L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE IV. — DU SUCCÈS DES INVASIONS GERMANIQUES.

 

 

Les sociétés en dissolution sont toujours un dangereux voisinage. Si faibles qu'elles soient, elles ont toujours la faculté de nuire. Incapables de rien fonder chez elles, elles peuvent détruire ce qui est à leur portée. Il n'est pas d'empire, si fortement constitué qu'il soit, qui puisse vivre en sûreté à côté d'elles.

Entre civilisés et barbares, la lutte n'est pas égale. Les nations civilisées appliquent les neuf dixièmes de leurs forces à la paix et au travail ; les barbares appliquent à la guerre tous leurs bras et toute leur âme. Il peut donc arriver que des sociétés très-fortes soient matériellement vaincues par des sociétés très-faibles.

Rome, avant de connaître les Germains, s'était toujours attaquée à des populations bien assises. Les Gaulois même et les Espagnols étaient fixés au sol et avaient des villes. Les populations ondoyantes et instables qui sortirent de la Germanie lui firent une guerre d'un genre nouveau. Ce n'est pas la même chose d'avoir à lutter contre un État régulièrement constitué ou contre une société sans organisation. On connaît le premier ; on sait ce que sont ses forces et où elles sont ; on peut prévoir comment et de quel côté il attaquera. On distingue aussi les points qu'il faut attaquer en lui et les organes vitaux contre lesquels doivent porter les coups. On devine ses desseins, parce que ses desseins ont toujours quelque suite ; on peut avoir avec lui des négociations, des traités, un droit international ; on a avec lui un fond d'idées communes qui fait que la guerre est loyale et la paix à peu près sûre. Rien de semblable avec la société ou barbare ou désorganisée. On ne peut savoir ses desseins, puisqu'elle-même n'en a pas d'arrêtés. On ne sait où sont ses forces, puisqu'elles se déplacent toujours. On ne peut la frapper à son centre et à son cœur, puisqu'elle n'a pas de capitale. On ne peut traiter avec elle, parce que les pouvoirs avec qui l'on traiterait, ou manquent de stabilité ou manquent de bonne foi. Il n'y a pas de lois avec elle, puisqu'elle n'en a pas en elle-même. C'est un ennemi insaisissable, contre lequel aucune victoire ne sert, avec lequel aucun traité n'a de valeur. Une telle guerre déroute les règles de la stratégie comme celles de la morale. Attendre l'ennemi chez soi est dangereux parce qu'on ne peut jamais prévoir de quel côté il attaquera ; le poursuivre chez lui est plus dangereux encore parce qu'en un pays barbare l'armée d'un peuple civilisé ne peut pas vivre.

Il n'y avait aucune proportion entre la puissance de l'empire et la faiblesse des Germains ; pourtant ces Germains soutinrent contre l'empire une guerre sans fin, le menacèrent plus d'une fois de la ruine, et telle fut enfin l'issue de la lutte que l'empire parut être vaincu et détruit par leurs armes.

Il faut toutefois bien distinguer les faits. La science historique, comme toutes les sciences, procède par l'analyse. Qui ne regarde que l'ensemble des choses est exposé à beaucoup d'erreurs. L'événement qu'il s'agit d'étudier ici a été infiniment complexe ; pour le saisir dans toute sa vérité, il faut en décomposer les différentes parties. Les Germains sont entrés dans l'empire de trois manières : 1° comme ennemis et par la force des armes ; 2° comme laboureurs et serviteurs ; 3° comme soldats au service de l'empire lui-même. Nous devons observer séparément ce que devint chacune de ces trois catégories de Germains.

