LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE X. —  LES ARTS EN FRANCE À LA FIN DU XVe COMMENCEMENT DU XVIe SIÈCLE.

 

 

Par l’admiration avivée pour la civilisation d’outre-mont que Charles VIII avait rapportée de son expédition transalpine, avec la venue des artistes et des artisans qu’il avait envoyés ou ramenés en France pour y ouvrer de leur mestier à l’usaige et mode d’Ytalie, va se produire un essor, et qui ne tardera pas à devenir souverain, de l’art de la Renaissance italienne en notre pays : principal résultat des fumées et gloires d’Italie — le mot est de Comines.

Ce n’est pas que l’art italien fût inconnu en France ou qu’il n’y eût exercé aucune influence avant cette époque.-La partie monumentale et décorative des miniatures de Jean Fouquet est conçue dans le goût italien. Fouquet lui-même avait rempli les Italiens d’admiration par le portrait qu’il avait peint à Rome du pape Eugène IV.

La plus ancienne des œuvres d’art italiennes dont on note l’introduction en France date de 1472 : c’est le beau monument du comte du Maine, Charles III, dans le chœur de la cathédrale du Mans. Puis à Avignon, à Marseille, des sculptures de l’artiste dalmate italianisé, Francesco Laurana ; enfin le magnifique saint Sébastien de Mantegna au Louvre, dont une Gonzague, mariée à un Bourbon, avait orné l’église d’Aigueperse. Elle avait également fait venir en France Ghirlandajo auquel succédèrent des Ombriens, pour la décoration à fresques de l’église Saint-Sernin à Toulouse et de la cathédrale d’Albi. Mais ce n’étaient que manifestations sporadiques, passagères ; il en fut autrement avec le retour en France de Charles VIII. Anatole de Montaiglon a publié le compte des émoluments payés aux artistes et artisans ramenés d’Italie par le jeune roi, pour les années 1497-1498 ; parmi eux le sculpteur Guido Mazzoni, qui acquit grande faveur, non seulement à la cour de Charles VIII, mais à celle de Louis XII.

Mazzoni était de Modène. Il travailla beaucoup pour le château de Gaillon qu’il orna de médaillons en relief représentant des guerriers à l’antique. Il sculpta le tombeau de Charles VIII qu’on admirait à Saint-Denis et que la Révolution française démolit en hommage aux immortels principes. Mazzoni faisait partie sans doute de la colonie d’artistes italiens qui s’établit à Paris en l’hôtel du Petit-Nesle, où l’on rencontrera Guido Paganino, Montorsoli, les Della Robbia et ce génial hâbleur de Benvenuto Cellini.

D’autre part, Charles VIII avait installé à Amboise une petite cité d’artisans italiens œuvrant des métiers les plus divers, depuis la peinture d’art jusqu’à l’ébénisterie, pour embellir, transformer, décorer sa résidence favorite-Parmi eux le paysagiste Pacello da Mercoliano qui y ordonna des jardins à l’italienne sur le modèle de ceux que Charles VIII avait tant admirés à Naples. Centre d’art italien sous la main royale et qui survivra à Charles VIII. En 1502, Girolamo Solobrini fonde à Amboise une petite manufacture de maïolique.

Au nombre des artistes que Charles VIII fit venir d’outre-monts, deux grands architectes, un moine, Fra Giovanni Giocondo — le Frère Joconde — et le célèbre Dominique de Cortone dit le Boccador. Leurs noms paraissent dans les comptes royaux dès 1497-1498.

Frère Joconde était de Vérone, où le Palazzo della Ragione (de la raison) fut élevé sur ses plans. Dès 1495, il était en France, où il ne travailla pas seulement pour le roi, mais pour la municipalité parisienne aux ordres de laquelle il construisit le pont Notre-Dame, bordé sur les deux côtés de maisons, telle une rue. En 1505, il sera rappelé en Italie par le pape Jules II qui lui confiera la direction des travaux exécutés au Vatican.

Dominique de Cortone vint en France à la même époque que le Frère Joconde. Il convient donc de le ranger également parmi les artistes introduits par Charles VIII. L’action et l’influence qu’il exerça chez nous fut beaucoup plus grande encore que celle de son confrère le religieux. Tandis que Joconde retournait en Italie, après un séjour en France d’une dizaine d’années, le Boccador y fit toute sa carrière. En 1497, il est qualifié dans les comptes de faiseur de châteaux, sans doute, estime M. Paul Vitry, parce qu’il faisait pour ses clients princiers des modèles en bois des édifices projetés. Le Boccador, en collaboration avec le maître maçon Pierre Chambiges, édifia l’admirable hôtel de ville parisien que la Commune incendia en 1871.

