LA GAULE ROMAINE

 

INTRODUCTION.

 

 

Nous n'avons songé en écrivant ce livre ni à louer ni à décrier les anciennes institutions de la France ; nous nous sommes uniquement proposé de les décrire et d'en marquer l'enchaînement.

Elles sont à tel point opposées à celles que nous voyons autour de nous, qu'on a d'abord quelque peine à les juger avec un parfait désintéressement. Il est difficile à un homme de notre temps d'entrer dans le courant des idées et des faits qui leur ont donné naissance. Si l'on peut espérer d'y réussir, ce n'est que par une étude patiente des écrits et des documents que chaque siècle a laissés de lui. Il n'existe pas d'autre moyen qui permette à notre esprit de se détacher assez des préoccupations présentes et d'échapper assez à toute espèce de parti pris pour qu'il puisse se représenter avec quelque exactitude la vie des hommes d'autrefois.

Au premier regard qu'on jette sur ces anciennes institutions, elles paraissent singulières, anormales, violentes surtout et tyranniques. Parce qu'elles sont en dehors de nos mœurs et de nos habitudes d'esprit, on est d'abord porté à croire qu'elles étaient en dehors de tout droit et de toute raison, en dehors de la ligne régulière qu'il semble que les peuples devraient suivre, en dehors pour ainsi dire des lois ordinaires de l'humanité. Aussi juge-t-on volontiers qu'il n'y a que la force brutale qui ait pu les établir, et qu'il a fallu pour les produire au jour un immense bouleversement.

L'observation des documents de chaque époque nous a amené peu à peu à un autre sentiment. Il nous a paru que ces institutions s'étaient formées d'une manière lente, graduelle, régulière, et qu'il s'en fallait beaucoup qu'elles pussent avoir été le fruit d'un accident fortuit ou d'un brusque coup de force. Il nous a semblé aussi qu'elles ne laissaient pas d'être conformes à la nature humaine ; car elles étaient d'accord avec les mœurs, avec les lois civiles, avec les intérêts matériels, avec la manière de penser et le tour d'esprit des générations d'hommes qu'elles régissaient. C'est même de tout cela qu'elles sont nées, et la violence a contribué pour peu de chose à les fonder.

Les institutions politiques ne sont jamais l'œuvre de la volonté d'un homme ; la volonté même de tout un peuple ne suffit pas à les créer. Les faits humains qui les engendrent ne sont pas de ceux que le caprice d'une génération puisse changer. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu'il leur plaît de l'être, mais suivant que l'ensemble de leurs intérêts et le fond de leurs opinions exigent qu'ils le soient. C'est sans doute pour ce motif qu'il faut plusieurs âges d'hommes pour fonder un régime politique et plusieurs autres âges d'hommes pour l'abattre.

De là vient aussi la nécessité pour l'historien d'étendre «es recherches sur un vaste espace de temps. Celui qui bornerait son étude à une seule époque s'exposerait, sur cette époque même, à de graves erreurs. Le siècle où une institution apparaît au grand jour, brillante, puissante, maîtresse, n'est presque jamais celui où elle s'est formée et où elle a pris sa force. Les causes auxquelles elle doit sa naissance, les circonstances où elle a puisé sn vigueur et sa sève, appartiennent souvent à un siècle fort antérieur. Cela est surtout vrai de la féodalité, qui est peut-être, de tous les régimes politiques, celui qui a eu ses racines au plus profond de la nature humaine.

Le point de départ, de notre étude sera la conquête de la Gaule par les Romains. Cet événement est le premier de ceux qui ont, d'âge en âge, transformé notre pays et imprimé une direction à ses destinées. Nous étudierons ensuite chacune des périodes de l'histoire en examinant toutes les faces diverses de la vie publique ; pour savoir comment chaque génération d'hommes était gouvernée, nous devrons observer son état social, ses intérêts, ses mœurs, son tour d'esprit ; nous mettrons en face de tout cela les pouvoirs publics qui la régissaient, la façon dont la justice lui était rendue, les charges qu'elle supportait sous forme d'impôts ou de service militaire. En parcourant ainsi les siècles, nous aurons à montrer ce qu'il y a entre eux, à la fois, de continu et de divers : de continu, parce que les institutions durent malgré qu'on en ait ; de divers, parce que chaque événement nouveau qui se produit dans l'ordre matériel ou moral les modifie insensiblement.

L'histoire n'est pas une science facile ; l'objet qu'elle étudie est infiniment complexe ; une société humaine est un corps dont on ne peut saisir l'harmonie et l'unité qu'à la condition d'avoir examiné successivement et de très près chacun des organes qui le composent et qui en font la vie. Une longue et scrupuleuse observation du détail est donc la seule voie qui puisse conduire à quelque vue d'ensemble. Pour un jour de synthèse il faut des années d'analyse. Dans des recherches qui exigent à la fois tant de patience et tant d'effort, tant de prudence et tant de hardiesse, les chances d'erreur sont innombrables, et nul ne peut se flatter d'y échapper. Pour nous, si nous n'avons pas été arrêté par le sentiment profond des difficultés de notre tâche, c'est que nous pensons que la recherche sincère du vrai a toujours son utilité. N'aurions-nous fait que mettre en lumière quelques points jusqu'ici négligés, n'aurions-nous réussi qu'à attirer l'attention sur des problèmes obscurs, notre labeur ne serait pas perdu, et nous nous croirions encore en droit de dire que nous avons travaillé, pour une part d'homme, au progrès de la science historique et à la connaissance de la nature humaine.

 

[1875]

 

FUSTEL DE COULANGES.