On peut faire commencer l’énumération des incursions hostiles à celle d'Arioviste. Ce chef de bandes guerrières fut repoussé par César, et ses bandes à peu près exterminées. Toutes les invasions tentées au temps d'Auguste furent arrêtées de même. Plus tard, quand le Batave Civilis ouvrit la Gaule à des hordes de Bructères et de Tenctères, tout cela fut rejeté nu delà du Rhin. En cent cinquante années d'efforts, la Germanie n'avait pas entamé l'empire ; tout au contraire, il s'était formé sur la rive du Rhin deux provinces toutes romaines sous ce même nom de Germanie qui n'était nullement hostile. La population y était germaine de naissance, ayant été admise ou amenée de force par le gouvernement romain lui-même ; mais elle était toute romaine par la fidélité, par l'obéissance, par les habitudes de la vie et même par la langue. Là s'élevaient les grandes villes de Cologne, Mayence, Trèves, Coblentz, Strasbourg, Saverne, Bâle. Ces villes, couvertes de monuments, de temples, de basiliques, d'amphithéâtres, remplies d'une population laborieuse et riche, n'avaient rien de commun avec la Germanie d'au delà du Rhin ; elles prouvaient seulement de quels progrès la race germanique était capable et ce qu'aurait pu devenir la Germanie elle-même si elle avait eu dès lors des institutions fixes.

Vers le milieu du second siècle, le désordre redoubla dans le pays et eut pour résultat immédiat une nouvelle poussée contre les frontières romaines. Marc-Aurèle lutta vingt ans avec la plus grande énergie contre cette tentative d'invasion, et les frontières ne furent pas franchies.

Au troisième siècle le danger reparut. C'était le temps où l'empire romain était déchiré par les compétitions des princes et l'anarchie militaire. Les armées romaines, occupées à se battre entre elles, laissèrent les frontières sans défense. Les Germains les franchirent. Les uns passant le Danube allèrent piller la Grèce ; d'autres se répandirent en Italie ; des bandes franques entrèrent dans la Gaule, la parcoururent en tous sens, la ravagèrent pendant douze ans. Tous ces pillards eurent d'ailleurs le même destin ; peu d'entre eux revirent la Germanie ; moins encore s'établirent dans l'empire ; ils périrent et disparurent au milieu de leurs dévastations mêmes et il ne resta rien d'eux que les ruines qu'ils avaient faites.

Dès que l'empire eut recouvré son unité intérieure, les invasions furent arrêtées. Claude II, en 268, détruisit une armée d'Alamans qui avait passé les Alpes, et peu après il repoussa sur le Danube 500.000 barbares. Aurélien écrasa encore quelques hordes alamaniques. Nouvelles irruptions sous le règne éphémère de Tacite ; Probus rejeta les envahisseurs au delà des frontières, les poursuivit même chez eux, battit Burgondes, Alamans et Vandales dans leur propre pays[1].

Sous Dioclétien, une armée d'Alamans pénétra en Gaule jusqu'à Langres ; elle fut vaincue et ramenée de l'autre côté du Rhin. Constantin repoussa tous les envahisseurs. Sous Constance Chlore, les Alamans renouvelèrent leurs tentatives ; ils s'emparèrent de Strasbourg et brûlant tout se répandirent dans les vallées des Vosges ; mais le César Julien les atteignit, les refoula, les vainquit près de Strasbourg et les poursuivant dans leur pays ne les laissa en paix qu'à la condition qu'ils fourniraient comme tribut assez de bois et de matériaux pour rebâtir les villes romaines qu'ils avaient renversées. Les essais d'invasion furent renouvelés sous Valentinien ; trois victoires des armées impériales les arrêtèrent.

Ce qui est digne de remarque en tout cela, c'est la facilité avec laquelle l'empire avait raison de ses ennemis. On est porté à s'exagérer la force de ces barbares. Ils étaient vaincus par des armées romaines fort peu nombreuses, qui souvent ne comptaient pas 50.000 hommes. Ces barbares, race affaiblie, mal armés, mal conduits, ne prenaient de villes que celles qui n'étaient pas défendues[2], n'avançaient dans le pays qu'aussi longtemps qu'ils ne rencontraient pas d'armée romaine, évitaient les batailles[3], se battaient sans ordre et sans tactique, et après le premier échec imploraient la paix. On peut voir dans les historiens du temps leurs supplications, les génuflexions de leurs chefs, les traités humiliants qu'ils concluent, les tributs en matériaux ou en hommes qu'ils s'engagent à payer[4]. Pourtant ils recommençaient toujours leurs incursions, parce que, dans l'état flottant où était la Germanie, ces incursions leur étaient une nécessité. Les Francs étaient poussés par les Saxons, les Alamans l'étaient par les Burgondes ; il fallait avancer.