On sait comment les goûts italianisants de Charles VIII furent également ceux de son successeur Louis XII, pour briller d’un éclat dévorant avec François Ier.

Afin de s’expliquer la grande importance de l’influence royale sur la diffusion de l’art italien en France à l’époque qui nous occupe, il faut penser à l’unification, à la centralisation naissante du pays. L’Italie se trouvait divisée en grand nombre de seigneuries et autorités diverses : Saint-Siège, royaume de Naples, duché de Milan, république de Florence, république de Venise, marquisat de Mantoue, duché de Ferrare, jusqu’à des tyrannies ou seigneuries de moindre importance : Vérone, Rimini, Urbin, Pesaro-Autant de foyers d’art indépendants les uns des autres et doués d’une vie particulière. En Allemagne, de même, on trouve en ce temps à côté du pouvoir impérial, les villes libres, Augsbourg, Nuremberg ; les Etats des grands Electeurs, Saxe, Brandebourg, Palatinat, les archevêchés de Mayence, de Cologne, de Trêves ; le duché de Bavière, qui offrent généralement à l’art de nombreux foyers artistiques originaux et vivants. Mais en France le pouvoir royal, par l’unification qu’il étend sur le pays, tend à l’absorption des originalités locales.

La Bourgogne, l’Anjou, le duché d’Alençon ont perdu leur indépendance ; la Bretagne la perd avec le double mariage de la duchesse Anne ; Louis, duc d’Orléans, devient Louis XII. Des anciennes provinces, seule la Flandre conservait une autonomie réelle, aussi la vie artistique y brille-t-elle du plus vif éclat. C’est ainsi que l’art étranger, l’art italien, adopté d’abord par nos rois et par la Cour royale, devait se répandre sur le pays tout entier.

André Michel a ingénieusement signalé une autre cause de la diffusion de la mode italienne ; l’usage des marbres de carrière provenant en majeure partie d’Italie, entraînant l’emploi d’artisans propres à les tailler et qui étaient, à l’origine tout au moins, des Italiens. Le marbre dont on se servait, demandait d’ailleurs des motifs décoratifs qui lui fussent adaptés ; tandis que les gothiques avaient façonné les leurs en pierres de taille du sol français.

Hâtons-nous de dire que, en cette première période de la Renaissance italienne en France, l’intruse fut loin de trouver en tous lieux une voie sans-obstacles. Il était facile de convertir rapidement architectes et dessinateurs à des formes nouvelles ; il l’était moins de plier à un style inusité entrepreneurs, tailleurs de pierres, huchiers, ferronniers et les diverses corporations du bâtiment, artisans qui étaient eux-mêmes à cette époque des créateurs de formes d’art. A cela le goût du roi, la volonté des seigneurs et des Mécènes qui se modelaient à la fantaisie royale, les dessins du Boccador et de Frère Joconde ne pouvaient rien ou du moins peu de chose ; aussi cette première période du règne de l’italianisme en France est-elle caractérisée, non par l’italianisation des formes françaises, mais par la juxtaposition des deux styles. Ce ne sera qu’avec le temps, sur la fin du règne de Louis XII, avec François Ier, que se formera en France un stylo nouveau par la fusion des deux éléments.

Le premier édifice important où se marquèrent avec éclat les tendances nouvelles fut le château de Gaillon, dans l’Eure. Il fut élevé par les soins du cardinal d’Amboise, premier ministre de Louis XII. La construction en dura une dizaine d’années. On n’est d’ailleurs pas fixé sur la personnalité de l’architecte. Le nom de Fra Giovanni Giocondo a encore des partisans. Il créa, écrit Paul Vitry, au château de Gaillon, une œuvre qui a suffi à féconder tout un siècle ; mais d’autres n’y veulent voir que des artistes français : Pierre Fain, architecte rouennais, qui en aurait tracé le plan général, avec Guillaume Senault, Pierre Delorme, Colin Biart, Pierre Valence comme collaborateurs. Toujours est-il que le tout a été conçu et exécuté sur des plans et, comme on disait, en des modes italiens ; mais l’exécution, la sculpture des ornements en pierre, trahit, par sa gaucherie même et sa mollesse des mains françaises encore inexpertes à ces formules.

Le beau château de Gaillon devait s’écrouler, lui aussi, sous le poids des préjugés révolutionnaires. Vendu en 1793, il fut presque entièrement démoli. Des premières constructions, ne subsistent que le porche d’entrée flanqué de ses quatre tourelles, le beffroi de l’horloge et une tour de la chapelle. Un portique du château, sauvé à l’époque de la Révolution par Alexandre Lenoir, orne la cour de notre Ecole des Beaux-Arts.

