LA GAULE ROMAINE

LIVRE SECOND. — L'EMPIRE ROMAIN

(Du règne d'Auguste à la fin du troisième siècle)

 

INTRODUCTION. — LES DOCUMENTS.

 

 

Dans les deux premières éditions de cet ouvrage, j'avais réuni en un même livre les cinq siècles de l'Empire romain, me contentant d'indiquer dans chaque chapitre les différences qui s'étaient produites au IIIe et surtout au IVe siècle. J'ai cru m'apercevoir que celte méthode avait présenté un grave inconvénient. La distinction des temps et des institutions n'apparaissait pas assez nettement, et quelques lecteurs ont même eu cette impression que je considérais ces cinq siècles comme une époque d'uniformité et d'immobilité, quoique j'eusse dit vingt fois le contraire. Je me décide donc à faire deux descriptions successives, une de l'Empire dans les trois premiers siècles, l'autre de l'Empire dans les deux derniers [que nous présenterons dans le volume sur l’Invasion]. Mon travail gagnera en clarté. J'aurai encore cet avantage de donner plus de développement aux institutions et aux faits des deux derniers siècles, qui sont précisément ceux qui ont eu le plus d'influence sur les institutions et les faits des âges suivants.

 

Les documents par lesquels nous pouvons retrouver l'état social et politique de la Gaule aux temps de l'Empire romain sont de trois sortes ; nous avons les œuvres littéraires du temps ; nous avons les œuvres juridiques et législatives ; nous avons enfin les inscriptions et les monuments.

De tous les historiens de ce temps, il n'en est aucun qui nous ait laissé un tableau des institutions de l'Empire en général. Aucun Gaulois n'a décrit celles de la Gaule en particulier. Mais Tacite, Suétone, Dion Cassius, Spartien, Lampride, Vopiscus, Ammien Marcellin, Zosime, rapportent des faits ou présentent des jugements qui sont comme les symptômes externes des institutions qui régnaient. S'ils ne tracent guère l'état ordinaire des institutions, ils signalent quelquefois les changements et les nouveautés qui s'y produisent. Quant aux écrivains qui ne sont pas historiens, comme les deux Pline, Martial, Ausone, les panégyristes, Rutilius, Salvien, Sidoine Apollinaire, Symmaque, ils nous présentent dans leurs poésies, dans leurs discours, dans leurs lettres, les usages, les mœurs et souvent les pensées elles-mêmes de cette société[1].

Pour l'étude des institutions, les textes juridiques et législatifs sont encore plus précieux que les livres, souvent trop personnels, des historiens. Dans ces textes, il importe de distinguer trois catégories. — 1° Les lois proprement dites et les sénatus-consultes ; ils n'ont pas laissé d'être nombreux sous l'Empire, mais il n'en est qu'un petit nombre dont le texte nous ait été conservé, soit par des inscriptions — Lex Regia, Lex Julia municipilis, Lex Malacitana, etc.[2] —, soit dans le Digeste par extraits. — 2° Les écrits des jurisconsultes : Gaius, dont un ouvrage presque entier nous est parvenu ; Paul, dont les Sententiæ nous ont été transmises par les compilateurs de la Loi Romaine des Wisigoths ; Ulpien, dont nous ne possédons les Regulæ que par une copie fort mauvaise du Xe siècle ; enfin les innombrables fragments ou extraits de trente-neuf jurisconsultes, qui furent recueillis au temps de Justinien pour former le Digeste. — 3° Les constitutions, édits ou rescrits des empereurs. Outre ceux qui sont cités au Digeste, nous avons deux recueils considérables, quoique bien incomplets, de ces actes impériaux, le Code Théodosien (458), qui ne contient que les actes des empereurs chrétiens, et qui ne nous est pas parvenu intégralement, et le Code de Justinien (528-534), dont les matériaux remontent un peu plus haut, mais ne présentent pas un égal degré d'exactitude. A ces codes il faut ajouter, pour l'Occident, les Novelles de Valentinien III, de Majorien et d'Anthémius. A tout cela il convient de joindre encore un document administratif d'un caractère presque officiel, la Notice des dignités et fonctions de l'Empire, écrite aux environs de l'an 400[3].

