LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE XIII. — JULES II.

 

 

A la mort d’Alexandre VI, le cardinal Giuliano , della Rovere — nous dirions en français du Rouvre — contribua de tout son pouvoir à l’élection du cardinal Antonio Todeschini qui monta sur le trône pontifical sous le nom de Pie III. Délia Rovere ambitionnait pour lui-même le trône de saint Pierre ; devant l’incertitude du succès, il se résigna à favoriser la nomination d’un vieillard d’une santé compromise et qui, effectivement, devait mourir le 15 octobre 1503, après quelques mois de pontificat.

Dès 1492, au conclave qui avait élu Alexandre VI, le cardinal della Rovere avait posé sa candidature, soutenu par lo roi de France dont il se donnait comme le très dévoué serviteur.

Le futur Jules II était né à Albissola Superiore, en Ligurie. Comme il arrive souvent, les historiens sont d’accord sur le jour de la naissance, 15 décembre, mais ils ne s’entendent plus sur le chiffre de l’année, les uns voulant que ce soit 1441, les autres 1442, d’autres enfin 1443. Emmanuel Rodocanachi, le dernier biographe du pape Jules II, incline pour 1441.

Giuliano était neveu du pape Sixte IV qui, à l’usage du temps, s’était empressé de combler son parent de toutes les faveurs, charges et dignités possibles, en faisant un évêque de Carpentras (1473), puis un évêque de Mende (1474), un archevêque d’Avignon (1475) — évêché transformé pour lui en archevêché — un légat pontifical en France (1480), un cardinal au titre de Saint-Pierre-aux-Liens (1495), un évêque d’Ostie.

Giuliano était d’origine très modeste. Quelques auteurs vont jusqu’à faire de lui dans sa jeunesse un batelier ; Louis XII le dit fils de paysans ; mais après qu’il eut été pourvu, par les soins de son oncle, Sixte IV, des plus hautes dignités, il n’hésita pas à découvrir qu’il se rattachait à l’illustre famille qui portait par une heureuse rencontre ce même nom de della Rovere, et à en prendre les armes, où l’on voyait un chêne (rouvre) roi des forêts, ce qui lui convenait très bien. Quant aux nobles della Rovere eux-mêmes, après l’élection du 1er novembre 1503 qui fera du cardinal Giuliano un pape, ils n’hésiteront pas à déclarer que ce della Rovere-là était un della Rovere de derrière les fagots et d’une authenticité à nulle autre pareille.

A Sixte IV avait succédé Innocent VIII ; mais la faveur de Giuliano, loin de diminuer sous le pontificat nouveau, n’avait fait que s’affermir. L’influence du jeune cardinal ne tarda pas à devenir prépondérante dans les sphères du Saint-Siège. Quelques écrivains du temps vont jusqu’à dire qu’au Vatican le vrai pape était le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens. Antonio Vespuccio en écrit à Laurent de Médicis (19 août 1484) : En vérité, il pourrait dire que c’est lui le pape. Mais sa fortune devait prendre une autre tournure, après que le cardinal Borgia fut devenu Alexandre VI. Ils étaient l’un et l’autre des caractères très entiers, dominateurs, envahissants. Rome n’était pas assez grande pour contenir deux citoyens de pareilles dimensions. Sous les menaces du pape, le cardinal s’enfuit à Ostie dont il était évêque ; encore no s’y trouva-t-il pas en sûreté et vint-il se réfugier en France (23 avril 1494) où Charles VIII lui fit grand accueil.

Le futur Jules II déroula donc les débuts de sa carrière sous la protection de l’autorité française. Parmi ceux qui surent gagner la confiance de Charles VIII, della Rovere fut celui qui poussa le plus vivement le jeune roi à la conquête du royaume de Naples. Il le fit dans sa haine contre Alexandre VI, espérant que le prince vainqueur réunirait un concile où le pape Borgia serait déposé pour avoir acquis le pontificat par simonie, simonie dont le cardinal Giuliano aurait pu parler avec d’autant plus d’autorité que lui-même était l’un de. ceux qui s’étaient laissé acheter. L’homme qui devait plus tard soulever l’Italie contre la France, observe Emile Picot, fut le plus ardent à y appeler les Français. E. Rodocanachi juge sévèrement la conduite du cardinal della Rovere à la Cour de France : Cet homme, que l’on se figure inflexible, d’une énergie indomptable, tout d’une pièce, plus guerrier que prélat, fut alors diplomate ondoyant et divers, intriguant contre le pays où-il vivait, conseillant ses ennemis, ne manquant pas une occasion d’exprimer au pape (Alexandre VI) qui l’avait tant maltraité, et à son fils, son dévouement, s’entremettant en leur faveur. Il se fait le protecteur de César Borgia, jusqu’à parler de sa vertu.

Enfin Pie III étant mort après quelques mois de pontificat (15 octobre 1503), Giuliano della Rovere fut élu (1er novembre 1503) et prit le nom de Jules II en l’honneur de Jules César, à ses yeux le plus grand homme de l’histoire et dont il allait s’efforcer de reprendre l’œuvre conquérante.

Le cardinal s’était élevé avec indignation contre la simonie à laquelle Rodrigo Borgia avait dû la tiare, mais s’empressa d’imiter son prédécesseur. Les marchandages, écrit l’orateur vénitien Giustiniani, se font en pleine rue. Sans doute répandit-il moins d’or qu’Alexandre VI, mais en compensation multiplia les promesses, offrant aux cardinaux, ses électeurs, dignités, bénéfices et prébendes qu’il s’engageait à faire pleuvoir sur eux et leurs familles après son élection. Il fut élu. Après quoi il s’agit de faire honneur aux engagements pris ; — mais où sont les neiges d’antan ?

Un des premiers actes du nouveau pape fut d’aller prendre possession du château Saint-Ange, la forteresse pontificale, au fracas des veuglaires et des couleuvrines (15 novembre 1503). Le 27 juillet 1505, sur la place Campo di Fiore, il passait en revue l’armée du Saint-Siège déjà réorganisée par ses soins.

En cette étonnante Renaissance italienne, où les caractères, les personnalités se marquent avec une prodigieuse énergie, le pape Jules II surgit avec un relief presque effrayant. Il avait soixante-deux ans quand, le 1er novembre 1503, le Sacré Collège le porta sur le trône de saint Pierre ; et voilà ce prêtre, au seuil de la vieillesse, qui apparaît brusquement au monde stupéfait en une activité d’une violence, d’une turbulence, d’une impétuosité qui auraient surpris chez un homme jeune, chez un condottiere rompu au métier des armes. Jules II va remplir l’Italie d’un tumulte et d’un vacarme incessants.

Jules II fut assurément grand politique et grand homme d’Etat, à la mesure des idées de son temps, un temps où Machiavel posait César Borgia en modèle du Prince. Le pape ne manque pas de bonne foi, écrit à la marquise de Mantoue un de ses correspondants, mais il faut que cela convienne à ses projets.

Jules II était vaillant, résolu, infatigable. L’âme en lui commandait au corps, une âme débordante de vie et d’énergie dans un corps épuisé qui tirait sa force de l’âme ferme, impérieuse dont il était dominé.

En ses vieux jours, Jules II avait gardé la coquetterie d’un jouvenceau. Quand il fit saisir la splendide garde-robe de César Borgia, le pape n’hésita pas à s’en attribuer les pièces de choix. On le voit faire trophée, devant le cardinal de Portugal, d’un manteau de soie verte pris dans la garde-robe du fils d’Alexandre VI. Il payait d’une somme considérable pour le temps — deux cents florins — une garniture de lit en soie rose. Il avait pour tailleurs, un Français qui l’habillait à la française et un Italien qui le costumait à l’italienne. Au second il faisait solder, en 1512, une facture de 480 ducats, dans un moment où le trésor pontifical se trouvait en une telle détresse que le pape devait envoyer à la fonte son argenterie.