On a souvent dit et répété qu’à l’époque de la Renaissance notre style gothique, par l’exagération du flamboyant, était parvenu à un excès et à une complication qui nécessitaient un renouveau et la simplification apportée par les Italiens ; comme on dira plus tard que, sur la fin du XVIIIe siècle, l’art des Watteau, des Boucher et des Fragonard était tombé dans un maniérisme et une afféterie qui rendaient nécessaire la réaction davidienne. Lieux communs qui s’affirment avec autorité, s’impriment dans les manuels, sont enseignés dans les universités et que chacun répète sans se préoccuper d’en contrôler le fondement.

Jamais au contraire l’art gothique, le mode français, comme disaient nos artisans, n’a été plus vivant, plus agissant, plus riche en créations nouvelles. L’architecture flamboyante, dit très bien Louis Gillet, n’est nullement une maladie de vieillesse, une décrépitude du gothique, elle en est plutôt le rajeunissement. Et c’est toujours la même sève, une sève française, jaillie du sol, jaillie de l’âme populaire, qui en fait la vie, la santé, la beauté. Sur la saine tradition des XIe et XIIe siècles, c’est toujours à la végétation du pays de France que sont empruntés les motifs décoratifs ; mais aux plantes de formes et de feuillage simples en faveur dans les siècles antérieurs, on substitue des plantes d’un aspect plus riche, d’un dessin plus compliqué : la feuille de chicorée si joliment déchiquetée, la feuille de vigne, la fougère, le chardon, la branche de houx. Et l’architecture gothique, loin de donner des signes de décrépitude ou d’épuisement, réalise des conceptions d’avenir comme Viollet-le-Duc l’a montré en son célèbre dictionnaire, s’acheminant vers des solutions techniques, auxquelles nos architectes, après la régression architecturale des XVIe et XVIIe siècles, ne parviendront qu’au XIXe grâce à la construction métallique.

Aussi bien, le gothique, après avoir, dans sa période flamboyante, donné une richesse extrême à son architecture, tendait de lui-même, et sans le secours d’aucun Italien, vers une simplification qui l’eut amené, tout en demeurant un art national, aux formules du classique le plus pur. La basilique de Notre-Dame de Cléry les Orléans, construite par Louis XI, nous en est un admirable témoignage. Nombre d’églises secondaires, en Normandie et en Champagne, et des plus charmantes, nous en fourniraient d’autres indices. Mais n’en avons-nous pas, au cœur même de Paris, un témoin d’une incomparable valeur : la tour Saint-Jacques ? La tour Saint-Jacques date des années 1508-1522, c’est-à-dire d’une époque où la Renaissance italienne, non seulement battait son plein, mais était déjà sur le retour. Léonard de Vinci était mort en 1519, Rafaël mourut en 1520, l’année même où l’imagier Rault, sculptait la partie supérieure de la tour Saint-Jacques. Considérez un instant ce magnifique édifice, si robuste et si simple en sa richesse somptueuse. Osez dire que c’est là un art de décadence ! Mais cherchez dans l’Italie entière un monument qui puisse se comparer en beauté à la tour Saint-Jacques. Qu’est-ce que le fameux campanile florentin, œuvre de Giotto, et que Charles-Quint trouvait si beau qu’il aurait voulu l’emporter dans un écrin, qu’est-ce que le campanile de Notre-Dame de la Fleur auprès de la tour Saint-Jacques ? Ici, quelle simplicité et quelle vigueur mêlées au pittoresque de l’exécution et à l’abondance monumentale ! Et comme chacun des détails s’en harmonise aux grandes lignes pour se résoudre en une impression d’ensemble toute de puissance et de grandeur-Et, sans quitter Paris, notre charmant hôtel de Cluny, construit à la fin du XVe siècle, est-il une œuvre de décadence ? Et Saint-Méry dont la construction ne s’acheva qu’au milieu du XVIe siècle, et Saint-Gervais où les maçons travaillaient encore en 1578 !