L'épigraphie, sans être une science, est un très utile instrument de la science historique. Cela ne tient pas seulement à ce que la pierre, s'étant mieux conservée que les papyrus, nous présente des textes plus sûrs et plus authentiques. Gela tient surtout à ce que les inscriptions relatent et mettent sous nos yeux des catégories de faits et d'usages que les écrivains avaient négligés. L'organisation des cités, l'ordre des magistratures et des sacerdoces ne se trouvent presque que là. C'est là seulement que nous voyons les habitudes de la vie ordinaire, les noms et avec eux l'état civil des différents hommes, leurs titres, leurs fonctions, leur carrière, la distinction des classes et leurs rapports entre elles, les effets pratiques des lois, les idées même et les sentiments des hommes.

Nous avons, pour la Gaule, plusieurs recueils, celui de Boissieu pour les inscriptions relatives à Lyon, celui de Herzog pour la Narbonnaise, ceux de Steiner et de Brambach pour la région du Rhin, celui d'Allmer pour la Viennoise, celui de Jullian pour Bordeaux, celui de Lebègue pour Narbonne[4]. Ce sont déjà quelques milliers d'inscriptions, auxquelles il en faut ajouter des centaines qui sont contenues au milieu du recueil général d'Orelli-Henzen ou du Corpus inscriptionum latinarum[5], et toute une autre série qui est disséminée dans des Revues d'érudition locale[6]. Mais un recueil complet et méthodique des inscriptions de la Gaule, analogue à ceux que nous possédons pour l'Espagne et pour l'Italie, n'a pas encore paru (1887)[7]. C'est ce qui fait que le présent travail n'est en quelque sorte que provisoire. Un autre que moi, dans quelques années, le refera plus complet et meilleur.

Ces trois catégories de sources, si diverses de nature, et chacune d'elles si abondante, permettent d'étudier de très près les cinq siècles de l'Empire romain. Nous pourrons affirmer comme certains un grand nombre de faits, surtout quand ils seront attestés par les trois sortes de sources à la fois, ou au moins par deux d'entre elles. Il ne faut cependant pas croire que ces nombreux volumes d'écrits contemporains, ces énormes recueils de lois, ces milliers d'inscriptions, nous donnent toute la vérité que nous voudrions posséder sur les institutions de cette époque. Croire cela serait une grande illusion. Tout historien qui sait discerner les problèmes, et qui ne se contente pas de passer à côté d'eux sans les voir, apercevra bien vite les lacunes de nos documents et l'insuffisance de nos textes. Après avoir compté ce que nous avons, comptons ce qui nous manque. Il ne nous reste rien des immenses archives qui s'accumulèrent durant cinq siècles dans les bureaux du Palais impérial ; et c'est là que nous aurions trouvé tous les secrets de l'administration. Nous n'avons rien du cadastre des terres, rien des registres de l'impôt, rien des archives des cités. Toutes les chartes privées ont péri ; nous n'avons conservé aucun de ces innombrables testaments ou actes de vente qui nous éclaireraient sur l'état des personnes et des terres[8]. Il ne nous est rien parvenu de ces millions d'actes de jugement qui furent mis en écrit, et sans lesquels il nous est impossible de connaître avec exactitude la procédure observée en Gaule. Rien de ce que nous possédons ne supplée à ce qui nous manque. Ainsi, malgré l'abondance apparente des documents, nous aurons lieu de montrer qu'il y a plusieurs points, parmi ceux qu'il nous importerait le plus de connaître, sur lesquels nous ne savons rien ou presque rien.

 

 

 



[1] Les principales éditions dont nous nous sommes servi et d'après lesquelles sont faites nos citations, sont : Tacite, édit. Halm, 1859 ; Suétone, édit. Hase, 1828 ; Pline, Histoire naturelle, édit. L. Jan, 1854 ; Pline, Lettres, édit. Keil, 1870 ; Dion Cassius, édit. Gros-Boissée, 1845-1870 ; Scriptores Historiæ August, édit. Hermann Peter, 1865 [édit. souvent revue depuis] ; Ausone, édit. Schenkl, dans les Monumenta Germaniæ, in-4° ; Ammien Marcelin, édit. C. A. Erfurdt, 1808 [et édit. Gardthausen] ; Panegyrici veteres, édit. Bæhrens ; Rutilius Namatianus, édit. Millier ; Zosime, édit. Bekker, 1857 ; Salvien, édit. Baluze, 1684, et édit. Halm, 1877 ; Symmaque, édit. O. Seeck, 1885. Pour Sidoine Apollinaire, dont on attend encore une bonne édition, nous nous sommes servi de celle de Grégoire, 1836, et de celle de Baret, 1877 [auxquelles il faut maintenant ajouter celle de Lütjohann, parue dans les Monumenta Germaniæ].