Comme Alexandre VI, Jules II avait la passion des bijoux et des bagues précieuses. Dès après son avènement, il publia un édit faisant défense aux dames romaines de porter plus de deux bagues à leurs doigts ; mais lui-même en avait les mains chargées. Aux grands financiers d’Augsbourg, les Fugger, Jules II acheta un seul diamant au prix de 1.800 ducats, en valeur actuelle, trois millions de francs !

Le Saint-Siège disposait d’un admirable trirègne — ou tiare si vous aimez mieux. Il provenait du pape Paul II ; à Jules II il ne suffisait pas. Il s’en fit faire deux autres, dont l’un par le célèbre ciseleur Francesco Foppa : étincellement d’or et de diamants. Un contemporain écrit qu’on ne pouvait le comparer qu’à la voûte céleste quand les étoiles y brillent d’un vif éclat. On peut voir cette tiare reproduite par Rafaël en ses fresques du Vatican et en la statue tombale qui figure Jules II à Saint-Pierre-aux-Liens, au-dessus du Moïse de Michel-Ange. Alexandre VI aimait acheter perles et bijoux pour parer sa fille Lucrèce ; Jules II, qui avait également une fille, Donna Felice, mariée au préfet de Rome, ne la comblait pas de perles et de bijoux, mais la convoquait au Vatican pour lui faire admirer ceux dont lui-même avait orgueil à se couvrir.

Comme Alexandre VI Jules II aimait les fêtes, les ripailles, le théâtre. Dans la cour du Vatican il organisa des courses de taureaux.

Comme Alexandre VI Jules II était gros mangeur. E una terribile cosa come mangia Sua Santité, Chose terrible que la manière dont mange Sa Sainteté, écrit à la marquise de Mantoue un serviteur de son fils Frédéric. Et il buvait plus encore malgré la goutte qui le faisait souffrir. On était sûr de lui plaire par l’envoi d’un tonnelet dé malvoisie. Nous n’avons de pape que jusqu’à midi, disaient les Romains voulant marquer que, cette heure passée, leur pontife vaguait dans les vignes du Seigneur ; mais sans doute exagéraient-ils.

Jules II était passionné chasseur. Grossino, serviteur du jeune Frédéric de Gonzague, écrit encore : Le pape a chassé plusieurs jours à Ostie, en compagnie du signor Frederico. Sa Sainteté était toute joyeuse chaque fois qu’Elle abattait un gros faisan. Elle le montrait à tous en riant aux éclats.

En la sublimité du trône pontifical, Jules II conserva l’âme du batelier ligure, rude, entier, brutal, fruste et grossier. Son caractère était inflexible, au point que de sa pensée même il no parvenait à le faire plier. On le voyait la main armée d’un bâton, mais qui ne servait pas seulement à guider ses pas sexagénaires ; que de fois n’en frappa-t-il pas sur les épaules, voire sur la tôle, un contradicteur importun. En son palais du Vatican, quelque ambassadeur lui tenait-il un propos qui ne lui agréait pas, le pape lui tournait le dos. Un de ses secrétaires lui soumettait-il des lettres dont la teneur ne répondait pas à son désir, il lui lançait à la figure et les papiers qu’il lui présentait et ses propres lunettes. Il fut le premier pape qui laissa pousser sa barbe, cette longue bougrisque, barbe dont Rabelais fut estomaqué. Tel Rafaël l’a peint en un portrait aujourd’hui à Florence et dont un contemporain, Vasari, parle ainsi :

Rafaël fit un portrait du pape, si vivant et si vrai qu’on est saisi de crainte en le voyant, comme si l’on se fût trouvé en face du modèle. Francesco Vettori, ambassadeur de Florence à Rome, dit de Jules II qu’il fut en ses entreprises plus heureux que prudent, plus hardi que courageux, ambitieux et avide de grandeur au delà de toute mesure. Jules II voulait porter la papauté à une hauteur sublime, d’où elle apparaîtrait aux peuples, non plus seulement en dominatrice spirituelle de la Chrétienté, mais en suzeraine temporelle. Le pape, dit l’orateur vénitien Domenico Trevirano, veut être seigneur et maître du jeu du monde. — Il pape vuol essere il signore e maestro del gioco del mondo. — Le vieux rêve de Boniface VIII, mais qui allait trouver pour sa réalisation, une tout autre volonté, une tout autre énergie.

Il résolut de chasser de la péninsule les puissances étrangères qui y avaient pris pied : les Français du Milanais, les Espagnols du royaume de Naples, les Allemands qui s’y étaient généralement installés à la faveur de la fiction historique du saint Empire romain germanique. D’où son cri célèbre : Fuori gli barbari ! Dehors les barbares !

Son premier soin, après son avènement, fut de dépouiller César Borgia — dont il célébrait naguère la vertu et auquel il devait pour une grande part son élection, — des domaines et, généralement, de tous les biens dont son père l’avait comblé. Nous venons de le voir paré des plus belles frusques trouvées dans la garde-robe du fils du pape défunt, après qu’il eut contraint César à restituer les forteresses où il avait mis garnison.

Dès le 3 janvier 1504, le nouveau pape déclarait que son devoir était de recouvrer les terres et domaines que le temps avait permis d’usurper sur le patrimoine de l’Eglise. Il est vrai que son imagination donnait à ce patrimoine des dimensions très étendues. Jules II s’était, du premier jour, déclaré l’adversaire de tout ce qu’avaient fait Alexandre VI et son fils César ; pour marcher ensuite dans les voies qu’ils avaient tracées.

En France, le 7 avril 1498, Louis XII avait succédé à Charles VIII. Le nouveau pape s’empressa de faire valoir auprès du nouveau roi son dévouement à la couronne de France. N’avait-il pas été jusqu’à accompagner personnellement Charles VIII en son invasion d’Italie ? Louis XII, bon et confiant, se laissa convaincre et alla jusqu’à mettre à la disposition du pape, pour la réalisation des projets que celui-ci lui exposait, — avec de prudentes réticences — une troupe de 8.000 hommes.

Et voilà notre pontife qui se met casque en tête, cuirasse au dos et, bravement, s’en va-t-en guerre. Le 26 août 1506, il prend le commandement de 600 lances, 1.200 arbalétriers, suivi d’un rouge état-major de cardinaux. Ses premiers desseins portaient sur Pérouse et l’Ombrie où commandaient les Baglioni. Accompagné de son fils, de son gendre et de ses cardinaux, il fit, dans Pérouse, le 12 septembre 150G, une entrée conquérante. Les Baglioni furent contraints d’avouer la suzeraineté pontificale. Mais voilà notre Jules II qui, tout à coup, fait explosion. Il est hors de lui. De Forli, le 18 octobre, il lance contre Giovanni Bentivoglio, dynaste de Bologne, un anathème d’une violence folle. Bentivoglio et les siens sont déclarés rebelles à l’Eglise, coupables de lèse-majesté. S’ils ne se soumettent dans la neuvaine, abandonnant leurs palais, quittant la ville, licenciant leurs troupes, ils seront, du seul fait, frappés d’excommunication, leurs biens confisqués, leurs meubles abandonnés à qui s’en emparerait, leurs personnes déclarées esclaves de qui s’en saisirait, leurs sujets affranchis vis-à-vis de toutes et quelconques obligations. Les étudiants de ^université de Bologne qui ne l’abandonneraient pas seraient, eux aussi, frappés d’interdit. Quant aux princes, capitaines, soldats, qui, dans ces circonstances viendraient en aide à l’Eglise — lisez à Jules II — ils recevraient, en retour, des lettres d’indulgence plénière. Quatre messagers eurent mission d’aller afficher dans la ville même de Bologne ce beau document ; dangereuse mission, mais le pape gardait par devers lui, en otages, les huit représentants que Bentivoglio lui avait adressés.

Après avoir lu ce texte flamboyant issu de la chancellerie pontificale, le bon Louis XII ne put s’empêcher de conclure :

— Le pape a trop bu.

Le pape était avec son état-major à Imola quand il apprit que Bologne lui ouvrait ses portes. Exultant d’orgueil, il fit tirer le canon ; des comédies préparées à l’avance, où ses adversaires étaient couverts de railleries, furent jouées devant un auditoire complaisant, où lui-même, au premier rang, applaudissait de tout cœur.