Le beau clocher de Chartres, œuvre de l’architecte Jean Texier, dit Jean de Beauce, est du XVIe siècle (1507). Est-il indigne de son frère aîné construit au XIIe ? C’est au XVIe siècle, en 1529, qu’est dressée la flèche en charpente de la cathédrale d’Amiens par les maîtres charpentiers Louis Cordon et Simon Taneau. C’est dans la seconde moitié du XVIe siècle, en 1568 ! qu’est élevée, sur le transept de la cathédrale de Beauvais, la plus haute des flèches gothiques, plus haute que les pyramides égyptiennes. L’exquise cathédrale de Metz est du XVIe siècle, achevée en 1546. Allez à Rouen, la ville du gothique par excellence ; Rouen, par ses édifices, ses rues, ses places publiques, musée du gothique : tout y est de l’époque dite par nos italianisants époque de décadence. La merveilleuse tour de Beurre, dont s’inspirent aujourd’hui les constructeurs de sky-skrapers américains, est de 1507. L’architecte en était Roland Leroux, sur les plans duquel fut également élevé le portail de la cathédrale (1509-1520). L’admirable Palais de Justice est l’œuvre de ce même Roland Leroux, assisté de Roger Ango (fin du XVe-commencement du XVIe siècle). Le portail d’Evreux n’est achevé qu’en 1525. Poursuivrons-nous cette énumération ? Il serait facile de citer cent chefs-d’œuvre du mode français datant de cette époque qu’on ose qualifier de déclin et de décadence.

Même spectacle nous est fourni par l’architecture civile. Quelques grands seigneurs, nombre de riches bourgeois ne se sont pas encore agrégés au goût royal qui adopte le style italien. On en pourrait citer bien des preuves, en Touraine particulièrement, à Paris l’hôtel de Cluny. A Blois, à Orléans, que de jolies maisons où le flamboyant s’est adapté aux désirs d’une société nouvelle ; et les charmantes maisons en bois de Rouen et de Lisieux !

Mêmes observations pour la sculpture. En laissant en dehors — car ceci est au-dessus de tout — les sculptures grandioses des églises françaises du XIIIe siècle, on peut dire que jamais nos imagiers n’ont montré une fécondité plus brillante, charmante, gracieuse et familière tout à la fois, que sur cette (in du XVe siècle. De Toulouse à Dijon, de Provence en Picardie, c’est une floraison d’une richesse et d’une variété merveilleuses, où l’école champenoise paraît tenir le premier rang ; sculptures en pierre, sculptures en bois, ces dernières colorées, où l’âme populaire, en sa foi ardente et naïve, s’épanouit en une délicieuse sincérité : saintes Marthe graves et soucieuses, une casserole de ménage entre les mains, saints Paul à longues barbes tenant leur glaive d’un poing résolu, figures d’Eve exquises de malice féminine finement indiquée, saints Joseph, munis d’un lourd bâton, un peu rustres, mais sévères et solides et donnant à entendre qu’ils sont un peu là pour veiller sur l’enfant divin ; vierges gracieuses où se marque parfois un brin de coquetterie, car pour être mère d’un Dieu on n’en est pas moins femme ; vierges mères serrant avec tendresse leur poupon contre leur sein.

A toutes ces vierges champenoises s’applique ce vers de La Fontaine, leur compatriote :

Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens.

On les imaginerait, avec quelques retouches, leur divine fonction une fois accomplie et leur lourd manteau déposé, légères et court vêtues, vaquant aux soins du ménage en cotillon simple et souliers plats... Il y eut au début du XVIe siècle, en Champagne comme sous le ciel indulgent de la Touraine, une saison printanière exquise où la simple nature, la bonne grâce et le bon goût s’épanouirent aux jardins de l’art français... (André Michel.)

Nos sculpteurs s’inspiraient alors de la vie vivante, non d’un art éteint, et fréquemment, comme l’a montré Emile Mâle, des représentations des Mystères populairement données par les confrères de la Passion.

Cet art coloré, varié, si vivant, si vrai, si français, que va-t-il devenir, hélas ! sous le flot affadissant de l’italianisme qui va laver, délaver, pâlir, effacer les teintes populaires de nos bons imagiers. Certes elles sont exquises en leur fluidité les nymphes de Jean Goujon en la fontaine des Innocents, mais combien nous touchent davantage le saint Paul des Célestins à Toulouse, la Vierge de Saint-Pantaléon et la sainte Marthe de la Madeleine à Troyes, l’admirable Sépulcre de Chaource et l’exquise statuette d’Eve, avec sa petite moue mutine, de la collection Raymond Kœchlin.

Arrêtons-nous devant l’incomparable série de hauts-reliefs qui ornent le pourtour du chœur de Chartres, scènes de la vie de la Vierge. Devant tant de vie, de mouvement et — bien qu’il ne s’agisse que de pierre nue — on peut dire de couleur, ces attitudes vivantes, naturelles, expressives ; ces figures où s’expriment en traits saisissants, émouvants ou charmants, les sentiments les plus divers, les émotions de l’art humain — un cœur artiste, un cœur français se sent douloureusement étreint à la pensée que cet art si intensément national a été abandonné pour la morne imitation d’un stylé étranger.

