LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE XII. — ALEXANDRE VI.

 

 

Bien curieuse figure que celle du pape Alexandre VI qui détermina la condamnation de Frère Jérôme : un gaillard aux proportions formidables, truculent, resplendissant, débordant de sève, d’exubérance et de vie. Rome ne connut peut-être jamais sur le trône de saint Pierre un pontife d’une plus grande majesté et beauté. Son aspect est royal, dit l’orateur milanais Giasone Maino, il semble un dieu. Alexandre VI a commis des crimes, sans aucun doute ; sur le trône de saint Pierre il fait figure de monstre ; mais en ses proportions surhumaines il est difficile de lui refuser de l’admiration, on oserait dire de la sympathie.

Michele Ferno, disciple du célèbre humaniste Pomponio Leto, trace de lui ce tableau :

Sa Sainteté monte un cheval blanc comme neige ; son front rayonne, l’éclair de sa dignité foudroie ; le peuple qu’il bénit le salue et l’acclame. Sa présence réjouit, elle s’annonce comme un présage de bonheur. Quelle mansuétude en son geste, que de noblesse en ses traits, de générosité en son regard ! et combien cette taille auguste, cette attitude quand et quand bienveillante et altière augmentent encore la vénération qu’il inspire !

Le pape Alexandre VI était haut de taille, large des épaules ; il avait de grands yeux noirs, expressifs, un teint vermeil, des lèvres sensuelles, mais avec une expression de bonté. Robuste, infatigable, il jouissait d’une santé infinie ; à 'plus de soixante ans, il triomphait d’excès qui eussent aplati un jeune homme. Son visage s’épanouissait en une expression sereine. On le voyait toujours enchanté, content de vivre sauf, sous les coups de quelques grands chagrins qui vinrent le frapper, des moments de désespoir et d’abattement, mais dont il avait tôt fait de se relever. Son tempérament se caractérisait par une joie fougueuse, joyeux compère le verre en main, ou quand il voyait danser de jolies femmes, ce qui, durant son pontificat, sera son-passe-temps préféré. Nerveux, impulsif, avec un grand besoin de déplacement, avide de chasses et de voyages. Il pouvait se laisser emporter, et jusque dans les négociations diplomatiques, en de grands mouvements de colère, mais qui ne lui faisaient rien perdre de sa finesse, de sa prudence, une finesse, une rouerie de maquignon normand. La grande passion de sa vie fut son amour pour ses enfants. Il en avait déjà six quand il ceignit le trirègne et il en aura d’autres dans la suite. Après l’assassinat du duc de Gandia, César et Lucrèce demeurèrent ses préférés. Ils lui prirent son cœur. Constamment il fut prêt à tout faire pour eux, à tout leur donner, à tout leur sacrifier. Le pape rajeunit tous les jours, écrit en 1502 l’orateur vénitien, il a le caractère le plus joyeux et ne songe qu’à faire la grandeur de ses enfants.

Les ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège ont démêlé sa faiblesse. Quand Giustinian veut obtenir quelque chose d’Alexandre, lui arracher une confidence, une indication délicate sur un point qui l’intéresse, il se met à lui parler de César. C’est alors une émotion qui a peine à se contenir. Le vieux pontife rit et pleure tout à la fois ; il s’exalte, il se grise et s’émeut des paroles mômes que sa tendresse lui inspire. Et le rusé Vénitien guette le moment où, dans cette abondance de cœur qui s’épanche, s’échappera la parole, la promesse, la concession attendue et qu’il happera au passage, tel le chat la souris.

