L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE VIII. — RELATIONS DES GERMAINS AVEC LA POPULATION GAULOISE.

 

 

Pour savoir quels furent les rapports légaux entre la population indigène et ces armées barbares, il faut observer, les règlements que l'empire avait établis depuis un siècle pour ses propres soldats.

L'usage de réunir les troupes en grandes armées placées aux frontières avait été généralement abandonné ; on avait préféré les disséminer, en temps de paix, et les cantonner dans l'intérieur du pays. A cet effet, le territoire de l'empire avait été partagé en circonscriptions militaires, comme il l'était déjà en circonscriptions administratives. La Gaule entière formait un grand commandement à la tête duquel était un chef que l'on appelait maître des soldats, magister militum. Elle se partageait en plusieurs provinces militaires ; chacune de celles-ci était sous les ordres d'un chef appelé duc ou comte, dux, comes, qui n'était pas très-différent des généraux qui commandent de nos jours les divisions territoriales. Ces régions se partageaient encore en arrondissements militaires dans chacun desquels était établie à demeure fixe une légion romaine, ou une aile de cavalerie, ou un corps de fédérés barbares[1].

Les soldats devaient défendre le pays où ils étaient cantonnés ; par compensation, chaque pays devait nourrir et loger ses soldats. En vertu de ce principe, le territoire d'une cité était assigné à une troupe dont il devenait en quelque sorte le domaine propre. Il lui appartenait en effet, non pas en ce sens que les propriétaires du sol en fussent dépouillés, mais en ce sens qu'ils devaient fournir à tous les besoins du soldat. Ceux-ci avaient, droit au logement ; c'est ce qu'on appelait hospitalitas. Ils avaient droit aussi à des réquisitions de vivres, de fourrages, de chevaux, de vêtements.

Chaque chef de corps faisait lui-même ces réquisitions. Il avait pour cela sous ses ordres quelques agents assez semblables à des officiers d'administration ; les uns déterminaient les logements à occuper ; les autres fixaient les quantités de vivres et de fourrages qui étaient jugées nécessaires. Ces agents délivraient aux soldats des bons ou billets (pittacia) en vertu desquels les contribuables devaient livrer les fournitures[2].

Ces charges pesaient exclusivement sur les propriétaires fonciers. La règle était que chacun d'eux dût livrer le tiers de sa maison et une quantité de denrées proportionnelle à la valeur de ses domaines.

Pour comprendre cet arrangement, il faut se rappeler que le soldat de ce temps-là ne ressemblait pas à celui du nôtre. Ce n'était pas un jeune homme enlevé pour quelques années à la vie civile et astreint à l'existence commune d'une caserne. Le soldat romain, sous l'empire, était soldat presque toute sa vie ; il se mariait ; il avait sa famille. L'existence en commun ne lui était pas imposée ; chaque soldat, avec sa femme, ses enfants, ses vieillards, parfois même un ou deux esclaves, était logé dans une partie du domaine d'un grand propriétaire et y vivait de réquisitions.

L'armée exerçait ainsi une sorte de droit de prélèvement sur le sol qu'elle devait aussi défendre. Le territoire assigné à chaque troupe devenait, dans une certaine mesure, son bien. Il n'était pas sa propriété dans le sens juridique et rigoureux du mot ; mais il était sa possession, au moins pour une part. Cette part de jouissance lui tenait lieu de solde.

Le gouvernement impérial veillait d'ailleurs à ce que la mesure fût bien gardée entre les droits des propriétaires et ceux des soldats. Il exigeait surtout que tous les billets d'hospitalité et les bons de réquisitions, délivrés par les chefs militaires, fussent contrôlés par les autorités civiles. On peut voir aussi dans ses lois combien il était attentif à protéger les propriétaires contre les abus de la force et les convoitises exagérées.

