LA GAULE ROMAINE

 

PRÉFACE.

 

 

Ce volume est le premier de ceux que M. Fustel de Coulanges devait consacrer à l'Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, tel qu'il avait conçu le plan de son ouvrage sous sa forme définitive. Il traite de l'état de la Gaule avant la conquête romaine et de son organisation politique pendant les trois premiers siècles de la domination impériale. Dans les deux premières éditions du tome Ier des Institutions (1875 et 1877), deux cents pages seulement étaient réservées à ces sujets : le présent livre n'est donc pas une simple réimpression, mais une refonte complète de la rédaction primitive[1].

Tous les chapitres qui composent ce livre sont l'œuvre intégrale de M. Fustel de Coulanges : aucun changement n'a été apporté dans le texte aux idées ou à l'expression ; aucun fait nouveau n'a été ajouté, aucune suppression n'a été faite. Nous avons ainsi, sur la Gaule indépendante et la période du Haut-Empire, la dernière pensée de l'historien, et telle qu'il l'avait lui-même arrêtée dans sa forme.

La conclusion seule a dû être ajoutée. J'ai essayé d'y résumer, aussi fidèlement que possible, les idées de l'auteur, telles qu'il les avait exprimées à la fin des différents chapitres.

On remarquera que dans la deuxième partie, consacrée à l'Empire romain, il n'est question ni du régime de la propriété, ni du droit des personnes, ni de l'état social de la Gaule. M. Fustel de Coulanges avait, dans la seconde édition de son ouvrage, réservé à l'étude de ces questions les derniers chapitres du livre sur l'Empire romain. Nous n'avons pas cru devoir les insérer dans le présent volume ; il nous a semblé qu'ils seraient à leur vraie place dans le tome suivant, l'Invasion. L'auteur s'est visiblement reporté, pour les écrire, aux derniers temps de l'Empire, au moment même de l'arrivée des barbares ; on s'en rendra compte en les lisant, il l'avoue lui-même au début[2]. D'ailleurs, M. Fustel de Coulanges paraît avoir eu l'intention d'adopter ce plan[3], et de ne s'occuper, dans ce premier volume, que de l'état politique de la Gaule sous le Haut-Empire : on pourra constater, en lisant notre conclusion, que la disposition qu'il préférait, loin d'enlever à ce volume son unité, en fait ressortir l'idée maîtresse. Le dernier chapitre que nous avons imprimé ici, de la Justice, terminait naturellement ce livre, et l'auteur y avait résumé dans les derniers mots la pensée fondamentale de l'Empire romain. Ajoutons enfin qu'à partir du chapitre sur le Droit de Propriété la rédaction de l'œuvre n'a pas été remaniée de la même manière par M. Fustel de Coulanges.

La question des notes a été délicate à résoudre. Nous en avons intercalé un grand nombre de nouvelles, toutes rédigées, mais éparses dans les fiches laissées par l'auteur. Nous en avons supprimé quelques-unes, qui ne semblent pas aussi exactes qu'elles pouvaient l'être il y a trois ans, avant l'apparition des derniers recueils sur l'épigraphie de la Gaule — la rédaction de ce volume date de 1887 —. Nous avons remanié quelques citations et renvoyé, pour les inscriptions de la Gaule narbonnaise, au recueil de M. Hirschfeld, que M. Fustel de Coulanges n'avait pas eu le loisir d'étudier. Il nous a paru inutile, pour les autres inscriptions, de rappeler sans cesse le Corpus de Berlin, l'auteur ayant désiré faire surtout connaître les recueils, plus accessibles, d'Orelli-Henzen et de Wilmanns. Toutes les additions sont mises entre crochets.

