LA GAULE ROMAINE

LIVRE PREMIER. — LA CONQUÊTE ROMAINE

 

CHAPITRE IV.

 

 

DE LA CLIENTÈLE CHEZ LES GAULOIS.

 

Un des traits qui caractérisent la société gauloise avant la conquête romaine est qu'à côté des institutions régulières et légales il existait tout un autre ordre d'institutions qui étaient entièrement différentes des premières et qui leur étaient même hostiles.

César donne à entendre très clairement que la constitution ordinaire aux Etats gaulois était contraire aux intérêts des classes inférieures. Il fait surtout remarquer que les faibles trouvaient peu de sécurité. L'homme qui n'était ni druide ni chevalier n'était rien dans la République et ne pouvait pas compter sur elle. Les lois le protégeaient mal, les pouvoirs publics ne le défendaient pas. S'il restait isolé, réduit à ses propres forces, il n'avait aucune garantie pour la liberté de sa personne et pour la jouissance de son bien.

Cette insuffisance des institutions publiques donna naissance à une coutume dont César fut très frappé et qu'il a pris soin de signaler. Les hommes pauvres et faibles recherchaient la protection d'un homme puissant et riche, afin de vivre en paix et de se mettre à l'abri de la violence[1]. Ils lui accordaient leur obéissance en échange de sa protection. Ils se donnaient à lui, et à partir de ce jour ils lui appartenaient sans réserve. Sans qu'ils fussent légalement esclaves, cet homme avait sur leur personne autant de droits que s'ils l'eussent été[2]. Il était pour eux un maître, ils étaient pour lui des serviteurs. La langue gauloise les désignait par le terme de ambact[3] ; César les appelle du nom de clients, qui, dans la langue latine, exprimait l'idée d'une sujétion très étroite[4].

Il décrit un genre d'association que toute la Gaule pratiquait. Le but qu'on y cherche, dit-il, est que l’homme de la plèbe trouve toujours un appui[5]. Mais il ne s'agit pas ici de cette sorte d'association par laquelle des hommes égaux entre eux se soutiendraient les uns les autres. Il s'agit de l'association du faible avec le fort. Le faible se résigne à obéir ; le fort commande autant qu'il protège. Le pouvoir du protecteur est presque sans limites : Il décide et prononce sur toutes choses[6]. Il ne semble pas que ce chef fût choisi par tous à la fois, le même jour, par une sorte d'élection collective. C'était chacun individuellement qui se donnait à ce chef. Il est clair que cette sujétion personnelle et volontaire se portait naturellement vers l'homme qui dans le pays jouissait de la plus haute considération, et à qui sa naissance, sa richesse, sa valeur guerrière assuraient l'un des premiers rangs. Comme les faibles se préoccupaient uniquement d'avoir un protecteur, ils s'adressaient à celui qu'ils jugeaient le plus capable de les protéger, c'est-à-dire à l'homme le plus riche ou le plus puissant du canton. En retour, ils se soumettaient à lui. Les protégés étaient des clients, c'est-à-dire des sujets. Une sorte de contrat était conclu entre eux et lui. Ils lui devaient autant d'obéissance qu'ils recevaient de protection. Ils cessaient de lui obéir dès qu'il ne savait plus les défendre[7].

A côté de la subordination volontaire du faible au fort, il y avait la subordination, volontaire aussi, du soldat à un chef. Tout personnage qui était noble et riche pouvait réunir autour de soi une troupe d'hommes de guerre[8]. Ces hommes n'étaient pas soldats de l'État ; ils l’étaient de leur chef. Ils ne combattaient pas pour la patrie, mais pour sa personne. Ils ne recevaient d'ordres que de lui. Ils le soutenaient dans toutes ses entreprises et contre tous ses ennemis. Ils vivaient avec lui, partageaient sa bonne et sa mauvaise fortune. Le lien qui les unissait à lui était formé par un serment religieux d'une étrange puissance : ils lui étaient voués[9]. Aussi ne leur était-il jamais permis de l'abandonner. Ils sacrifiaient leur vie pour sauver la sienne. S'il mourait, leur serment leur interdisait de lui survivre[10]. Ils devaient mourir sur son corps, ou, comme ses esclaves, se laisser brûler sur son bûcher[11].