Encore si nos renaissants français s’étaient inspirés des sculpteurs italiens de la première moitié et du milieu du XVe siècle, de l’époque vigoureuse et réaliste dont Donatello et Verrocchio sont les plus illustres représentants, école dont les œuvres vivent par la reproduction de figures prises dans la réalité, par le naturel des gestes et des attitudes, par l’expression des visages qui disent quelque chose  : le David de Verrocchio, le saint Georges et les prophètes de Donatello, tant de vierges florentines admirables de sentiment et d’émotion ; mais nos artistes vont s’inspirer des œuvres italiennes de la période suivante ; le formidable génie de Michel-Ange demeurant hors d’atteinte par ses proportions mêmes. De la transformation qui s’opéra d’une génération à l’autre, Vasari a bien donné la définition :

Il était réservé à leurs successeurs (successeurs des Donatello et des Verrocchio), écrit-il, de découvrir la perfection quand on tira de terre le Laocoon, l’Hercule, le Torse du Belvédère, la Cléopâtre, l’Apollon et une infinité d’autres ; leur douceur ou leur sévérité, l’ampleur et la souplesse des chairs qui sont étudiées sur les corps les plus beaux, des attitudes qui n’ont rien de tourmenté mais qui tournent avec une aisance parfaite, firent disparaître la manière sèche, crue et tranchante à laquelle on avait sacrifié.

Or les œuvres dont parle Vasari n’étaient elles-mêmes que des produits d’un paganisme vieilli et qui n’animait plus de sa foi les artistes qui l’illustraient ; les vrais chefs-d’œuvre de l’art antique, la Vénus de Milo, l’Apollon de Praxitèle, les métopes du Parthénon, la Victoire de Samothrace, n’étaient pas encore connus. En imitant ces statues relativement médiocres, les Italiens les affadirent encore. Voyez pour exemple l’Enlèvement des Sabines de ce Français égaré en Italie, Jehan Boulongne, dit Jean de Bologne, ou sa fontaine des jardins Boboli ; et c’est de là que, sous couleur de grand art, les renaissants français partent en guerre contre notre art national qu’ils qualifient dédaigneusement de mode français, pour en remplacer les œuvres d’une individualité savoureuse, d’une personnalité pittoresque, d’un sentiment souvent émouvant, par des formes banales, dés attitudes de convention, des draperies d’atelier, des bonhommes pompeux et déclamatoires aux visages dépourvus d’expression, aux corps factices, ratissés ou boursouflés, en des proportions qui n’ont jamais rien eu d’humain. Nous assistons, dit très bien Marquet de Vasselot, à la renaissance, non pas de l’art grec, mais de l’art florentin en décadence.

Et se serait-on inspiré des formes les plus pures de l’art grec en son époque de maturité, de l’art des Phidias, des Ictinus et des Praxitèle, qu’on n’aurait pu faire revivre l’âme, la pensée, les sentiments, les émotions qui avaient animé et inspiré ces grands artistes et leur avaient fait produire leurs chefs-d’œuvre. On ne pouvait donc jamais arriver, et en tout état, qu’à une imitation de formes vaine et stérile : corps sans âme, visages sans expression. On voyait de jeunes artistes se pencher sur des débris de statues antiques, les mesurer avec le soin minutieux d’un orfèvre prenant ses dispositions pour le dessin d’un bijou ; n’auraient-ils pas mieux fait de regarder le premier bouvier venu de la campagne romaine, en son bonnet pointu, ou la jolie fille passant d’un pas léger ?

L’art gothique avait une beauté incomparable de sentiment ; il s’était créé dans l’ordre d’idées qui lui était propre une forme d’expression parfaite. Cette fleur naïve de nos champs, cette candeur de la vieille France, l’esprit classique l’a desséchée, flétrie. Si l’on considère les ravages causés dans cette charmante école de Troyes par l’engouement pour l’insipide Dominique Florentin ; lorsqu’on voit au pourtour du chœur de Chartres l’art délicieux de Pierre Soûlas faire place, vers 1540, au maniérisme glacial et pompeux de François Marchand ; qu’on voit au sépulcre de Saint-Mihiel le beau génie de Léger Richer donner dans le ronflant et dans le théâtral, on pleure les beautés touchantes d’autrefois. On mesure le vide créé dans les âmes ; on maudit cette viande creuse du grand art, toutes ces ambitions qui sont le prête-nom de la boursouflure et du néant. (Louis Gillet.)

En architecture, l’ornementation pittoresque et vivante empruntée aux fleurs de nos champs, aux produits de nos jardins, aux feuilles de nos bois, adaptée à la terre française, à notre atmosphère, à la lumière de notre ciel, est remplacée par des chapiteaux doriens, ioniens, corinthiens, des cannelures et des pilastres, des Irises, des architraves, des méandres, des grecques, des feuilles d’acanthe, des oves, des diglyphes et des triglyphes, pris par les Italiens aux Romains qui les avaient pris aux Grecs, déformés, abâtardis d’une chute à l’autre.