Il eût été facile de développer singulièrement les notes relatives à la Gaule romaine. Les publications récentes, en particulier celles de MM. Hirschfeld et Allmer, offraient, un très grand nombre de nouveaux et précieux matériaux : sur les noms des divinités gauloises, sur les noms de personnes, sur les tribus, sur les colonies, on aurait pu ajouter des dissertations à l'infini. Il est possible que M. Fustel de Coulanges eût remanié une fois encore son volume à la suite de ces publications : on ne nous eu voudra pas si nous n'avons point tenté de le taire, et si nous avons tenu à ne point toucher à la rédaction des noies laissées par l'auteur, dût-elle, à certains égards, paraître écourtée ou trop ancienne. M. Fustel de Coulanges a écrit lui-même qu'il ne regardait son œuvre que comme provisoire[4]. En cela d'ailleurs sa modestie le trompait. On pourra se donner le facile plaisir de compléter ses statistiques et ses citations, ses théories et ses discussions ne s'en trouveront ni amoindries ni fortifiées ; et, dans ce livre, c'est la pensée qui constitue l'œuvre essentielle et le mérite permanent de l'historien.

C'est un devoir pour moi d'ajouter franchement que, sur plus d'un point, je ne puis partager l'opinion de l'auteur, par exemple sur la question des colonies, de la disparition de la langue celtique, de l'organisation municipale, de la fusion des races, des juridictions provinciales. Il ne m'a pas semblé bon d'ajouter, même en note, un mot qui ressemblât à une réserve personnelle. Je ne dois au public, en lui livrant cet ouvrage, que la pensée de M. Fustel de Coulanges, et je la lui dois complète, avec toute sa force et dans toute sa puissance.

 

Bordeaux, 1er juillet 1890.

 

CAMILLE JULLIAN.

 

 

 



[1] M. Fustel de Coulanges explique ainsi, dans une préface provisoire de cette troisième édition, les motifs de ces changements :

Il faut que j'explique un changement qui frappera d'abord entre cette édition et les précédentes. Celle-ci est plus étendue, et j'ai eu pour cela deux raisons.

La première est qu'en relisant mon livre, il m'a semblé que certaines choses n'étaient pas suffisamment claires ; j'ai dû m'exprimer plus longuement pour m'exprimer plus clairement.

J'ai eu une seconde raison, et j'ai quelque peine à m'en expliquer. J'appartiens à une génération qui n'est plus jeune, et dans laquelle les travailleurs s'imposaient deux règles : d'abord d'étudier un sujet d'après toutes les sources observées directement et de près, ensuite de ne présenter au lecteur que le résultat de leurs recherches ; on lui épargnait l'appareil d'érudition, l'érudition étant pour l'auteur seul et non pour le lecteur ; quelques indications au bas des pages suffisaient au lecteur, qu'on invitait à vérifier. Depuis une vingtaine d'années les procédés habituels ont changé : l'usage aujourd'hui est de présenter au lecteur l'appareil d'érudition plutôt que les résultats. On tient plus k l'échafaudage qu'à la construction. L'érudition a changé ses formes et ses procédés ; elle n'est pas plus profonde, et l'exactitude n'est pas d'aujourd'hui ; mais l'érudition veut se montrer davantage. On veut avant tout paraître érudit. Plusieurs tiennent même beaucoup plus à le paraître qu'à l'être. Au lieu qu'autrefois on sacrifiait volontiers l'apparence, c'est parfois la réalité qu'on sacrifie. Au fond les deux méthodes, si elles sont pratiquées loyalement, sont également bonnes. L'une régnait il y a vingt-cinq ans, lorsque j'ai écrit mes premiers ouvrages ; l'autre règne au jour présent. Je me conforme au goût d'aujourd'hui, comme ces vieillards qui ne poussent pas le mauvais goût jusqu'à s'obstiner dans les habitudes du passé. Mes recherches changeront donc, non quant au fond, mais quant à la forme. Ou plutôt, j'en fais l'aveu, elles ne changeront qu'en apparence, et voici pourquoi : lorsque j'ai écrit mes premiers ouvrages, la première rédaction était précisément dans le genre de celle-ci, longue, hérissée de textes et pleine de discussion ; mais cette rédaction première, je la gardais pour moi, et j'employais six mois à l’abréger pour le lecteur. Aujourd'hui, c'est cette rédaction première que je donnerai.

[2] Nous nous placerons par la pensée au milieu du IVe siècle de l'ère chrétienne, entre les règnes de Constantin et de Théodose, 2e édit., p. 224.

[3] Tout ceci serait mieux au 2e volume, a-t-il écrit en marge d'un exemplaire annoté de la 2e édit., à propos des affranchis.

[4] Voyez le présent volume, livre II, chapitre II, § 3.