LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE XIV. — LA POLITIQUE ITALIENNE DE FRANÇOIS Ier.

 

 

Nous avons dit plus haut les liens nombreux qui s’étaient noués entre l’Italie et la France, la pénétration réciproque des deux pays sur la fin du XVe, commencement du XVIe siècle.

François Ier et Henri II poursuivirent la politique italienne de leurs prédécesseurs.

Assurément les fumées d’Italie se résoudront finalement en une retraite des Français et qui aura couleur de défaite ; mais, pour juger équitablement la politique des princes qui se sont laissé entraîner par elle, et celle des deux rois qui y ont persévéré, il convient de se rendre compte des circonstances et des conditions qui l’ont entourée.

Nous adhérions pleinement à la réprobation unanimement jetée sur l’aventure italienne — ces guerres d’ambition et de conquête, comme disent nos manuels — quand un fait, surgi des documents contemporains, vint heurter notre pensée et arrêter notre jugement.

Le voici :

François Ier tenait à ce que l’Italie fût représentée par des hommes éminents-dans les différentes cours de justice de son royaume et, par contre-partie, à ce que des Français siégeassent au sénat de Milan et au parlement de Turin. En fait, voici l’Italien Gentile président des enquêtes au parlement de Paris, Emilio Ferreti conseiller au parlement de Grenoble, Jacopo Minuti, premier président du parlement de Toulouse. L’un de ces Italiens, Niccolo Panigarola, venu à Rouen prendre séance au parlement de Normandie, se trouva fort embarrassé pour opiner : il ne savait pas un mot de français.

Constatations qui mirent un frein à notre ardeur vitupérante. Il y avait une raison pour que François Ier agît de la sorte. Qu’il fît venir des artistes d’Italie parce que son goût était à la Renaissance italienne : voilà qui va bien ; mais qu’il tînt à faire siéger des Italiens, pour y trancher des questions de droit et y rendre des arrêts, dans des cours de justice françaises, et # réciproquement à faire siéger des Français dans les sénats et parlements italiens : voilà qui demandait réflexion.

À ce fait est venu dans notre pensée s’en ajouter un autre : pour des esprits modernes, d’une égale singularité.

De nos jours, quand un Etat déclare la guerre à un Etat voisin, les sujets des deux nations engagées dans le conflit n’ont rien de plus pressé que de regagner leurs patries respectives et, si possible, avant l’ouverture des hostilités ; mais que vit-on quand Charles VIII, avec ses mercenaires et son artillerie, franchit les Alpes, sur la fin d’août 1494 ? Non seulement les Italiens établis en France ne songèrent pas à regagner leur pays, mais, tout à rebours, on assista à un important afflux, et tel qu’on n’en avait jamais vu, d’Italiens venant, de leur pays, s’installer en France.

Emile Picot, en ses minutieuses études sur les rapports de l’Italie et de la France à l’époque de la Renaissance, conclut par ces mots :

Les Français se prétendaient chez eux en Italie et les Italiens en France.

La France, conclut Orestes Ferrara, était considérée comme la protectrice et l’alliée des princes et des républiques de la péninsule.

Le Piémont restera entre les mains du roi de France pendant vingt-trois ans, de 1536 à 1559.

Le Piémont, écrit Lucien Romier, offrait depuis le règne de François Ier les caractères d’une province française : il avait été naturalisé légalement et avait perdu la forme d’une conquête non juridique. L’éminent historien met en lumière l’œuvre accomplie par les lieutenants généraux de nos rois, s’efforçant d’augmenter la prospérité du pays. Les Piémontais, conclut Romier, étaient devenus si attachés à leur nouvelle patrie, qu’ils considéraient le reste de la péninsule — c’est-à-dire l’Italie — comme un pays étranger. Un représentant du Piémont dit à Henri II : Si auparavant le Piémont aimait la couronne de France, maintenant vous êtes connu pour vrai et souverain seigneur, à juste cause, lie bon cœur le Piémont a fait serment de fidélité à Votre Majesté et jamais ne faudra à son devoir.

En parlant de la ville de Sienne, un agent du duc de Florence écrit à son maître : Toute la cité tient la dévotion française en telle manière qu’il ne s’y voit pas, pour un sou, de sentiments contraires, ou s’il en est, ils sont bien cachés.

