LA GAULE ROMAINE

LIVRE PREMIER. — LA CONQUÊTE ROMAINE

 

CHAPITRE X.

 

 

DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS.

 

1° SI UNE POPULATION LATINE EST ENTRÉE EN GAULE.

 

Quand la Gaule fît partie de l'Empire romain, on la vit renoncer à sa religion, à ses coutumes, à sa langue, à son droit, à ses noms même, pour adopter la langue, les noms, la religion, le droit et les habitudes des Romains.

Pourtant la population et la race ne furent pas modifiées. Il n'y eut ni émigration des Gaulois ni introduction de beaucoup d'Italiens. On voudrait calculer ce qu'il entra de sang latin dans le pays. D'une part, il est avéré que neuf colonies romaines y furent fondées ; Narbonne, Arles, Béziers, Orange, Fréjus, Vienne, Lyon, Valence, Nyon, et sur le Rhin Cologne[1]. Ce ne serait donc qu'un petit nombre de villes. Mais il faut encore faire attention que ces villes n'ont pas été fondées et peuplées par les nouveaux colons. Elles existaient auparavant. Elles étaient déjà des centres importants sous les Gaulois[2]. Les nouveaux venus ne chassèrent pas non plus les habitants ; ils s'établirent au milieu d'eux. Nous n'avons aucun renseignement sur le chiffre des colons, mais il est probable qu'ils étaient peu nombreux[3]. En sorte que, même dans les colonies, les colons ne formaient qu'un appoint à la population : ils n'étaient pas la population même. Il faut encore ajouter que ces colons citoyens romains n'étaient pas des Romains de race. Presque tous étaient d'anciens soldats de César, et nous avons déjà vu que César les avait recrutés dans la Gaule cisalpine et la Gaule narbonnaise[4].

Ainsi les colonies, ou ce qu'on appelait de ce titre, n'introduisirent que fort peu de sang latin en Gaule. Quant aux fonctionnaires de l'Empire qui y vinrent successivement durant cinq siècles, ils ne faisaient qu'y passer et ne s'y établissaient pas. La Gaule ne vit pas non plus de garnisons romaines s'installer à demeure au milieu d'elle. Les huit légions étaient cantonnées uniquement dans la région du Rhin, et il ne faut pas croire d'ailleurs que ces légions fussent composées d'Italiens.

De ces vérités découle une conclusion légitime : ce n'est pas l'infusion du sang latin qui a transformé la Gaule. Est-ce la volonté de Rome ? Les Romains ont-ils eu la pensée fixe et précise de transformer la Gaule ? Il n'y a ni un texte ni un fait qui soit vraiment l'indice d'une telle pensée. Les historiens modernes qui attribuent à Rome cette politique, transportent nos idées d'aujourd'hui dans les temps anciens et ne voient pas que les hommes avaient alors d'autres idées. Que l'antique exclusivisme des cités eût disparu, cela est certain ; que Rome n'ait pas tenu à maintenir les vieilles barrières entre les peuples, cela est son honneur ; mais il ne faut pas aller plus loin et lui imputer la volonté formelle de s'assimiler la Gaule. Il aurait été contraire à toutes les habitudes d'esprit des anciens qu'un vainqueur exigeât des vaincus de se transformer à son image. Ni le sénat ni les empereurs n'eurent pour programme politique et ne donnèrent pour mission à leurs fonctionnaires de romaniser les provinciaux. Si la Gaule s'est transformée, ce n'est pas par la volonté de Rome, c'est par la volonté des Gaulois eux-mêmes.

 

2° QUE LES GAULOIS ONT RENONCÉ A LEURS NOMS GAULOIS.

 

Une chose étonne au premier abord : à partir du temps oii la Gaule est conquise, presque tous les noms de Gaulois qui nous sont connus sont des noms latins.

Dans Tacite nous trouvons un Aquitain qui s'appelle Julius Vindex, un Eduen Julius Sacrovir, les Trévires Julius Florus, Julius Classicus, Julius Indus, Julius Tutor, Julius Valentinus, le Lingon Julius Sabinus, le Rème Julius Auspex, le Santon Julius Africanus, les Bataves Julius Civilis, Julius Maximus, Claudius Victor, Julius Paulus[5].

Dans les inscriptions, c'est par centaines que nous trouvons des noms tout romains. Dans la Viennoise, nous voyons Sextus Valérius Mansuétus, Lucius Valérius Priscus, Marcus Junius Certo, Sextus Valérius Firminus[6]. Dans le pays de Grenoble, les noms sont Marcus Titius Gratus, Sextus Vinicius Julianus, Quintus Scribonius Lucullus ; des femmes s'appellent Julia Gratilla, Vinicia Véra, Pompéia Sévéra[7]. Une femme qui se dit Allobroge porte le nom de Pompéia Luçilla[8]. Dans la Narbonnaise, nous trouvons un Marcus Livius, un Cornélius Metellus, un Appius Claudius, un Caius Manlius, un Caius Cornélius Celsus, et beaucoup d'autres noms semblables, sans qu'il y ait à penser que tant de noms appartiennent au très petit nombre de colons italiens qui ont pu venir dans le pays[9]. Dans le pays des Bituriges Vivisques (le Bordelais d'aujourd'hui) la plupart des noms sont latins : c'est Publius Géminus, Titus Julius Secundus, Gaius Julius Florus, Gaius Octavius Vitalis, Julius Avilus, Lucius Julius Solemnis, Julius Lupus, Gaius Julius Sévérus[10] ; un Aulus Livius Vindicianus a pour fils Livius Lucaunus et pour petite-fille Nammia Sulla[11]. Nous connaissons par leurs inscriptions funéraires deux Séquanes qui s'appellent Lucius Julius Mutacus et Quintus Ignius Sextus[12], un autre Séquane qui s'appelle Quintus Julius Sévérinus[13]. Un habitant du Périgord, Gaius Pompeius Sanctus, a pour fils Marcus Pompeius Libo et pour petit-fils Gaius Pompeius Sanctus[14]. Un habitant du Limousin, Quintus Licinius Tauricus, a pour fils Quintus Licinius Venator[15]. Un habitant du Poitou s'appelle Lucius Lentulus Gensorinus, et un Arverne Gaius Servilius Martianus[16]. Un Bellovaque s'appelle Mercator, un Véromanduen Latinus, un Suession Lucius Cassius Melior[17]. Des habitants du pays d'Amiens s'appellent Lucius Ammius Silvinus et Sabinéius Censor[18], Dans l'Helvétie nous trouvons les noms de Marcus Calpurnius Quadratus, Antonius Sévérus, Quintus Silvius Perennis, Latinius, Publius Cornélius Amphio, Marcus Silanus Sabinus, et beaucoup d'autres semblables[19]. Tout au nord de la Gaule, un Ménapien s'appelle Pompeius Junius[20], un Trévire s'appelle Léo et sa femme Domitia[21] ; d'autres Trévires se nomment Domitius, Marcus Aurélius Maternus, Sextilius Sécundinus, et leurs femmes Alexandria Prudentia, Primu ia Saturna[22]. Dans les territoires de Cologne, de Juliers, de Coblentz, les noms sont Lucius Vicarinius Lupus, Caius Sécundinus Adventus, Appius Sévérus, Vérécundina Quiéta, Pétronia Justina, Caius Vespérianus Vitalis, Lucius Cassius Vérécundus, Titus Julius Priscus, Censorina Faustina[23]. Nous n'eu citons qu'une faible partie.

A côté de ces noms latins si nombreux nous apercevons un petit nombre de noms gaulois. Tacite en mentionne un, celui de Maric ; les inscriptions citent Épostérovid, Otuaneunus[24], Coinagos, Smertulitanos[25], Togirix[26], Divixta[27], Durnacus, Comartiorix, Solimarus, Ivorix, Adbuciétus, Atioxtus[28], Beccus, Dubnacus[29], Gérémaros, Epadatextorix[30], et quelques autres[31].

Non seulement les noms latins sont beaucoup plus nombreux, mais on doit remarquer que les noms gaulois appartiennent aux cent cinquante premières années. Plus on avance, plus les noms sont latins[32]. S'il subsiste quelques noms à radical gaulois, ils ont pris une forme latine. Il ne faudrait pas supposer que les hommes qui portent des noms latins et ceux qui portent des noms gaulois représentent deux sentiments opposés et pour ainsi dire deux partis dans la population. Nous voyons les noms des deux langues alterner dans une même famille. Deux frères s'appellent, l'un Publius Divixtus, l'autre Publius Secundus[33]. Un père s'appelle Atépomar et son fils Caius Cornélius Magnus[34]. Ailleurs, c'est le père qui porte le nom romain de Gémellus et c'est le fils qui a le nom gaulois de Divixtos[35]. Très souvent la même personne porte un nom gaulois et un nom romain, ignorant peut-être que l'un est gaulois et l'autre romain ; c'est ainsi que nous trouvons un Julius Divixtus, un Vestinus Onatédo, une Julia Nerta, une Julia Bitudaca, une Publicia Carasoua, un Lucius Solimarius Secundinus, un Caius Meddignatius Sévérus[36]. Ce qui est surtout digne d'attention, c'est qu'au lieu de ne porter qu'un nom comme les anciens Gaulois, les hommes en viennent tous à prendre trois noms, comme les Romains. Peu importe que parmi ces trois noms il y ait parfois un nom à radical gaulois ; la dénomination de l'homme n'en est pas moins essentiellement romaine.

Il est donc avéré que, sauf de rares exceptions, la race gauloise a renoncé à ses noms pour adopter ceux de ses vainqueurs. Ceux qui ont attribué cela à la servilité ou à la légèreté des Gaulois auraient bien dû faire attention que le même fait s'est produit en Espagne, en Afrique, en Asie, quelquefois en Grèce, en Mésie, en Pannonie, et qu'on en trouve des exemples même chez les Germains[37] et les habitants de la Grande-Bretagne. Il faut donc chercher à ce fait une cause plus sérieuse.

La principale raison est que les Gaulois sont devenus citoyens romains. S'ils ne l'eussent été, une loi leur interdisait de prendre des noms de famille romains[38]. Le devenant, ils étaient autorisés à les prendre, et c'était même pour eux une sorte d'obligation. L'usage était que chaque nouveau citoyen prît le nom de famille, nomen gentilitium, et même le prénom de celui qui lui avait conféré la qualité de citoyen[39].

De même que l'esclave qui entrait dans la société libre prenait le nom de celui qui l'avait fait libre, do même celui qui entrait dans la société romaine prenait le nom de celui qui l'avait fait Romain[40]. Il y avait là une sorte de génération à une existence nouvelle, et l'esprit des hommes y voyait une véritable paternité.

Nous trouvons un exemple frappant de cet usage avant même le temps de César. Un Gaulois de la Narbonnaise nommé Cabur avait reçu la cité romaine par don du proconsul Caius Valérius Flaccus[41]. Il s'appela dès lors Caius Valérius Caburius, ne gardant plus son ancien nom gaulois que comme cognomen. Son fils abandonna même ce cognomen gaulois, qui n'était pas héréditaire, et il s'appela Caius Valérius Procillus[42].