Jules II fit dans Bologne, le II novembre 1506, une entrée de triomphateur antique. Vêtu de satin blanc, il passa sous vingt-deux arcs de triomphe. L’un de ses trois trirègnes, scintillant de pierreries, avait remplacé le casque d’acier. Sur la foule prosternée, le vainqueur répandait de menues pièces d’argent. Une délégation des juifs de la ville vint lui présenter des branches d’olivier.

Erasme, le paisible philosophe, qui se trouvait à Bologne, en écrit, attristé : Je ne pouvais m’empêcher de gémir en comparant ce triomphe, que des princes séculiers eux-mêmes auraient jugé trop lourd pour eux, à la tranquille majesté des apôtres convertissant le monde par la doctrine du Christ.

Le vieux Bentivoglio avait pris la fuite avec sa femme Ginevra et ses enfants.

Les franchises accordées par le pape Nicolas V à la ville de Bologne furent déclarées abolies ; les Bolonais contraints de verser au. pape 30.000 ducats d’or, tandis que Ginevra, la noble épouse du Bentivoglio mourait de détresse (16 mai 1507) et qu’à sa dépouille étaient refusées prières et bénédictions, car la malheureuse avait été excommuniée avec son mari.

Il convient de reprendre ici une remarque qui a déjà été faite. Jules II va renouveler contre tous ceux qu’il considérera comme ses adversaires, les procédés qu’il vient de mettre en usage contre les Bolonais. Certes, il était licite au pape, prince séculier, de mettre en action des hommes de guerre ; il pouvait également, comme chef suprême de l’Eglise, se servir de l’excommunication contre ceux qu’il estimait avoir rompu avec l’orthodoxie ou la morale ; mais il se rendait coupable d’un abus, et qui n’avait jamais été toléré, en attaquant ses adversaires tout à la fois par les armes d’un prince séculier et par celles d’un prince de l’Eglise. La frivolité et les scandales mondains de la cour d’Alexandre VI furent assurément pour quelque chose dans, la naissance et le développement du protestantisme qui porta à l’Eglise romaine un coup dont les conséquences ont été infinies ; mais les procédés d’une politique brutale, haineuse et trop souvent inique, telle que la pratiqua Jules II, n’y ont pas eu moindre part.

Le retour à Rome du pape vainqueur fut marqué de manifestations qui dépassèrent tout ce que l’on avait vu dans les splendeurs du règne d’Alexandre VI et de son fils César. Pour en rejoindre l’équivalent, il aurait fallu remonter aux plus fastueuses journées de l’empire romain.

L’entrée du pape casqué dans Ma Ville Eternelle se fit le dimanche 28 mars 1507, jour des Rameaux. Pour la description qui suit, nous nous sommes inspirés du beau livre d’Emmanuel Rodocanachi.

Le patriciat romain avait dressé de nombreux arcs de triomphe, ornés de tableaux, de statues, d’emblèmes, de vers et de devises Tyrannorum expulsatori, à la gloire de celui qui expulse les tyrans ; devises parmi lesquelles se répétait la phrase célèbre de l’autre Jules : Veni, vidi, vici. Les rues étaient semées de fleurs. Sur un char attelé de chevaux blancs étaient placés des enfants de blanc vêtus avec des ailes d’anges, qui présentèrent des palmes au pape, les palmes de la victoire, tout en chantant des vers à sa gloire et à sa valeur. Un peuple de prélats, de nobles, d’officiers escortaient le triomphateur. Le cortège est décrit par l’auteur du célèbre pamphlet Julius exclusus (Jules II exclu du paradis) : Jamais, dit-il, on ne vit tant de cardinaux couverts de pourpre sonore, suivis par tant de serviteurs, tant de chevaux mieux harnachés que les chevaux de rois, tant de mules couvertes de lin, d’or et de pierreries et dont quelques-unes étaient ferrées d’or et d’argent. Le pape était assis sur un siège d’or porté par des soldats ; aux mouvements de sa main, le peuple se prosternait à terre. Entendez le crépitement des bombardes, les sonneries des buccines, les détonations des canons, les cris de la foule en délire. Les yeux sont éblouis par l’éclat des torches qui grésillent et par les feux de joie.

Mais Luther, en son Antithesis Christi et Antichristi (Opposition entre le Christ et l’Antéchrist), ne manquera pas de tracer le parallèle entre cette fastueuse entrée d’un pape casqué dans la ville des Césars, et l’entrée douce et humble du Christ, fils de Dieu, ce même jour des Rameaux, en la ville de Jérusalem, pieuse, humble, recueillie.

Après avoir ainsi conquis, avec l’appui du roi de France, l’Ombrie et le Bolonais, Jules II tourna ses regards vers les Romagnes dont César Borgia s’était emparé sous l’autorité d’Alexandre VI et vers lesquelles les Vénitiens, après la chute de César, avaient dirigé leurs convoitises, s’emparant sans autre procédure des villes de Rimini, Ravenne, Imola, Cervi, Faënza, Forli, pour s’en faire une ligne de défense et contre les Lombards et contre les Romains ; mais ces villes et leurs territoires éveillaient pareillement les convoitises pontificales.

Ajoutez l’hostilité traditionnelle de la république de Gênes contre celle de Venise, par rivalité maritime et commerciale. Julien della Rovere était Génois. Mais les forces dont disposait la Seigneurie vénitienne l’emportaient d’une manière écrasante sur celles que Rome aurait pu mettre en ligne :

— Je réduirai votre Venise au hameau de pêcheurs dont elle est issue, disait le pape à l’orateur Pisani.

A quoi le Vénitien répondait :

— Nous ferons de Votre Sainteté un curé de village.

Et Jules II, avec sa rouerie coutumière, des ruses sournoises, d’entamer des négociations en vue de former une ligue contre la puissante république des lagunes ; ce qui aboutit à cette ligue de Cambrai (10 décembre 1508), dont il a été question. Sous le patronage du Saint-Siège, France, Espagne et Autriche, auxquelles viendront se joindre les principautés, de Ferrare, de Mantoue et d’Urbin, s’alliaient contre les Vénitiens.

Jules II ouvrit les hostilités en son style familier, on veut dire par des sentences d’interdit contre ses adversaires, accusant les Vénitiens d’unir l’habileté du loup à la férocité du lion et d’écorcher la peau en arrachant les poils, ce qui était motif évident à excommunier les gens. Les Français renforcèrent les foudres pontificales en la journée d’Agnadel (14 mai 1509) : , écrit Saint-Gelais, fut vaincue une nation de gens sages, puissants et riches qui n’avaient onques été dominés depuis Attila.

Venise est vaincue. Pour Jules II le but est atteint. Il a ce qu’il désire. Là-dessus il se dit qu’il fallait se garder de trop abaisser la République de Saint-Marc : elle était appelée à le servir en sa politique et les Français qui, jusqu’alors, lui avaient été d’un si bon secours, pourraient bien à leur tour devenir gênants. Louis XII n’était-il pas maître du Milanais ; que s’il parvenait à y joindre l’empire vénitien, il se trouverait, dans le nord de l’Italie, à la tête d’une puissance contre laquelle se briserait l’ambition de la Cour de Rome. Et voilà le gaillard qui, doucement, cauteleusement, sournoisement change de gants et de politique. Ses conquêtes lui sont assurées, grâce aux Français ; il ne s’agit donc plus que de se débarrasser d’eux.

Jules II délègue auprès de Louis XII le jeune cardinal Àlidosi, pour lequel il professe, non seulement une confiance mais une tendresse toutes particulières. La mission d’Alidosi consiste à persuader au roi qu’après leur belle victoire commune, le Saint-Siège et la couronne de France ne peuvent plus que nouer leur alliance d’une manière de plus en plus étroite. La présence du roi est-elle encore nécessaire en Italie, où le Saint-Siège veillera sur les intérêts français comme sur les siens propres ? Louis XII était bon homme ; le cardinal a tôt fait de le convaincre ; il repasse les Alpes avec son armée et le pape, sans différer, commence par déclarer qu’il lève l’interdit dont il a frappé les Vénitiens.