Assurément la vie du pape Alexandre VI est marquée par des forfaits qui semblent effroyables quand on songe qu’il s’agit du père de la Chrétienté, et cependant, en ce qui le concerne, on se sent porté à l’indulgence, ne fût-ce que parce que, vraiment, on lui en a trop mis. La politique anti-féodale, la brutalité sanglante et sans scrupule avec laquelle son fils César travailla à se tailler une principauté dans le centre de l’Italie, lui ont fait de son vivant des ennemis qui se sont répandus contre lui en satires haineuses ; et, de notre temps, ses historiens les plus autorisés se sont trouvés des protestants, grands et honnêtes historiens certainement, Pierre Bayle, Ranke, Burckhardt, Gregorovius, mais qui, découvrant dans ce pontificat l’une des causes et justifications de la Réforme, ont prêté trop facilement l’oreille aux pires allégations des contemporains. Nous ne croyons rien, par exemple, de ces histoires de cardinaux empoisonnés par le pape en vue de s’emparer de leurs richesses. Nous irions jusqu’à prétendre que le fameux poison des Borgia n’est qu’une légende sans autre fondement que les passions et l’imagination des ennemis d’Alexandre et de César. Sans parler de cette pauvre petite Lucrèce dont la réhabilitation n’est plus contestée, nous doutons fort qu’Alexandre VI, voire César Borgia aient jamais fait empoisonner personne et ne parvenons pas à comprendre comment des historiens de très grande et solide valeur comme Ranke et Burckhardt aient pu donner créance et l’autorité de leur plume à des contes rocambolesques comme l’histoire de la mort d’Alexandre VI, telle qu’ils l’ont présentée.

Rodrigo Borgia naquit à Jativa, diocèse de Valence (Espagne) le 1er janvier 1431, dans une famille de gentilshommes — caballeros — que le roi Jayme Ier avait établie dans le royaume de Valence après la conquête. Il fit de fortes études de droit. Ses ennemis eux-mêmes rendront hommage S sa valeur comme juriste. En 1455, le frère de sa mère Isabelle étant monté sur le trône pontifical sous le nom de Calixte III, le jeune Rodrigo abandonna la profession d’avocat pour entrer en religion. Dès l’année suivante (1455), son oncle faisait de lui un cardinal et, dès 1457, lui confiait les importantes fonctions de vice-chancelier de l’Eglise. Le cardinal Borgia avait vingt-six ans, jeune, beau, aimable, d’une élégance mondaine. Son maître, Gaspare de Vérone, en parle ainsi :

Il est beau, d’un aspect souriant, d’un visage gai ; sa conversation est plaisante et choisie. Il excite à l’amour, d’une manière qu’on dirait étonnante, les plus jolies femmes, qui se sentent attirées à lui plus que le fer ne l’est à l’aimant.

Le pape Pie II lui écrit en date du 11 juin 1460 :

Cher fils, plusieurs dames de Sienne, adonnées aux frivolités, s’étaient réunies quatre jours passés, dans les jardins de Giovanni Bichi.

Les dames en question et leurs compagnons, parmi lesquels le cardinal Borgia, s’y étaient livrés à des danses légères, où nulle séduction amoureuse, dit le pape, n’a été oubliée.

Il n’est plus question à Sienne que de ta conduite ! ajoute Pie II. Un chacun la tourne en gaîté. Elle est la fable des étuves. Tu es chancelier de l’Eglise et diriges le diocèse de Valence, tu sièges parmi les cardinaux ; la vie d’un cardinal doit être exemplaire.

Mais le jeune prélat ne s’amenda pas. Quelques années plus tard, en une séance du consistoire, le cardinal Jean Balue lui crie à pleine voix :

— Tu mènes une vie crapuleuse, sac à vin !

Tout en s’amusant, le cardinal Borgia, actif, laborieux, intelligent, acquérait dans la direction de la chancellerie pontificale de rares connaissances et une admirable pratique administrative et puis, par les bénéfices dont il était pourvu et des spéculations heureuses, il devenait avec le temps l’un des plus riches parmi les cardinaux.

A la mort d’innocent VIII, le cardinal Borgia était dans sa soixante-deuxième année ; au seuil de la vieillesse, mais toujours jeune de caractère, d’énergie, d’entrain, de vigueur. Quatre candidats se trouvèrent sur les rangs au conclave pour l’élection du successeur : les deux neveux de Sixte IV, Rafaël Riario et Giuliano délia Rovere, le cardinal Sforza, frère du tyran milanais Ludovic le More, et le cardinal Borgia. Celui-ci acheta froidement les suffrages des conclavistes par promesses de dignités à répartir après son élection et par distribution de sa fortune personnelle.