Voici un autre exemple d'une époque un peu postérieure. Une inscription nous donne les quatre générations successives d'une même famille, qui était du pays de Saintes. Le premier, qui appartient peut-être au temps de l'indépendance, ou en est peu éloigné, porte un nom gaulois : il s'appelle Épostérovid. Son fils doit apparemment à César ou à Auguste le droit de cité ; aussi a-t-il pris le nom de Caius Julius et il a gardé un cognomen qui paraît gaulois, celui de Gédémon. Le petit-fils s'appelle Caius Julius Otnaneunus. Ainsi le nom de Julius est définitivement le nom patronymique, le gentilitium ; le nom gaulois n'est plus qu'un surnom. Enfin, l'arrière-petit-fils abandonne ce surnom même, et nous le voyons s'appeler Caius Julius Rufus[43].

Comme un très grand nombre de Gaulois reçurent le droit de cité de César (C. Julius Cæsar) ou d'Auguste (C. Julius Cæsar Octavianus), de Tibère (Tiberius Claudim Nero), de Claude (Tib. Claudius Nero), ou de Galba (Serv. Sulpicius Galba), il arriva naturellement qu'un nombre incalculable de Gaulois prirent les noms de famille de ces princes et s'appelèrent Julius, Claudius ou Sulpicius.

Adopter un nom romain n'était pas un signe de servilité : c'était la conséquence naturelle et presque obligatoire de l'entrée dans la cité romaine. En passant des rangs du peuple gaulois dans les rangs du peuple romain, l'homme prenait un nom romain.

Il était inscrit aussi dans l'une des trente-cinq tribus romaines[44]. Lorsqu'il mourait, on gravait, sur sa tombe une inscription comme celles-ci : Caius Crassius Voltinia Hilarus, Caius Pompéius Quirina Sanctus[45]. Ces hommes avaient été fiers de porter trois noms comme les Romains, et fiers aussi d'être inscrits dans la tribu Voltinia ou dans la tribu Quirina.

Une autre source de tant de noms romains en Gaule fut l'affranchissement. Lorsqu'un esclave recevait la liberté, il prenait dès ce jour le nom de famille et le prénom du maître qui l'affranchissait[46], et il gardait son propre nom d'esclave comme cognomen. Ainsi un esclave qui s'était appelé Mysticus et qui est affranchi par son maître Titus Cassius, s'appelle désormais Titus Cassius Mysticus. Cette règle romaine fut parfaitement suivie en Gaule. C'est pour cela que nous trouvons des hommes qui s'appellent Publius Cassius Hermutio, Publius Cornélius Amphio, Sextus Attius Carpophorus, Titus Spurius Vitalis, Gaius Albucius Philogenes, Sextus Julius Philargurus[47]. Les fils d'affranchis rejetaient le cognomen qui venait de la servitude, et gardaient le nom patronymique. Beaucoup de ces Gaulois que nous voyons s'appeler Cornélius, Pompéius, Julius, Cassius, descendaient d'anciens esclaves affranchis. Comme les empereurs possédaient dans toutes les provinces, sur leurs domaines, un nombreux personnel d'esclaves, ils firent aussi de nombreux affranchis. Les affranchis de Néron s'appelèrent Claudius, ceux de Vespasien Flavius, ceux d'Hadrien Ælius, ceux de Marc-Aurèle Aurélius. Ces noms furent fréquents en Gaule. Ainsi les plus grands noms de Rome se trouvèrent portés par des milliers de Gaulois. Ce n'était pas une usurpation : les hommes obéissaient à une règle. Encore faut-il noter que ces esclaves, que nous voyons affranchis en Gaule, ne sont pas tous des Gaulois ; ils peuvent aussi bien être nés en Espagne, en Grèce, en Afrique ; mais tous sans distinction reçoivent le nom du maître, et comme les maîtres portent des noms romains, les noms romains se répandent à foison.

Dans ces temps-là, les noms ne représentent pas la filiation naturelle. Ils représentent la filiation sociale. Celui qui a fait d'un pérégrin un citoyen, ou d'un esclave un homme libre, celui-là est un père et donne son nom. Les noms ne sont nullement un indice de race ; nous ne devons pas perdre de vue que l'idée de race n'occupe aucune place dans les esprits de ce temps, et nous pouvons presque affirmer qu'elle en est absente.

Nous voyons encore, dans l'histoire de la Gaule à cette époque, que les villes prirent des noms romains, le fait a été rapproché du précédent et a paru lui ressembler. Un peu d'attention montre qu'il en diffère essentiellement. D'abord, le nombre des villes qui prirent des noms latins fut relativement peu considérable. J'en vois [surtout] dans la Gaule du Centre et du Nord[48]. Il faut remarquer d'ailleurs que ces noms ne furent, le plus souvent, que de simples épithètes ajoutées au nom ancien du peuple gaulois. Ainsi la capitale des Suessions s'appela Augusta Suessionum, celle des Trévires Augusta Trevirorum, celle des Bellovaques Cæsaromagus Bellovacorum. Ces noms étaient considérés comme des titres d'honneur, et les Gaulois croyaient certainement recevoir une grande faveur en obtenant le droit de les porter[49].

Mais, à côté de quelques épithètes ou de quelques noms nouvellement introduits, nous ne devons pas méconnaître un fait bien plus important, parce qu'il est général et sans exception, à savoir que tous les noms de peuples subsistèrent. C'est là ce que Rome aurait détruit si elle avait eu la volonté de détruire les souvenirs de l'ancienne Gaule. Elle n'y toucha pas.

Or ce n'est pas seulement dans la langue du peuple, ainsi qu'on l'a dit, que ces noms gaulois subsistèrent. Prenez les inscriptions. Elles représentent assez bien la langue officielle, puisque les unes sont l'œuvre privée d'hommes de la haute classe et même de fonctionnaires, et que les autres ont été rédigées en vertu de décrets publics. Partout vous y trouvez les anciens noms des peuples gaulois, tels qu'ils existaient avant César. Prenons pour exemple les Eduens ; ils ont bien pu donner à leur chef-lieu le titre très envié d'Augustodunum ; mais ils ont conservé leur nom d'Eduens, et ce nom est le seul que les inscriptions leur donnent. Eduens est resté le nom vrai et officiel. Plus tard, la Notitia imperii, qui représente la langue des bureaux du Palais impérial, ignore les noms d'Augustodunum et de Cæsaromagus, mais conserve ceux d'Eduens, de Suessions ou d'Arvernes.

Ainsi. Rome n'a pas eu pour politique d'effacer les noms du passé. Les hommes ont pris des noms romains, parce que chacun d'eux successivement est devenu romain. Les peuples ont gardé leurs anciens noms parce que ni eux ni Rome n'avaient intérêt à les changer[50].

 

3° QUE LE DRUIDISME GAULOIS A DISPARU.

 

On est étonné de la facilité avec laquelle le druidisme fut renversé. Si l'on songe combien les religions sont vivaces dans l'âme humaine, on se demande comment il a pu se faire que la Gaule, après deux ou trois générations seulement, ait renoncé à sa vieille religion et se soit couverte de temples et d'autels dédiés aux dieux romains.

L'esprit moderne, partant de l'idée qu'il se fait des religions, est d'abord porté à croire que la Gaule n'a dû renoncer à la sienne qu'à la suite d'une persécution violente des vainqueurs. Puis, cherchant des explications à cette hypothèse préconçue, il n'a pas manqué d'imaginer que le fond de la croyance gauloise était hostile à Rome, que la religion nationale était un levain de révolte, que cette religion avait dû résister à la domination romaine, et qu'enfin Rome avait dû sentir la nécessité de la faire disparaître[51]. Ce sont là des idées toutes modernes ; il est téméraire de juger les anciens d'après elles. Il vaut mieux étudier et observer de près les faits qui se dégagent des documents.

Un premier fait qu'on néglige trop est que la religion gauloise et le druidisme n'étaient pas exactement la même chose. César ne les a pas confondus[52]. Dans l'âme des Gaulois il existait une religion dont les divinités étaient innombrables, les unes ayant un caractère général, les autres étant purement locales, et dont le culte comprenait des séries de sacrifices publics ou privés[53] ; c'était la religion des cités, des familles, de tout le monde, et de chaque âme en particulier[54]. Quant au druidisme, il était proprement un sacerdoce. Il n'était pas très ancien, n'était nullement contemporain de l'immigration des Gaulois et était beaucoup plus jeune que le fond de la religion gauloise ; il paraît même, d'après César, qu'il n'était pas né de cette religion ; il était né hors de la Gaule, et avait été importé[55].

Il exerçait, à la vérité, un grand empire ; il avait mis toute la religion dans sa dépendance, et ne souffrait pas qu'aucun acte religieux s'accomplît sans l'intervention d'un de ses membres[56]. Mais, à côté de cela, il avait ses croyances qui lui étaient propres et qui n'étaient pas celles de tous les Gaulois ; il en gardait même le secret[57]. Il avait son enseignement, ses écoles, dont la principale était dans l'île de Bretagne. Il avait sa hiérarchie en dehors des Etats gaulois, et son chef unique pour toute la Gaule. Il avait aussi des pratiques qui lui appartenaient en propre : c'était la magie, la divination ; c'était la médecine par sorcellerie ; c'était l'immolation des victimes humaines pour attirer la faveur des dieux[58]. En un mot, le druidisme ne se confondait pas avec la religion gauloise ; il s'y ajoutait.

Observons successivement ce que devinrent, après la conquête, le druidisme d'abord[59], la religion ensuite.

Après César, nous ne voyons pas une seule fois que les druides élisent le chef commun de leur corporation, ni même qu'il y ait une assemblée générale des druides. Nous pouvons croire que ces élections et ces assemblées communes ont disparu ; mais il nous est impossible de dire si elles disparurent spontanément, par l'effet des troubles et du changement des habitudes, ou si elles furent abolies par une interdiction formelle du gouvernement romain. Le résultat fut que la corporation perdit son unité. Peut-être même faut-il penser que le druidisme cessa d'exister comme corporation, au moins dans la Gaule.

En même temps, les pratiques druidiques, c'est-à-dire la magie, la sorcellerie, la médecine à l'aide des charmes, et surtout l'immolation des victimes humaines, disparurent. Ici, nous savons avec certitude que ce fut le gouvernement romain qui les interdit. Tibère défendit la magie, Claude les sacrifices humains[60].

Nous ne voyons nulle part que les druides aient conservé leurs écoles. S'ils en conservèrent quelques-unes, perdues dans les forêts, au moins est-il certain qu'on n'y vit plus accourir, comme au temps de César, bs jeunes gens des grandes familles[61]. Que devint leur doctrine ? On croit en retrouver quelques vestiges dans le pays de Galles et dans l'Irlande, mais il est bien certain qu'en Gaule on n'en trouve plus la moindre trace.

Est-ce à dire que les druides aient été persécutés ? Cette supposition qu'on a faite ne repose sur aucun document. Il n'y a pas d'indice que Rome ait employé les moyens violents ni qu'elle ait ensanglanté la Gaule par une persécution[62]. On ne voit même pas comment elle aurait pu exercer des rigueurs dans un pays où elle n'entretenait ni soldats ni bourreaux. On ne s'explique pas comment ces rigueurs auraient pu réussir, pour peu que la Gaule voulut conserver ses druides. La vérité est que le gouvernement impérial ne défendit jamais à un homme d'être druide ni de garder au fond de son cœur les dogmes druidiques. Il y eut des druides pendant trois siècles, et ils ne se cachaient pas[63]. Mais ce n'étaient plus que des gens de bas étage ; ils ne sont plus signalés que comme des diseurs de bonne aventure, que le peuple consultait et méprisait à la fois.