Après le traité de Cambrai (3 août 1529), qui suivit la captivité de François Ier à Madrid, l’orateur florentin à la Cour de France, Baldussare Carducci, se plaignait amèrement de ce que, en soit accord avec Charles-Quint, François Ier eût abandonné la Toscane. L’historien homme d’Etat Francesco Guicciardini — Guichardin — en parlant de ses compatriotes : Les Florentins, écrit-il, ont une inclination naturelle pour la France ; et le même historien en traitant du gouvernement de Ferdinand d’Aragon au royaume de Naples : Le passé lui rappelait l’affection de ses sujets pour la domination française.

On sait que la ville de Gênes s’était spontanément donnée à Charles VI en 1396. Le maréchal de Boucicaut en fut nommé gouverneur. Il fut rappelé par les troubles de la guerre de Cent ans sous un roi dément ; la France perdit Gênes, mais les Génois se redonnèrent à Charles VII en 1458 ; et, après une nouvelle séparation, ils voulurent encore se donner à Louis XI, qui ne voulut pas du cadeau.

Quand, après le traité de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559) le roi de France dut se dessaisir de Casai et du Montferrat, il fallut lutter pendant toute une semaine contre la population qui ne voulait plus abandonner la suzeraineté française pour passer sous celle du duc de Mantoue.

Mais l’histoire la plus touchante est celle de la république de Montalcino. Montalcino était le chef-lieu d’un petit Etat demeuré indépendant, en Toscane, au sud-est de Sienne : pays montagneux, sans autre culture que la vigne plantée à flanc de coteau, qui donnait il est vrai un vin très estimé, et quelques champs de blé. Outre la ville principale, une soixantaine de châteaux-forts, des fertés sur roc et des villages.

Quand Sienne tomba au pouvoir des Espagnols, nombre d’habitants, conduits par Montluc, le 21 avril 1555, abandonnèrent leurs foyers pour se réfugier à Montalcino. Ces braves gens tenaient à demeurer sous la suzeraineté française. Il y avait plus de cent filles suivant leurs pères et mères, écrit Montluc, et des femmes qui portaient des berceaux où étaient leurs enfants, sur la tête. Le trajet-était de quarante kilomètres. Récit que confirme le Florentin Strozzi qui écrit à Henri II : Sire, il est sorti de Sienne une grande partie de ce peuple avec les femmes, garçons et filles, emportant le peu de hardes qu’ils ont pu, abandonnant leur patrie et tout pour suivre les gens de Votre Majesté. Ces Italiens qui montraient un attachement à notre cause que peu de Français sans doute à cette époque auraient égalé, arrivèrent le soir à Montalcino tout décharnés, écrit Strozzi, et presque ressemblant à des morts.

Montalcino s’était distingué par son tenace attachement à la France. Du 27 mars au 15 juin 1553, l’armée de Charles-Quint, commandée par don Garcia de Tolède, avait en vain assiégé la ville, défendue par une petite garnison française sous les ordres de Giordano Orsini et par la population tout entière. Les assauts furent repoussés les uns après les autres ; finalement Impériaux et Espagnols durent battre en retraite laissant trois mille morts sous les murs de la place.

Montalcino s’était donné une bien curieuse constitution. L’article Ier er est ainsi conçu :

Une république, état royaluna repub’ica e stato regiovouée à la Vierge sous la protection de Sa Majesté Très Chrétienne, c’est-à-dire du roi de France. De son côté le roi de France avait pris l’engagement de ne jamais retirer sa protection et de quelque manière que ce fût à la république de Montalcino qui lui prêtait serment de fidélité perpétuelle. La nouvelle de la prise de Calais par le duc de Guise fut connue à Montalcino le 24 janvier 1554. L’événement y fut fêté comme il ne le fut sans doute dans aucune ville française. Feux de joie au sommet de la Rocca, messe d’actions de grâces à San-Agostino ; les tribunaux chômèrent, toutes les boutiques furent fermées ; trois jours durant toutes les cloches de la ville sonnèrent sans arrêt du matin au soir.