— Mais, Saint-Père, objectaient à Rome les cardinaux français, cet interdit est formellement stipulé en l’un des articles du traité de Cambrai.

Jules II leur tourna le dos.

Ces Français, grommelait-il, ont la prétention de faire de moi le chapelain de leur prince. — Questi Francesi voleno pur ch’io sia capellano del suo re. Sur quoi, le 15 février 1510, sans autre scrupule, Jules II conclut avec les Vénitiens sa paix séparée, comme nous disons aujourd’hui ; dix jours après on assistait, sur le perron de la basilique vaticane, à une bien belle cérémonie :

Devant la vieille église, à moitié démolie déjà par le Bramante, cinq représentants de la Seigneurie vénitienne en leurs' longues simarres cramoisies s’agenouillaient aux pieds de Sa Sainteté. Le pape touchait chacun d’eux sur l’épaule d’une longue baguette d’or, tandis que retentissait le chant du Miserere. Le représentant de Dieu sur terre accordait son pardon à la République de Venise et en relevait les sujets de l’excommunication dont il les avait frappés.

Et ce même pontife, qui disait peu de temps passé à l’orateur vénitien qu’il réduirait sa patrie à une bourgade de pêcheurs, lui déclarait à présent :

— Si votre Etat n’existait pas, il faudrait l’inventer !

Jules II somme brusquement Alfonse d’Este, duc de Ferrare, de cesser toute hostilité contre les Vénitiens et de rompre son alliance avec la couronne de France. Le duc de Ferrare envoie à Rome, en manière d’orateur, l’auteur du Roland furieux, l’Arioste, dans tout l’éclat de sa gloire ; celui-ci essaie de faire valoir auprès du Souverain Pontife les engagements pris par son maître envers Louis XII, qui lui a toujours été un allié fidèle ; en manière de réponse le pape menace le malheureux poète-ambassadeur de le faire jeter dans le Tibre, et comme le duc Alfonse maintient sa prétention de se conduire en honnête homme, le pape lance contre lui une excommunication furibonde, le déclare dépouillé de tous droits sur sa couronne et sur ses Etats qui sont réunis au territoire de l’Eglise ; le duc est proclamé déchu de tous titres, honneurs et dignités, ainsi que tous les siens ; ses partisans, alliés et adhérents sont tous également frappés d’interdit, par quoi le pape atteignait le roi de France lui-même (9 août 1510).

A ces étonnantes nouvelles le bon Louis XII tomba dans la stupéfaction qu’on imagine. L’excellent homme n’était pas au bout de ses surprises. Jules II ne perdait pas de temps :

Le coq gaulois veut mes poules, il ne les aura pas.

A sa coutume, il jurait comme un timbalier :

Par le sang Dieu ! je chasserai les Français par delà les frontières, et au delà, et si je devais terminer la guerre tout seul !

Jules II se procure l’alliance de Ferdinand d’Aragon en lui donnant, contrairement aux prétentions françaises, l’investiture du royaume de Naples que revendiquait Louis XII. Le 4 mars 15.10, il passe un traité avec les cantons helvétiques, s’assurant pour cinq ans le concours de leurs légions composées de soldats qui, depuis Granson et Moret, avaient renom d’être les premiers du monde. Ils conquerraient l’univers, déclarait Machiavel. C’est de ce moment que date la Garde suisse du Vatican, aux couleurs noir, rouge et jaune, et toque de velours noir. Et, pour renforcer cette valeur guerrière, voilà notre pontife qui se met à lancer, directement cette fois, des sentences d’excommunication contre ce pauvre Louis XII, dont il n’a reçu que des bienfaits et contre tous ceux qui lui viendraient en aide.

De Jules II les Français ont été sans arrêt les protecteurs, les soutiens ; c’est auprès d’eux qu’il a trouvé asile contre Alexandre VI ; il leur doit sa carrière, son pontificat, ses conquêtes, Pérouse, Bologne, son triomphe sur les Vénitiens ; c’est lui, Jules II, qui, à deux reprises, a appelé les Français en Italie, accompagnant personnellement leur armée en leur première invasion, et voici qu’ayant tout ce qu’il pouvait attendre d’eux, le pape se dresse contre ses auxiliaires, par une soudaine volte-face. Voyez-le, du haut de la chaire de Saint-Pierre, agiter ses bras frémissants, criant à pleine gorge :

— A bas les Français !

Il proclame licite de tuer tout Français qu’on rencontre ; il déclare que les foires de Lyon sont pour l’avenir transférées à Genève ; pour éviter qu’un Français puisse à l’avenir monter sur le trône de saint Pierre, il fait une nouvelle promotion de huit cardinaux, dont six italiens, un anglais pour flatter Henry VIII et un suisse en compliment à ses nouveaux alliés, les cantons helvétiques.

Qu’il se soit trouvé des écrivains allemands, dans leur haine de la France, pour approuver cette belle politique, passe encore ! Mais que des Français aient pu, en cette affaire, prendre le parti de Jules II contre Louis XII, voilà qui confond l’imagination.

A Rome, le cardinal de Castelnau-Clermont-Lodève, archevêque d’Auch, ému par les virulentes apostrophes du Souverain Pontife contre les Français, crut prudent de prendre la fuite ; mais il fut arrêté à la porte del Popolo et jeté dans les prisons du fort Saint-Ange (29 juin 1510). Les Français qui l’avaient assisté dans sa tentative furent bâtonnés ; et comme les cardinaux italiens eux-mêmes intercédaient auprès du pape en lui faisant observer que la charte, jurée par lui au moment de gravir les marches du trône de saint Pierre, lui interdisait l’incarcération d’un cardinal :

— Auch mériterait d’être écartelé et sa détention sera longue.

Le retentissement des lettres d’interdit publiées contre le royaume de France eut grand écho dans le pays. A la Cour, la reine Anne de Bretagne en était hors d’elle. La bonne dame se voyait déjà en enfer. Il convient d’ajouter que, dans cette circonstance, comme au reste dans les circonstances analogues, notamment lorsque, sur la fin du XIIIe siècle, il s’agit de résister aux exigences que Boniface VIII prétendait imposer à Philippe le Bel, le clergé de France, dans son immense majorité, comprit son devoir et se rangea autour de son roi. Un synode fut réuni à Orléans, un autre à Tours. Guillaume Briçonnet, cardinal de Saint-Malo, s’y éleva avec éloquence contre la politique pontificale. Le pape n’avait pas le droit, lui, le représentant du Christ sur terre, de se transformer on brandon de discorde, excitant, ameutant les Etats divers et les princes de la Chrétienté les uns contre les autres. Les censures lancées par lui contre les Français étaient sans valeur.

Jean de Ganay, premier président du Parlement de Paris et chancelier de France, parla au nom du roi :

Qui, seul, a été l’agresseur ? — Le pape. Une ligue avait été conclue à Cambrai qui servit les desseins du pape contre Venise, contre Bologne. Par une perfidie véritable, le pape l’a rompue. Il a envahi les terres que le roi possédait en Italie à raison de son duché de Milan ; il a envoyé des brefs au roi d’Angleterre — Henry VIII ! — pour lui dire qu’il était prêt à lui reconnaître la propriété de la couronne de-France.

Après quoi le clergé de France vota à son roi un subside de 260.000 livres pour les besoins de la lutte contre Rome (septembre 1510).

Un nouveau synode se réunira à Lyon en mars 1512 où le clergé français décidera d’en appeler de la conduite de Jules II à un concile général, ce qui valut au cardinal Briçonnet, qui le présida, de nouvelles lettres d’excommunication dont Louis XII s’empressa de le consoler en le plaçant à la tête de la grande abbaye Saint-Germain-des-Prés et en le nommant gouverneur du Languedoc.

