L'INVASION GERMANIQUE - LE ROYAUME DES FRANCS

LIVRE TROISIÈME. — L'INVASION GERMANIQUE

 

CHAPITRE III. — CAUSES DES INVASIONS GERMANIQUES.

 

 

Cette race germanique que nous venons de voir s'affaiblissant et se dissolvant chez elle, est pourtant la même qui a fait à l'empire romain une guerre de cinq siècles et qui, à chaque génération, a tenté de l'envahir. Il faut chercher les vraies causes et observer le caractère de cette lutte.

On remarquera d'abord qu'entre ces peuplés germains qui tour à tour attaquèrent l'empire, il n'y eut jamais aucune entente, aucun mouvement concerté, aucun effort commun. Le sentiment national paraît avoir été absolument étranger à ces entreprises. Il n'y a indice chez ces hommes ni d'un amour pour la patrie qu'ils quittent, ni d'une haine pour l'étranger qu'ils attaquent.

Se représenter la Germanie se précipitant tout entière et de dessein prémédité sur l'empire romain, est une illusion tout à fait contraire à la réalité. De ces Germains dont parle l'histoire, la moitié fut de tout temps à la solde de Rome[1]. De tout temps aussi ces peuples se combattirent les uns les autres plus volontiers qu'ils ne combattaient l'empire. Qu'on les observe à l'époque de Tacite ou à l'époque de l'empereur Honorius, on les trouvera toujours plus occupés de guerres entre eux que de guerres contre Rome[2]. Tacite remarquait déjà qu'ils n'étaient jamais plus acharnés que quand ils se battaient Germains contre Germains[3]. Quatre siècles plus tard un chroniqueur faisait cette réflexion qu'il suffisait que deux nations germaines fussent voisines pour qu'elles fussent ennemies[4]. Dans le sein d'un même peuple on trouvait la division ; il y eut toujours deux partis chez les Chérusques. Il en fut de même chez les Francs ; quand leurs chefs Sunno et Marcomer attaquent l'empire, c'est un autre chef franc, Arbogast, qui les contient et les arrête ; le chroniqueur fait même celte remarque qu'il les poursuivait avec toute l'animosité que les hommes de cette race ont les uns pour les autres[5].

Il en fut ainsi jusqu'à la fin. Au temps de Tacite les Germains se battaient entre eux en Germanie ; au cinquième siècle, entrés dans l'empire, ils continuent à se combattre avec la même fureur. Les Burgondes et les Wisigoths remplissent le midi de la Gaule de leurs sanglantes querelles, en attendant que les Francs les subjuguent les uns après les autres.

Quels sont, au contraire, les sentiments ordinaires de ces Germains à l'égard de Rome ? Depuis le fameux Arminius qui avait commencé par servir l'empire et qui avait obtenu avec le droit de cité le titre de chevalier romain[6], jusqu'au Franc Mellobaude qui fut grand dignitaire de la cour et consul, on ne saurait compter combien de Germains s'attachèrent à l'empire. Tous ces hommes n'étaient pas pour cela des traîtres. Beaucoup pensaient très-sincèrement, ainsi que le disait l'un d'eux, que l'intérêt des Germains était d'être les alliés de Rome[7]. Il leur paraissait en tous cas aussi légitime d'être l'ami de Rome que d'être son ennemi. Ils ne se cachaient pas de la servir. L'idée d'un devoir envers la patrie germanique n'entrait pas dans leur esprit ; leur cœur n'avait non plus aucun sentiment d'antipathie contre le nom romain ou le nom gaulois.

On est porté à se figurer ces barbares comme de farouches adversaires de la civilisation romaine. Le type du paysan du Danube est toujours présent à notre esprit[8]. C'est pourtant sous des traits bien différents que les historiens anciens nous les dépeignent. Un jour, deux de leurs députés étaient à Rome ; ils se font conduire au théâtre ; ils remarquent au premier rang quelques places vides ; ce sont, leur dit-on, les places d'honneur que l'on accorde aux ambassadeurs des nations les plus fidèles à l'empire. — Eh bien ! répliquent-ils, aucune nation ne surpasse les Germains en fidélité à l'égard de Rome, et ils vont occuper ces places[9]. Les faits de cette sorte sont innombrables. Tacite et Ammien ne cessent de montrer que les Germains aimaient à vivre à Rome, qu'ils en prenaient autant qu'ils pouvaient les habitudes et qu'ils échangeaient volontiers leurs noms germaniques contre des noms romains[10].

La pensée de poursuivre une race étrangère et détestée ne se manifeste jamais chez les Germains ; dans leurs invasions même, l'historien ne rencontre aucun de ces traits qui caractérisent une guerre de races. Si les Germains sont entrés dans l'empire, ce n'est assurément ni le patriotisme ni la haine qui les a poussés.