Mais voici le désastre de Saint-Quentin (10 août 1557) : l’armée française, sous les ordres du connétable de Montmorency, est anéantie par l’armée espagnole que commandait Emmanuel-Philibert de Savoie. Des négociations sont entamées pour la paix. Les citoyens de Montalcino sont dans la terreur. Le 23 août, ils adressent une supplique à Henri II, le conjurant de les laisser vivre et mourir en son obéissance. L’ambassadeur de France à Rome, Babou de la Bourdaisière, s’emploie à les consoler : Les temps sont difficiles ; le roi de France a tant d’affaires sur les bras ; les circonstances sont plus fortes que sa volonté.

Survint le traité de Cateau-Cambrésis (3 avril 1559). La couronne de France renonçait à toute suzeraineté en Italie, où elle évacuait 189 places fortes. Les efforts de quatre règnes étaient anéantis.

Montaigne passera à Montalcino quelques années plus tard. Dimanche matin, lisons-nous dans la relation de son voyage en Italie, nous partîmes de Buonconvento, parce que M. de Montaigne voulait voir Montalcin (Montalcino) pour l’accointance que les Français y ont eue... Montalcin, de la grandeur de Saint-Emilion, assise sur une montagne des plus hautes de toute la contrée, toutefois accessible. On y maintient la mémoire des Français en si grande affection, qu’on ne leur en fait guère souvenir que les larmes ne leur en viennent aux yeux.

Lucien Romier écrit encore :

L’œuvre vraiment belle que les serviteurs de la royauté avaient accomplie dans les pays alpins pouvait résister aux plus terribles secousses de la guerre : les diplomates la détruisirent du bout de leur plume. La plante fut tranchée en pleine vitalité. Aussi bien les contemporains ont-ils assez décrit la douleur qui en résulta en pays italien.

La bataille de Saint-Quentin avait été un désastre. Le traité de Cateau-Cambrésis, qui suivit, fut négocié du côté français par le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André qu’Emmanuel-Philibert de Savoie avait faits prisonniers. Ils négocièrent pour la France étant entre les mains de ceux contre lesquels ils négociaient, avec grande hâte, l’un et l’autre, de recouvrer leur liberté. Au reste Montmorency avait toujours été hostile aux entreprises italiennes.

A l’examen de ces faits, pris dans leur ensemble, ne voit-on pas se dissiper les fumées d’Italie ?

Le duc François de Guise était au delà des Alpes au moment où Montmorency laissait si malheureusement écraser son armée, le grand duc de Guise, ce guerrier splendide, l’un des plus lumineux, le plus beau génie militaire sans doute, avec celui de Gaston de Foix, que l’on ait vu paraître en France avant Napoléon, et d’une qualité si française ! François de Guise aurait pu être à Saint-Quentin. Il est certain que, par son énergie, par son génie, nous aurions remporté la victoire. Jamais François de Guise n’a été vaincu. Et tout autre eût été le traité de Cateau-Cambrésis. Il aurait maintenu au roi de France sa suzeraineté des provinces italiennes.

Le Milanais va demeurer plus de deux siècles sous la domination espagnole. Il aurait pu demeurer pendant ces deux siècles sous le protectorat français, comme il y fut placé après Marignan et jusqu’en 1522. Et l’on vient de voir que dans la pensée d'un François Ier ce n’était pas une domination qu’il s’agissait d’établir en Italie, mais de réaliser la fusion de deux nations par les moyens les plus efficaces, les plus nombreux, les plus divers, jusqu’à leur donner, en mêlant leurs magistrats, une jurisprudence commune.

L’idée des nationalités compactes, opposées en bloc l’une à l’autre, était loin d’être formée. La langue du droit, de la médecine, de la théologie, de la science, des traités politiques, de la philosophie, du plus grand nombre des livres d’histoire, de la plupart des poètes, était la même de-ci, de-là, des Alpes : le latin.

Nous avons vu dans quelle grande mesure les intérêts des deux pays étaient communs ; leur activité commune ; à quel point ces intérêts, cette activité se confondaient. Ce fut donc une belle, utile et féconde politique qui se fit jour dans la pensée des monarques français de la Renaissance et sera mise en valeur par François Ier avec une hardiesse et une ampleur qui nous paraissent dignes d’admiration.