La chute du druidisme est donc un fait certain, sans que nous puissions dire avec certitude s'il est tombé par l'effet de la politique romaine, ou par l'effet de la volonté des Gaulois, ou par des causes de décadence qu'il portait en lui-même. Ce qui est certain, c'est que l'histoire ne mentionne aucun essai de résistance du druidisme[64].

La religion gauloise n'a pas eu tout à fait la même destinée. Elle avait été, avant la conquête, et comme toutes les religions anciennes, un ensemble assez confus de croyances irréfléchies à toutes sortes de dieux et de menues pratiques en vue d'apaiser ou de se rendre favorable chacun de ces dieux. La religion populaire, chez les Gaulois, n'était pas fort différente de ce qu'elle était chez les Romains. Les noms des dieux différaient ; mais sous ces noms César reconnaissait le Mercure, le Jupiter, le Mars, l'Apollon, la Minerve des Romains[65]. Il leur trouvait les mêmes caractères essentiels et les mêmes attributs : Ils croient de ces dieux, dit-il, à peu près ce que nous en croyons[66].

Il n'est pas de notre sujet, et il ne rentre pas dans le cadre du présent livre, d'étudier cette religion dans le détail ; nous n'avons pas à chercher si elle avait, au fond, des caractères qui fussent particuliers à la race gauloise. Nous n'avons à constater ici qu'une chose : c'est que les Romains ne virent pas qu'elle eût ces caractères particuliers, et que par conséquent ils n'eurent aucune raison pour la combattre. Le seul changement qui s'opéra en elle après la conquête fut qu'elle échappa à l'autorité supérieure de la corporation druidique. La présence d'un druide ne fut plus nécessaire pour accomplir un sacrifice. Aussi n'apercevons-nous plus en Gaule, dans les siècles suivants, l'existence d'un clergé qui soit en dehors de la population laïque et qui s'impose à elle. Mais cette émancipation vint-elle de la volonté des Romains ou de la volonté des. Gaulois, nous ne saurions le dire. S'il faut faire une conjecture, on peut bien admettre que les Gaulois aimèrent à se sentir affranchis d'un joug fort lourd. L'autorité sombre et sévère du druidisme n'était pas pour plaire longtemps aux imaginations gauloises.

A partir de ce moment, chaque cité gauloise, chaque individu gaulois adora à sa guise ses dieux. C'est par les inscriptions votives que nous pouvons savoir quels dieux furent adorés pendant ces quatre siècles.

Nous trouvons, d'une part, des dieux à nom gaulois. Pour ne citer que ceux qui nous sont fournis par les inscriptions du musée de Saint-Germain, nous avons les dieux Bélen, Borvo, Esus, Tentâtes, Taranis, Grannus, Abellio, Gernunnos, Ergé, Hino, Ségomo, Vincius, les déesses Acionna, Bormona, Bélisama, Épona, Ura, Ros-merta, et vingt autres divinités[67]. Les Gaulois conservèrent surtout leurs divinités locales, Arduenna, la déesse de l'Ardenne, Sequana, la Seine, Matrona, la Marne, Icauna, l'Yonne, la Divona, source près de Bordeaux[68].

Nous trouvons, d'autre part, des divinités toutes ro-raines, Jupiter Très Bon et Très Grand, Junon Reine, Minerve, la Grande Mère, Vénus, Apollon, Saturne, Diane, Esculape, la Victoire[69].

D'où vient cela ? N'allons pas supposer que ces noms romains soient l'indice d'un grand changement dans les âmes, d'une révolution religieuse. Ni la religion des Gaulois ni celle des Romains n'interdisaient l'adoption et l'adjonction de nouveaux dieux. Il était tout naturel qu'un Gaulois eût une grande confiance dans un dieu romain, et personne ne trouvait étrange qu'il fît une offrande à ce dieu pour s'attirer sa faveur. Dieux gaulois et dieux romains s'associèrent dans l'âme de chacun. Quelquefois il arriva que l'on crut traduire un nom de dieu gaulois en écrivant sur la pierre le nom d'un dieu romain. C'est ainsi qu'une ancienne divinité chère aux Arvernes prit le nom de Mercure Arverne[70]. Il en fut souvent des noms des dieux comme des noms de famille. A mesure qu'on devint citoyen de Rome, on prit ses noms d'hommes et l'on prit aussi le nom de ses divinités. A mesure qu'on parla le latin, on adopta les noms latins des dieux. Tout cela se fit sans nulle révolution, sans aucun déchirement de la conscience, et presque sans qu'on y pensât.

Gela est si vrai, que très souvent un nom latin et un nom gaulois s'associèrent pour désigner un même dieu. C'est ainsi que nous trouvons un Mars Camulus, un Apollo Toutiorix, un Jupiter Baginatus, un Mercurius Vassocalétus[71]. L'esprit gaulois trouvait donc tout naturel d'identifier ses dieux à ceux de Rome et ne croyait pas changer pour cela de religion.

Il faut noter encore que si la Gaule adopta des dieux romains, elle en adopta aussi qui n'étaient pas romains. Elle reçut des divinités grecques, syriennes, égyptiennes. Il y eut des Gaulois qui adorèrent Isis, d'autres qui adorèrent Mithra[72]. L'Empire romain fut l'époque de la plus grande liberté religieuse, le christianisme étant seul excepté quelquefois, pour des raisons qui lui étaient spéciales. Tous les dieux étaient permis, et l'âme était ouverte à tous. Tous les cultes étaient libres, et ils se coudoyaient, s'associaient, se confondaient, sans nul obstacle des pouvoirs publics, sans nul scrupule de la conscience. Surtout, on ne se demandait pas si tel culte appartenait à une race plutôt qu'à une autre, si tel dieu était national et tel autre étranger. Toute idée de race ou de nationalité était inconnue en matière religieuse. Des Italiens et des Syriens avaient le droit d'adorer Bélen ; des Gaulois ne voyaient rien d'anormal à adorer Jupiter ou Sérapis.

Quand le christianisme pénétra en Gaule, il n'y trouva pas, d'une part une religion romaine, d'autre part une religion gauloise ; il n'y trouva qu'une religion gallo-romaine, c'est-à-dire un polythéisme très complexe et très confus, dans lequel on n'apercevait rien qui fût spécialement et exclusivement gaulois.

 

4° DE LA DISPARITION DU DROIT GAULOIS.

 

L'ancien droit des Gaulois n'a pas duré plus longtemps que leur religion. Mais ici l'historien se trouve en présence d'une grande difficulté. Nous ne savons de ce vieux droit que ce que César nous en apprend. Nous n'appartenons pas, pour notre part, à cette école de savants hardis qui prétendent retrouver le droit de l'ancienne Gaule dans de soi-disant codes irlandais ou gallois, dont l'existence même comme codes est fort problématique, qui ne nous sont connus que par des manuscrits du XIIe siècle de notre ère, et sur lesquels il faudrait se demander tout d'abord s'ils représentent un droit antérieur à l'ère chrétienne. Nous aurions fort à dire sur l'extrême témérité de cette méthode historique. Pour que nous puissions connaître l'ancien droit de la Gaule, il faudrait ou bien que les Gaulois eux-mêmes nous eussent transmis quelques renseignements sur lui, ou tout au moins que les écrivains romains l'eussent étudié, l'eussent compris, et en eussent parlé. Il ne nous est parvenu que quelques lignes de César. Il faut donc que nous sachions ignorer cet ancien droit[73].

Ce que dit César se borne aux points suivants : 1° Pour le droit civil, il existait chez les Gaulois une hereditas, c'est-à-dire un système de succession légitime ; mais l'historien latin ne dit pas quel était ce système[74] ; 2° il y avait chez eux des fines, c'est-à-dire un mode d'appropriation de la terre ; mais César n'indique ni la nature ni les règles de cette propriété[75] ; 3' le père de famille avait une autorité absolue sur ses enfants et même sur sa femme, règle qui paraît avoir régné chez tous les peuples de race aryenne dans leur plus vieux droit[76] ; 4° le mari recevait de sa femme une dot[77] ; il existait chez eux l'usage que le mari joignît à la dot de la femme une valeur égale, et qu'à la mort d'un des époux les deux valeurs, avec les revenus accumulés qu'elles avaient produits, appartinssent à l'époux survivant[78]. 5° Pour le droit criminel. César nous donne ce renseignement que la peine de mort se présentait sous la forme d'immolation aux dieux, l'ancien supplicium romain, qu'elle était prononcée par les prêtres, qu'elle était prodiguée, et qu'elle frappait aussi bien le voleur que le meurtrier[79].

Tout cela n'est pas suffisant pour que nous puissions affirmer que le droit des Gaulois ressemblait à celui des autres peuples de race aryenne, et s'il suivait la même série d'évolutions que le droit de ces peuples, commençant par la puissance absolue du père, la propriété familiale, l'hérédité nécessaire, et inclinant ensuite vers la division de la famille, la propriété individuelle et la succession testamentaire. Mais cela n'est pas suffisant non plus pour qu'on affirme que les Gaulois aient eu un droit original et spécial à leur race. Dès lors il nous est impossible de juger si le passage du droit gaulois au droit romain fut fort difficile, s'il donna lieu à des résistances, s'il fut une révolution dans tout Tordre des intérêts privés. Quelques remarques seulement sont à faire, parce qu'elles se dégagent des textes et des faits qui sont connus.

En premier lieu, si l'on se place dans les temps qui suivirent la conquête, on ne doutera pas que les Gaulois n'aient été laissés en possession de leur droit. Cela fut reconnu officiellement pour les cités dites libres ou alliées. Gela fui admis implicitement pour les cités déditices. Rome, qui ne leur communiquait pas son droit, ne leur enlevait pas non plus le leur, et sans le reconnaître comme droit régulier, elle n'en interdisait certainement pas la pratique. Il faut donc croire que, pendant plusieurs générations d'hommes, les procès et les crimes continuèrent à être jugés entre les Gaulois d'après les règles et les coutumes du vieux droit gaulois.

Mais tout de suite il s'opéra un changement de grande conséquence. Si le même droit subsista, il ne fut plus appliqué par les mêmes juges. On se rappelle que les druides, avant César, s'étaient emparés de presque toute la juridiction. Ils la perdirent. Nous ne trouvons plus, tant que dure la domination romaine, un seul indice d'un jugement rendu par eux. Certainement ils ne punirent plus les crimes et ne brûlèrent plus les criminels. Ils ne prononcèrent plus dans les procès civils ; ils n'adjugèrent plus les successions et les propriétés. Nous verrons, dans la suite de ces études, que chaque cité gauloise eut des magistrats élus par elle pour rendre la justice, jure dicundo. Ce furent là les vrais juges, et au-dessus d'eux les gouverneurs romains. La justice, là même où elle resta gauloise, devint laïque.