Une fois pape, il lui serait aisé de retrouver l’argent perdu. L’élection se fit dans la nuit du 10 au 11 août 1492. Bien que, depuis longtemps, on fût fait aux marchandages du conclave, ils s’étaient pratiqués cette fois-ci en de telles dimensions et avec un tel cynisme que le scandale en éclata. L’orateur florentin Manfredo Manfredi, en écrit le 22 août :

On sait que Sa Sainteté a payé grandes sommes d’argent : 150.000 ducats d’or, dit-on. De son côté, l’orateur vénitien déclarait que l’élection s’était faite dans des conditions telles que la France ni l’Espagne ne consentiraient à la reconnaître. Mais Borgia était Espagnol et diplomate accompli. Le jour môme de son couronnement, toutes voiles dehors, le nouveau Pontife nommait son fils César, âgé de seize ans, archevêque de Valence et primat d’Espagne ; peu après il revêtait de la pourpre un de ses neveux ; l’année suivante, 20 septembre 1493, César était fait cardinal.

Le jour de l’intronisation, une femme d’humble naissance mais qui avait été d’une beauté opulente, regarda passer le cortège triomphal en des sentiments d’orgueilleuse émotion : Vannozza Catanei — Vannozza est une transformation de Giovanna ; en français nous dirions Jeannette. Vannoza était plébéienne, peu cultivée, mais d’un caractère énergique et d’une prudente habileté en sa rudesse. Il est probable qu’elle n’avait pas laissé de contribuer à la carrière du cardinal Borgia, auquel elle donna ses premiers enfants : peut-être l’aîné, Pierre-Luigi, premier duc de Gandia, qui mourut en Espagne en 1488, et certainement César, Giovanni, second duc de Gandia, Lucrèce et Jofré, prince de Squillace ; mais voici qu'elle allait devoir céder la place dans le cœur du Souverain Pontife, à une rivale plus jeune : l’admirable Julia Farnèse, aux longs cheveux d’or qui lui tombaient jusqu’aux chevilles. Julia avait été livrée à Borgia par son frère, Alexandre Farnèse, que le pape récompensa de l’agréable service qu’il lui avait ainsi rendu en le nommant cardinal dans cette promotion du 20 septembre 1493, où il revêtit de la pourpre son fils César. Cet Alexandre Farnèse montera à son tour sur le trône de saint Pierre, où il sera le pontife très grand seigneur, intelligent et d’un esprit libéral qu’on aime à saluer en Paul III.

La situation où Innocent VIII avait laissé les affaires du Saint-Siège était déplorable, tant au point de vue politique qu’au point de vue financier. Alexandre VI avait les qualités requises pour y faire face. Il connaissait à fond le mécanisme compliqué de l’administration pontificale, en ayant eu le maniement, de longues années durant, en qualité de vice-chancelier et, par ses talents diplomatiques il ne le cédait à nul autre.

Alexandre VI, écrit Machiavel, ne fit ni ne pensa que de tromper et il eut toujours raison de le faire. Personne n’a eu plus d’habileté pour affirmer ou pour garantir ses propositions avec les serments les plus solennels et jamais tenus, et pourtant personne ne réussit mieux dans ses ruses : il connaissait les faiblesses des hommes.

Nous venons d’en juger par sa conduite avec Charles VIII ; puis il redeviendra favorable à la France pour servir les intérêts de son fils César.

A propos du conflit engagé en Italie entre l’Espagne et la France, il dira : Nous tenons le parti de la France et nous y persévérerons si la France envoie assez de troupes pour vaincre l’Espagne ; mais si elle balance et veut que nous nous battions pour elle, nous aviserons à ne point perdre ce que nous avons acquis et si Dieu veut que les Espagnols soient les plus forts, nous ne devons pas vouloir autrement que Dieu.

Financièrement, ses capacités étaient de même nature et de même valeur. Peut-être, en l’élisant, les cardinaux s’étaient-ils dit que celui qui avait si bien su gérer sa fortune, saurait gérer celle de l’Eglise. Dans cette vue, Alexandre VI eut recours aux procédés les plus variés : il imposa de dix pour cent les revenus de ses cardinaux et ceux de ses clercs. Nous ne croyons pas, comme nous l’avons dit, qu’il ait fait périr des princes de l’Eglise pour s’emparer de leurs biens ; mais du moins toutes ses promotions cardinalices furent-elles l’objet d’un salaire en argent. La seule promotion de mai 1503 lui valut 150.000 ducats, 41 millions de francs valeur actuelle.

Le jubilé de l’année 1500, qui amena à Rome une foule immense de pèlerins, fut pour le pape l’occasion de garnir ses coffres ; ingénieusement sut-il tenir en éveil la générosité des pèlerins et par les moyens les plus divers.

