum Romanorumque regnator, adsumit. Par regii amictus, il ne faut pas entendre les insignes de la royauté gothique, qu'il déposait au contraire. Jornandès, qui, suivant l'usage de son époque, désigne l'empire romain par le mot regnum, entend par Regius amictus des insignes de dignités romaines analogues à ceux qu'Anastase envoya à Clovis.

[22] Jornandès, De rebus geticis, 19 (57) : Principem orientalem placatum semper propitiumque haberent.

[23] Grégoire de Tours, III, 55 ; IV, 59 ; VI, 2 ; X, 2, 4 ; De gloria mart., I, 31. — Frédégaire, Epit., 18 ; Chron., 6, 62.

[24] Ces lettres sont dans le Recueil de dom Bouquet, t. IV, p. 58, 59.

[25] Procope, De bello gothico, III, 35. — Cf. Lettres de Grégoire le Grand, liv. XIII, lett. 6, 7, 47.

[26] Dom Bouquet, t. IV, p. 59. Frédégaire, Chronique, 65.

[27] Voyez Bigot, Histoire d'Austrasie, t. III, p. 38. Il y a une réserve à faire pour Théodebert qui, à la fin de son règne, fit graver son nom et son effigie ; mais cet exemple ne paraît pas avoir été suivi par son successeur.

[28] Les chroniques appellent Constantinople urbs regia.

[29] Vita S. Treverii (Bouquet, t. III, p. 411) : Eo tempore quo Gallia sub imperii jure Justini consulis exstitit. — Quum Galliarum Francorumque reges, sublato imperii jure et postposita Reipublicœ dominatione, propria fruerentur potestate, evenil ut Theodebertus rex...

[30] Beaucoup d'hommes avaient les yeux fixés sur Constantinople ; on voit par plusieurs anecdotes que les mécontents, les ambitieux, les prétendants s'adressaient à l'empereur. (Grégoire de Tours, VI, 24 et 26 ; VII, 56. Frédégaire, Chron., 6.)

[31] La Chronique de S. Waast, dans la forme où nous l'avons, n'a été écrite qu'au onzième siècle ; il est clair qu'elle emprunte sa manière d'indiquer les dates à des archives du septième.