Ce changement de juges n'amena-t-il pas un changement dans le droit ? La chose est probable, et d'autant plus que ce vieux droit n'était pas écrit. Une nouvelle jurisprudence s'établit, et insensiblement le droit se modifia, même dans des mains gauloises. Beaucoup d'anciennes règles subsistèrent sans doute : c'étaient celles qui étaient en harmonie avec l'état nouveau de la société ; mais on peut bien penser que celles qui étaient contraires aux nouvelles mœurs ou qui sentaient trop le druidisme, disparurent. Pour ce qui est lu droit criminel, la transformation s'aperçoit tout dé suite ; le supplice du feu fut aboli, peut-être par la volonté du gouvernement romain ; toute la pénalité s'adoucit. Pour ce qui est du droit civil, la manus du mari sur la femme perdit son ancienne rigueur ; la puissance paternelle s'affaiblit, comme s'était affaiblie chez les Romains la patria potestas ; la propriété foncière prit aussi, comme nous le verrons ailleurs, quelques caractères nouveaux.

Puis il se produisit un autre fait. Nous avons vu que les Gaulois obtinrent peu à peu le droit de cité romaine, d'abord les plus grands, puis les plus riches, puis tous. Or c'était un principe incontesté que tout homme qui devenait Romain, quelle que fût sa race, avait aussitôt la jouissance des lois romaines. C'était son privilège et en même temps son devoir d'être régi par elles. Pour le Gaulois devenu Romain, il ne pouvait plus être question de droit gaulois.

Dans les deux siècles et demi qui précédèrent le règne de Caracalla, Rome n'avait contraint personne à devenir citoyen romain. Si la plupart des Gaulois l'étaient déjà, c'est qu'ils avaient voulu l'être. S'ils avaient voulu l'être, ce n'était pas pour obtenir des droits politiques qui n'existaient plus pour personne : c'était pour obtenir des droits civils que la législation romaine garantissait mieux qu'aucune autre. C'est donc volontairement qu'ils passèrent, par l'acquisition de la cité romaine, du droit gaulois au droit romain.

Quand la cité romaine fut donnée par Caracalla à ceux qui ne l'avaient pas encore, ce qu'il restait d'hommes pouvant pratiquer le droit gaulois disparut. Mais ce changement fut peu grave, tant il était préparé de longue date. Dès qu'il n'y eut plus que des Romains en Gaule, il n'y eut plus aussi qu'un seul droit, le droit romain[80].

Quelques usages locaux purent subsister, surtout en matière de procédure. Encore fallait-il qu'ils ne fussent contraires à aucune des règles du droit écrit. Pour la propriété, pour l'héritage et le testament, pour les obligations, pour l'état des personnes, ce fut le droit romain qui fut seul suivi. Prenez tous les documents de ces cinq siècles, vous n'y trouvez pas une seule mention d'un droit gaulois. Il ne nous est signalé aucune règle, aucune pratique, qui soit gauloise. Les termes de droit gaulois ou même de coutume gauloise ne se rencontrent jamais. Plus tard, quand la domination romaine disparaîtra, nous ne verrons pas surgir et se réveiller un droit gaulois. La population, qui n'a pas adopté le droit germanique, n'a pas songé non plus à faire revivre le vieux droit des ancêtres. Elle a voulu garder les lois romaines.

 

5° DE LA DISPARITION DE LA LANGUE CHEZ LES GAULOIS.

 

.l'arrivé à un autre problème : La langue gauloise a-t-elle subsisté sous la domination romaine ? II faut, avant tout, bien préciser la question. Il ne s'agit pas de savoir si quelques mots gaulois ont survécu et se retrouvent encore dans noire langue. Nous cherchons si tout un langage gaulois a été parlé sous l'Empire romain. Les arguments a priori n'ont ici aucune valeur : c'est par les textes et les documents qu'il faut nous décider.

Nous possédons un grand nombre d'inscriptions qui ont été gravées dans la Gaule et pour des Gaulois, au Ier, au IIe, au IIIe siècle de notre ère. Elles sont en latin[81]. Les unes sont des dédicaces à des dieux, et il semble qu'elles devaient être comprises de la foule. D'autres sont des épitaphes et marquent quelle langue on parlait dans la famille. D'autres enfin sont plus caractéristiques encore : ce sont des décrets honorifiques rendus par les cités gauloises ; ils montrent quelle était la langue officielle de ces cités. Toutes également sont en latin, et cela dès le Ier siècle de notre ère. Nulle traduction n'apparaît à côté de ce latin, qui apparemment était compris de presque tous.

Voilà donc un premier point acquis : la classe supérieure, celle qui élevait les monuments, celle qui siégeait dans les assemblées municipales, parlait le latin. Reste à savoir si le gaulois a subsisté comme idiome populaire, et jusqu'à quelle époque.

Deux textes signalent encore l'emploi d'une langue gauloise dans la première moitié du IIIe siècle. L'un est d'Ulpien, qui assure qu'un fidéicommis est valable, même s'il est écrit en punique ou en gaulois[82]. L'autre est de Lampride et se rapporte à l'année 255. Alexandre Sévère, dit l’historien, se trouvait en Gaule et allait partir pour une expédition, dans laquelle il devait être assassiné ; sur son passage, une druidesse lui cria en langage gaulois : Va, mais n'espère pas vaincre, et défie-toi de tes soldats[83]. Il y avait donc encore, en 255, un langage gaulois qui était parlé au moins par les classes populaires.

Mais à partir de là il n'y a plus, à ma connaissance, aucun document qui mentionne la persistance de ce langage. Quelques érudits, il est vrai, en ont allégué trois, qui appartiendraient au IVe et au Ve siècle. Mais une simple vérification de ces documents montre qu'ils n'ont pas le sens qu'on leur a prêté.

On a cité cette ligne d'un dialogue de Sulpice Sévère : Celtice aut si mavis gallice loquere, parle celtique ou, si tu préfères, gauloise[84]. Il faut toujours se défier de ces lignes qu'on cite isolément et qui se répètent de livre en livre. C'est le passage entier qu'il faut lire. Postumus, qui est un Aquitain, cause avec un jeune homme nommé Gallus qui est de la Gaule centrale. L'Aquitaine était renommée par son beau langage, à côté duquel le latin des Gaulois du Centre semblait simple et rude. Gallus, invité à faire un récit, s'excuse d'abord. Je parlerais volontiers, dit-il, mais je songe que, moi Gaulois du Centre, je me trouve en présence de deux Aquitains, et je crains que mon langage trop grossier ne choque des oreilles si délicates[85]. On voit bien qu'il n'est pas question ici d'une langue celtique. Mais son interlocuteur, qui veut qu'il fasse son récit sur l'histoire de saint Martin, lui réplique en plaisantant : Parle celtique, si tu veux, pourvu que tu parles de Martin[86]. Il serait puéril de prendre ces mots à la lettre. Postumus ne savait pas le celtique, el il est douteux que Gallus lui-même le sût. Aussi Gallus se met-il à faire son récit ; mais il le fait en latin. Il s'exprime même en un fort bon latin ; visiblement, il ne s'est excusé de la grossièreté de son langage que pour en faire mieux apprécier l'élégance. Sa précaution oratoire a probablement fait école, car vous la retrouvez chez tous les hagiographes, ou presque tous, depuis le IVe siècle jusqu'au IXe. L'auteur n'a certainement pas songé au vieux langage celtique. Il a seulement voulu dire que les Gaulois du Centre avaient un latin moins pur que ceux du Midi. Et il donne, en effet, un peu plus loin, un exemple des nuances qu'il y avait entre le latin de deux provinces voisines ; Gallus parle de sièges que nous autres Gaulois grossiers nous appelons tripetiæ et que vous, Aquitains, vous appelez tripodes. Or ces Gaulois rustiques, en disant tripetia, ne prononçaient pas un mot de la vieille langue, mais un mot de source bien latine[87]. Ainsi, cette ligne qu'on a citée de Sulpice Sévère ne prouve en aucune façon qu'on parlât encore une langue celtique.

On a allégué, en second lieu, une phrase de saint Jérôme, qui aurait écrit, au commencement du Ve siècle, que les Galates d'Asie parlaient à peu près la même langue que les Trévires[88]. On a déjà démontré que l'assertion de saint Jérôme était inexacte en ce qui concernait les Galates[89]. Elle n'a pas plus de valeur en ce qui concernait les Trévires. Si ces deux peuples avaient conservé, par impossible, leur vieille langue nationale, encore n'auraient-ils pas pu parler la même langue, car les Trévires étaient des Germains[90].

On allègue enfin une phrase de Sidoine Apollinaire qui aurait dit que de son temps seulement, c'est-à-dire vers 450, l'aristocratie arverne aurait renoncé à l'emploi du celtique. Ici encore on s'est trompé pour n'avoir vu qu'une ligne isolée sans regarder la phrase entière. Sidoine, qui appartient, lui aussi, à la noblesse du pays, n'a jamais parlé la vieille langue gauloise ; il écrit à son ami Ecdicius et le loue d'avoir donné sa jeunesse à l'étude et d'avoir introduit chez les siens le style oratoire et l'harmonie poétique, en quoi il a donné l'exemple de déposer la rudesse du langage celtique[91]. Qui ne voit qu'ici langage celtique ne désigne pas une langue opposée au latin, mais la simplicité provinciale opposée à l'élégance du style oratoire et poétique ? L'auteur ne pensait nullement à dire que la noblesse arverne, si romaine et depuis si longtemps, eut conservé plus que lui la langue gauloise. Sidoine n'était pas un philologue, mais un puriste.

A vrai dire, après le texte de Lampride qui se rapporte à l'an 235, on ne trouve aucun texte qui marque la persistance de cette langue, même chez le peuple. Tout ce qu'on peut dire sur ce sujet est donc pure conjecture.

Bien des faits, au contraire, manifestent l'emploi du latin, même chez le peuple. Quand le christianisme a pénétré en Gaule, il y a été apporté par des hommes qui ne savaient que le latin et le grec. Saint Pothin, saint Irénée, saint Denis, saint Éleuthère, ont prêché et fait des conversions, surtout chez le peuple. Saint Martin n'était pas un Gaulois ; né en Pannonie, il avait été élevé en Italie ; on n'a pas d'indice qu'il connût la langue gauloise ; il fut pourtant élu évêque par tout le peuple de la cité de Tours, et dans ses prédications il sut s'adresser à tous.

La conservation de quelques termes gaulois dans notre langue ne prouve nullement la permanence d'une langue gauloise. On devrait remarquer en effet que ces termes, comme aripennis, leuga, commencèrent par être latinisés. Ils entrèrent dans le latin du pays, parce qu'ils exprimaient des choses qu'aucun terme du latin classique ne pouvait rendre. Le latin de ce temps-là prenait des mots partout : il en prit au grec, au gaulois, au germain ; mais tous ces mots devinrent latins, et c'est par le latin qu'ils sont venus jusqu'à nous. Ce n'est pas seulement le latin littéraire, savant, juridique ou officiel, qui s'est implanté en Gaule. Prenez les termes les plus usuels, ceux dont le peuple a dû se servir tous les jours, les termes de la parenté, les mots affectueux, les verbes auxiliaires et qui reviennent sans cesse, comme être, avoir, faire, ou encore les noms des animaux, ceux des instruments aratoires, ou des outils des ouvriers, presque tous viennent de la langue latine'. Or on ne croira pas que ce soit après l'invasion des barbares que ces mots se soient implantés dans le langage populaire. Ils y étaient avant l'entrée des Germains. Si la langue celtique avait été encore parlée au Ve siècle, on ne voit pas pourquoi elle n'aurait pas continué à vivre ; la domination romaine se retirant, et la hante classe perdant son empire, c'était le cas de reprendre la vieille langue. Les Germains n'avaient aucune raison pour préférer le latin au celtique. Si le celtique, à ce moment, ne reprit pas faveur et vigueur, c'est qu'il n'existait plus[92].