Dans l’architecture française du moyen âge, dit si bien Viollet-le-Duc, toute nécessité est un motif de décoration : les combles, l’écoulement des eaux, l’introduction de la lumière, les moyens d’accès et de circulation aux différents étages des bâtiments, jusqu’aux menus objets tels que les ferrures, la plomberie, les scellements, les supports, les moyens de chauffage, d’aération, non seulement ne sont point dissimulés, comme on le fait souvent depuis le XVIe siècle dans nos édifices, mais sont au contraire franchement accusés et contribuent, par leur ingénieuse combinaison et le goût qui préside toujours à leur exécution, à la richesse de l’architecture. Dans un bel édifice du commencement du XIIIe siècle, si splendide qu’on le suppose, il n’y a pas un ornement à enlever, car chaque ornement n’est que la conséquence d’un besoin rempli.

Ces lignes sont admirables de précision et de compréhension.

Comment une architecture issue de la Grèce d’Alcibiade et de Périclès pouvait-elle satisfaire aux exigences de la vie que mèneront les Français de l’âge moderne ? Les Grecs de l’Antiquité avaient des mœurs toutes différentes, les exigences de la vie coutumière étaient pour eux tout autres ; leur existence se déroulait en d’autres climats' le soleil répandait sur eux une lumière qui ne ressemble pas à la douce clarté argentine du ciel de l’Ile-de-France.

Aux XIVe et XVe siècles, observe Louis de Fourcaud, on conformait la construction aux réalités, on subordonnait le style aux convenances ; désormais un idéal fixe, une formule, une convention s’infligent aux artistes.

Dans l’architecture de la Renaissance elle-même, surtout de la première Renaissance, celle qui précéda François Ier, la force de la tradition immédiate, l’accoutumance, les usages invétérés avons-nous dit, contribuèrent à maintenir nombre d’éléments anciens ; mais que verrons-nous en sortir par les soins de ceux qui poursuivront, en l’accentuant, le développant du mode nouveau ? Loin que les nécessités, comme dit Viollet-le-Duc, demeurent des motifs de décoration, on s’efforce de les dissimuler, et parfois de la manière la plus gauche, la plus lourde et massive. Et notre lumière nordique, de quelle façon s’accommodera-t-elle de ce beau style venu d’Italie ? Notre-Dame de Paris découpe sur le ciel une silhouette splendide par tous les temps, à toute heure du jour. Par un beau soleil, qui en fait saillir les colonnes sur un fond d’ombre, notre église de la Madeleine ne laisse pas de revêtir une certaine beauté, mais par les journées grises, les plus nombreuses en nos climats, le morne édifice ne figure plus à nos yeux qu’une grande boîte à cigares.

Heureusement que les nécessités mêmes de la vie, — car les goûts artistiques d’une cour royale ne modifient pas les mœurs d’une nation, — et que les fortes traditions religieuses mirent de multiples obstacles aux fantaisies renaissantes ; aussi pendant longtemps verra-t-on, particulièrement dans les châteaux et les grandes demeures bourgeoises, l’ossature des édifices, les éléments essentiels en conserver les formes traditionnelles ; seuls les motifs décoratifs seront empruntés à nos voisins, jusqu’au règne de François Ier où l’avalanche italienne submergera tout.