La puissance d'un chef gaulois se mesurait au nombre d'hommes qu'il attachait ainsi à sa personne. Celui-là est le plus grand parmi eux, dit Polybe, qui compte le plus de serviteurs et de guerriers à sa suite[12]. Ils se font sans cesse la guerre entre eux, dit César, et chacun d'eux s'entoure d'une troupe d'ambacts et de clients dont le nombre s'accroît avec sa richesse ; ils ne connaissent pas d'autre moyen de puissance[13]. Les grands emploient leurs richesses à soudoyer des hommes ; ils entretiennent et nourrissent auprès d'eus des troupes nombreuses de cavaliers[14].

Plusieurs de ces personnages figurent dans le livre de César. C'est d'abord le riche et noble Helvète Orgétorix, qui un jour rassemble les 10.000 serviteurs qui composent sa maison, sans compter un nombre incalculable de clients[15]. C'est ensuite l'Eduen Dumnorix, fort riche aussi, et qui tient à sa solde une troupe de cavalerie[16]. C'est l'Aquitain Adiatun, qui ne compte pas moins de 600 dévoués autour de sa personne[17]. C'est Luctérius, qui tient une ville entière dans sa clientèle[18]. C'est encore Vercingétorix, qui dès son début peut avec ses seuls clients se faire une armée[19].

On conçoit aisément combien cette institution de la clientèle était contraire aux institutions régulières de l'État, et combien elle y portait de trouble. Des hommes si puissants étaient rarement des citoyens soumis. Ils pouvaient, comme Orgétorix, se soustraire à la justice publique et se mettre au-dessus des lois, ou bien, comme Vercingétorix, expulser un sénat par la violence et s'emparer du pouvoir[20]. Les lois et les magistrats élus avaient moins de force que ces puissants seigneurs que suivaient avec un dévouement illimité des milliers de serviteurs et de soldats. Chacun d'eux était une sorte de souverain au milieu de la République. Les Eduens avouèrent un jour à César que leur sénat et leurs magistrats étaient tenus dans l'impuissance par la volonté du seul Dumnorix[21]. S'il se rencontrait chez un même peuple deux chefs ayant une égale clientèle, c'était la guerre civile[22]. S'il ne s'en trouvait qu'un, il dépendait de lui de renverser la république et d'établir la monarchie[23].

 

 

 



[1] César, VI, 13 : Plerique, quum aut ære aliena aut magnitudine tribulorum aut injuria potentiorum premuntur, sese in servitutem dicant nobilibus.

[2] César, VI, 13 : In hos eadem omnia sunt jura quæ dominis in servos. — Encore ne faudrait-il pas prendre trop à la lettre la phrase de César. Nous pouvons bien penser que ces serviteurs volontaires ne pouvaient pas être vendus à des tiers par le maître auquel ils s'étaient librement donnés. C'est aussi une question de savoir s'ils ne gardaient pas la faculté de quitter ce maître, soit pour se donner à un autre, soit pour reprendre leur liberté.

[3] César, VI, 15 : Ambactos clientesque. — Le terme ambact paraît être celtique. Un ancien texte, d'authenticité d'ailleurs fort douteuse (Festus, édit. Müller, p. 4), donne à penser qu'Ennius l'aurait déjà connu, mais comme mot gaulois : Ambactus apud Enniurn lingua gallica servus appellatur. Les Allemands d'aujourd'hui en font un terme germanique, parce qu'il a quelque ressemblance avec l'allemand Amt (Grimm, Geschichte der deutschen Sprache, p. 31-34 ; Mommsen, Histoire romaine, t. III, p. 220 ; trad., t. VII, p. 21). — Quoi qu'il en soit, la condition des ambacti ressort bien de cette phrase de César, VI, 15 : Equites in bello versantur, atque eorum ut quisque est genere copiisque amplissimus, ita plurimos circum se ambactos clientesque habet. On voit ici : 1° qu'il faut être riche pour avoir des ambacti, ce qui fait supposer qu'ils sont soldés ou rétribués de quelque manière ; 2° que ce sont les guerriers qui ont des ambacti, et par conséquent que le service de ces ambacti pouvait être d'entourer le chef à la guerre. Ce ne sont pas précisément des esclaves, ce sont des soldats attachés à la personne du chef.