Le Parlement, de son côté, avait étudié et arrêté les mesures de défense à prendre contre l’agression romaine, tous les articles de la Pragmatique de Charles VII étaient remis en vigueur, ainsi que les décisions du concile de Bâle. Une ordonnance du 16 août 1510 interdit aux sujets du roi de se pourvoir en Cour de Rome pour quelque motif que ce fût.

A l’exemple du clergé et de la magistrature, le peuple de France se serra autour de son roi. Durant le carnaval, le 24 février 1512, fut jouée aux halles de Paris la fameuse sotie de Pierre Gringoire (Gringore), le Jeu du prince des sols, suivie de la moralité de l’Homme obstiné (Jules II). Le rôle de Mère sotte, qui figurait l’Eglise incarnée par Jules II, était tenu par Gringoire lui-même. L’Eglise ne connaît plus qu’hypocrisie et parjure :

La bonne foi c’est le vieux jeu...

Contre le roi de France le pape saura tout brouiller :

Je trouverai inventions

De mutiner princ’ et prélats...

Et il part en guerre :

Prélats debout ! alarme ! alarme !

Abandonnez église, autel...

Cependant que le peuple, représenté par Dame commune, craint les suites d’une lourde guerre, deuils et charges financières ; mais si le roi doit se résigner à tirer l’épée, c’est pour fixer plus fermement la paix.

En la moralité de l’Homme obstiné, se trouve la fameuse ballade qui fait parler Jules II :

Mais qu’est ceci ? D’où se peut-il venir

D’estre pervers et ne vouloir tenir

Compte de Dieu, ne d’homme, ne de diable !

Je ne me puis de mal faire abstenir,

Mes promesses ne veux entretenir,

Ainsi qu’un Grec suis menteur détestable,

Comme la mer inconstant, variable.

Luna régnait l’heure que je fus né

(Lunatique, je suis né sous le signe de la lune)

Je suis ainsi qu’un Gènevois (Génois) traictable :

Regardez-moi, je suis l’Homme obstiné.

—————

Je ne veux droit ne raison soutenir,

Les innocents prends plaisir à punir,

Bref, je commets maint péché exécrable

D’avecque moi saincleté veux bannir,

A simonie me joindre et me honnir ;

De mon âme ne suis point pitoyable

(Je n’ai aucune pitié de mon âme)

Il m’est avis que je suis permanable (éternel)

En ce monde maint mal ai machiné ;

De tous humains suis le plus redoutable

Regardez-moi, je suis l’Homme obstiné.

—————

Pillards, pendards, menteurs veux retenir,

Ma promesse leur est irrévocable

Ainsi qu’un vieux cheval je veux hennir,

Il me semble que je dois rajeunir

Et que au monde serai toujours durable

(que je ne mourrai pas)

Peuple français je ferai misérable

Car contre lui suis si fort indigné,

Que transgloutir le voudrais comme un able (ablette).

Regardez-moi, je suis l’Homme obstiné.

 

L’envoi se réfère au renom d’interminable buveur que s’était acquis le pape Jules II :

Prince Bacchus, par art médicinable,

A mon museau si bien médiciné

Qu’en perds le sens ; j’aime bien longue table ;

Regardez-moi, je suis l’Homme obstiné !

 

En son Essor de paix le poète revient sur le même sujet :

Les biens mondains font prélats imparfaits.

Celui qui tient la place de saint Pierre

Sans armes doit régner en servant Dieu ;

mais le pape ne connaît que bannières, guidons et étendards et ses processions sont monstres (revues) de soudards.

La guerre est engagée. Les armées pontificales ont pour généraux deux cardinaux, et pour généralissime Sa Sainteté en personne qui délaissoit la chaire de Saint-Pierre pour prendre le titre de Mars, desployer aux champs les trois couronnes (le trirègne) et dormir ès eschauguettes et Dieu sait comment ses mitres, croix et crosses estaient belles à voir voltiger parmy les champs. (Du Plessis-Mornay.)

Notre pape, note Guichardin, n’a retenu du Pontife que l’habit et le nom. Et Rabelais : Je l’ai vu, non aumusse mais armet en tête, et l’empire chrétien estant en paix lui seul faire guerre félonne et très cruelle. Jules II était tout feu tout ardeur. Il allait répétant :

— On verra si je n’ai pas les — en italien coglioni — aussi grosses que celles du roi de France !

Au siège des villes, il animait les soldats par l’amorce du pillage. Le savant humaniste Guillaume Budé l’a appelé chef sanglant de gladiateurs. Le Maire des Belges le peint tout martial et rébarbatif en son harnois, persévérant en une guerre qui lui convient comme danse à un moine. Il avait résolu la conquête de Ferrare, mais ses capitaines lui conseillèrent de commencer par le siège de la Mirandole considérée comme la clé du duché. Et voilà le pontife en personne, le vicaire du Christ contre une ville chrétienne, s’écrie Guichardin, chose non jamais advenue, lui vieux et malade, en une guerre par lui suscitée contre les princes chrétiens, si aheurté, si impétueux que rien ne se faisait assez tôt, à crier après les capitaines, toujours en furie, logé près de la batterie, jusque-là que deux hommes lui sont tués de sa cuisine, quelque remontrances que ses cardinaux lui fissent du scandale dont il se chargeait.

Il couchait tout habillé et comme ses entours le suppliaient de ne pas s’exposer comme il le faisait :

— J’attendrai d’avoir reçu un boulet sur la tête pour m’en aller.

Au fait c’est ce qui faillit lui arriver le 18 janvier 1511, en une bicoque lès San Giustinio.

Le spectacle n’était pas banal de cette petite ville défendue avec une vaillance et une énergie admirable par une femme, Francesca Trivulzio, veuve du comte Louis, une Pic de la Mirandole, et assiégée avec non moins d’énergie et de vaillance par un pape septuagénaire.

Jules II allait de tranchée en tranchée, rectifiant le tir des bombardes, faisant bon cœur aux hommes qui souffraient des intempéries de la saison : l’hiver était d’une rigueur exceptionnelle ; mais le pape vieux, valétudinaire, ne cédait pas. On le voyait debout, parmi ses hommes, couvert d’un blanc manteau de neige. Julien Klaczko décrit un tableau qu’il vit en une petite ville italienne, représentant le pontife en ces circonstances. L’œuvre, d’un art médiocre, semble bien avoir été faite sur place. Le costume du pape n’a plus rien de religieux : une ample grosse houppelande des pieds au menton recouvre l'armure de métal. Sur la tête un casque, mais qui se couvre lui aussi sous un énorme capuchon de laine grise. Le pontife avait laissé pousser sa barbe qui n’avait pas encore pris des dimensions à lui donner l’air d’un ours comme décrira l’orateur Mantouan. L’expression et l’aspect du personnage sont hirsutes et bougons.

A deux reprises Je Souverain Pontife faillit tomber entre les mains de ses ennemis. Une première fois il s’en fallut de peu qu’il ne fût pris' par Chaumont d’Amboise, gouverneur du Milanais, qui commandait l’armée française ; la seconde fois il s’en fallut de moins encore que notre bon chevalier Bayard ne s’emparât de lui. L’aventure est racontée en traits charmants par le Loyal serviteur.

Bayard avait dressé une embuscade au delà du château de San Felice où le pape avait passé la nuit. L’affaire manqua car le mauvais temps fit reculer l’heure où le pontife devait se mettre en route. Mais il n’y manqua que d’un cheveu. Dans la plus grande hâte et frayeur le pape battit en retraite. Subitement et sans aide, raconte le Loyal Serviteur, sortit de sa litière et lui-même aida à lever le pont-levis du château : qui fut fait d’un homme d’esprit, car s’il eût autant demeuré qu’on en mettrait à dire un Pater noster, il était croqué.

Le bon chevalier sans peur et sans reproche s’en revint tout mélancolié d’avoir manqué si beau coup ; il ne disposait d’aucune artillerie pour le siège de la place ; et le pape, de son côté, trembla la fièvre tout le long du jour de la belle peur qu’il avait eue.