Pour alimenter les cuisines pontificales il mettait impérativement à contribution les villes dépendantes de l’Eglise, leur enjoignant de fournir en quantités déterminées, volaille, gibier et denrées de toute sorte !

Mais la source de revenus la plus importante fut pour lui la vente des indulgences qu’il confia plus particulièrement aux moines mendiants. Alexandre VI eut l’idée géniale de déclarer pontificalement que le pape avait pouvoir de tirer les âmes du purgatoire et il sut monnayer ce pouvoir de la manière la plus active et la plus pratique.

Nous rappelons enfin que le Saint-Siège recevait annuellement du sultan Bajazet une somme de 45.000 ducats d’or sous couleur de pension alimentaire pour le sultan Djem, frère de Bajazet et prétendant contre lui au gouvernement de l’empire ottoman ; sur laquelle somme, 40.000 ducats au moins demeuraient de profit. Djem avait imprudemment pris refuge auprès des chevaliers de Rhodes. Le trésor pontifical en avait acquis une importante source de revenus d’où naquirent des relations cordiales entre la Sublime Porte et le Saint-Siège. On voit des candidats à la pourpre romaine se faire recommander au pape par le sultan Bajazet, comme l’archevêque d’Arles, Niccolo Cibo, en 1494.

Au cours d’une audience diplomatique (1499), l’ambassadeur de France assura le Souverain Pontife que, pour répondre à l’appel qui lui avait été adressé par Rome, son maître s’apprêtait à mettre sur pied une croisade contre les Turcs. Alexandre VI en fut tout bouleversé. Pourvu qu’il n’ait pas parlé sérieusement ! soupirait-il à ses familiers après l’audience.

Alexandre VI avait besoin de sommes d’argent de plus en plus grandes, non seulement pour subvenir aux besoins de l’Eglise romaine et défrayer le luxe truculent de la Cour vaticane, mais pour permettre à son fils César d’entretenir ses armées et de poursuivre sa politique conquérante. Sa Sainteté tire de l’argent de tout ce qu’Elle peut vendre, écrivait, dès 1493, Ferdinand d’Aragon. Il vendait les évêchés.

Au reste, les projets du père et du fils se superposaient. Les grandes familles féodales, les Orsini, les Colonna, les Savelli, les Santa-Croce, subsistaient dans les Etats pontificaux. Les prédécesseurs d’Alexandre, les Martin V, les Eugène IV, les Innocent VIII, s’étaient efforcés de conserver leur indépendance en contrebalançant ces grands féodaux les uns par les autres, en s’alliant avec nombre d’entre eux contre les familles, les mesnies qu’ils considéraient comme leur étant directement hostiles. Alexandre VI résolut de débarrasser définitivement la papauté de ces puissances locales, en les anéantissant. Je n’entends pas être l’esclave de mes barons, répétait-il. En quoi l’homme de guerre énergique, habile, rusé et doué de rares qualités administratives qu’était son fils César, lui fut d’une aide efficace.

Aussi bien tel fut le but où tendirent les efforts constants du Pontife : anéantir ce qui subsistait de la féodalité romaine, puis étendre l’autorité du Saint-Siège sur les Etats voisins, les Marches et les Romagnes ; tenir la main à l’exercice des droits suzerains que le trône pontifical possédait sur le royaume de Naples : par quoi serait constituée, sous l’autorité du Pontife romain, une puissance sans rivale dans la péninsule qui ne tarderait pas à réaliser l’unité italienne, à l’ombre du trône de saint Pierre. Ces plans correspondaient à ceux dont César Borgia poursuivait de son côté la réalisation, grâce à l’argent et à l’autorité de son père, en y mettant une adresse, une clairvoyance qui rempliront Machiavel d’admiration. On sait que ce fut César Borgia qui posa dans la pensée de l’illustre écrivain pour l’idéal du Prince. Mais César, beaucoup plus jeune que le pape, avait une arrière-pensée : séculariser .à son profit le pouvoir pontifical après la mort de son père. Notons dès à présent que Jules II ne fera que reprendre les plans d’Alexandre VI et que celui-ci avait réalisés en grande partie.