Au moyen âge, dans le domaine des Arts, tout était union, concorde, entente réciproque ; mais voici que s’y introduit l’individualisme. Au XIIIe siècle, les artistes qui créaient une cathédrale et le décor du culte qui y était célébré, ne travaillaient pas séparément les uns des autres : c’était dans un grand ensemble, une œuvre commune et dont les parties s’adaptaient les unes aux autres et s’harmonisaient entre elles. L’architecte, le maître de l’œuvre, comme on disait, le tailleur de pierre, c’est-à-dire le sculpteur, le maître verrier, jusqu’au musicien qui fournissait les mélodies et les accords aux chants sacrés, jusqu’à l’auteur des Mystères représentés aux porches des églises, vivaient, pensaient, créaient en commun ; et dans chaque corps de métier, les artistes, les maîtres de l’œuvre, les tailleurs d’images ne vivaient pas d’une vie séparée, ni dans des conditions différentes de celles de leurs plus humbles collaborateurs. Le maître de l’œuvre, le maître sculpteur étaient payés à la journée comme les compagnons. Leur arrivait-il de s’absenter pour une raison ou une autre, le salaire journalier leur était retranché. Les conditions étaient les mêmes en Allemagne qu’en France. Un grand artiste, sculpteur et fondeur de bronze comme Peter Fischer de Nuremberg, à qui l’on doit le fameux tombeau de saint Sebald, se qualifie de chaudronnier ; un éminent sculpteur en bois comme Surlin d’Ulm est présenté comme menuisier. Avec l’arrivée des Italiens, ces conditions toutes familiales et patriarcales vont se modifier. L’artiste devient un Monsieur. Il fait partie de la Cour royale, où, comme un gentilhomme, il devient valet de chambre ; il est chargé d’ambassades ; il est pourvu de bénéfices et de commendes comme les poètes, les capitaines et les favoris du roi. Après la séparation des arts entre eux, c’est la séparation du maître d’avec les compagnons. Enfin, et ceci est le plus grave, l’art se sépare du peuple. L’art tout entier du moyen âge, comme sa littérature grande et petite, sortait des entrailles de la nation ; ils en jaillissaient comme arbres et plantes jaillissent du sol. Avec les formules grecques, latines, romaines et florentines, ce contact fécond est brisé. Dans l’imagerie des églises : verrières, sculptures, peintures décoratives, le peuple trouvait la vivante expression de ses croyances et de ses sentiments ; c’est lui qui inspirait, qui guidait les artistes : les artistes vivaient avec lui et communiaient de ses pensées. Et l’église faisait l’instruction du peuple et son édification. En quels termes émouvants, et si simples, Villon ne le dit-il pas en la merveilleuse prière qu’il met sur les lèvres de sa vieille maman :

Femme je suis, pauvrette et ancienne

Qui rien ne sais, oncques lettre ne lus ;

Au moustier (église) vois, dont suis paroissienne,

Paradis peint où sont harpes et luths

Et un enfer où damnés sont boullus :

La joie avoir me fais, haulte Déesse

A qui pescheurs doivent tous recourir,

Comblée de foi, sans feinte ni paresse,

En ceste foi je veuil vivre et mourir.

Sonnez fanfares : Mars et Jupiter, Vénus et Adonis, Apollon, les neuf Muses, l’histoire de Procris, la guerre de Troie, les triomphes de César, toute l’antiquaille nous arrive de Rome et de Florence sur des chars flamboyants ! Mais dans la figuration même de la Bible et de l’Evangile, quel contact l’art nouveau conserve-t-il avec le peuple pour lequel l’art avait été fait ? Présentez à la vieille maman du pauvre Villon le Dieu herculéen de Michel Ange en son Jugement dernier, flanqué de la vierge Marie nue comme Eve avant le péché : elle se sauvera en se bouchant les yeux.

Louis Gillet s’exprime ici encore en termes parfaits et du plus joli sentiment :

L’Eglise brise de ses mains l’étincelante imagerie de ses verrières et dissipe le mystère de leurs ombres veloutées — c’est le crime commis par de trop nombreux chapitres, et notamment par celui de Notre-Dame de Paris au XVIIIe siècle —... Bientôt la vive couleur, les longues histoires édifiantes, les tendres saintes gothiques, Geneviève de Brabant, le touchant paradis de la Légende dorée, bientôt tout l’ancien merveilleux qu’avaient aimé les simples et qui avait fait Jeanne d’Arc, n’aura plus d’autre refuge que la hotte du colporteur offrant de chaumière en chaumière, dans le fond de nos campagnes, l’image d’Epinal. Tel est l’immense déchet que nous coûte la Renaissance : l’art perd le contact avec le peuple.

Après l’art pour l’élite, l’art pour l’art.

Jusqu’à la Renaissance, et précisément parce que leur œuvre jaillissait d’une inspiration populaire, les artistes la créaient pour le peuple tout entier. Les poètes chantaient, peintres et sculpteurs ouvraient pour exprimer, à l’usage du peuple, pensées et sentiments dont, avec lui, ils étaient pénétrés. L’idée de la beauté cultivée pour elle-même, de l’art pour l’art, de l’artiste utile par le fait qu’il est un artiste, n’existait pas, nul n’y songeait ; possédons-nous le nom d’un seul des grands sculpteurs qui ont illustré les cathédrales du XIIIe siècle ?

On disait pour ce que l’on disait, et non pour la manière dont on le disait. La Renaissance a ouvert la porte au rapin et au gens de lettres.

