LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE VIII. — LES PAPES.

 

 

Si je monte au Palais (Vatican) je n’y trouve qu’orgueil,

Que vice déguisé, qu’une cérémonie,

Qu’un bruit de tabourins, qu’une estrange harmonie

Et de rouges habits un superbe appareil ;

Si je descends en banque un amas et recueil

De nouvelles je treuve, une usure infinie,

De riches Florentins une troupe bannie (les fuorusciii)

Et de pauvres Siennois un lamentable deuil ;

Si je vais plus avant, quelque part que j’arrive,

Je treuve de Vénus la grand’bande lascive

Dressant de tous côtés mill§ appas amoureux ;

Si je passe plus oultre et, de la Rome neuve

Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve

Que de vieux monumens un grand monceau pierreux.

C’est encore Joachim Du Bellay qui nous parle en ces vers. Par deux fois le jeune prêtre prit part à un conclave en qualité de secrétaire de son cousin de cardinal, au conclave qui élut Marcel II et à celui qui élut Paul IV. En quatorze vers il nous a laissé un vivant tableau des mœurs électorales qu’il y a observées, combines, présents, promesses, tractations de tout genre. Sainte-Beuve jugeait ce sonnet un chef-d’œuvre de raccourci, en la précision et netteté des impressions qui s’y pressent :

Il fait bon voir, Paschal, un conclave serré,

Et l’une chambre à l’autre également voisine

D’antichambre servir, de salle et de cuisine,

En un petit recoin de dix pieds en carré ;

Il fait bon voir autour le palais emmuré

Et briguer là-dedans ceste troupe divine ;

L’un par ambition, l’autre par bonne mine,

Et par despit de l’un estre l’autre adoré ;

Il fait bon voir dehors toute la ville en armes

Crier : Le pape est fait !, donner de faux alarmes,

Saccager un palais ; mais, plus que tout cela,

Fait, bon voir qui de l’un, qui de l’autre se vante,

Qui met pour cestuy-ci, qui met pour cestuy-là,

Et pour moins d’un escu dix cardinaux en vente.

Ajoutons que ces vers du jeune poète trouveraient, si besoin, leur confirmation dans une lettre que le cardinal Jean Du Bellay écrivait de Rome, en date du 21 mars 1555, au cardinal Farnèse, au sujet du conclave qui élut Paul IV : tout y était en vente à l’exception de quelques rares cardinaux d’aune piété singulière.

Les témoignages relatifs aux tripotages électoraux, dans les conclaves chargés d’élire les papes à l’époque de la Renaissance, sont d’ailleurs nombreux et concordants. Henri II mettait à la disposition des cardinaux chargés de ses intérêts au conclave des lots de tapisseries franco-flamandes, alors si recherchées, pour être distribuées entre les augustes électeurs et contribuer à gagner leurs voix au candidat français.

Les élections de Sixte IV, d’innocent VIII, d’Alexandre VI et de Jules II se distinguèrent entre toutes par l’effronterie et l’impudeur de ces marchandages. A l’un des cardinaux-électeurs est promis un château, à l’autre une légation, au troisième de l’argent, un quatrième pourra disposer d’un évêché ; après quoi l’on considérera comme honnêtes ceux qui, après leur élévation au trône de saint Pierre, — tel Innocent VIII — tiendront leurs promesses.

A considérer la lettre et l’esprit des canons annulant toute élection pontificale entachée de simonie, il n’y aurait peut-être pas un pape, depuis Sixte IV (1471) jusqu’à Paul IV (1555) qui serait légitimement monté sur le trône de saint Pierre.

Pour comprendre le caractère du pontificat romain à l’époque de la Renaissance, il importe de tenir compte des idées de ce temps et des conditions où, par force des faits, les papes se trouvaient placés.

Au XVIe siècle, et peut-être plus encore en Italie qu’en France et en Allemagne, les liens familiaux étaient d’une vigueur et rigueur extrêmes. La famille dominait l’individu. Faire honneur et profit à la famille est le seul sentiment, écrira au XVIIIe siècle le bailli de Mirabeau à son frère aîné le marquis. Les contemporains d’Alexandre VI et de Jules II pensaient et agissaient dans le même esprit. Aussi le premier soin d’un pape nouvellement installé était-il de porter sa famille à l’apogée de fortune, de crédit et de puissance.

Les papes en agissaient ainsi, non seulement dans le désir de favoriser les leurs, mais pour fortifier leur propre autorité sur le siège pontifical et faciliter leur gouvernement, par l’accroissement de fortune, de puissance et d’influence de leur mesnie. Comme l’a très bien vu Imbart de la Tour, le népotisme, dans les conditions où se trouvaient les papes du XVIe siècle, était quasiment pour eux une nécessité. Les papes de la Renaissance ont presque tous eu des enfants. Ils les unissaient aux familles puissantes, nobles, patriciennes, voire princières ; ils désiraient leur procurer des seigneuries à forteresses, les établir en qualité de tyrans souverains, plus particulièrement sur les frontières de leurs Etats, vers Venise, Naples, Milan, dans les Marches ou les Romagnes. Ils mettaient entre les mains de leurs parents les principales fonctions et dignités des Etats de l’Eglise, les dignités et fonctions importantes au gouvernement pontifical. Il fallait également que chacun de ces papes eût à sa dévotion le Sacré Collège : quel meilleur moyen de s’en assurer que de le peupler des siens ?

