L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE VI. — DES GERMAINS ÉTABLIS DANS L'EMPIRE COMME SOLDATS.

 

 

Ce que nous avons dit plus haut des usages de la bande guerrière en Germanie a suffisamment montré qu'il était permis au Germain de prendre du service à l'étranger. Aucune loi du pays, aucune coutume, aucune prescription des mœurs ou de l'opinion ne s'opposait à ce qu'un Germain se fît soldat de Rome.

L'empire romain, de son côté, cherchait volontiers des soldats au dehors. Ce n'était pais, ainsi qu'on l'a dit, qu'il eût besoin des étrangers pour comprimer ses citoyens ; son pouvoir était trop respecté pour qu'il eût à faire un tel calcul. Mais l'origine de l'empire avait coïncidé avec un universel désir de paix ; il avait donc paru naturel de décharger les peuples du fardeau des obligations militaires qui les avait si fort écrasés et épuisés dans les siècles précédents. Comme il fallait pourtant des légions aux frontières et quelques troupes dans la capitale, on avait établi des armées permanentes, ce qui est, de tous les systèmes d'organisation militaire, celui qui coûte lé moins cher aux populations et à l'État.

Il semble que l'empire ait eu toujours quelque peine à recruter ces armées. Les classes élevées et moyennes de la société fuyaient le service militaire. Le gouvernement lui-même se refusait à confiner dans les camps des milliers d'existences qui étaient mieux employées dans les travaux de l'esprit ou dans les occupations du commerce. S'il avait exigé le service militaire de la population aisée, il aurait arrêté le travail et tari la source de la richesse. Il ne prit donc ses soldats que dans les classes inférieures et surtout dans celle des cultivateurs du sol.

On ne tarda pas à s'apercevoir que ces cultivateurs étaient déjà trop peu nombreux. Le recrutement des armées menaçait de ruiner l'agriculture. Aussi voyons-nous que les propriétaires faisaient effort pour garder leurs meilleurs serviteurs[1] et ne cessaient de demander qu'on leur permît de fournir de l'argent au lieu d'hommes[2]. Les gouvernements monarchiques ne sont pas les plus absolus ; il leur est impossible d'imposer à la population autant de charges pécuniaires et militaires que les gouvernements libres peuvent leur en faire supporter. L'empire romain ne put donc faire ses levées de soldats qu'avec le plus grand ménagement.

Il songea naturellement à enrôler des Germains. Il n'avait aucune haine pour ces hommes, et ne leur sentait aucune haine contre lui. Ils demandaient à le servir ; ils étaient robustes, braves, disciplinables ; il les prit à son service. César avait déjà des Germains dans son armée ; Auguste en eut dans sa garde[3]. Dès les premiers temps de l'empire, il y eut des cohortes de Frisons, de Bataves, d'Ubiens et de Caninéfates dans les camps romains[4]. On vit plus tard, à côté des légions, des troupes d'Alamans, de Francs, de Saxons, d'Hérules, de Goths, de Sarmates ; on vit même des Alains et des Huns[5].

L'empressement des barbares était grand à se mettre à la solde de l'empire. La Germanie offrait plus de soldats que Rome n'en demandait. En 370, l'empereur Valentinien appela quelques milliers de Burgondes ; il s'en présenta quatre-vingt mille ; on jugea prudent de les renvoyer chez eux. Les solliciteurs, en nombreuses bandes armées, se pressaient à la frontière, tendant les bras pour qu'on les admît sur l'autre rive. Il arrivait parfois que, poussés par la faim plus que par la haine, ils voulaient entrer de force au service de l'empire ; plusieurs de leurs incursions n'ont pas eu d'autre cause.

On a dit quelquefois que ces barbares n'avaient servi Rome que pour apprendre à la combattre. Les faits contredisent cette opinion. Les Germains furent, au contraire, des soldats remarquablement fidèles. Les défections, comme celles d'Arminius et de Civilis, furent infiniment rares. Les soldats Germains défendirent l'empire contre tous ceux qui l'attaquèrent, et particulièrement contre les autres Germains. Loin qu'ils aient ouvert les portes de l'empire à leurs compatriotes, ils ne manquèrent jamais au devoir de garder les frontières, et parmi tant d'essais d'invasions, il n'y a presque pas d'exemple que les envahisseurs aient trouvé de la connivence chez ceux de leurs compatriotes qui étaient soldats romains.