Les armées de Wisigoths et de Burgondes qui furent admises dans l'empire, furent traitées suivant les usages et les règlements qui étaient en vigueur. Il fallait les nourrir et les vêtir ; on ne leur donna pas une solde en argent, mais on leur assigna des provinces à occuper. C'est en ce sens que les chroniqueurs disent que le gouvernement, après avoir vaincu les Burgondes, leur donna la Sabaudie. On donna de même aux Wisigoths, pour les récompenser de services rendus, les cités de Bordeaux, de Poitiers, de Périgueux, d'Angoulême, de Toulouse. Cela ne signifiait pas que ces pays fussent détachés de l'empire ni que les chefs wisigoths et burgondes s'en formassent des royaumes ; on entendait seulement que ces chefs exerceraient sur ces territoires la même espèce d'autorité que les ducs romains y avaient exercée auparavant. On ne voulait pas dire non plus que le sol de ces provinces devînt la propriété des Germains, mais seulement que les soldats fédérés auraient droit à l'hospitalité et aux réquisitions. Ces provinces devenaient leur solde. Le roi Wisigoth ou Burgonde fut dans la région qui lui était assignée ce qu'avait été le duc ; ses officiers distribuèrent les ordres de logement et de fournitures.

En général, les nouveaux venus furent des hôtes beaucoup plus incommodes que n'avaient été les anciens soldats de l'empire. On devine bien à quels excès et à quels désordres l'hospitalité pouvait donner lieu, avec de tels hommes et dans un tel moment. Il n'est pas besoin de dire que le contrôle des autorités civiles fut inefficace et dut même disparaître[3].

C'est ainsi que les Gaulois virent les Germains s'établir au milieu d'eux. Ils n'étaient nullement conquis, puisque ces Germains arrivaient sous le nom de soldats fédérés et par l'ordre du gouvernement impérial ; mais c'était une population militaire qui venait s'installer dans le pays et qui devait y vivre aux frais de la population civile. Il n'y avait là ni invasion ni conquête ; mais il y avait un mal qui ressemblait fort à celui que la conquête et l'invasion produisent ordinairement.

Les historiens modernes ont été très-frappés de ce que la population gauloise n'avait pas résisté à l'entrée des Germains. Les uns ont attribué cela à la lâcheté des Gaulois, les autres à leur haine pour l'empire. Ni l'une ni l'autre explication n'est conforme aux documents que nous avons de cette époque.

Les faits sont loin de montrer que cette population fût lâche. Les historiens du temps indiquent plus d'une fois que les Gaulois formaient les meilleures troupes de l'empire. Ils sont soldats à tout âge, dit Ammien Marcellin ; jeunes et vieux courent au combat avec la même ardeur, et il n'est rien que ne puissent braver ces corps endurcis par un constant exercice ; l'habitude des Italiens de s'amputer le pouce pour échapper au service militaire est inconnue aux Gaulois[4]. Le même historien parle ailleurs de leur force corporelle aussi bien que de leur courage, corporum robur audaciaque. Il s'en faut donc beaucoup que ce fût une race dégénérée. Ammien raconte avec admiration l'histoire de deux légions gauloises qui se battirent avec une ardeur indomptable contre toute une armée de Perses, à mille lieues de leur patrie. Ils n'avaient pas moins de courage chez eux. C'est avec des Gaulois que l'empereur Julien avait maintes fois vaincu des Germains bien supérieurs en nombre, et l'historien dit à cette occasion que jamais on n'avait vu le soldat gaulois aborder l'ennemi sans l'anéantir ou sans l'obliger à crier merci.

Dire que ces hommes détestaient l'empire et qu'ils le virent tomber avec une secrète joie, est une autre hypothèse qui ne s'appuie sur aucune preuve. Qu'il y ait eu quelques révoltes de bagaudes et d'esclaves, cela n'empêchait pas l'ensemble de la société de rester de cœur toute romaine. La répugnance des contribuables à payer les impôts n'indique nullement qu'ils préférassent la domination des Germains à celle de, l'empire. Une phrase de l'historien grec Zosime a pu faire penser qu'une partie de la Gaule s'était volontairement détachée de l'empire en 408 ; mais un écrivain gaulois nous montre qu'en 417 cette même province obéissait avec calme à un gouverneur romain, et cinquante ans plus tard Procope remarquait encore que ce même pays témoignait un courageux attachement à l'empire[5]. On ne trouve pas dans tout ce siècle un seul fait ni une seule phrase qui soit l'indice d'un sentiment de haine contre Rome ou contre le gouvernement impérial.

