L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE IX. — COMMENT L'AUTORITÉ IMPÉRIALE DISPARUT.

 

 

Nous avons montré qu'il y avait deux parts à faire parmi les Germains : ceux qui attaquèrent l'empire, et ceux qui se mirent à son service. Les premiers furent ou repoussés ou détruits ; les seconds seuls subsistèrent. L'empire romain ne fut donc pas renversé par ceux qui l'attaquaient ; il le fut par ceux qui s'étaient faits ses soldats.

Les Germains n'eurent pourtant pas le dessein arrêté de le renverser. C'est à peine si cette pensée traversa l'esprit de quelques-uns d'entre eux. Le roi Wisigoth Ataulph avouait qu'il avait un moment songé à le détruire et à élever sur ses ruines un empire gothique ; mais il ajoutait que s'étant aperçu que les Goths étaient encore trop barbares pour obéir à des lois, et que sans lois il est impossible de fonder un État, il s'était donné pour tâche d'employer les forces des Goths à rétablir le lustre et l'autorité de l'empire romain[1].

Ces hommes avaient une singulière vénération pour l'empire. Un roi wisigoth, mis en présence de l'empereur, s'écriait : Oui, l'empereur est un dieu sur la terre, et quiconque lève la main contre lui doit payer ce crime de son sang[2]. Un roi des Burgondes écrivait à un empereur : suis plus fier de vous obéir que de commander à mon peuple.

Le titre de roi que prenaient ces chefs ne doit pas nous faire illusion. Il ne signifiait pas ce qu'il a signifié plus tard ; personne ne pensait alors à le mettre en balance avec le titre d'empereur. On le regardait même comme fort au-dessous de ceux de patrice, de consul, de maître de la milice[3].

Quand ces rois parlaient ou écrivaient aux empereurs, ils prenaient le ton le plus humble ; ils se disaient leurs serviteurs, leurs esclaves, famulus vester, vester servus[4]. La haine ou le mépris de l'empire ne se manifeste par aucun signe ; jamais on ne voit ces Germains se glorifier de lui faire la guerre ou se vanter de l'avoir vaincu.

Il est bien vrai que ces chefs de fédérés s'insurgeaient souvent pour obtenir une augmentation de vivres ou de terres ; ils ressemblaient aux anciennes armées romaines qui, dès le temps de Tibère, s'étaient révoltées pour avoir une augmentation de solde. Ces luttes n'avaient jamais pour objet de renverser l'empire. Si un chef détrônait un empereur, il se hâtait d'en nommer un autre et de se déclarer son sujet. Les barbares se battaient entre eux pour faire prévaloir les princes de leur choix. C'est ainsi que les Wisigoths soutinrent d'abord Attalus, plus lard Avitus, tandis que les Suèves combattirent pour Majorien, et les Burgondes pour Glycerius[5]. Ces rois Germains ne pensaient pas à se faire empereurs eux-mêmes ; ils choisissaient toujours des Romains ; pour eux, ils n'osaient toucher à la pourpre.

Mais il s'accomplit alors un changement dans la nature du pouvoir impérial. Depuis César et Auguste, les empereurs avaient été les chefs des armées en même temps que de la population civile, et il en fut ainsi jusqu'à Théodose. A partir d'Honorius, il n'y eut presque plus que des armées barbares ; elles étaient commandées par leurs chefs nationaux, et l'empereur n'exerçait pas sur elles une autorité directe. Le pouvoir militaire et le pouvoir civil cessèrent alors d'être dans les mêmes mains.

On distingue assez nettement, au milieu même des faits confus de cette première moitié du cinquième siècle, la politique des empereurs. En même temps qu'ils prenaient à leur service des armées barbares, ils cherchaient à conserver des troupes romaines ; ils veillaient surtout à maintenir l'autorité hiérarchique des hauts fonctionnaires romains qu'on appelait maîtres de la milice. Ils auraient voulu que les chefs fédérés fussent sur le pied des anciens ducs militaires et eussent au-dessus d'eux les grands dignitaires de l'empire. C'est pour cela qu'Arcadius et Honorius refusèrent si obstinément à Alaric le rang de maître de la milice ; ils aimèrent mieux voir ravager leurs provinces que de céder sur ce point-là. L'histoire d'Honorius et de Valentinien III fut un long effort pour maintenir l'autorité impériale au-dessus des chefs barbares. Mais ces barbares, par une série d'efforts en sens contraire, finirent par obtenir deux choses : d'abord, qu'il n'y eût plus de troupes romaines ; ensuite, que les grands commandements et les titres les plus élevés de la hiérarchie militaire leur fussent donnés.