Vers la fin du quatrième siècle, un nouveau coup frappa cette Germanie déjà si malheureuse : les Huns arrivèrent de l'Asie. Ce n'était pas un peuple bien puissant ; ils fuyaient eux-mêmes devant une autre population plus orientale. Ils étaient plusieurs hordes nomades qu'aucun lien n'unissait ; ils ne sont devenus puissants que soixante années plus tard, quand Attila les a groupés pour un moment en un seul faisceau. Mais, si faibles qu'ils fussent alors, la Germanie plus faible encore ne pouvait pas les arrêter. Au nord du Danube étaient les Goths dont le roi Hermanrich travaillait à fonder un État solide. Aux premiers coups des premières hordes des Huns, l'édifice s'écroula ; les Ostrogoths se soumirent humblement aux nouveaux venus ; les Wisigoths éperdus demandèrent un asile à l'empire qui le leur accorda ; nous dirons ailleurs leur histoire.

Les Huns avançaient lentement. La Germanie ou du moins ce qu'il en restait fuyait effaré. Tout ce qui était au nord du Danube se réunit, au nombre de 200.000 hommes sous les ordres d'un chef nommé Radagaise et se précipita sur l'Italie. Ils furent exterminés en Toscane, et tout ce qui ne fut pas tué fut pris et vendu comme esclave (406)[5].

Mais à ce même moment, l'empire, toujours trop faible en soldats, avait rappelé les légions qui gardaient le Rhin. Aussitôt toute la portion occidentale de la Germanie, Suèves, Burgondes, Vandales, trouvant la frontière sans défense, la passèrent. Ils étaient environ 200.000. Quelques milliers de Francs, serviteurs de l'empire, essayèrent, seuls de les arrêter. Il n'y avait pas d'armée en Gaule ; les Germains y furent les maîtres. D'ailleurs ils ne songèrent pas à s'y établir ; ils ravagèrent, ils détruisirent, puis les Suèves passèrent en Espagne et les Vandales en Afrique. Des troupes d'Alains et de Burgondes restèrent en Gaule, mais dans des conditions de paix particulières dont nous aurons à parler plus loin. Cette invasion de 406, la seule qui ait à peu près réussi, ne fonda rien et ne changea pas la face du pays ; ce fut un torrent qui passa.

Les Huns avançaient toujours. Le départ des 400.000 envahisseurs de l'année 406 avait fait le vide en Germanie ; les Huns régnèrent dans ce désert. Peu à peu ils arrivèrent sur le Rhin ; c'est ici le seul moment où ils aient eu quelque force ; un chef hardi avait réuni leurs différentes hordes sous son autorité. Il franchit le fleuve et marcha sans rencontrer d'armée jusqu'à Orléans. Jamais l'invasion n'avait été si redoutable. En 451, la plaine de Châlons offrit ce spectacle : d'un côté étaient les Huns que suivaient à titre de sujets les Ostrogoths, les Gépides, les Thuringiens et les Alamans ; de l'autre était un général de l'empire, Aétius, qui commandait à des Wisigoths, à des Burgondes, à des Francs, à des Saxons, tous sujets de l'empire et soldats romains ; de sorte que, si l'on excepte les Lombards et le gros des Saxons restés en Germanie, tout ce qui était Germain obéissait alors ou au Hun Attila ou à l'empereur Valentinien. La défaite d'Attila sauva l'empire de l'invasion, et en même temps rendit l'indépendance au sol germanique.