L’entreprise avait été poursuivie par César avec une audace, un manque de scrupules et souvent une cruauté qui, après des siècles, donnent encore le frisson. Ce ne sont que guet-apens, trahisons, parjures, assassinats ; mais, après s’être rendu maître par ces moyens de l’une ou l’autre ville ou principauté, César y introduisait une administration ordonnée, un gouvernement équitable, qui ne laissaient pas de lui concilier les populations.

Contre les Orsini, les Borgia procédèrent avec une rigueur sauvage. Alexandre confiait à l’ambassadeur de France que son dessein était d’en extirper la race. Il disait à l’orateur florentin :

— Monsieur l’ambassadeur, nous avons les mains rouges du sang des Orsini ; nous avons été si loin contre eux qu’il faut nous assurer de tous pour qu’ils ne puissent plus nous faire de mal.

Tuer tout, femmes, enfants, mettre la main sur les fiefs, les châteaux, les fermes, l’argent, sur tout. Le cardinal Battista Orsini et les dignitaires ecclésiastiques de la famille sont arrêtés au Vatican même en 1502. Les gens du pape ont tout pris, lisons-nous dans les dépêches de l’ambassadeur Giustinian, jusqu’à la paille des écuries. Chassée de sa demeure, la vieille mère du cardinal, suivie de quelques servantes fidèles, ne trouvait plus où se loger. Les malheureuses errent dans Rome, écrit l’orateur vénitien ; personne ne veut les recevoir ; tout le monde a peur.

Alexandre VI a donné à la Cour pontificale un éclat qu’elle n’avait pas encore connu. E. Rodocanachi a tracé une description précise de cette Cour princière au Vatican, et qui ne différait plus des autres Cours européennes : même luxe, mêmes divertissements, repas arrosés de vins généreux, danses, comédies, fous et bouffons, et les femmes les plus élégantes, galantes parfois.

Nous possédons le menu d’un dîner maigre offert par saint Louis, au XIIIe siècle, à de hauts dignitaires ecclésiastiques. Nous citons les plats dans l’ordre où ils furent servis :

Cerises et pain blanc.

Fèves nouvelles cuites au lait.

Poisson, écrevisses.

Pâté d'anguilles.

Riz au lait d’amande saupoudré de cannelle.

Anguilles rôties.

Tourtes, caillebotte.

Fruits.

Voici le menu, également en maigre — nous sommes un vendredi — d’un repas d’Alexandre VI :

Œufs.

Langouste.

Melon au poivre. Confitures.

Prunes.

Tourte enveloppée de feuilles d’or.

Mais nombre de chrétiens se scandalisaient du dévergondage dont ils étaient témoins. Le pape mène une telle vie, dit Ferdinand d’Aragon, qu’elle est abominable à tous ; il n’a aucun souci du siège qu’il occupe, ni d’autre soin que de rendre à tout prix ses fds puissants et grands.

Aussi les ambassadeurs étrangers, jusqu’aux Portugais et aux Espagnols — entre lesquels Alexandre VI, par sa fameuse bulle du mois de mai 1493, a cru pouvoir partager le Nouveau-Monde — osent-ils venir faire au pape des représentations. Ils le menacent d’un concile où sa conduite serait jugée ; mais le pape s’emporte :

— Si vous continuez à m’échauffer les oreilles, je vous fais tous jeter à l’eau !

A l’ambassadeur de France, il se justifiait d’un mot charmant :

— Vous autres, Français, ne parvenez pas à comprendre qu’un pape est un homme comme les autres.

Aussi, en temps de carnaval, Alexandre VI ferme-t-il aux ambassadeurs les portes du Vatican afin de pouvoir s’y divertir à son aise, avec ses cardinaux, les uns en robe rouge, les autres en travesti, et d’aimables femmes triées sur le volet. Dans son carrosse il emmène des femmes masquées. Le chevalier Arnold de Werf, qui assiste au carnaval de 1497, dit qu’il n’oserait mettre par écrit tout ce qu’il y a vu.

Un serviteur du cardinal Briçonnet disait à son retour de Rome : J’ai vu comment y vivent les prélats. Un plus long séjour parmi eux, non seulement m’eût fait perdre la foi, mais m’eût fait douter de l’immortalité de l’âme. Et Luther, à une époque où il était encore fidèle à la Cour romaine : Toutes les iniquités sont ici permises, on délie des vœux, on légitime les bâtards, l’abjection est anoblie, le vice estimé chevaleresque. Cupidité, avarice ! Les lois de l’Eglise sont des chaînes que l’argent fait tomber. Le diable y paraîtrait ermite.