La volonté de Rome eut-elle quelque part dans cette disparition de la langue gauloise ? Jamais Rome ne se donna la peine de faire la guerre aux langues des vaincus. Elle ne combattit ni l'ibérique, ni le punique, ni le phrygien, et pourtant ces langues disparurent. Aucune loi n'interdit à personne l'usage de l'idiome de ses pères. Une seule fois, on voit l'empereur Claude retirer la cité romaine à un homme qui ne savait pas le latin ; mais on n'a pas le droit de tirer de ce fait unique une conclusion générale : tout au plus en conclurons-nous que, dès qu'un homme devenait citoyen romain, un certain décorum l'obligeait à parler la langue du peuple en qui il entrait. Rome n'eut jam.ais la pensée d'établir un système d'écoles de villages pour désapprendre aux Gaulois leur langue. Seulement, les fonctionnaires qu'elle envoyait ne parlaient que le latin, et c'était en latin qu'ils s'adressaient aux cités ou qu'ils jugeaient les procès. Les suppliques au sénat, aux ministres du prince, au prince même, devaient être écrites en latin. Tout Gaulois un peu ambitieux, bornât-il même son ambition aux charges municipales, devait savoir le latin.

Les Gaulois, d'ailleurs, ne voyaient pas de raisons très fortes pour tenir à leur vieille langue. Elle manquait des termes que les arts et la civilisation rendaient nécessaires. Elle ne savait exprimer aucune des idées nouvelles et ne se prêtait pas aux goûts des générations présentes. Elle ne pouvait servir ni pour la littérature, ni pour le barreau, ni pour la conversation élégante. Le latin devint forcément la langue de la haute classe et de tout ce qui approchait d'elle, de tout ce qui était cultivé ou voulait le paraître[93]. La volonté de Rome ne fut pour rien dans ce changement ; les Gaulois prirent sa langue, parce qu'ils trouvèrent intérêt, profit, plaisir, à l'adopter. Le changement de langue ne fut pas la conséquence directe de la conquête ; il fut la conséquence du nouvel état social et de tout l'état d'esprit qui suivirent la conquête. Ajoutons que le latin était la langue de la nouvelle religion, du polythéisme romain d'abord, du christianisme ensuite. Ce n'était qu'en latin qu'on pouvait faire des dédicaces aux dieux et aux mânes. Ce fut en latin qu'on pria.

Des hautes classes, le latin passa aux classes inférieures et se propagea même dans les campagnes. C'est qu'il n'y avait pas alors entre la ville et la campagne la distinction qu'on suppose trop volontiers aujourd'hui. Ville et campagne, nous le verrons, ne formaient qu'une cité. L'aristocratie, propriétaire de maisons à la ville, était propriétaire aussi des grands domaines ruraux. Elle partageait son temps entre la ville et la campagne et avait dans l'une et dans l'autre son personnel de serviteurs, tous intéressés à parler quelque peu la langue du maître.

Les hommes du XIXe siècle ont construit une théorie sur la longue persistance des langues, signe de la persistance des races. Il n'est pas de notre sujet d'adhérer à cette théorie ou de la combattre. Nous avertissons seulement qu'elle n'a jamais été pleinement démontrée. L'histoire témoigne par plus d'un exemple de l'extrême facilité avec laquelle un peuple entier change de langue. Il est vrai qu'on n'obtient guère cela par la violence, mais on l'obtient tout naturellement par l'intérêt. Quand deux peuples sont en présence, ce n'est pas toujours le moins nombreux qui cède sa langue, c'est plutôt celui qui a le plus besoin de l'autre. C'est pour cela que la Gaule apprit la langue des Romains ; elle l'apprit si bien, qu'elle en fît sa langue habituelle, sa langue unique, sa langue nationale, et elle désapprit celle qu'elle avait parlée dans les siècles précédents.

 

6° CHANGEMENT D'HABITUDES ET D'ESPRIT.

 

Les Gaulois renoncèrent avec une extrême facilité à leurs habitudes belliqueuses d'autrefois. Trente années s'étaient à peine écoulées depuis la conquête, et déjà Strabon remarquait qu'ils ne pensaient plus à la guerre, que tous leurs sains se portaient vers l'agriculture et les travaux paisibles[94]. Cette transformation si rapide donne à penser que le goût de la guerre n'était pas plus inné chez la race gauloise que chez toute autre race.

Elle avait été belliqueuse aussi longtemps que l'absence d'institutions fixes l'avait condamnée à la guerre perpétuelle. Elle aima la paix dès qu'elle eut un gouvernement stable. Le goût de la paix et celui de la guerre sont également au fond de la nature humaine ; l'un ou l'autre prend le dessus suivant le tour que le régime politique où l'on vit imprime à l'âme.

La Gaule adopta les usages, le mode d'existence et jusqu'aux goûts des Romains[95]. Ses villes prirent la physionomie des villes de l'Italie et de la Grèce. Elles eurent des temples, des basiliques, des forums, des théâtres, des cirques, des thermes, des aqueducs. Tous ces monuments furent élevés, non par des hommes de race romaine, mais par les Gaulois eux-mêmes, à leurs frais, d'après les décrets de leurs cités, par un effet de leur propre volonté. Le pays, qui avait déjà des routes avant la conquête, se couvrit d'un nouveau réseau de routes dallées, dites romaines, mais qui furent ordonnées et construites par les Gaulois. Les maisons changèrent d'aspect ; au lieu de ces vastes et grossières constructions cachées au milieu des bois, où se plaisaient les riches Gaulois de l’indépendance[96], ils eurent des villas aux brillants portiques, avec des peintures, des bibliothèques, des salles de bains, des jardins[97]. Ils eurent aussi dans les villes de somptueuses maisons et de riches mobiliers. Les usages de la vie privée changèrent autant que ceux de la vie publique.

L'éducation de la jeunesse fut transformée. A la place des anciens séminaires druidiques d'où l'écriture même était proscrite, il y eut des écoles, où l'on enseigna la poésie, la rhétorique, les mathématiques, tout cet, ensemble harmonieux d'études que les anciens appelaient humanitas. Or ce ne furent pas les Romains qui fondèrent ces écoles, et on ne voit pas qu'aucun décret du gouvernement central ait obligé les villes à les fonder. Elles furent élevées par les Gaulois eux-mêmes, très librement. Les cités et les riches familles en firent tous les frais[98].

Les esprits alors entrèrent dans une nouvelle voie. On voulut lire, et comme il n'y avait pas de livres en langue gauloise, on lut des livres latins et grecs. On voulut entendre des comédies, et l'on se fit représenter celles de Piaule. On voulut écrire, et l'on imita la littérature latine. On plaida, et ce fut en latin, après s'être nourri des discours de Cicéron et des leçons de Quintilien. On conçut la notion de l'art ; on visa au beau, tout au moins à l'élégant. On se plut à construire ; et comme il n'y avait pas de modèles gaulois — les druides n'avaient ni temples ni statues —, on prit naturellement les modèles et les types de la Grèce et de Rome. La Gaule enfanta des écrivains, des avocats, des poètes, des architectes et des sculpteurs. Il n'y eut pourtant ni une littérature ni un art gaulois ; cette littérature et cet art fuient romains.

Les populations de la Gaule devinrent ainsi Romaines, non par le sang, mais par les institutions, par les coutumes, par la langue, par les arts, par les croyances, par toutes les habitudes de l'esprit. Cette conversion ne fut l'effet ni des exigences du vainqueur ni de la servilité du vaincu. Les Gaulois eurent assez d'intelligence pour comprendre que la civilisation valait mieux que la barbarie. Ce fut moins Rome que la civilisation elle-même qui les gagna à elle. Etre Romain, à leurs yeux, ce n'était pas obéir à un maître étranger, c'était partager les mœurs, les arts, les études, les travaux, les plaisirs de ce qu'on connaissait de plus cultivé et de plus noble dans l'humanité.

Il ne faut pas dire : Les Romains civilisèrent la Gaule, la mirent en culture, défrichèrent les forêts, assainirent les marais, construisirent des routes, élevèrent des temples et des écoles. — Mais il faut dire : Sous la domination romaine, par la paix et la sécurité établies, les Gaulois devinrent cultivateurs, firent des routes, travaillèrent, et, avec le travail, connurent la richesse et le luxe. Sous la direction de l'esprit romain et par l'imitation louable du mieux, ils élevèrent des temples et des écoles.

Au temps de l'indépendance, ils avaient eu des institutions sociales et une religion qui les condamnaient, à la fois, à l'extrême mobilité des gouvernements et à l'extrême immobilité de l'intelligence. D'une part, la vie politique, agitée par les partis et les ambitions, ne connaissait pas le repos et le calme sans lesquels il n'y a ni travail ni prospérité. D'autre part, la vie intellectuelle, régentée par un clergé à idées étroites et à doctrines mystérieuses, ne connaissait ni la liberté ni le progrès. On peut se demander ce que serait devenue la population gauloise si elle était restée livrée à elle-même. Ce qu'elle devint dans l'Irlande et le pays de Galles ne fait pas présumer qu'elle aurait eu un grand avenir. On a supposé qu'elle aurait pu créer une civilisation originale : pure hypothèse. Il ne faut pas oublier que les Gaulois appartenaient à la même grande race dont les Grecs et les Romains étaient deux autres branches. Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes aptitudes que ces peuples. La civilisation romaine n'était pas pour eux une civilisation étrangère : elle était celle de leur race ; elle était la seule qui leur convînt et vers laquelle ils dussent tendre les forces de leur esprit. Ils y marchaient inconsciemment depuis des siècles. Le but qu'ils n'auraient atteint qu'après de longs efforts et un immense travail, fut instantanément mis à leur portée par la conquête romaine. Ils le saisirent avidement, et comme d'heureux enfants qui héritent du labeur d'autrui, ils mirent la main sur ce beau fruit que vingt générations de Grecs et d'Italiens avaient travaillé à produire.

Nous avons vu, d'ailleurs, que la possibilité même de l'indépendance n'existait pas, et que la vraie alternative avait été entre la conquête romaine et la conquête germanique. Il faut donc se demander, non pas ce que serait devenue la Gaule libre, mais ce qu'elle serait devenue si elle eût obéi aux Germains au lieu d'obéir aux Romains, c'est-à-dire si. César n'étant pas venu, Arioviste en fût resté le maître et les Germains après lui. Il faut alors se représenter par la pensée l'absence complète de tous ces arts de ces monuments, de ces villes, de ces routes, de tout ce travail, de toute cette prospérité, de tout ce développement d'esprit, dont les traces sont encore visibles sur notre sol et plus visibles encore dans l'âme des habitants. L'invasion germanique ne se produisit que cinq siècles plus tard, c'est-à-dire à une époque où la civilisation avait jeté de si profondes racines que les barbares ne purent pas l'extirper, ei, furent au contraire enlacés par elle. Si elle se fût accomplie au temps d'Arioviste, il en eût été tout autrement. La Gaule n'aurait peut-être jamais possédé la civilisation et n'aurait pas pu la transmettre aux Germains.