L'empire ne crut donc pas qu'il y eût de danger à employer ces auxiliaires. Il ne prit pas la précaution de les disséminer au milieu des troupes nationales, et cela n'eût pas été possible. Ils formaient de petits corps spéciaux ; on les appelait fédérés ou lètes. Le premier de ces deux mots rappelait rengagement qu'ils avaient contracté envers l'empire ; le second était un ternie de leur langue qui marquait leur sujétion et par lequel ils voulaient dire qu'ils étaient les hommes de l'empereur[6].

Chaque troupe était ordinairement composée d'hommes originaires du même pays. Elle obéissait à un chef de sa nation, et le gouvernement impérial lui laissait assez souvent le droit d'élire elle-même ce chef[7]. Elle gardait sa langue, ses coutumes, et même, si elle voulait, sa religion. Elle n'était astreinte qu'à l'obligation de combattre pour l'empire. En guise de solde, on lui donnait des terres de l'Etat. Elle s'y établissait d'une manière à peu près fixe ; elle cultivait ses champs ou les faisait cultiver par les esclaves qu'elle avait amenés de Germanie ; elle y vivait avec ses femmes et ses enfants. Elle était à la fois une garnison et une colonie. Un écrivain contemporain définit clairement cette double situation du soldat barbare : Voyez ce Chamave, dit-il ; il laboure et il sème ; que l'empire fasse une levée d'hommes, le voilà qui accourt ; il obéit à tous les ordres, il subit sans murmure les punitions ; il s'estime heureux d'être sous le nom de soldat un serviteur[8]. Il ne repoussait pas la qualification de lète qui indiquait son absolue dépendance ; la terre qu'il occupait était une terre létique, et cela signifiait que, sans être propriétaire, il en avait la jouissance sous la condition d'un service perpétuel[9].

On lit dans la Notitia Dignitatum, qui est comme l'almanach impérial de l'année 400, qu'il y avait des lètes Suèves en garnison au Mans et en Auvergne, des lètes Bataves à Arras, des lètes Francs à Rennes, d'autres lètes Francs à Tournai et d'autres encore près du Rhin, des troupes de Sarmates à Paris, à Poitiers, à Valence, des lètes ou des fédérés de différentes nations germaniques à Reims, à Senlis, à Bayeux. Il en était ainsi dans toutes les provinces ; des barbares, soldats des empereurs, tenaient garnison en Espagne, en Italie, en Egypte, en Phénicie et même à Constantinople. Les Germains n'étaient pas les seuls étrangers qui servissent l'empire ; il y avait des troupes de Maures et de Perses.

Les légions romaines, qui étaient composées de provinciaux, avaient toujours le pas sur ces troupes barbares. On ne voit à aucun signe que les soldats étrangers fussent plus estimés que les soldats indigènes ; les récits de bataille que l'on a de cette époque portent à croire qu'ils l'étaient moins. Ces barbares, la plupart du temps, ne remplissaient que l'office des anciennes troupes auxiliaires des armées romaines[10] ; les grands coups étaient ordinairement portés par les légions. On leur reprochait d'ailleurs leur goût pour le pillage ; il leur arrivait trop souvent, ainsi que le raconte Ammien Marcellin, de se jeter sur une ville ouverte et de la mettre à rançon[11] ; on peut remarquer aussi dans plusieurs passages du code Théodosien que le gouvernement avait quelque peine à protéger contre leurs convoitises la population civile. Au demeurant, ils ne trahissaient pas l'empire, et comme ils avaient intérêt à le défendre, ils le défendaient avec courage.

Il s'en fallait beaucoup que ces Germains établis dans l'empire fussent considérés comme une race supérieure et maîtresse. On se refusait même à les regarder comme les égaux de la population provinciale. On continuait à les appeler, dans la langue officielle elle-même, du nom de barbares ; c'était assez dire quelle distance on mettait entre eux et tous ceux qu'on appelait alors citoyens romains. Les lois impériales leur interdisaient de s'unir par mariage aux familles indigènes. On sait que le droit romain était attentif à empêcher les unions entre des classes trop inégales ; il n'admettait pas le mariage entre une personne libre et un esclave ; en vertu du même principe il réprouvait toute union entre un Gaulois et une femme barbare ou entre un barbare et une femme gauloise[12]. Ces nouveaux venus étaient placés par la loi au-dessous des dernières classes de la plèbe libre.