Les invasions ont été quelquefois attribuées à l'excès de population et à la surabondance de force ; mais cette conjecture a contre elle l'observation des faits. C'est une étrange erreur que d'avoir cru que la Germanie fût une pépinière de nations[11], comme si l'humanité y avait été plus féconde qu'ailleurs. La barbarie n'est jamais féconde. Comment la population aurait-elle été nombreuse sur un sol qui était alors couvert de forêts et de marécages, chez des peuples peu laborieux et qui ignoraient l'industrie, dans un état social troublé par des guerres incessantes ? Tacite dit que de son temps la population n'était pas en rapport avec l'étendue du sol, et qu'il y avait en Germanie plus de champs qu'on n'en pouvait cultiver. S'il en était ainsi dès le temps de Tacite, cela fut encore plus vrai après lui, lorsque quelques-uns de ces peuples, comme les Bructères et les Chérusques, eurent été exterminés par leurs voisins, lorsque plusieurs autres eurent été détruits par les armes de Rome, lorsque le reste se fut affaibli dans de longues luttes intestines. Ce ne fut certainement pas parce qu'ils étaient trop nombreux et trop forts que les Germains attaquèrent l'empire.

Quelques historiens ont accusé l'extrême avidité de cette race et ont cru que l'invasion n'avait été qu'un grand brigandage. Il est incontestable que l'amour de l'or, qui est commun à la nature humaine, se rencontre chez ces Germains comme chez tous les peuples. Il ne faut pourtant rien exagérer. Ces hommes avaient les vertus et les vices de toutes les sociétés ; mais ils n'avaient ni vertus ni vices qui leur fussent propres. S'ils aimaient l'or, ils aimaient aussi la terre ; ils pouvaient devenir laborieux ; ils l'auraient été dans leur pays si l'état social de la Germanie eût permis le travail. Il y a autant d'injustice à supposer qu'une immense convoitise arma cette population contre les richesses de l'empire, qu'il y a d'ingénuité à prétendre, ainsi que d'autres l'ont fait, que ce fut l'amour de la vertu qui les lança contre ce qu'on appelle la corruption romaine. Car chacun, suivant ses haines, a rabaissé ou exalté ces Germains, comme s'ils étaient les pères des Allemands d'aujourd'hui.

La vraie cause des invasions se trouve dans les désordres intérieurs et dans les révolutions sociales qui bouleversèrent la Germanie durant ces quatre siècles. On doit en effet remarquer que, dans tout cet intervalle de temps, chaque fois qu'un peuple germain fait une tentative d'invasion, c'est qu'il a été chassé du pays qu'il occupait par un autre peuple[12]. Souvent aussi les envahisseurs ne sont autres qu'un parti qui a été vaincu dans une guerre civile. C'est parce qu'une révolution intérieure les chasse, que ces hommes cherchent à pénétrer dans l'empire. Ils demandent des terres, non pas parce que la terre manque en Germanie, mais parce que les haines de leurs voisins ou de leurs compatriotes leur interdisent d'y rester. Il y a deux séries de faits qui se correspondent, les guerres intestines en Germanie et les incursions dans l'empire.

Ce qui précipita surtout l'invasion, ce fut cette ruine des institutions et des mœurs germaines que nous avons signalée plus haut. Le régime de l'ancien État germain s'affaissa partout ; avec lui, l'ordre, l'organisation sociale, tous les goûts et toutes les habitudes de la vie sédentaire disparurent. A tout cela succéda le régime de la bande guerrière, c'est-à-dire la vie instable, le dégoût pour la culture du sol des ancêtres, l'absence de mœurs et d'idées fixes. Que l'on observe attentivement chacune de ces tentatives d'invasion qui se renouvellent pendant quatre siècles ; on en comptera infiniment peu qui soient faites par des peuples organisés ; elles le sont par des bandes guerrières[13].

On remarquera même que, dans les deux premiers siècles, les peuples avaient été ordinairement alliés de Rome, tandis que les bandes sorties de ces mêmes peuples étaient ses ennemies. La plupart des chefs réguliers des États germains professaient hautement qu'il était utile et même patriotique de s'allier à Rome, tandis que les chefs des bandes guerrières tenaient le langage opposé. Les premiers comprenaient que l'alliance romaine, sans nuire beaucoup à la liberté, était la garantie de l'état sédentaire et du progrès. Mais ces espérances de ce qu'il y avait de plus éclairé en Germanie furent trompées, et la désorganisation se continua toujours ; les révolutions furent incessantes, et à la fin les peuples mêmes disparurent, en ne laissant plus d'eux que des bandes guerrières.

A partir de ce moment, il n'y eut plus rien en Germanie qui fût capable de retenir les hommes et de les fixer au sol. Partout l'état. sédentaire fit place à l'état instable. La vraie Germanie était dissoute ; alors les mêmes éléments de trouble qui l'avaient décomposée se portèrent contre l'empire romain.