 

 

 



[1] Il est impossible, à notre avis, de déterminer d'une manière absolument sûre le nombre des colonies romaines en Gaule. Nous n'avons nommé que celles qui sont certaines. Quelques autres villes, Aix, Toulouse, Carcassonne, Nîmes, Avignon, Vaison, Apt, sont parfois qualifiées colonies ; mais il ne semble pas qu'elles fussent des coloniæ deductæ, c'est-à-dire véritablement composées de colons venus du dehors. Il y a des raisons de penser que pour ces villes le terme colonia était un simple titre, et qu'il existait des colonies fictives comme il existait des Latins fictifs, un sol italique fictif. [Cf. Hirschfeld, préface du Corpus Inscriptionum latinarum, t. XII, p. XII, et les chapitres relatifs à chaque ville.]

[2] Par exemple, Narbonne est déjà mentionnée comme ville importante par Hécatée de Milet (Fragments, édit. Didot, t. I, p. 2) ; elle est surtout signalée par Polybe, avant toute conquête romaine, et Polybe déclare qu'elle est l'une des trois villes les plus importantes de la Gaule (liv. XXXIV, c. 6 et 10, édit. Didot, t. II, p. 111 et 116). Une colonie romaine y fut envoyée en 118 avant notre ère, conduite par Licinius Crassus (Cicéron, Brutus, 45) ; une nouvelle colonie y fut conduite vers l'an 46 par l'ordre et sous le nom de César (Suétone, Tibère, 4) ; la ville prit alors les noms qu'on lui voit dans les inscriptions, Colonia Julia Paterna Narbo Martius Decumanorum. — Arles, Arelate, antérieurement Theline, était une ancienne ville de commerce où une colonie romaine fut conduite au temps de César (Suétone, Tibère, 4 ; Pline, Hist. nat., III, 5, 36 ; Strabon, IV, 1, 7). Elle prit les noms de Colonia Julia Paterna Arelate Sextanorum. — Vienne était depuis longtemps le chef-lieu des Allobroges (Strabon, IV, 1, 11, édit. Didot, p. 154) ; elle reçut des colons romaines vers l'an 46 ; encore ces colons n'y restèrent-ils pas ; ils furent chassés, au moins en partie, par les indigènes ; et pourtant la cité conserva le titre et les droits de colonie romaine. — Lyon fut une ville toute nouvelle. Le terme Lugudunum est ancien, mais ce terme ne prouve pas à lui seul, et à définit de tout autre renseignement, qu'il ait existé là une ville. Le Lyon des Romains ne fut au surplus qu'une petite ville, tout entière sur la rive droite de la Saône, à Fourvières, et resserrée d'ailleurs par le territoire tout voisin des Ségusiaves. Son nom était Colonia Copia Claudia Augusta Lugudunum. — La ville de Cologne, Colonia Claudia Augusta Agrippinensis, ne fut pas autre chose que l'ancien oppidum Ubiorum (Tacite, Annales, 1, 36 ; Histoires, I, 56 ; IV, 20, 25, 28) ; cette ville germaine devint colonie romaine au temps de Claude, moins par l'intrusion d'une population nouvelle que par la transformation de ses Ubiens en Romains. C'est ce que dit Tacite, Histoires, IV, 28 : Ubii, gens germanicæ originis, ejarata patria, Romanorum nomen Agrippinenses vocati sunt.

[3] C'est ainsi que nous voyons les colons de Vienne être chassés par les indigènes, et cela pour une querelle toute locale où Rome ne jugea pas à propos d'intervenir. — Desjardins, II, p. 291, pense que la colonie ne comprenait en général que 300 familles ; c'est une conjecture assez vraisemblable.

[4] Les noms officiels que portaient ces colonies montrent que Narbonne était composée de decumani, Béziers de septimani, Fréjus d'octavani, c'est-à-dire de vétérans de la 10e, de la 7e de la 8e légion. De même Orange fut colonisée par des hommes de la 2e légion, Arles par des hommes de la 6e. — M. Mommsen a pensé que ces adjectifs decumanorum, septimanorum, étaient des titres purement honorifiques en l'honneur de telle ou telle légion. Il objecte que ces légions ne purent pas être envoyées en colonies l'an 46, puisqu'on les voit figurer dans les combats de l'année suivante. Aussi ne disons-nous pas que toute la dixième légion fut envoyée à Narbonne, toute la septième à Béziers. Nous ne pensons pas qu'il y ait eu plus de quelques centaines de vétérans de chaque légion.

[5] Tacite, Annales, III, 40, 42 ; Histoires, IV, 35, 55, 68, 69.

[6] Allmer, Antiquités de Vienne, n° 90, 95, 97, 105, 117. [Voyez la liste complète des noms conservés d ans les inscriptions des provinces du Sud dans les tables du Corpus, t. XII.]

[7] Allmer, n° 490, 492, 499, 508.

[8] Allmer, n° 1965, t. IV, p. 466 [Corpus, XII, n° 1531].

[9] Lebègue, Épigraphie de Narbonne, n° 394, 412, 653, 634, 644. 658, 766, etc.

[10] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 9, 10, 12, 15, 17, 20, 75, 90, 101, 133, 155, 139, etc.

[11] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 154.

[12] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 56.

[13] Spon-Renier, p. 157.

[14] Aug. Bertrand, le Temple d’Auguste, p. 74.

[15] Mommsen, Annales de l'institut archéologique, 1855, p. 60.

[16] Spon-Renier, p. 567 : Aug. Bertrand, le Temple d’Auguste, p. 60.

[17] Allmer, n° 554 [Corpus, XII, n° 1922] ; Wilmans, n° 2218 ; Bulletin de la Société des antiquaires, 1881, p. 119

[18] Jullian, Inscriptions de Bordeaux ; n° 60 ; Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 43.

[19] Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 1, 24, 27, 42, 46, 92, 125, 158, 187, etc.

[20] Jullian, n° 64.

[21] Jullian, n° 61.

[22] Brambach, Inscriptiones Rheni, n° 770, 785, 793, 825, etc.

[23] Brambach, Inscriptiones Rheni, n° 349, 550, 352, 415, 448, 450, 594, 595, 596, 598, 599, 600, 714.

[24] Inscription trouvée à Saintes, dans Aug. Bernard, le Temple d’Auguste, p. 75.

[25] Brambach, n° 891, 1250.

[26] Inscriptiones helveticæ, n° 159.

[27] Bulletin géographique de la Gaule, p. 157.

[28] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 19, 201, 215, 228, 244, 249.

[29] Allmer, n° 512 et 570 [Corpus, XII, n° 2514 et 2556].

[30] Allmer, t. III, p. 128 : Desjardins, Géographie de la Gaule, t. II, p. 476.

[31] Il est bon cependant d'avouer que le nombre de ces noms gaulois s'accroît chaque jour.

[32] Au IVe siècle, tous les Gaulois que nomme Ausone portent des noms latins.

[33] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 163.

[34] Revue archéologique, t. XI, p. 420.

[35] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 2.

[36] Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 58, 62, 118, 128, 162 ; Brambach, n° 1336.

[37] Nous voyons dans une inscription un personnage natione Garmanus qui s'appelle Julius Regulus (Jullian, n° 65). — Des Bataves, qui étaient Germains, s'appelaient Julius Civilis, Claudius Victor, Julius Florus. — Le frère d'Arminius, qui avait servi sous Tibère et était reste fidèle à Rome, s'appelait Flavus (Tacite, Annales, II, 9) et son fils s'appelait Italicus (II, 16). Le même nom d'Italicus fut porté ensuite par un roi suève très ami des Romains (Tacite, Histoires, III, 5).

[38] Suétone, Claude, 25 : Peregrinæ conditionis homines vetuit usurpare romana nomina, duntaxat gentilitia. — Ainsi les Gaulois n'auraient pu s'appeler ni Julius, ni Servilius, ni Licinius, ni Valérius. On a une lettre de l'empereur Claude qui, confirmant à une petite population le droit de cité romaine, ajoute : Nominaque ea quæ habuerunt antea tanquam cives romani, ila hahere his permittam. En permettant à ces hommes de rester citoyens romains, il leur conserve les noms qu'ils ont pris quand ils le sont devenus (Wilmanns, n° 2842, t. II, p. 253).

[39] Ainsi un Trogus fait citoyen romain par Cneius Pompée s'appelle désormais Cneius Pompeius Trogus. Un Éduen, nommé Vercumdaridub, fait citoyen par Caius Julius César, s’appelle Caius Julius Vercundaridubius (Tite Live, Épitomé, 159).

[40] Cette règle, qui n'était sans doute pas inscrite dans les lois, et qui était moins dans les lois que dans les mœurs, nous est signalée par Dion Cassius, qui y lait allusion. L'auteur dit (LX, 17) que plusieurs provinciaux, ayant obtenu le droit de cité de l'empereur Claude et n'ayant pas pris son nom, fuient mis en accusation pour ce fait. Il loue comme un trait de bonté du prince de ne les avoir pas condamnés.

[41] C. Valérius Flaccus fut proconsul de Narbonnaise en 83 avant notre ère : cela résulte d'une phrase de Cicéron, Pro Quinctio, 7 : Confugit ad C. Flaccum imperatorem qui tune erat in provincia, rapprochée du chapitre 6 qui donne la date : Scipione et Narbano consulibus, c'est-à-dire 671 de Rome ou 80 av. J.-C.

[42] César, De bello gallica, I, 47 : Commodissimum visum est Gaiam Valerium Procillum C. Valerii Caburi filium, sumina virtute et humanitate adulescentem, cujus pater a Gaio Valerio Flacco civitate donatus erat. — La suite du passage montre ; que ce C. Valérius Procillus savait la langue latine comme citoyen romain, mais qu'il n'avait pas désappris la langue gauloise. Elle montre encore que cet homme servit fidèlement César ; c'était son devoir, puisqu'il était citoyen romain.

[43] Aug. Bernard, le Temple d'Auguste, p. 75 ; Boissieu, Inscriptions de Lyon, p. 90 : C. Julius C. Juli Otuaneuni filius, C. Juli Gedemonis nepos, Eposterovidi pronepos, sacerdos Romæ et Augusti.

[44] Au moins jusqu'au temps de Caracalla. L'usage d'inscrire dans les tribus cessa vers cette époque. Les inscriptions nous apprennent qu'Arles était de la tribu Teretina, Nîmes de la tribu Voltinia, Bordeaux de la tribu Quirina, etc., etc.

[45] Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 95 [Corpus, XII, n° 2022] ; Aug. Bernard, le Temple d'Auguste, p. 74 ; Allmer, n° 490.

[46] Nous donnons ici la règle générale ; il y a quelques exceptions, mais elles sont rares. Quelquefois le manumissor est autre que le maître. Parfois encore le maître, par déférence pour un ami, donne à l'affranchi le nom de cet ami.

[47] Allmer, Antiquités de Vienne, n° 199, 201, 205, 206. 258 ; Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 92, li !8. Les noms tirés du grec indiquent toujours d'anciens esclaves ; un ingénu romain porterait toujours un cognomen romain.