Si les Gaulois ne résistèrent pas aux barbares, la raison en est simple : ces barbares se présentaient comme soldats de l'empire ; ils marchaient sous ses étendards, et c'était lui qui leur fixait leurs cantonnements. La population civile n'avait qu'à obéir à l'ordre impérial. Elle n'avait le droit de résister aux fédérés que si ceux-ci dépassaient les limites qui leur étaient assignées ; c'est ce que firent beaucoup de cités gauloises. Elles luttèrent maintes fois contre les exigences des chefs barbares ; on vit Arles, Narbonne, Clermont soutenir des sièges et repousser des assauts. Ces événements n'avaient pas et ne pouvaient avoir le caractère d'une grande lutte nationale ; c'étaient de simples conflits entre la population militaire et la population civile. Le gouvernement intervenait comme arbitre suprême, et on le vit plusieurs fois donner tort aux villes et les contraindre à se soumettre.

Dans les provinces mêmes qui étaient attribuées aux Wisigoths et aux Burgondes, les Gallo-Romains restaient sujets de l'empire. Ils obéissaient aux fonctionnaires impériaux, gouverneurs, présidents, préfets du prétoire. C'était à titre de sujets de l'empire et en vertu des règlements impériaux qu'ils avaient des obligations pécuniaires envers les fédérés germains.

Leur situation n'en était guère plus douce. Sans être conquis, ils sentaient bien que leurs charges s'aggravaient et que leur existence était troublée. Ces soldats étrangers étaient brutaux et cupides. On n'avait contre eux aucun appui ; car il est clair que les fonctionnaires impériaux étaient sans force. On était à leur merci. Les lettres de Sidoine Apollinaire font bien comprendre la singulière situation d'un peuple qui était encore officiellement sujet de l'empire, mais qui était à tout moment forcé de courber la tête sous le caprice d'un chef de soldats étrangers, et que le gouvernement régulier ne pouvait plus défendre.

Les souffrances de cette population furent très-vives ; tous les chroniqueurs contemporains les attestent. Nous sommes sous le joug des barbares, dit Salvien qui écrit pourtant dans une ville évidemment restée romaine ; nous leur payons tribut ; nous sommes au milieu d'eux comme au milieu d'ennemis ; nous vivons en péril et en crainte, comme des captifs ; ils sont les maîtres du sol romain[6]. Sidoine Apollinaire raconte les maux de l'Auvergne qui était placé, pour son malheur, entre les Wisigoths et les Burgondes, et qui était le théâtre de leurs querelles et la proie de leurs convoitises. Les barbares sont déchaînés, dit un chroniqueur, et les provinces sont mises à sac. — En cette année, dit un autre, l'état de l'empire fut plus misérable qu'il n'avait jamais été ; il n'y avait pas une province qui n'eût des barbares comme occupants[7].

On a d'abord peine à comprendre qu'aucun des écrivains de cette époque ne raconte une conquête, et qu'ils soient pourtant tous d'accord pour décrire les douleurs des contemporains. C'est qu'il importait assez peu à la population que ces étrangers entrassent en soldats ennemis ou en soldats de l'empire ; il fallait également satisfaire leur cupidité. D'une ou d'autre façon, il fallait les payer. Toute résistance ou tout mauvais vouloir excitait leurs colères et justifiait leurs violences. Les générations contemporaines furent aussi malheureuses que si elles avaient été conquises ; mais les conséquences pour l'avenir, ainsi que nous le verrons dans la suite de ces études, furent tout à fait différentes.

 

 

 



[1] Notitia dignitatum, passim.

[2] Code Théodosien, VII, 8, De metatis ; VII, 4, De erogatione militaris annonœ. Novelles de Théodose, II, tit. 25.

[3] Cette hospitalité, avec ses dangers et aussi ses avantages, est décrite par Paulin dans son Eucharisticum, v. 285-290.

[4] Ammien, XV, 11. Cf. XIX, 6 ; XXIII, 5.

[5] Rutilius, Itinerarium, I, 213. Procope, De bello gothico, I, 12. — Voyez, à la fin du volume, Notes et éclaircissements, n° 2.

[6] Salvien, De gubern. Dei, liv. IV, V, VI : Inundarunt Gallias gentes barbarœ. Vectigales barbaris sumus. Nulla jam pax, nulla securitas. Barbari quos Deus in medio reipublicœ sinu positos possessores fecit ac dominos soli romani. — Il faut, d'ailleurs, tenir compte des habitudes de style de Salvien, pour donner a ces passages leur vrai sens.

[7] Chroniques d'Idace et de Prosper Tyro à l'année 450 : quum ne una quidem sit absque barbaro cultore provincia.