Néanmoins il conviendrait ici encore de se défier des exagérations et de n’accueillir qu’avec réserve le récit.de scènes répugnantes laissées par quelques contemporains.

L’année jubilaire — 1500 — marqua un moment de grand éclat dans le cours de ce pontificat bruyant. Les pèlerins affluaient et des points les plus éloignés de l’Europe. Le 19 avril, jour de Pâques, on estima à deux cent mille le nombre des fidèles qui s’inclinèrent, à Rome, sous la bénédiction pontificale.

César revenait vainqueur de ses campagnes conquérantes : Imola, Cesena, Forli, Forlimpopoli étaient à lui. Il possédait les premiers éléments du royaume rêvé. Il fit dans la Ville Eternelle une entrée splendide sur son cheval noir, vêtu de velours noir, coiffé d’une toque noire où, d’un gros diamant, se fixait une plume de faucon. Les Romaines enfiévrées du héros si jeune, si beau, si triomphant, ses boucles blondes retombant sur le velours noir de son habit, se pressaient sur son passage, lui jetant baisers et fleurs ; mais les milliers et milliers de pèlerins venus à Rome pour le jubilé, retourneraient en leurs foyers pour y conter la corruption romaine.

Le pape Alexandre VI n’était ni méchant ni cruel ; mais il était dominé par son terrible fils. Dans Rome, César Borgia faisait régner la terreur.

Non seulement chacun vivait dans la pensée qu’il était sans cesse menacé dans sa vie et dans ses biens, mais encore il pouvait, il devait croire qu’il serait atteint par des voies obliques et frappé insidieusement : ce qui rend l’appréhension plus aiguë. (Rodocanachi.)

Le pape méprisait les pamphlets, libelles, satires, épigrammes et pasquinades qui se publiaient ou s’affichaient dans Rome contre lui et contre les siens. Dans la fougue impétueuse de sa nature, il passait là-dessus. Il n’en était pas de même de son fils César.

Antonio Mancinelli était un humaniste éminent. Un jour où la foule s’assemblait pour une procession solennelle, on le vit paraître, monté sur un cheval blanc, d’où il harangua les Romains, vitupérant contre les mœurs et les scandales du Vatican. Sa harangue terminée, il en répandit des exemplaires, car il l’avait fait imprimer. On s’empara de lui et il eut les deux mains coupées. Et comme il récidiva dans ses attaques contre le Pontife, on lui coupa la langue, dont il mourut.

Un Vénitien, Lorenzo di Veni, avait composé contre les Borgia des libelles en langue grecque. Une perquisition fut opérée chez lui où se trouva le corps du délit. Lorenzo fut arrêté. Les Vénitiens, qui avaient grande estime pour l’écrivain, chargèrent leur orateur à Rome d’intercéder en sa faveur :

— Pour ma part, lui répondit le pape, j’estime qu’il faut rire de ces clabaudories ; mais mon fils César dit qu’il convient d’apprendre aux écrivains à être polis. Celui pour qui vous intercédez a été jugé, étranglé et jeté dans le Tibre.

Au témoignage de Giustinian, la ville de Rome, pleine des soldats de César Borgia, mercenaires et routiers, gens de sac et de corde, semblait une caverne de brigands. Les gens étaient assaillis en pleine rue. Dans les ténèbres de la nuit, c’étaient d’incessants combats entre soldats et citoyens, ceux-ci voulant venger leurs morts ou se défendant contre des attaques.

Le territoire de Sienne venait d’être saccagé. A San Quirico, lisons-nous dans le Diarium du maître des cérémonies pontificales, ils (les soldats du Borgia) n’avaient trouvé que deux vieux et neuf vieilles : tout le monde avait fui, les mères emportant leurs enfants. Les soldats se saisirent des deux vieux et des neuf vieilles. Ils les pendirent par un bras, les pieds dans un brasier, pour leur faire dire où leur argent était caché. Ni vieux ni vieilles n’avaient d’argent et tous périrent dans les supplices.