Il ne faut pas toujours juger des idées et des actions des hommes par le résultat qui y a mis le point final. Danton disait devant le tribunal révolutionnaire :

— Lorsque l’événement a prononcé, il est bien facile de juger ; il n’en est pas de même quand le voile de l’avenir existe.

Ces deux batailles désastreuses, Pavie par la captivité du roi, Saint-Quentin par l’anéantissement de l’armée française à peu de distance de la capitale, auraient pu être des victoires ; les armes françaises en ont remporté plus d’une à cette époque. Charles VIII et Louis XII pouvaient-ils prévoir que le roi d’Espagne, leur rival en Italie, dans la génération suivante monterait sur le trône impérial, jetant un poids nouveau, un poids formidable dans la balance ; Charles VIII, Louis XII, François Ier pouvaient-ils s’attendre à la duplicité dont les jouèrent Alexandre VI, Jules II, Léon X ?

 

* * *

 

Les faits qui précèdent jettent également un jour,-auquel on n’a peut-être pas suffisamment prêté attention, sur le goût de François Ier pour l’art italien et les faveurs, si nombreuses, qu’il lui a prodiguées. Peut-être conviendrait-il de parler moins de l’engouement de François Ier pour l’art italien, que de la politique artistique de François Ier, celle-ci apparaissant en fragment de sa politique générale. François Ier attirait en France et favorisait, non seulement des artistes, architectes, peintres et sculpteurs ; mais des magistrats, des juristes, des prélats, des hommes de guerre, des marins, des financiers, des négociants, des artisans et des métiers les plus divers, des humanistes, des professeurs. Il faisait élever ses fils à l’italienne et faisait épouser une Italienne à son héritier. Il cherchait à pénétrer d’italianisme, non seulement l’art français, mais jusqu’à la jurisprudence française et son propre gouvernement ; à charge de réciprocité. Il savait de quelle popularité, une popularité alors toute nouvelle, les grands artistes jouissaient en Italie. Il y vit une aide utile à ce mouvement de rapprochement entre les deux nations qu’il avait pris à cœur. Aussi à cette faveur accordée aux artistes ultramontains François Ier s’efforce-t-il de donner le plus d’éclat et de retentissement possible : hospitalité princière offerte à Léonard de Vinci en son château de doux les Amboise ; établissement au petit Nesle à Paris de ce remuant bavard, Benvenuto Cellini ; lettres autographes à Michel-Ange.

François Ier fit de Fontainebleau, qu’il créa de toutes pièces, une Italie française dira Michelet. Brantôme en a laissé une délicieuse description. Un palais à l’italienne décoré par des Italiens : le Primatice, le Rosso, Benvenuto, vingt autres, qui s’élève au milieu d’une petite ville de résidences seigneuriales,, la plupart bâties sur des plans italiens, nombre d’entre elles habitées par des prélats, de nobles patriciens, des seigneurs italiens. Le palais du roi est ouvert à tout venant : les Italiens y affluent, gens de toutes conditions. Ils assistent aux repas du roi. Brantôme a donné un plaisant tableau des conversations qui se nouaient dans ces conditions, entre le roi à table et les spectateurs étrangers, souvent dans la langue de Pétrarque que François Ier possédait fort bien.

Nous nous trouvons donc en face d’un plan politique d’une grande ampleur, aux perspectives lointaines. Est-il prince qui en ait conçu de meilleur ? Et peut-il encore être question de fumées italiennes, de guerres de magnificence, d’ambition et de conquête, comme on le dit et redit trop facilement ?

Le succès de la politique italienne de François Ier était dans le domaine des possibilités ; nous oserions dire dans le domaine des vraisemblances à l’époque où cette politique fut conçue et où le roi tenta de la réaliser. Il ne s’agissait pas de conquérir l’Italie pour la dominer, pour en tirer profit et accroissement de puissance, dans la manière espagnole ; le roi de France tendait à l’union des deux peuples pour la prospérité et le bonheur communs. Imaginez le succès. Non seulement les destinées de la France et celles de l’Italie, mais les destinées du monde en étaient changées.

Le succès se déroba.

Pensons à ce vers de Gœthe :

Es wär zu schön gewesen, es hat nicht können sein.

Cela ne se fit pas car c’eût été trop beau.