[2] Voir le sénatus-consulte récemment découvert en Espagne, et utile en partie pour la Gaule, Ephemeris epigraphica, t. VII.

[3] Gaii institutionum commentarii, édit. Huschke, 1874 [souvent réimprimée depuis], édit. Ern. Dubois, 1881. Pauli Sententiæ, dans la Lex Romana Wisigothorum, édit. Hænel, 1849, pages 338 et suiv., et édit. Huschke. Ulpiani Fragmenta, extraits du Liber singularis regularum, édit. Huschke. Les principales leges et plusieurs senatusconsulta ont été réunis [en France] par Giraud, Juris romani antiqui fragmenta, 1872. Pour le Digeste, il faut se servir de l'édition de Mommsen, 1870, 2 volumes, ou 1877, 1 volume ; pour le Code Théodosien, il faut se servir du texte donné par Hænel, 1842, 1 volume, et des savantes notes données par Godefroy, édit. Ritter, 6 vol., 1745. Pour les Institutes et le Code Justinien, l'édition à suivre est celle de Krüger, 1880. La meilleure édition des Novelles de Valentinien III est à la suite du Code Théodosien de Hænel. — Notitia dignitatum omnium tam civitium quam militarium in partibus Orientis et Occideniis, édit. Bœcking, 1853, édit. O. Seeck, 1876. Cf. Brambach, Notitia provinciarum et civitatum Galliæ, 1868.

[4] De Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, 1854 ; Montfalcon, Recueil général des inscriptions relatives à Lugdunum, 1866. Herzog, Galliæ narbonensis historia, Appendix, 1864. L. Renier, Mélanges d'épigraphie, 1854. Steiner, Codex inscriptionum romanarum Rheni et Danubii, 1837, 1851-1864. Brambach, Corpus inscriptionum rhenanarum, 1867. Mommsen, Inscriptiones Confœderationis helveticæ, 1854. Allmer, Inscriptions antiques de Vienne, 1875, 1876, 6 volumes. C. Jullian, Inscriptions romaines de Bordeaux, 1887[-1890], et du même auteur quelques autres études épigraphiques que nous trouverons en leur lieu. Lebègue, Épigraphie de Narbonne, 1887, dans la nouvelle édition de l’Histoire du Languedoc.

[5] Orelli-Henzen, Inscriptionum latinarum collectio, 1827-1856. Corpus inscriptionum latinarum, Berlin, [depuis] 1863. L. Renier, Diplômes militaires, 1876. Wilmanns, Exempta inscriptionum latinarum, 1873.

[6] Citons surtout : le Bulletin épigraphique de la Gaule ; Bourquelot, Inscriptions de Nice, 1850, de Luxeuil, 1862 ; Le Touzé, Épigraphie du haut Poitou, 1862 ; Noguier, Inscriptions de Béziers, 1883 ; Bladé, Épigraphie de la Gascogne, 1885 ; Ch. Robert et Gagnât, Épigraphie de la Moselle, 1885 et suiv. ; Héron de Villefosse et Thédenat, Inscriptions romaines de Fréjus, 1884 ; [Allmer, Revue épigraphique, en cours de publication].

[7] Le tome XII, renfermant les inscriptions de la Gaule narbonnaise, a été publié en 1888 par M. Hirschfeld.

[8] A peine avons-nous quelques fragments. On a, par exemple, une partie d'un testament d'un Lingon, testament qui paraît avoir été écrit à la fin du Ier siècle de notre ère ; il a été publié par Wackernagel, en 1868, et reproduit dans le Bulletin épigraphique de la Gaule, t. I, p. 22.