La similitude entre l’évolution de notre littérature et celle de nos arts plastiques est en effet complète. La poésie a subi à la même époque les mêmes transformations que les arts et pour les mêmes motifs. Aussi nos artistes de la Renaissance, architectes, peintres, sculpteurs méprisent-ils les œuvres de leurs devanciers avec le même ensemble, le même entrain, la même désinvolture que les poètes et les prosateurs. Comme Rabelais, Montaigne, du Bellay ont parlé de nos vieux rondeaux, lais, virelais, ballades et fabliaux, un Philibert de l’Orme ou un Jean Bullant parleront de la barbarie gothique.

Ajoutons que la critique moderne s’est engagée presque unanimement dans la voie que nous suivons ici. Il est loin, grâce à Dieu, le temps où les élèves de l’Ecole des Beaux-Arts conspuaient Viollet-le-Duc et Lassus parce qu’ils osaient ne pas médire de l’art de leur pays.

Dès le XVIe siècle cependant, Montaigne, qui se montrait si injuste pour ses devanciers littéraires... quand ils étaient Français, jugeait avec goût nos vieilles églises. Dans l’atmosphère qui s’en dégageait il sentait s’émouvoir en lui l’âme des aïeux. Et le fin bonhomme avait des idées très justes en matière d’art, par lesquelles, comme par tant d’autres points, il se rapproche des idées d’aujourd’hui : Si j’estois du mestier, écrit-il en ses Essais, je traiterois l’art le plus naturellement que je pourrois ; plus loin : Je naturaliserois l’art autant comme ils italianisent la nature. Les citations pourraient se multiplier :

Je ne crois pas au génie des artistes qui ne sont pas humains, écrit Louis de Fourcaud en un admirable article publié par la Gazette des Beaux-Arts, et je ne crois pas davantage à l’humanité des conceptions que l’on ne tire pas de la vie.

Emile Mâle a fait observer qu’en rompant avec les traditions françaises et en s’isolant de l’inspiration populaire, les artistes de la Renaissance se sont cantonnés sur un terrain dangereux. Dorénavant, à moins d’être des hommes de génie, ils ne pourront plus se soustraire à l’insignifiance ou à la platitude ; et quand ils seront grands, voire très grands, ils ne le seront pas plus que les vieux maîtres disant avec sincérité et d’une émotion réelle les sentiments et les pensées du peuple qui les inspirait : Il est permis, dit Emile Mâle, de préférer au Christ maudissant les réprouvés, créé par le génie de Michel-Ange, en dehors de toute tradition, le Christ montrant ses plaies de nos cathédrales. Un modeste artiste, en reproduisant simplement un modèle consacré, faisait alors une œuvre profondément émouvante.

A propos de l’influence exercée par l’art étranger, et plus particulièrement par l’art italien sur l’art français, on trouve de suggestives constatations sous la plume de ces fins connaisseurs que furent les Goncourt :

C’est une chose curieuse, observent-ils, que les trois grands peintres français du XVIIIe siècle : Watteau, Chardin, Latour, soient les seuls peintres du temps qui n’aient pas été en Italie.

Les nécessités imposées par la vie française et par le climat de notre pays, aussi bien que les possibilités des entrepreneurs, ont en grande partie sauvé notre architecture de la Renaissance ; dans le domaine de la peinture et celui de la sculpture, les dégâts ont été plus graves. Il en est cependant un canton qui, par sa nature même, a été préservé de l’inondation. Il s’agit du portrait. Ici, l’obligation de reproduira fidèlement la physionomie, les traits, l’expression, le costume des modèles, a constitué un rempart à l’italianisation, pour reprendre l’expression de Montaigne : et c’est l’œuvre saine, intacte, vivante et charmante de cet admirable groupe d’artistes communément désignés sous le nom de Clouet ; et c’est l’incomparable série de bustes, vivants, personnels, décoratifs et d’une facture souveraine qui font la gloire unique — unique entre toutes les écoles — de la sculpture française depuis la Renaissance jusqu’à nos jours.

Au moment de mettre le point final à ces quelques pages consacrées à l’art français de la Renaissance, nous formulerons ce môme regret, empreint de la môme tristesse, que nous ayons déjà émis à propos des écrivains de la même époque. Ah ! si, au lieu de se laisser entraîner sur des voies étrangères, où leur nature, leurs traditions, leur génie même se sont trouvés dépaysés, nos artistes avaient poursuivi leur route sur le chemin tracé par leurs pères, quelle floraison merveilleuse l’art d’un Philibert de l’Orme, d’un Jean Cousin, d’un Jean Goujon et d’un Germain Pilon n’aurait-il pas fait éclore ! Et qu’avaient-ils à faire pour nous offrir une récolte incomparable ? A rester chez eux avec la pudeur de respecter leurs ancêtres, ouvrir les yeux, regarder le bon peuple et la belle terre de France, s’inspirer de leur âme et l’exprimer.