Tels sont les essais d'invasion hostile et à main armée que l'histoire peut compter. Il est facile de juger du mal qu'ils ont fait ; les contemporains nous disent assez ce qu'il y eut de villes détruites, de provinces ravagées, d'existences humaines brisées[6]. Que l'on cherche pourtant ce que sont devenus tous ces envahisseurs ; ils n'ont rien laissé d'eux. A ne considérer que la Gaule, il est constant qu'il n'y resta rien de ces Alamans qui en 259 dévastèrent le pays et passèrent ensuite en Italie où ils disparurent ; rien de ces autres Germains qui profitèrent de la mort d'Aurélien pour piller la Gaule, mais furent ensuite exterminés par Probus ; rien de ces 60.000 Alamans qui, après quelques pillages, furent massacrés par Constance Chlore ; rien de toutes ces bandes qui avaient détruit quarante-cinq villes et avaient fait de l'Alsace un désert, mais qui furent à là fin anéanties par Julien ; rien des Saxons qui firent irruption en 570 et qui furent exterminés jusqu'au dernier[7] ; rien de ce qu'on appelle la grande invasion de 406, puisque l'armée de Radagaise fut détruite en Italie, et que ceux qui s'étaient portés d'abord contre la Gaule passèrent de là en Espagne et en Afrique où ils n'eurent pas une longue existence ; rien enfin de l'invasion des Huns et des Ostrogoths qui furent vaincus à Châlons.

Ce ne furent pas là des invasions ; ce furent seulement des essais d'invasion : immenses déplacements d'hommes d'où il n'est sorti rien de durable ; beaucoup de tumulte et peu d'effets ; beaucoup de ruines et pas une victoire.

Les Germains qui s'établirent en Gaule et qui purent y laisser quelque chose de leur sang et de leurs mœurs, furent seulement ceux qui y entrèrent comme laboureurs ou à titre de soldats de l'empire.

 

 

 



[1] Trébellius Pollion, Claude, 8 ; Vopiscus, Probus, 13, 15, 20.

[2] Voyez Ammien, XVI, 12 ; XXVII, 2, 10.

[3] Ammien, XXVIII, 5 : Saxones ante colluctationem adeo terruit ut signorum fulgore prœsiricti venialem poscerent pacem.

[4] Tacite, Ann., II, 22 : Supplices veniam accepere. — Dion Cassius, LXXI, 11 : Eρνην ατομενοι... παραδσοντες αυτος πρεσβεσαντο. — Cf. ibid., LXXI, 16. — Ammien, XVII, 10 : Romanœ potentiœ jugo subdidere colla jam domita et, velut inter tributarios nati et educati, obsecundabant imperiis. — Ibid., XVII, 13 : Vitam precati, tribulum annuum et servitium spoponderunt. — Ibid., 12 : Quum se cum facultatibus et liberis terrarumque suarum ambitu Romanœ potentiœ offerrent. — Ibid., XXVII, 10 : Infimi et supplices. — Ibid., XXX, 6 : Pacem suppliciter obsecrantes, membris incurvatis, metu debiles. — Sulpice Sévère, Vita S. Martini, 4 : Legatos de pace miserunt sese suaque omnia dedentes.

[5] Saint Augustin, Cité de Dieu, V, 25 et Orose (VII, 57) racontent la ruine complète de ces 200.000 barbares.

[6] Encore faut-il se garder des exagérations, Les écrivains parlent de villes détruites, et il est avéré que ces villes sont restées debout. Les documents du septième siècle montrent qu'il y avait encore à Cologne, à Trêves, à Metz, à Reims, des églises, des palais, des monuments de toute sorte qui avaient été construits avant l'invasion. Les Germains n'avaient donc pas tout détruit ; (Voyez Digot, Hist. d'Austrasie, t. I, p. 119-150.)

[7] Orose, VII, 24. Ammien, XXVIII, 5.