[4] César, I, 4 : Omnes clientes obœralosque suos conduxit. — VI, 15 : Ambactos clientesque. — VI, 19 : Servi et clientes. — VII, 4 : Convocatis suis clientibus. — VII, 40 : Litavicus cum suis clientibus. — Nous sommes disposés à croire que la clientèle gauloise est plus ancienne que César ne le dit et a une origine plus lointaine. Ses racines sont peut-être dans le vieux régime du clan. Mais c'est là une conjecture qui, dans l'état actuel de nos connaissances sur l'antiquité gauloise, ne peut pas être démontrée. Nous croyons donc plus prudent de nous en tenir à l'explication de César.

[5] César, VI, 11 : Ne quis ex plebe auxilii egeret.

[6] César, VI, 11 : Earum factionum principes sunt, quorum ad arbitrium judiciumque summa omnium rerum consiliorumque redeat. — On sait que factio, dans la langue latine du temps, signifiait une association, en bonne ou en mauvaise part.

[7] Cela ressort de cette phrase de César, VI, 11 : Suos quisque opprimi et circumveniri non patitur, neque, aliter si faciat, ullam inter suos habet auctoritatem.

[8] Diodore, V, 29 : πγονται κα θερποντας λευθρους, κ τν πεντων καταλγοντες, ος παρασπιστας χρνται κατ τς μχας.

[9] César, III, 22 : Cum devotis quos illi soldarios appellant, quorum hæc est conditio uti omnibus in vita commodis una cum iis fruantur quorum se amicitiæ dediderint. — Valère Maxime, II, 6 : Pro cujus salute spiritum devoverant.

[10] César, III, 22 : Eumdem casum una ferant, aut sibi mortem consciscant... Neque adhuc repertus est quisuam qui, eo interfecto cujus se amicitiæ devovisset, mori recusaret. — Valère Maxime, II, 6 : Nefas esse ducebant prœlio superesse quurn is occidisset.

[11] César, VI, 19 : Clientes, funeribus confectis, una (cum patrono) cremabantur — Toutefois ce dernier usage n'existait plus au temps de César.

[12] Polybe, II, 17.

[13] César, VI, 15 : Eorum ut quisque est genere copiisque amplissimus, ita plurimos circum se ambactos clientesque habet : hanc unam gratiam potentiamque noverunt.

[14] César, II, 1 : Potentiores atque ii qui ad conducendos homines facilitates habebant. — I, 18 : Magnum numerum equitatus suo sumptu semper alere et circum se habere.

[15] César, I, 4 : Omnem suam familiam, ad hominum millia decem, undique coegit, et omnes clientes obæratosque suos, quorum magnum numerum habebat, eodem conduxit.

[16] César, I, 18.

[17] César, III, 22.

[18] César, VIII, 32 : Oppidum Uxellodunum quod in clientela fuerat ejus.

[19] César, VII, 4 : Vercingetorix summæ potentiæ adulescens, cotnvocatis suis clientibus,... ad arma concurritur.

[20] César, I, 4 ; VII, 4.

[21] César, I, 17 : Privatim plus possunt quam ipsi magistratus.

[22] Ainsi, le peuple des Éduens est partagé, à un certain moment, entre Cotus et Convictolitavis : Divisum populum, suas cujusque eorum clientelus, ut pars cum parte civitatis confligat, VII, 32.

[23] Exemples : Orgétorix (César, I, 5) ; Dumnorix (1, 18) ; Vercingétorix (VII, 4).