Plusieurs de ces troupes de fédérés ou de lètes ont fondé dans la Gaule des établissements durables. Un corps de Taïfales que l'empire avait cantonné aux environs de Poitiers se maintint et se perpétua à la même place ; on l'y retrouve un siècle et demi plus tard[13]. Il en fut de même d'un corps de Saxons qui était cantonné près de Bayeux ; il y resta toujours, s'y fit chrétien, et son nom demeura longtemps attaché à ce petit pays[14]. Ce que l'on sait de ces deux troupes dut arriver pour beaucoup d'autres. Plusieurs cantons où la Notitia mentionne des garnisons sarmates ont conservé jusqu'à nos jours le nom de Sarmaise. Il est vraisemblable que parmi les Francs que nous verrons plus tard habiter les différentes parties du territoire gaulois, il y en avait plus d'un qui descendait des lètes, c'est-à-dire des soldats de l'empire et qui occupait à ce titre une ancienne terre létique.

 

 

 



[1] Végèce, I, 7 : Tales sociantur armis quales domini habere fastidiunt.

[2] Ammien, XIX, 11 : Aurum gratanter provinciales pro corporibus dabunt. — Il était permis aux propriétaires d'acheter des barbares et de les donner pour le service militaire à la place de leurs paysans.

[3] Tacite, Ann., I, 24 ; XIII, 18. Suétone, Auguste, 49.

[4] Tacite, Ann., I, 56 ; II, 16 ; IV, 75 ; XV, 58 ; Hist., I, 61, 70, 95.

[5] Sidoine, Panégyr. de Majorien, v. 480 et suiv.

[6] Il y avait une distinction entre les fédérés et les lètes ; ceux-ci étaient de véritables sujets de l'empire ; ceux-là conservaient une certaine indépendance, et n'étaient astreints qu'au service militaire dans des conditions déterminées par le contrat appelé fœdus. (Voyez Ammien, XX, 4.) — La situation des fédérés est déjà décrite par Tacite, pour les Bataves. (Hist., IV, 12, Germ., 29.). Celle des lètes paraît avoir été la même que celle des dedititii ; il est possible que ces deux mots, l'un latin, l'autre germain, aient été synonymes. Ammien, XX, 8 : Lœtos, cis Rhenum editam barbarorum progeniem, vel ex dedititiis qui ad nostra desciscunt.

[7] Déjà dans les armées de Vespasien il se trouvait des troupes de Germains qui obéissaient à des chefs nationaux. (Tacite, Hist., III, 5 et 21.)

[8] Eumène, Panegyr. Constantio, 9 : Accurrit, et obsequiis teritur, et tergo cœrcetur, et servire se militiœ nomine gratulatur.

[9] Code Théodosien, XIII, 2, 10.

[10] Ces barbares n'étaient pas appelés proprement milites ; ce titre était réservé aux soldats indigènes. On les appelait auxilia, numeri, gentiles. Zosime (V, 5) écrit cette phrase significative : Alaric était mécontent de ce qu'il ne commandait pas aux soldats, mais seulement aux barbares.

[11] Ammien, XVI, 11.

[12] Code Théodosien, III, 14 : Nulli provincialium, cujuscumque ordinis et loci fuerit, cum barbara sit uxore conjugium, nec ulli gentilium provincialis femina copuletur.

[13] Comparez la Notitia dignitatum, t. II, p. 122, et Grégoire, de Tours, IV, 18 et V, 7 ; le nom de Taifalia est resté attaché à ce canton, et se retrouve aujourd'hui sous la forme de Tiffauge-sur-Sèvre.

[14] Grégoire de Tours, V, 27 ; Fortunatus, Carmina, III, 8. Le nom de Otlinga Saxonica, appliqué à ce canton, se trouve encore dans un diplôme de Charles le Chauve. Voyez Ducange, Glossarium, au mot Otlinga.