Dès ce moment, l'empereur n'eut plus aucune autorité sur les armées. Il resta le chef de l'ordre civil ; les rois barbares furent les chefs de l'ordre militaire. Il arriva alors ce qui était inévitable : le chef militaire, qui avait la force en main, tint sous lui l'autorité civile. Un roi wisigoth régna sous le nom du rhéteur Avitus, un chef suève sous le nom de Sévère et d'Anthémius ; les rois barbares firent et défirent les empereurs. C'est ainsi qu'à une autre époque et dans d'autres contrées, les sultans ont relégué les califes au fond de leur palais. On ne songea pas à supprimer l'empire ; on continua à lui prodiguer le respect ; mais on ne lui laissa aucun pouvoir.

Les mêmes faits se reproduisirent dans les provinces. L'empire prétendait y maintenir ses fonctionnaires civils ; aussi trouvons-nous des préfets du prétoire en Gaule jusqu'au milieu du cinquième siècle. De cette façon la population civile avait, ses administrateurs romains et la population militaire avait ses chefs germains. Mais cela ne put pas durer longtemps. On devine quels conflits durent éclater entre ces deux pouvoirs et quel fut celui qui dut céder. Les chefs civils furent bientôt effacés et relégués dans l'ombre ; réduits à l'impuissance, ils finirent par disparaître.

Les rois barbares prirent leur place. Nous voyons ces rois, durant tout le cinquième siècle, briguer les titres de proconsul et de patrice et les solliciter ardemment auprès du gouvernement impérial. Il y avait là autre chose qu'une simple satisfaction de vanité. Ces titres étaient ceux des hautes dignités de l'ordre civil. Quand un roi barbare les obtenait, cela signifiait que les pouvoirs civils lui étaient délégués sur le même territoire où il exerçait déjà les pouvoirs militaires.

Dès lors le roi germain fut à la fois chef de soldats et gouverneur de province. Il administra ; il leva les impôts ; ce fut à lui que les curies des villes envoyèrent leurs contributions. Il rendit la justice ; il monta sur le prétoire, comme les anciens préfets et fonctionnaires impériaux, et ce fut devant lui que les habitants durent porter leurs procès[6]. Il réunit ainsi en lui toutes les attributions ; il est vrai qu'il les tenait de l'empire lui-même dont il était le délégué et le fonctionnaire ; mais ce singulier fonctionnaire ne pouvait pas être révoqué ; il avait les armes ; il avait les impôts ; il pouvait tout et il agissait en maître dans sa province.

L'empire fut alors dans une situation assez analogue à celle où nous verrons plus tard la royauté franque. Les chefs qui paraissaient dépendre de lui, étaient incomparablement plus forts que lui. N'ayant plus ni les impôts ni les soldais dans sa main, il ne reçut plus l'obéissance directe des sujets. Il n'eut plus qu'une suzeraineté nominale ; il fut respecté, mais impuissant.

En 476, un de ces chefs germains, Odoacre, se fit roi en Italie. Il ne supprima pas pour cela l'empire ; mais ne voulant pas avoir un empereur trop près de lui, il imagina de transporter la dignité impériale au prince qui régnait à Constantinople. Il y a là un fait qui peut nous surprendre, mais qui ne paraît pas avoir surpris les contemporains. Ils savaient en effet que Rome et Constantinople étaient les deux capitales d'une même monarchie. Ils ne se figuraient pas, comme on a fait depuis, deux empires ; il n'existait pour eux qu'un seul État qui pouvait avoir légalement deux princes. Celui qui siégeait à Constantinople portait, aussi bien que celui qui résidait à Rome, le titre officiel d'empereur des Romains. Ces deux hommes n'étaient qu'un seul souverain en deux personnes ; ils signaient conjointement leurs actes législatifs. Ils ne devaient avoir qu'une volonté et qu'une âme ; c'était ce qu'on appelait alors l'indivisibilité morale de l'empire, unanimitas imperii. On ne concevait pas que l'un d'eux régnât sans l'assentiment et l'accord formel de l'autre, et c'est pour ce motif que, durant soixante ans, on avait vu chaque nouvel empereur d'Occident commencer par demander l'assentiment de celui qui régnait à Constantinople[7].