Mirandole capitula le 21 janvier 1511. Le pape était si impatient d’y pénétrer qu’il ne put attendre qu’on eut dégagé les portes de la ville qui avaient été barricadées. Il fallut, dans un panier, le hisser au haut des remparts.

Le lendemain, Balthazar Castiglione, le fin, le délicieux diplomate, dont Rafaël a peint un si beau portrait que nous avons au Louvre, venait apporter au Pontife les félicitations du duc d’Urbin. Klaczko sourit au tableau que devait former ce charmant diplomate, tout d’élégance, de raffinement et de bonne grâce, haranguant un pape casqué, botté, cuirassé et qui ne s’exprimait plus qu’en propos de salle de garde.

De Mirandole, Jules II retourna à Bologne pour y célébrer un nouveau triomphe (6 avril 1511). Si nous en croyons Pâris de Grassis, le peuple s’émerveilla de voir le vieux pontife infirme chevaucher un cheval fringant et qu’il maîtrisait comme un jeune cavalier. Il était précédé par le Saint-Sacrement et suivi de douze cardinaux. Après quoi il passa l’hiver en négociations et en voyages dans les Romagnes, mettant les villes en état de défense, par la neige, la tempête, la pluie et le vent, véhiculé en un lourd chariot que traînaient des bœufs blancs.

La guerre cependant coûtait cher au trésor pontifical qui se trouva dans une telle détresse que le pape dut mettre en gages, entre les mains d’un riche banquier siennois, Agostino Chigi, le trirègne de Paul II contre un versement de 40.000 ducats ; il est vrai que, l’an d’après, il envoyait son barigel (chef des archers) reprendre le trirègne chez le banquier, avec ordre de s’emparer du personnage lui-même s’il faisait difficulté à rendre le dépôt. Chigi n’entendit plus parler de sa créance.

A l’approche de la belle saison, les hostilités reprirent activement. Chaumont d’Amboise, qui commandait l’armée française, était mort le 11 février 1511. Il eut pour successeur le maréchal Trivulzio — que les textes français nomment Trivulce — père de la comtesse Francesca de la Mirandole que nous avons vue défendre avec tant de vaillance le petit Etat dont elle portait le nom.

Trivulzio parvint à faire soulever le peuple bolonais contre le gouvernement pontifical. Le 21 mai 1511 vit chasser le légat du pape et rentrer Bentivoglio à son tour en triomphateur. La grande statue du pape Jules II par Michel-Ange fut renversée par le peuple ; en une plaisante ironie le duc Alfonse d’Este, que le-pape avait excommunié pour sa fidélité au roi de France, fit fondre le bronze et transforma la statue en l’un des plus beaux canons de sa célèbre artillerie et qu’il dénomma en l’honneur du pontife la Giulia. Alfonse d’Este reprit Modène, Reggio dont le pape l’avait dépouillé ; la comtesse Francesca rentra dans la Mirandole. La situation semblait retournée, d’autant que Louis XII plaçait à la tête de son armée un capitaine de génie, Gaston de Foix, grand capitaine, dit Guichardin, avant d’avoir été soldat.

Pour se défendre contre les sentences ecclésiastiques du pape, Louis XII avait réuni un concile à Pise, conformément aux décisions prises par l’assemblée du clergé de France ; mais, pour y prendre part, il n’y eut guère que des prélats français. Le 19 janvier 1512, les Pères du Concile citèrent le pape à comparaître devant eux et, le 21, ils le déclarèrent suspendu pour contumace.

Sur quoi Jules II déclara excommuniés tous ceux qui avaient pris part à l’assemblée et jeta l’interdit sur le peuple pisan lui-même, qui en devint hostile à ses hôtes. Le 18 juillet 1511, le pape convoquait de son côté un concile au Latran. L’hostilité des Pisans fit transporter la concile de Louis XII à Milan ; de Milan, nous le voyons émigrer à Asti ; on ne l’appelait plus que le conciliabule. D’Asti, le concile français fut enfin transféré à Lyon où il acheva de se désagréger. Tandis que Jules II mettait non seulement le roi de France et ses collaborateurs, mais la France tout entière en interdit.

Au début du mois d’août 1511, le bruit s’était répandu dans Rome que le pape expirait au Vatican. Il avait attrapé les fièvres au cours de sa dernière chasse à Ostie. Et les grands féodaux, les Colonna, les Orsini, les Savelli, les Conti, de monter au Capitole. Ils en appelaient au peuple. Le jeune évêque d’Ostie, Pompeo Colonna, peint en termes enflammés la décadence de Rome, sa dégradation sous la tyrannie papale. Régime abject. Rome est devenue l’esclave d’hommes paresseux et dépravés. Il faut rétablir l’ancienne république !

— Peuple aux armes ! au château Saint-Ange !

Mais voici qu’arrive la nouvelle qu’au Vatican le pape s’est rétabli. La place se vide, les conjurés prennent la fuite, deux d’entre eux se réfugient en France.

Le concile du Latran se réunit le 3 mai 1512. Il se composa de quinze cardinaux, auxquels se joignirent les patriarches latins d’Alexandrie et d’Antioche, dix archevêques, cinquante-six évêques. Le roi de Naples, la seigneurie vénitienne, la république de Florence s’y firent représenter par des ambassadeurs. L’avocat du concile réclama l’abolition de la Pragmatique de Bourges ; le clergé de France serait mis en demeure de justifier sa conduite ; les anathèmes lancés contre Louis XII étaient renouvelés.

La situation de Louis XII, par l’énergie et l’habileté du Souverain Pontife, ne laissait pas de devenir critique. Le 5 octobre 1511, Jules II publiait la conclusion de la Sainte Ligue, qui réunissait contre la France, Rome, l’Espagne et .Venise, auxquelles l’activité diplomatique du Pontife ne tardera pas-à joindre encore le roi d’Angleterre et l'empereur Maximilien.

En France, l’horizon s’assombrissait. Le peuple souffrait des lettres d’interdit : plus de processions, ni de pardons, ni de fêtes, car les fêtes en ce temps étaient toutes religieuses. Les impôts croissaient d’une manière inquiétante ; ils triplaient en quelques années. Poussés par Rome, les Anglais apparaissaient à Boulogne, les Espagnols en Guyenne, les Suisses devant Dijon ; l’empereur Maximilien faisait des préparatifs pour envahir la Picardie.

Et c’est ainsi que, après la mort de Gaston de Foix, assaillis dans leur propre pays sur presque toutes leurs frontières, les Français avaient dû abandonner l’Italie. Dans la répartition de leurs dépouilles, le pape s’adjugea Parme et Plaisance détachées du Milanais ; mais Jules II, l’Homme obstiné du poète Gringoire, ne désarmait pas. Il voulait partager la France : le roi d’Angleterre recevrait la Normandie, la Picardie et la Bretagne ; la Suisse s’agrandirait du Lyonnais et du Dauphiné ; l’Empire allemand obtiendrait la Champagne ; quant au Saint-Siège et à Jules II lui-même, ils auraient Paris !

Le pape Jules II coula les dernières années de sa vie dans la gloire de ses triomphes, acclamé des Italiens émerveillés de l’énergie surhumaine avec laquelle ce vieillard de soixante-dix ans était parvenu à redonner à la puissance romaine sa grandeur antique. Naguère, observe Machiavel, il n’était baron, si petit fût-il, qui ne méprisât la puissance du pape, aujourd’hui un roi de France la contemple avec respect. Les poètes chantaient son règne qu’illustraient Rafaël, Bramante, Michel-Ange.

Jusque sur son lit de mort, Jules II roula dans sa pensée de vastes desseins. Il lui restait, à chasser les Espagnols du royaume de Naples. Il recommanda aux cardinaux qui se pressaient autour de son lit, de persister sans défaillance dans la lutte engagée contre le roi de France et ses complices ; ajoutant toutefois que s’il les anathématisait comme pape, comme prêtre il les absolvait. Le pape écarta de son lit sa fille Felice qui venait demander à son père expirant le chapeau de cardinal pour son frère utérin. Il déclara qu’il voulait des funérailles très simples, n’ayant été qu’un pécheur toute sa vie. Son dernier acte est représenté par la bulle qui instituait auprès du Saint-Siège l’école perpétuelle de chant, qui est devenue la célèbre Scola cantorum. Le 21 février 1513, à trois heures du matin, l’Homme obstiné rendit son âme à Dieu. Il était âgé de soixante-douze ans et avait régné neuf ans et trois mois.