Aussi peut-on constater que c'est dans le moment où la Germanie était le plus bouleversée et le plus en désarroi que les invasions ont redoublé d'intensité. Sous l'empereur Auguste elles avaient été peu dangereuses ; elles commencent à le devenir sous Marc-Aurèle ; à mesure que les institutions sociales de la Germanie s'affaissent et que la série des révolutions brise les peuples, le nombre des envahisseurs augmente. Sous Honorius, la Germanie est devenue presque un désert dans lequel toutes les hordes nomades des Slaves et des Huns circulent à l'aise, et c'est à ce moment même que l'invasion est dans toute sa force. Tant il est vrai qu'en tout cela il ne s'agissait pas d'une lutte entre deux races ou entre deux nations. La lutte était entre l'empire romain et le régime de la bande guerrière, c'est-à-dire entre l'état sédentaire et l'état instable. Le théâtre de cette lutte avait été d'abord au delà du Rhin, et les peuples Germains en avaient été les premières victimes. Quand le mal eut dévoré la Germanie, il attaqua l'empire.

 

 

 



[1] Chauci in commilitium adsciti sunt. (Tacite, Ann., I, 60. Cf. I, 56 ; II, 16 ; IV, 18 ; XV, 58 ; Hist., I, 51 ; IV, 59 ; Germ., 29, 41.

[2] Voyez, dans Tacite, la lutte acharnée entre Arminius et Marbod, celle de Catualda contre Marbod, celle des Bructères contre leurs voisins celle des Chérusques et des Cattes, celle des Cattes et des Hermondures. Maneat his gentibus odium sui. (Germ., 55.) — Au troisième siècle, nous connaissons les guerres des Saxons contre les Thuringiens, des Goths contre les Gépides, des Gépides contre les Burgondes, des Saxons contre les Francs. — Au quatrième, nous trouvons les luttes des Burgondes contre les Alamans, des Alamans contre les Francs, des Goths contre les Vandales. Undique se barbarœ nationes vicissim lacerant alternis dimicationibus et insidiis ; Gothi Burgundios excidunt ; Thuringi adversus Vandalos concurrunt. (Mamertin, Panegyr., III, 16 et 17.)

[3] Tacite, Ann., II, 46 ; XIII, 57.

[4] Quoniam propinqui sibi erant. (Grégoire de Tours, II, 2.)

[5] Gentilibus odiis insectans. (Grégoire de Tours, II, 9.)

[6] Velleius, II, 118.

[7] Romanis Germanisque idem conducere. (Tacite, Ann., I, 58).

[8] Il faut noter que ce type du Paysan du Danube n'a pas été imaginé au temps de l'empire romain ; c'est un Espagnol, Guévara, qui en a été l'inventeur au seizième siècle. (Geffroy, Rome et les barbares, p. 80.)

[9] Postquam audiverant earum gentium id honoris datum quœ virtute et AMICITIA ROMANA prœcellerent, nullos mortalium aimis aut FIDE ante Germanos esse exclamant. (Tacite, Ann., XIII, 54 Cf., I, 57-58.)

[10] Velleius (II, 107) raconte un fait dont il a été témoin oculaire, et qui prouve la vive admiration des Germains pour Rome. Voyez, dans Tacite, ces Germains qui vivant à Rome prennent les noms d'Italicus et de Flavius. (Ann., II, 9 ; XI, 16.) Ammien en cite qui s'appellent Latinus (XIV, 10), Sérapion (XVI, 12), Macrianus (XVIII, 2), Gabinius (XXIX, 6).

[11] Officina gentium et vagina nationum. On a souvent répété ces paroles de Jornandès (De reb. get., 2) ; mais dans le texte elles ne s'appliquent pas à la Germanie ; elles s'appliquent à la Scandinavie, et sont une allusion à de vieilles légendes religieuses.

[12] C'est ce que César constatait déjà : Venisse invitos, ejectos domo (IV, 7). — Causa transeundi fuit quod agri cultura a Suevis prohibebantur. (Ibid., IV, 1.) — Strabon (IV, 5). : ξελαυνμενοι κατφευγον. — Tacite, XIII, 55 : Pulsi a Chaucis et sedis inopes. — Germ., 29 : Seditione domestica pulsi. — Il en fut de même au troisième, au quatrième siècle.

[13] Aussi arrivait-il que, si les légions romaines pour châtier une agression se présentaient sur le territoire du peuple d'où cette agression était partie, on pouvait presque toujours leur dire ce que les Quades dirent à Valentinien : Non ex communi voluntate procerum gentis delictum, sed per extimos quosdam latrones. (Ammien, XXX, 6.) Le mot latrones désigne ici la bande d'aventuriers que le peuple renie. Pareilles observations se rencontrent plusieurs fois dans les écrivains du temps.