Dans cette année 476, le sénat de Rome, qui était encore le représentant officiel et légal du monde romain, adressa une légation à l'empereur Zénon pour lui déclarer que l'empire n'avait besoin que d'un seul chef, et pour le reconnaître comme unique empereur de l'Orient et de l'Occident[8]. De son côté le chef barbare Odoacre lui fit porter les insignes impériaux, ce qui était reconnaître son autorité. Il la reconnut plus formellement encore en sollicitant de lui la dignité de patrice et le droit de gouverner les populations italiennes. Il obtint ce qu'il demandait ; dès lors il fut à la fois roi barbare et patrice romain, c'est-à-dire chef militaire et chef civil, sous la suzeraineté peu gênante de l'empereur.

Les chefs germains qui occupaient la Gaule firent comme Odoacre ; ils acceptèrent pour empereur le prince qui régnait à Constantinople. Les rois burgondes particulièrement lui prodiguèrent les marques de la soumission. Pendant cinquante années, chacun d'eux sollicita les dignités de maître de la milice et de patrice. Ils ne régnèrent, ainsi qu'ils le disaient eux-mêmes, qu'en lui obéissant ; ils se glorifiaient d'être, des officiers impériaux.

Il n'est donc pas absolument exact de dire que l'empire romain ait été détruit en 476 ; aux yeux des contemporains, il ne cessa pas d'être. Que son chef fût à Rome ou à Constantinople, peu importait ; il existait toujours un empire romain qui embrassait tout l'ancien inonde.

Ce qui disparut, ce fut la force de l'empire. Il resta debout comme une sorte de dignité sainte et inviolable. Germains et Gaulois le respectèrent également ; mais personne ne lui obéit. C'étaient les chefs germains qui avaient la force et l'autorité ; c'était d'eux qu'on recevait des ordres, à eux qu'on devait se soumettre. Toutefois ce n'est pas un fait insignifiant dans l'histoire que ces chefs barbares se soient considérés comme des délégués d'un pouvoir plus haut, et il n'a pas été sans conséquence qu'ils aient laissé le grand nom de l'empire planer au-dessus d'eux.

 

 

 



[1] Orose, VII, 45. — L'historien ajoute que les deux successeurs d'Ataulph pensèrent comme lui.

[2] Jornandès, De reb. get., 9 (28) : Deus terrenus est imperator, et quisquis adversus eum manum moverit, ipse sui sanguinis reus existit.

[3] Le mot germain que les écrivains latins rendent par rex désignait toute espèce de chefs ; les commandants des plus petites troupes avaient ce titre, ainsi qu'on peut le voir dans Ammien ; mais les grecs se gardaient d'appeler ces chefs du nom de βασιλεϊς ; ils les appelaient ρήγες. Procope dit du grand Théodoric : Ού τοΰ όνόματος βασιλέυς έπιβατεΰσαι ήξίωσεν, άλλά ρήξ διεβίω καλούμενος.

[4] Jube me servum tuum ire in Gallias, dit le roi Childéric à l'empereur. (Frédégaire, Épitomé, 11.) — Sum vester servus, dit le grand Théodoric à l'empereur Zénon. (Jornandès, De reb. getic., 57.)

[5] Voyez sur ces faits : Sidoine, Panégyr. d'Avitus ; Orose, VII, 43 ; les Chroniques de Prosper d'Aquitaine, à l'année 414 ; d'Idace, à l'année 456 ; de Marius d'Avenches, à l'année 460 ; de Cassiodore, à l'année 473.

[6] Voyez les Lettres de Sidoine, passim. Cf. Lettre de saint Remi à Clovis : Justitia ex ore vestro procedat ; prœtorium tuum omnibus pateat.

[7] Jornandès, c. 45 : Jussu Marciani imperatoris orientalis Majorianus imperium occidentale suscepit gubernandum. — Cap. 46 : Leo imperator Anthemium Romœ principem ordinavit. — Chronique d'Idace : Per Avitum legati ad Marcianum mittuniur pro unanimitate imperii.

[8] Malchus, Fragm. 10. — Malchus était contemporain de ces événements ; les fragments qui nous ont été conservés de son livre sont dans la Collection des fragm. des hist. grecs de Didot, t. IV.