Des jardins du Vatican, Jules II avait fait un lieu enchanteur. Par ses soins statues antiques, stèles et fragments d’architecture y furent répartis parmi les bosquets de mélèzes, d’orangers, de lauriers, de grenadiers, où se détachaient de place en place les longs pinceaux des cyprès noirs. Puis c’étaient de grandes volières où sautillaient, sifflaient, chantaient les oiseaux des contrées lointaines ; en d’autres, des aigles, l’air ennuyé, ouvraient leurs grandes ailes ; puis des parcs d’animaux exotiques, des piscines où brillaient les écailles chatoyantes de poissons rares et divers. Imaginez les cardinaux en robe de pourpre, les Romaines élégantes, l’acier luisant des* hommes d’armes, les gardes Suisses arlequinés de rouge, jaune et noir, mêlés à la verdure et à l’émail des fleurs.

La ville de Rome dut à Jules II une transformation qui se complétera sous Léon X. En voyant de nos jours Rome aux voies spacieuses, bien bâtie, bien ordonnée, nous avons peine à nous figurer ce qu’elle pouvait être au début du XVIe siècle : surprenant contraste entre les pompes, les magnificences de l’Eglise et la sauvagerie d’une grande partie de la société et du lieu : la ville était relativement peu peuplée, 40.000 âmes, une petite ville en somme, dans un espace immense.

La campagne, encore parcourue par les buffles sauvages, offrait aux voyageurs un lieu redouté. Les soldats mercenaires, brigands en temps de paix, et les brigands de métier en faisaient un coupe-gorge. Les rues mêmes de Rome, enchevêtrées, étroites, manquant de jour, n’étaient guère plus sûres. Machiavel écrit qu’on ne pouvait plus s’y aventurer à la brune.

Grande partie des maisons étaient encore en bois, avec auvents et balcons saillants, escaliers extérieurs surplombant la chaussée. Aux perches qui, d’une maison allaient buter contre celle d’en face, pendait du linge, sortant de la cuve, qui s’égouttait sur les passants. L’herbe croissait dans les rues comme en plein champ. Nombre d’entre elles s’entrecoupaient de fondrières.

Entre les murs de la ville, de place en place, des espaces incultes hérissés de ruines antiques où Benvenuto Cellini allait à la chasse aux pigeons sauvages ; des vignobles, des sillons où poussait le blé ; des jardins maraîchers comme ; vers la même époque, à Paris en notre quartier des Mares. Le bétail y paissait : bœufs, vaches, boucs et brebis.

Rabelais, en son voyage de Rome, décrit le Colisée qui se dresse dans un éboulis de colonnes et de statues avec de petits cabris folâtrant sur les blocs de marbre ; de grands bœufs ruminent dans l’herbe sur leurs genoux repliés.

Sous les voûtes de Saint-Pierre en construction, se ruèrent certain jour des taureaux apeurés et dont on eut grande peine à se rendre maître.

L’antique forum, devenu lieu de pâturage, en avait pris le nom de Campo Vaccino, le champ aux vaches, et le Mont Tarpéien était devenu le Campo Caprino des nombreuses chèvres qui y broutaient ; mais, au soir, il fallait rentrer tout ce bétail, car, aux heures nocturnes, les loups venaient rôder jusqu’aux abords du Vatican.

Le Quirinal était couvert d’oliviers sauvages sur lesquels se détachaient les beaux chevaux de marbre, alors en très mauvais état, qui ont donné leur nom à cette partie de la ville, le Monte Cavallo.

Au pied du Palatin coulait un ruisseau infect, aux émanations nauséabondes, la Merrana, dont les rives formaient marécage, foyer de fièvres pestilentielles.

Les ruines romaines dont le marbre avait été doré par le temps, alternaient avec des palais et avec les nombreuses églises construites par la vanité des grands et qui tombaient en ruine. Les caves des palais, les cryptes des sanctuaires servaient d’abri aux malfaiteurs.

Les palais qui étaient encore en bon état offraient l’aspect le plus rébarbatif avec leurs sombres murailles sans ouvertures, leurs douves puantes, leurs échauguettes et leurs créneaux, véritables places fortes où les barons romains vivaient avec leur clientèle, leurs hommes et leurs bravi, spadassins à leur solde et de leur suite, qui assassinaient pour le compte de leur maître et, d’occasion, assez fréquente, pour leur propre compte.

Aristocratie qui, sous les porches et dans les cours de ses palais, nourrissait des foules de gueux prêts à tous les coups de main. Au temps où il était cardinal, le pape Jules II avait garni sa demeure de pièces d’artillerie aux gueules menaçantes.

Pour la transformation de Rome, l’effort de Jules II, secondé par Bramante, fut réellement admirable. On l’a qualifié de prodigieux en songeant à la brièveté de son pontificat. Le pape procédait avec son énergie coutumière. Il fit jeter en prison un propriétaire parce qu’il s’opposait à la démolition de son immeuble qui n’était pas à l’alignement. Il fit abattre, pour le même motif, le palais du cardinal d’Auch, malgré les protestations de l’intéressé. Sous l’action du Bramante, que le pape inspirait, les demeures nouvelles s’élèvent en des voies claires, aérées, elles ont un aspect plaisant, contrastant avec les âpres constructions, plus pittoresques sans doute, du temps passé. Les grands travaux entrepris par Jules II firent affluer à Rome peintres, sculpteurs, architectes.

Transformations et embellissements qui ne s’accomplissaient malheureusement pas sans ravages. Les bâtiments nouveaux faisaient trop souvent disparaître des monuments antiques. Le pape autorisait les entrepreneurs à enlever des ruines romaines — et les plus belles parfois — les matériaux qui leur étaient nécessaires. Nous avons rappelé que le marbre calciné donnait de la chaux. A côté des ruines les plus importantes furent établis des fours à chaux : statues, bas-reliefs, colonnades, inscriptions venaient s’y consumer. En un rapport daté de 1518, Rafaël exposera au pape Léon X comment, sous le gouvernement de son prédécesseur, on avait vu disparaître de la sorte la porte triomphale des Thermes de Dioclétien, le temple de Cérès, une porte du forum de Nerva, la basilique de Constantin. J'ose dire, écrit Rafaël, que cette nouvelle Rome, que l’on voit aujourd’hui dans toute sa grandeur et sa beauté, est construite avec la chaux provenant des marbres antiques. Il ajoutait : C’est une barbarie qui est une honte pour le temps présent et qu’Annibal lui-même, s’il avait envahi la ville, n’aurait point surpassée.

La Meta (pyramide) dite de Romulus, dont la hauteur n’était pas moindre que celle du château Saint-Ange, fut sacrifiée à l’alignement des voies qui menaient à Saint-Pierre. Bramante qui, sous l’inspiration de Jules II, dirigeait les travaux de la ville, en reçut le nom de Ruinante, le destructeur. Quant au pape lui-même, il ne se souciait pas plus des monuments antiques que des vieilles et vénérables basiliques chrétiennes ; ce qu’il lui fallait c’était du Jules II.

Fort heureusement, comme on l’a dit plus haut, les chefs-d’œuvre de l’art antique et jusqu’à des temples entiers, étaient encore en grand nombre enfouis dans le sol, sous des amas de terre, de débris, de détritus que le temps et les hommes avaient accumulés.