[48] Ces noms nouveaux sont [entre autres] : Augusta Snessionum, Soissons ; Augusta Veromanduorum, Saint-Quentin ; Augusta Treverorum, Trêves ; Augustodunum Æduorum, Autun ; Cæsaromagus Bellovacorum, Beauvais ; Cæsarodunum Turonorum, Tours ; Juliomagus Andecavonim, Angers ; Juliobona Caletarum, Lillebonne ; Augustobona Tricassium, Troyes ; Augustonemetum, Clermont ; Augustodunum, Bayeux, etc. — Ajouter Augusta Nemesus, Augusta Auscorum, Augusta Bauracorum. Plus tard Cularo, étant érigée en cité, s'appellera Gratianopolis à partir de Gratien, mais garde encore son nom de Cularo dans la Notitia dignitatum.

[49] De même en Espagne, des villes prirent les surnoms, cognomina, de Julia Fidentia, Julia Constantia, Juli Genius, Asido Cœsariana, Astigitana Augusta, Augusta Gemella, Fama Julia, Concordia Julia, Cæsaraugusta, etc. Pline, Histoire naturelle, III, 3, 10-15.

[50] Même les simples vici ont gardé leurs noms : Haud longe a vico cui vetusta paganitas... Gallica lingua Isaruodori, id est ferrei ostii, indidit nomen (Vita S. Eugendii, dans Mabillon, Acta Sanctorum, I, 570).

[51] Ces idées ont été exprimées par M. d'Arbois de Jubainville, dans son article, Les druides en Gaule sous l'Empire romain (Revue archéologique, 1879).

[52] César parle de la religion gauloise dans les chapitres 16 et 17 ; il parle des druides aux chapitres 15 et 14, livre VI.

[53] César, VI, 15 : Sacrificia publica aut privata. — Publica, actes religieux des États ; privata, actes religieux des particuliers ou des familles.

[54] Il y a dans César un trait qui me paraît un indice que cette religion est propre à chaque Gaulois. L'auteur dit, VI, 16, que quand un Gaulois est malade ou qu'il est près de s'exposer dans un combat, il immole ou promet d'immoler une victime humaine. Voilà un acte religieux privatum. Il est vrai qu'un druide y intervient, comme nous le dirons tout à l'heure ; mais ce n'est pas là un fait du religion publique, et l'on peut douter que cela dérive d'une origine druidique. Plus loin, lorsque César énumère les principales divinités des Gaulois, c. 16 et 17, il remarque que leur Pluton, Dis Pater, leur a été enseigné par les druides ; mais il note cela comme une particularité et ne dit rien de pareil de leurs autres dieux.

[55] La doctrine se serait formée dans l'île de Bretagne, à une époque que César ne dit pas. VI, 15 : Disciplina in Britannia reperta atque inde in Gallium translata esse existimatur.

[56] César, VI, 15 : Druides... sacrificia publica ac privata procurant. — VI, 16 : Galli... administris ad ea sacrificia druidibus utuntur. — Noter bien que ces expressions ne signifient pas que ces sacrifices fussent dirigés et voulus par les druides ; les druides surveillent, procurant ; ils y interviennent, administri. Cela ne ressemble pas à un culte qui serait réglé par un clergé et qui serait son œuvre. Rien d'analogue à la religion chrétienne ou à la religion musulmane. César dit que les druides interviennent dans tous les actes religieux des cités ou des particuliers ; il ne dit pas que le druidisme soit la religion des Gaulois.

[57] César, VI, 14 : Quod neque in vulgum disciplinam efferri velint.

[58] Pline, Histoire naturelle, XXX, 4, 15.

[59] Voyez notre mémoire Comment le druidisme a disparu.

[60] Pline, Histoire naturelle, XXX, 4, 13 : Tiberii Cæsaris principatus sustulit eorum druidas et hoc genus vatum medicorumque per senatus-consultum, — Suétone, Claude, 25 : Druidarum religionem diræ immanitatis, et tantum civibus sub Augusto interdictam, Claudius penitus abolevit. — On a fort mal compris ces deux phrases ; on a cru qu'elles signifiaient que Tibère supprima les druides et que Claude détruisit absolument leur religion, il faut faire attention que religio ne signifie pas religion dans le sens moderne du mot. Religio signifie une pratique ; quand Suétone dit religionem diræ immanitatis, il ne veut parler que des sacrifices humains. De même Pline ne veut parler que de leur magie et de leur fausse médecine.

[61] César, VI, 13 et 14.

[62] Sur ce point encore, on n'a allégué qu'un seul texte, et on ne l'a pas compris. On s'est servi d'une anecdote racontée par Pline, XXIX, 3, 51 : Un homme qui avait un procès, dit-il, fut trouvé portant sous.sa robe un talisman druidique auquel on attribuait la vertu de faire gagner les procès ; l'empereur Claude condamna cet homme à mort. — Observez cette anecdote sans idée préconçue : vous y remarquerez d'abord que le fait s'est passé à Rome et non pas en Gaule ; vous noterez ensuite que le coupable était un citoyen romain, même un chevalier. Dès lors la sévérité de l'empereur s'explique : il y a eu double délit, le premier consistant en ce qu'un citoyen romain usait d'une pratique interdite aux citoyens, le second consistant en ce que cet homme voulait tromper le juge ; or le juge était l'empereur lui-même. Le fait n'a aucun rapport avec une persécution exercée contre les druides de Gaule.

[63] Une druidesse se présenta devant l'empereur Alexandre Sévère (Lampride, Alexander, 60), une autre devant l'empereur Aurélien (Vopiscus, Aurelianus, 44), une autre devant Dioclétien (Vopiscus, Carinus et Numerianus, 13).

[64] Si le druidisme avait tenté quelque révolte ou un effort quelconque, il semble bien que nous le saurions par Strabon, par Pline, par Tacite, par les écrivains de l'Histoire Auguste. Marie qui se révolta n'était pas un druide. On allègue qu'en apprenant l'incendie du Capitole au moment de l'entrée de Vespasien, les druides dirent que cela prédisait la chute de l'Empire romain. Mais entre une prédiction de cette sorte et une prise d'armes, il y a loin.

[65] César, VI, 17 : Deum maxime Mercurium colunt.... Post hunc Apollinem, Martem, Jovem et Minervam....

[66] César, VI, 17 : Mercurium inventorem artium ferunt, viarum ducem, hunc ad quæstus mercaturasque habere vim maximam arbitrantur.... De his (id est, Apolline, Marie, Jove, Minerva) eamdem fere quam reliquæ gentes habent opinionem : Apollinem morhos depellere, Minervam arlificiorum inilia tradere, Jovem imperium cælestium tenere, Martem bella regere. — Notons bien que César a vécu huit ans au milieu des Gaulois ; il avait beaucoup de Gaulois autour de sa personne. Sans doute il n'a pas observé cette religion avec le même esprit scientifique qu'aurait un homme d'aujourd'hui ; peut-être n'y portait-il pas non plus le même parti pris, les mêmes opinions subjectives qu'y portent quelques savants modernes. Il jugeait la religion des anciens en ancien. Il s'y connaissait d'ailleurs, car il était grand pontife. Si superficiel que soit son jugement, et peut-être même parce qu'il est superficiel, je lui attribue une grande autorité.

[67] Voici la liste complète, donnée par M. Alex. Bertrand, l'Autel de Saintes, dans la Revue archéologique, 1880 : les dieux Abellio, Abinius, Arixo, Bélénus, Borvo, Cernuanos, Èdélates, Erga, Ésus, Ésumus, Érumus, Grannus, Hixo, Lavaratus, Léhéren, Lussoius, Majurrus, Orévaius, Rudiobus, Segomo, Singuatus, Sucellus, Taranis, Teutatès, Vintius ; les déesses Acionna, Ærécura, Âthubodua, Bélisama, Bonnona, Bricia, Clutonda, Damona, Epona, Lahé, Rosmerta, Sirona, Soïon, Ura. En tout trente-neuf divinités. — J'aurais bien quelques doutes à exprimer au sujet de deux ou trois de ces noms. Ærécura, par exemple, dont l'autel a été trouvé en Afrique (Léon Renier, Inscriptions de l’Algérie, n. 2579), ne m'apparaît pas comme étant forcément une déesse gauloise. [Elle n'est certainement pas celtique. Corpus, VI, p. 23 ; VIII, n. 5524 et 6962.] Pour plusieurs autres de ces noms, gravés sur la pierre au IIe ou au IIIe siècle de notre ère, nous voudrions être bien sûr qu'ils représentent de vieilles divinités celtiques. Tout cela est plein de problèmes que les érudits à parti pris croient trop facilement avoir résolus. [Les derniers recueils épigraphiques, le Corpus de la Narbonnaise et la Revue épigraphique de M. Allmer, permettent d'augmenter singulièrement ce chiffre et de rectifier quelques-uns de ces noms. Voir aussi les statistiques chroniques de la Revue celtique et les travaux de Sacaze sur les dieux pyrénéens.]

[68] Divona, Celtarum lingua, fons addite Divis (Ausone, De claris urbibus, 14). Il faut ajouter Sirona, qui était adorée à la fois à Bordeaux, à Corseul, à Trêves [et ailleurs] (Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 69 ; Brambach, Inscriptiones Rheni, n° 814 et 815 ; Revue celtique, t. IV, p. 265) ; un dieu Bacurdus, une déesse Néhalennia (Brambach, n° 385 et 442). [Voir la fin de la note précédente.]

[69] Jovi Optimo Maximo (Allmer, n° 244, 531, 576 ; Brambach, n° 205, 647, 650). — Junoni Reginæ (Allmer, n° 248 ; Brambach, n° 4315) ; Junoni Regiæ, (Allmer, n° 158 ; Brambach, n° 504). — Marti (Allmer, n° 579, 454 ; Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 68 ; Brambach, n° 212). — Apollini (Allmer, n° 522, 585). — Asclepio (idem, n° 553). — Victoriæ Augusti (idem, n° 554). — Silvano (idem, n° 585 ; Brambach, n° 211). — Matri Deum, Magnæ Matri (Allmer, n° 731, 752 ; Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 9). — Plutoni et Proserpinæ (Allmer, n° 249 ; Brambach, n° 404). — Mercurio (Allmer, n° 253-256, 442, 446, 579 ; Inscriptiones helveticæ, n° 68 ; Brambach, n° 400, 450, 681). [Cf. Corpus, t. XII, p. 924 et suiv., etc.]

[70] Mercurio Arverno M. Julius Andax pro se et suis libens merito (Brambach, Inscriptiones Rheni, n° 256).

[71] Inscriptions de Saint-Germain : voir Alex. Bertrand, l'Autel de Saintes, p. 14. Il ajoute Apollo Coldétutitavus, Apollo Vérotutus [Virotuès ?], Mars Cocérus, Mars Rudianus [?], Mercurius Atusmérius, Mercurius Artaius, Mercurius Cissonius, Mercurius Dumias, en tout quatorze dieux à double nom.

[72] Sur le culte d'Isis en Gaule, voir quelques inscriptions dans Allmer, n° 782 ; Herzog, n° 90 ; Mommsen, Inscriptiones helveticæ, n° 241. [Hirschfeld, préface aux Inscriptions de Nîmes, p. 382.] Sur le culte do Mithra, inscriptions dans le Recueil de Jullian, n° 16 ; Allmer, n° 699, etc.