 

* * *

 

Agé de soixante-douze ans, le pape Alexandre continuait de jouir d’une santé florissante : son teint était frais et rose, ses grands yeux noirs conservaient leur éclat, sa voix ample et chaude gardait sa sonorité. Il revenait d’un voyage dans les Romagnes conquises par son fils et se proposait d’aller à Ferrare rendre visite à sa fille Lucrèce qui y avait épousé le duc Alfonse d’Este. Il venait de faire don à l’Eglise de toutes les terres, villes, forteresses dont son fils s’était emparé sur les Orsini, les Colonna, les Savelli et autres féodaux, et demandait en retour que le Sacré Collège reconnût à César la possession des Romagnes, des Marches, puis, éventuellement, de la Toscane dont il avait commencé la conquête, quand, dans la nuit du 18 août 1503, Alexandre VI mourut presque subitement.

Et voici l’histoire que quelques historiens, et des plus estimés, comme Ranke et Burckhardt, ont cru pouvoir adopter :

Alexandre VI avait projeté d’empoisonner un des cardinaux du Consistoire afin de s’emparer de ses biens ; mais celui-ci en lut informé et séduisit le maître queux du pontife, en sorte que le poison fut introduit dans le plat destiné, non au cardinal, mais au pape qui en mourut.

Il serait superflu d’insister sur l’invraisemblance de ce récit rocambolesque et qui ne repose d’ailleurs que sur les plus vagues ragots.

Alexandre VI, écrit de son côté Emile Gebhardt, mourait foudroyé par l’un de ces poisons dont l'Italie du XVIe siècle a gardé le secret. Elle l’a même si bien gardé qu’il en devient probable que le poison des Borgia n’a jamais existé.

Tandis que le pape mourait, son fils, César Borgia ; était tombé gravement malade.

Alexandre VI mourut, abandonné de tous, comme il advint à la plupart des papes de la Renaissance.

A peine eut-il rendu le dernier soupir, que l’on vit arriver le trop fameux Micheletto, une manière de condottiere de bas étage, l’homme de main de César Borgia, suivi d’une bande de sicaires. Dague en main, ils réclamaient les clés du trésor pontifical. Le cardinal Casanova qui en avait la garde, ne voulait pas les donner :

— Les clés ! ou l’on va te jeter par la fenêtre !

La bande se précipita dans la chambre du trésor et rafla tout. Peut-être les sommes indiquées ; 300.000 ducats en argent monnayé et 200.000 ducats en joyaux, sont-elles exagérées. Toujours est-il que les compagnons ne laissèrent dans la pièce que les tentures et les tabourets.

Le cadavre du pontife, lourd, gros, gras, boursouflé, rapidement entré en décomposition, dégageait une odeur affreuse : personne ne voulait le toucher. Un portefaix le traîna jusqu’à la bière par une corde nouée aux chevilles. La bière se trouva trop étroite : on ne put y faire entrer le corps qu’en pesant dessus fortement et après l’avoir dépouillé de tout ce qui l’ornait, cependant que les suisses du Vatican et serviteurs du clergé se disputaient les ultimes dépouilles à grands coups de hallebardes et de chandeliers. Le corps du Souverain Pontife n’eut personne auprès de lui pour le veiller durant la nuit, ni luminaire pour l’éclairer. Les funérailles furent horribles, écrit Gebhardt. On avait recouvert la bière d’un vieux tapis.

Durant sa maladie, le pape n’avait pas parlé une seule fois de ses enfants, ni de César, ni de Lucrèce ; il croyait voir le diable gambiller autour de son lit.

Tout aussitôt l’œuvre si laborieusement édifiée par César Borgia s’écroula d’une masse. Il disait à Machiavel :

— Je croyais avoir prévu toutes les éventualités qui se pourraient produire à la mort de mon père et les actes qu’elles exigeraient ; mais je tombai gravement malade au moment même de sa mort : la seule conjoncture à laquelle je n’avais pas songé, fut celle qui se réalisa.

Arrêté, livré aux Napolitains, César parvint une fois de plus à s’évader. Il gagna l’Espagne, y prit service dans l’armée du roi de Navarre et périt obscurément mais vaillamment le 12 mars 1507, au cours d’une sortie de nuit, dans le fond d’un ravin, sous les murs de Mendavia, non loin de Pampelune.