Jules rêvait, en consécration de sa gloire, un tombeau prodigieux : un sarcophage somptueux enrobé d’une ville de colonnes, de pilastres et de statues. Il en fit la commande à Michel-Ange, jeune encore. A Carrare, une montagne de marbre fut débitée en blocs pour fournir matière au travail de l’artiste. Et, pour que le tombeau formidable eût un cadre aux dimensions appropriées, Bramante et Michel-Ange développèrent la construction de la basilique de Saint-Pierre à l’imitation du Panthéon antique. Ranke a mis au jour un inédit de Panvinius, De rebus antiquis memorabilibus, où nous lisons : Le pape eut contre lui des hommes de tous rangs, principalement les cardinaux. On gémissait sur la destruction d’une antique basilique vénérée du monde entier, auguste par les tombeaux de tant de saints, insigne par la mémoire de tant de fêtes religieuses qui y avaient été célébrées. André Michel donne la description du tombeau tel que Jules II et Michel-Ange l’avaient projeté, auquel l’immense dôme de Saint-Pierre devait servir de vêture :

Un énorme soubassement, formant un long rectangle, supportant un entablement sur lequel, à l’abri d’une sorte de chapelle triomphale, devait être posé le sarcophage. Quarante figures colossales, sans compter les bas-reliefs, en auraient habité et animé les angles, les flancs et les pilastres : les victoires du Pontife, la Renommée, les Arts, tout ce qu’il était possible d’imaginer. Dans cette tombe d’un pape, destinée à une église, on n’avait oublié qu’un détail : on n’avait oublié que Dieu.

Jules II suffisait.

Le tombeau ne put d’ailleurs être exécuté tel qu’il avait été conçu. Il se dresse aujourd’hui, non sous la voûte de l’immense basilique, mais en l’église Saint-Pierre-aux-Liens. Nous sommes loin du plan primitif. Œuvre manquée, informe, d’un aspect chétif, incohérent en sa pauvreté indigente. Les cendres mêmes du pontife n’y reposent plus, ayant été dispersées lors du sac de Rome par les armées de Charles-Quint sous les ordres du connétable de Bourbon ; mais le Moïse de Michel-Ange y est toujours en place, suffisant à faire du mausolée de l'orgueilleux pontife l’un des plus beaux et des plus émouvants pèlerinages d’art que nous possédions.

 

* * *

 

En conclusion de leurs études sur le règne de Jules II, les historiens allemands Burckhardt, Pastor, l'ont appelé le sauveur de la papauté ; Ranke voit en lui le créateur du pontificat moderne.

Peut-être l’historien Orestes Ferrara l’a-t-il jugé plus justement :

Lui manquait la prudence. Il n’éveille guère l’admiration, cet esprit violent et inconstant, dénué de plan politique, malgré ses phrases redondantes et ses propos magnifiques. C’est pour ses talents d’acteur que Jules II fut applaudi par la postérité qui subit fréquemment des mirages de ce genre.

Nombreux sont les historiens : Eugène Müntz, Rodocanachi, Hauser et Renaudet, qui ont fait observer que si l’homme obstiné parvint à expulser les Français d’Italie, il y affermit la domination espagnole et y installa les Allemands, une barbarie plus savamment organisée et plus méthodiquement pressurante.

Et quelles furent les conséquences de cette lutte aveugle ? Jean d’Albret, roi de Navarre, était l’allié de Louis XII. Jules II fulmina contre lui l’excommunication majeure (21 juillet 1512), de la même manière qu’il avait excommunié le duc de Ferrare. Le pape le déclarait damné dans l’autre monde et privé de ses domaines dans celui-ci, dépouillé de ses dignités, de tous ses biens, pays, villes, forteresses, que le Souverain Pontife livrait au premier venu. Le roi Ferdinand d’Aragon ne se le fit pas répéter. Le jour même où le pape publiait son interdit, Ferdinand faisait envahir la Navarre par une puissante armée que commandait le duc d’Albe et se rendait maître du pays.

Voyons la suite. De son royaume, Jean d’Albret conserva la Basse Navarre a laquelle Ferdinand le Catholique n’aurait pu toucher sans se heurter au roi de France. En 1516, Henri d’Albret, fils de Jean l'excommunié succéda à son père ; il devait, en 1555, laisser son trône à sa fille Jeanne qui, avec son époux, Antoine de Bourbon, régna sur la Navarre française. Qui s’étonnera de voir Jeanne d’Albret et Antoine de Bourbon se jeter dans la Réforme quand celle-ci se déchaîna contre la Cour romaine ? En 1572, Henri, fils de Jeanne d’Albret et d’Antoine de Bourbon, succéda à ses parents sur le trône de Navarre sous le nom de Henri III ; en 1589, il montera sur le trône de France, sous le nom de Henri IV. Certes il se convertira au catholicisme avec son bon sens, son bon cœur, en sa joviale philosophie : Paris valait bien une messe ; mais le frère d’Antoine de Bourbon, le prince de Condé, restera attaché à la Réforme dont il apparaîtra en France comme le chef autorisé, groupant autour de lui un lot important de princes du sang, redoutable foyer de forces anticatholiques et qui se trouve ainsi avoir été allumé par le pape Jules II.

Michel-Ange écrivait, avec une tristesse grandiose en ses émouvants sonnets :

Ici du calice on fait des casques et des épées, le sang du Christ se vend par cuillerées.

Erasme, l’homme le plus sage de son siècle, la pensée la mieux équilibrée en son exquise sérénité, Erasme, à qui Paul III offrira sur la fin de sa fie, le chapeau de cardinal, n’hésite pas à écrire en pensant au pape casqué :

Vieillard qui déploie l’énergie des jeunes gens et ne se laisse arrêter, ni par dépenses, ni par fatigues, ni par labeurs, et ne se fait aucun scrupule de bouleverser les lois, la religion, la paix et toutes choses humaines. Et il ne manque pas de doctes adulateurs prêts à qualifier cette fureur de piété et de vaillance ; ils trouvent des arguments pour justifier celui qui tient le glaive meurtrier et l’enfonce dans la poitrine de son frère, sans enfreindre, disent-ils, la charité qui est le grand commandement du Christ.

 

Le chevalier Ulrich de Hutten, qui sera le plus actif auxiliaire de Luther pour la propagation de sa campagne anti-romaine, arrive dans la Ville Eternelle sur la lin du pontificat de Jules II. Il demeure bouche bée à la vue de ce pape, successeur des apôtres, enlevant des places fortes et donnant la chasse à une femme qui défend l’héritage de ses enfants (Francesca de la Mirandole). Rentré en Allemagne, il fait partager ses sentiments à ses concitoyens en publiant sa Descriptio Julii II (portrait de Jules II) ; et par la gravure qu’il répandra, où l’on verra le pape cuirassé avec cette légende :

Le pape Jules II, souverain pontife, excitant le monde chrétien à la guerre.

La Réforme déchira en deux la Chrétienté, ruinant à jamais le beau rêve d’une humanité soumise à l’autorité du vicaire du Christ. Il n’est pas douteux que des causes importantes en ont été les pontificats d’Alexandre VI et de Jules II. Et qui fut alors le sauveur de la papauté ? Messieurs les-historiens d’outre-Rhin, ce ne fut pas le pape Jules, ce fut cette pauvre France contre laquelle votre héros s’acharna avec une fureur qui n’a d’excuse que dans sa sénilité.

Jules II offrait le royaume de France à Henry VIII. Il tombait bien ! Et que serait-il advenu si Louis XII avait suivi l’exemple de ce même Henry VIII et soustrait son royaume à l’obédience du pontife romain ? Certes, à le faire, le pape lui-même lui fournissait des motifs plus sérieux que la passion du roi d’Angleterre pour Anne Boleyn. Il n’est pas douteux que le roi n’eût été suivi par son clergé, par sa magistrature, par son peuple tout entier. La France était alors le plus grand et le plus puissant pays de l’Europe.  A quoi eût été réduite l’autorité du Saint-Siège, après que l’Angleterre, la plus grande partie de l’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas, les pays Scandinaves l’eurent unanimement rejetée ?

Par moments on se prend à regretter que Louis XII n’eût fait ce que fera Henry VIII : les guerres de religion sans doute nous auraient été épargnées. Mais l’âme française, noble et loyale, voulut rester fidèle à elle-même. Une fois de plus elle se montra supérieure à ceux qui croyaient pouvoir l’outrager.