[73] Ajoutons que nous ne pouvons même pas affirmer que la Gaule tout entière ait eu un droit à elle. Le droit gaulois n'exista peut-être jamais. Peut-être y eut-il autant de droits que de peuples gaulois. Cette réserve doit être faite, même quand on lit les chapitres où César parle des Gaulois en général, comme s'ils s'étaient tous ressemblés. César avait commencé par dire : Legibus inter se differunt.

[74] César, VI, 13 : Si de hereditate controversia est, ii decernunt.

[75] César, VI, 13 : Si de finibus controversia est, ii decernunt.

[76] César, VI, 19 : Viri in uxores, sicuti in liberos, vitæ necisque habent potestatem.

[77] César, VI, 19 : Quantas petunias ab uxoribus dotis nomine acceperunt.

[78] César, VI, 19 : Viri, quantas pecunias ah uxorihus dotis nomine acceperunt, tantas ex suis bonis, æstimatione fada, cum dotibus communicant. Hujus omnis pecuniæ conjunctim ratio habetur, fructusque servantur. Uter eorum vita supcraverit, ad eum pars utriusque cum fructibus superiorum temporum pervenit. — Ce passage de César soulève bien des questions. D'abord, emploie-t-il pecunia au sens étroit, c'est-à-dire pour designer seulement des biens meubles, ou bien l'emploie-t-il au sens plus large que le mot avait dans la langue du droit successoral romain ? Puis, que faut-il entendre par fructus servantur, et cela suppose-t-il un mode de placement où les intérêts s'accumulent ? Ensuite s'agit-il ici d'une règle absolue de droit, ou d'une simple habitude, permise seulement aux plus riches, à ceux qui peuvent mettre leurs revenus en réserve ? Quelle était la règle à la mort de l'époux survivant ? les biens revenaient-ils à la famille du survivant ou étaient-ils partagés entre les deux familles ? Enfin, la plus grave question serait celle-ci : Comment un tel usage se conciliait-il avec l'état de la famille gauloise ? Toutes ces questions, on doit se les poser en présence de l'affirmation incomplète de César, on ne peut pas les résoudre. C'est un détail du droit, et on ne pourrait s'expliquer ce détail que si l'on connaissait l'ensemble.

[79] César, VI, 16 : Supplicia eorum qui in furto aut in latrocinio aut aliqua noxa sint comprehensi, gratiora diis esse arbilvantur. — Cf. Strabon, IV, 2.

[80] Quelques juristes modernes ont soutenu que les Romains autorisaient la conservation des coutumes nationales, et ils admettent volontiers que, sous le droit romain écrit, un droit gaulois non écrit a pu subsister à l'état de coutume. Cette opinion est venue d'une fausse interprétation des textes. On a allégué un passage des Institutes de Justinien, I, 2 ; § 9 et 10 ; un fragment au Digeste, 1, 3, 32 ; une constitution de Constantin au Code Justinien, VIII, 52, 2 ; une constitution d'Alexandre Sévère au Code Justinien, VIII, 52, 1, et une de l’empereur Julien au Code Théodosien, V, 12. Si l'on avait observé ces textes avec un peu d'attention, on aurait vu que dans aucun d'eux le mot consuetudo n'a le sens spécial que l'on a attribué depuis huit siècles au mot coutume. Tous ces textes signifient seulement que lorsqu'il y a quelque part une habitude prise, en quoi que ce soit, il faut s'y conformer, à moins qu'elle ne soit contraire à la loi : Venientium est temporum disciplina instare veteribus institalis, etc. (Code Théodosien, V, 12). Dans aucun de ces textes, la pensée du législateur, visiblement, ne se porte sur une coutume nationale qui s'opposerait au Droit romain. On a dit que la coutume avait pu faire la loi et même abroger la loi jusqu'au temps de Constantin, qui décida qu'à l'avenir la coutume n'abrogerait plus la loi (Glasson, p. 197). Il y a encore ici une grande exagération et une interprétation inexacte d'un texte. Dans cette constitution de Constantin, le législateur d'abord ne songe nullement à une coutume nationale ; puis, s'il dit qu'une longue habitude ne peut pas prévaloir contre la loi, il ne dit nullement qu'avant lui la coutume prévalait contre la loi. Il y a ici des nuances qu'il fallait observer pour être exact. La théorie qu'on a faite, à savoir que le droit gaulois avait pu durer longtemps, à l'état de coutume, est une pure hypothèse.

[81] On a, à la vérité, quelques monnaies qui fournissent des noms propres ; on n'en peut rien tirer pour l'usage général de la langue. On a aussi quelques pierres portant un mot gaulois, qui paraît être le nom propre de l'ouvrier qui a exécuté l'ouvrage ; ce nom est suivi d'un mol qui paraît être un verbe gaulois analogue à fecit (voir Compte-rendu, Académie des inscriptions, 10 juin 1887.) Ces inscriptions sont fort peu nombreuses et ne portent pas de date. On ne peut pas en tirer de conclusions bien précises pour la persistance de la vieille langue. — Les inscriptions celtiques de la Narbonnaise ont été réunies en dernier lieu dans le Corpus inscriptionum latinarum, t. XII.

[82] Ulpien, au Digeste, XXXII, I, 11 : Fideicommissa quocunqne serrnone relinqui possunt, non solum latina el græca, sed etiam punico vel gallicana vel alterius gentis. — Peut-être faut-il citer encore un texte de Lucien, Pseudomantis, c. 51, où se trouve le mot κελτιστί, mais on doit faire attention que les Grecs appelaient Κελτοί les Germains ; voir Dion Cassius, passim, et Lucien lui-même. De la manière d'écrire l'histoire, c. 5. Il n'est donc nullement sûr que κελτιστί désigne la langue des Gaulois ; au surplus, Lucien est antérieur à Ulpien.

[83] Lampride, Alexander, c. 60 : Mulier dryas exeunti exclamavit gallico sermone : — Vadas, nec victoriam speres nec militi tua credas.

[84] Sulpice Sévère, Dialogi, I, 26.

[85] Lampride, Alexander, c. 60 : Ego, plane, inquit Gallus ; sed dum cogito nec hominem gallum inter Aquitanos verba facturum, vereor ne offendat vestres nimium urbanos aures sermo rusticior.

[86] Lampride, Alexander, c. 60 : Tu vero, inquit Postumus, vel cellice vel si mavis gallice loquere, dummodo Jam Martinum loquarit.

[87] Sulpice Sévère, IIe dialogue, c. 1 : Quas nos rustici Galli tripetias, vos tripodas nuncupatis. — Nous trouvons dans Grégoire de Tours un exemple frappant de l'idée que les hommes attachaient à l'expression gallica lingua. Il dit qu'à Autun la terre où reposent les morts est appelée cœmeterium en langage gaulois. Cœmeterium apud Augustodunum gallica lingua vocitavit. Or cœmeterium est un mot grec que les classes populaires avaient adopté depuis qu'elles étaient chrétiennes. Grégoire de Tours ne veut certes pas dire que ce mot appartienne au vieux celtique. Il veut dire que ce n'est pas un mot de pure latinité et qu'il appartient à la langue vulgaire (Grégoire de Tours, De gloria confessorum, c. 73). Ailleurs (Historia Francorum, VIII, 1), il montre toute la population de Tours allant au-devant du roi Gontran et chantant ses louanges dans toutes les langues qui étaient parlées dans le pays ; il cite le latin, le syriaque des commerçants et l'hébreu ; il ne cite pas le gaulois.

[88] Saint Jérôme, Commentaires à l’Épître aux Galates, c. 5 : Galatus, excepto sermone græco, quo omnis Oriens loquitur, propriam linguam eamdem pæne habere quam Treviros.

[89] G. Perrot, De Galatia, p. 87-90, 168-170 ; et Lettre du directeur de la Revue celtique, dans la Revue celtique, t. I, p. 179.

[90] Tacite, Germanie, 28 ; César, II, 4 ; VIII, 23.

[91] Voici la phrase entière, où la pensée est bien visible, Ad Ecdicium, III, 3 (édit. Baret, III, 13) : Mitto istic ob gratiam pueritiæ tuæ undique gentium studia litterarum confluxisse, tuæque personæ quondam debitum quod sermonis celtici squammam depositura nobilitas, nunc oratorio stylo, nunc etiam comenalibus modis imbuebatur. — Pour bien comprendre cela, il faut se rappeler que la préoccupation presque unique des hommes de celte époque est celle du beau langage. Nous trouvons plusieurs fois exprimée cette crainte des Gaulois de ne pas parler le latin avec assez d'élégance. Ainsi Pacatus, écrivant le panégyrique de Théodose, s'excuse de parler avec trop de grossièreté : Rudem hunc et incultum transalpini sermonis horrorem. Sidoine lui-même parle de sa simplicité de paysan, rustica simplicitas (Lettres, VIII, 10). De même saint Irénée, Adversus hereses, præfatio. Tenons pour certain que, lorsque ces écrivains si apprêtés s'excusent de parler un langage rustique ou celtique, ils ne pensent nullement au patois des campagnes et moins encore à la vieille langue celtique. Songeons bien qu'un mot n'a de sens que par la pensée que l'auteur y applique. Or, dans les exemples que nous présentons ici, la vraie pensée est manifeste.

[92] A peine est-il besoin de dire que l'idiome celtique, qui est encore parlé dans notre presqu'île de Bretagne, y a été importé par les Bretons de l'île. On n'a aucun indice que ce petit pays, placé très loin de la capitale, mais percé de voies romaines, couvert de villes romaines et de villæ romaines, dont les vestiges se retrouvent souvent, ait été réfractaire au latin et ait conservé sa vieille langue.

[93] C'est pour cette raison que la langue grecque subsista. Les causes de disparition qui existaient pour les langues barbares n'existaient pas pour le grec.

[94] Strabon, IV, 1 : 'Aντ το πολεμεν τετραμμνων δη πρς πολιτεας κα γεωργας..... πρτερον μν στρτευον, νν δ γεωργοσι.

[95] Strabon, IV, 1 : Ού βαρβροι τι ντας, λλ μετακειμνους τ πλον ες τν τν ωμαων τπον κα τ γλττ κα τος βοις, τινς δ κα τ πολιτείᾳ.

[96] César, VI, 30.

[97] Nous reviendrons plus tard sur ce sujet, dans la première partie du volume sur l'Invasion germanique

[98] Strabon, IV, 1 : Σοφιστς ποδχονται τος μν δίᾳ, τος δ πλεις κοιν μισθομεναι. On sait que σοφισταί désigne ici ceux qu'on appelait en latin rhetores, c'est-à-dire des professeurs de rhétorique. — Tacite parle incidemment des écoles d'Autun, où l'on voyait Galliarum sobolem liberalibus studiis operatam {Annales, III, 43), et cela dès le temps de Tibère. Pour les temps postérieurs, voir Ausone pour les écoles de Bordeaux et d'autres villes, Sidoine pour les écoles d'Auvergne où l'on enseigne stylum oratorium et camenales modos. Saint Jérôme aussi parle des études en Gaule, Lettres, 95 : Studia Galliarum florentissima sunt.