Le cardinal de Viterbe, contemporain d’Alexandre VI, a tracé de lui le portrait que voici :

Alexandre était doué de l’intelligence la plus pénétrante ; il était habile, diligent, doué d’une faconde naturelle et efficace. Nul jamais n’agit avec plus d’adresse, ne persuada avec plus de véhémence, ne résista avec plus de fermeté. Il se montra si grand en toutes choses, que par la pensée, la parole, l’action, la décision, il eût été un très grand prince, si les vertus dont il était orné se fussent librement épanouies et n’eussent été étouffées sous des vices nombreux. A celui qui le voyait agir, l’entendait parler, il semblait ne lui manquer rien de ce qui eût été nécessaire pour commander au monde ; toujours prêt à se priver de sommeil, mais assoiffé de voluptés qui cependant ne lui firent jamais obstacle à porter le fardeau des intérêts publics, à donner audience, à répondre de sa parole et de sa présence à tout ce que réclamaient ses fonctions. Et cependant, bien que ces qualités fussent en lui, on ne peut dire que l’époque de son règne ait été marquée d’un jour heureux. Ténèbres et nuit profonde : ne parlons pas de ces tragédies domestiques qui évoquent le nom de Thyeste ; jamais, dans le domaine de l’Eglise, les séditions ne furent plus menaçantes, le pillage plus fréquent, les meurtres plus cruels, sur la voie publique la brutalité des violents plus effrénée, la route aux voyageurs plus périlleuse ; jamais, dans Rome, on ne vit plus de maux, plus grand nombre de délateurs, plus de latitude aux sicaires, les voleurs plus nombreux et plus audacieux. On n’osait franchir les portes de la ville et, dans la ville, comment demeurer ? On était taxé de lèse-majesté ou d’hostilité si l’on avait chez soi de l’or ou des objets dont la beauté faisait la valeur. En sa maison, voire en sa chambre, en son donjon même, on n’était plus en sécurité.

En un livre récent consacré à Machiavel, Orestes Ferrara a jugé le pape Alexandre VI :

Politiquement, il fut supérieur à bien d’autres dans sa charge suprême, et les succès de Jules II furent la conséquence de son habileté. Celui qui examine les faits en toute sincérité d’esprit, pour pénétrer dans l’âme d’Alexandre VI, doit reconnaître que la décadence politique de la Cour romaine commence à sa mort. Les succès de Jules II furent des succès à la Pyrrhus ; ils préparèrent la chute qui eut lieu plus tard, parce que ce pontife, imprudent jusqu’à l’exagération, n’avait ni système, ni plan, ni une idée réfléchie de l’avenir. À la politique d’équilibre d’Alexandre Borgia, Jules II substitue celle des ligues et des alliances. Même chose avec Léon X, qui ne se rendait pas compte de la tempête qui s’amoncelait dans la vie même de la religion et dans celle du monde.

Le pape Alexandre VI est l’un des pontifes qui ont exercé la plus grande action sur les destinées de l’Eglise. On fait honneur à Jules II d’avoir rétabli dans sa puissance et son intégrité le patrimoine de Saint-Pierre ; en oubliant que non seulement dans le projet conçu, mais dans sa réalisation, Alexandre VI, si énergiquement secondé par son fils César, lui avait largement frayé la voie.

Alexandre VI a grande part dans le si beau et touchant développement que prendra le culte de la Vierge. Il se croyait particulièrement protégé par elle. Dans ses lettres à ses enfants, il ne cesse de leur en recommander la dévotion. Alexandre VI rétablit les sonneries de l’Angélus tombées en désuétude. Aussi bien sa foi était-elle profonde et sa piété sincère. Il en a donné des témoignages qui ne laissèrent pas d’émouvoir ceux qui, par occasion, en furent témoins.

Dans la politique financière d’Alexandre VI et dans sa politique religieuse, les deux papes les plus renommés de la Renaissance, Jules II et Léon X, ont trouvé les ressources qui leur ont permis de faire de Rome la capitale artistique de l’Italie, avec une splendeur et une magnificence à laquelle Florence même n’avait pas atteint.

Mais par là même Alexandre développa, en des proportions aussi démesurées qu’éclatantes, les vices et les abus dont les successeurs du grand et noble Nicolas V avaient semé les germes, par quoi il contribuera à faire naître la Réforme et à lui donner son essor.