Et ne croyons pas que les contemporains y trouvassent à redire : tout au contraire. Ils ne jugeaient pas mauvais qu’un pape eût des fds qui lui fussent un soutien contre les tyrans voisins. Ils estimaient bon qu’un pape favorisât sa famille de tout ce dont il pouvait la favoriser ; c’est le contraire plutôt qui eût été critiqué. Laurent le Magnifique, une des plus belles intelligences de son temps et grand homme d’Etat, en écrit — vers 1489 — à Innocent VIII : D’autres n’ont pas attendu si longtemps que Votre Sainteté pour agir en papes, ils n’ont pas perdu leur temps en réserve et scrupules d’honnêteté. Votre Sainteté n’est pas seulement, devant Dieu et les hommes, libre d’agir, mais sa discrétion pourrait être tournée à blâme, attribuée à je ne sais quels mobiles. Par dévouement et par devoir je me vois contraint de rappeler à Votre Sainteté que nul homme n’est immortel et qu’un pape no compte que pour, ce qu’il veut bien compter. La dignité de son caractère ne constitue pas un héritage ; seuls les honneurs et les bienfaits dont il a gratifié les siens peuvent être considérés comme son patrimoine. Il est vrai que Laurent de Médicis avait marié sa fille au fils du pape ; de telles paroles, sous la plume d’un tel homme, n’en sont pas moins caractéristiques de leur temps.

Les Etats de l’Eglise étaient loin d’être unifiés. En tous lieux se dressaient sur leur territoire des pouvoirs locaux, — et jusque dans Rome — puissances de caractère encore féodal, jouissant d’une indépendance de fait redoutable à l’exercice de l’autorité pontificale, situation encore analogue à celle du domaine royal en France sous les premiers Capétiens.

Et voici les Colonna à la curée dès l’avènement de Martin V, les Condolmeri à l’avènement d’Eugène IV. Pie II accable de ses faveurs, ou plutôt de celles de l’Eglise, les Piccolomini, Calixte III et Alexandre VI les Borgia, Sixte IV et Jules II les della Rovere, Léon X et Clément VII les Médicis, Jules III les del Monte, Paul IV les Caraffa. Ce dernier excommunie hardiment les Colonna pour s’emparer de leurs biens et en investir le chef dé sa famille, le comte de Montorio, qui en devient duc de Paliano (bulle du 10 mai 1556). Ses prédécesseurs avaient agi plus énergiquement encore. Calixte III distribue à ses cousins Borgia les pierres précieuses desserties des plus belles reliures de la bibliothèque Vaticane ; Sixte IV fait servir à son fils une rente de 6.000 ducats sur les revenus de l’Eglise, somme énorme pour le temps ; Innocent VIII fait égorger Girolamo Riario, seigneur de Forli, pour pouvoir installer dans la seigneurie de Forli l’un de ses fils. Quant à la manière dont Alexandre VI, Alexandre Borgia, gorgea ses enfants, le duc de Gandia, César Borgia et Lucrèce, elle est demeurée légendaire. De même pour les postes importants de l’Etat et les sièges à pourvoir au Sacré Collège, où Innocent VIII et Alexandre VI font entrer leurs fils, César Borgia à quatorze ans. Jules II, sans plus de façon, coiffe du chapeau rouge quatre de ses cousins. Grégoire XIII donne à son fils, Jacopo Buoncompagni, le gouvernement du château Saint-Ange qui tenait Rome sous la gueule de ses canons.

Telle était donc la première ambition de nos pontifes une fois couronnés du trirègne ; la seconde y était liée : consolider, fortifier, agrandir le domaine temporel de l’Eglise.

Au XVe siècle, les Etats pontificaux constituaient, avec la république de Venise et le royaume de Naples, une des trois grandes puissances politiques et militaires de l’Italie. Le dessein de ceux qu’on a nommés les grands papes de la Renaissance, tel Jules II, fut de constituer, dans le centre de l’Italie, un Etat soumis au Souverain Pontife, dont la prépondérance assurerait, sous l’autorité de ce dernier, l’unification de la péninsule tout entière, qui ne devait se réaliser que trois cents ans plus tard, sous l’autorité de la maison de Savoie.

Et les rêves séculiers des princes romains s’élevèrent plus haut encore. On sait les visées souveraines d’un Boniface VIII sur la fin du XIIIe siècle, auxquelles Philippe le Bel opposa une main brutale. Les papes de la Renaissance, sur le trône de saint Pierre, ne laissaient pas de se regarder en quelque sorte comme les héritiers des empereurs romains. Ils rêvaient d’être, pour reprendre l’expression d’un orateur vénitien jugeant la politique de Jules II : Les seigneurs et maîtres du jeu du monde, signori e maestri del giuoco del mondo. Sur cette voie, en 1493, Alexandre VI partage tranquillement le continent américain entre Espagnols et Portugais, et Jules II, en 1510, offre froidement au roi d’Angleterre Henry VIII, la couronne de France.

C’est ainsi que, du double pouvoir qu’ils avaient entre les mains, le temporel dit épée de saint Paul, et le spirituel symbolisé par les clés de saint Pierre, ce fut le premier qui, à notre étonnement, ne tarda pas à l’emporter sur son camarade, et de beaucoup.

Nous nous représenterions volontiers la papauté en ces âges troublés comme une autorité idéale, quasiment abstraite, hautement morale, s’inspirant exclusivement de l’esprit de l’Evangile dans un beau détachement des biens terrestres, pour servir de guide et d’arbitre aux Etats en conflit, aux hommes en rivalité ; mais, comme le dit si bien Emile Gebhart, la chimère d’une Eglise libre, privée de son domaine indépendant, au sein d’une Italie princiôre (divisée en principautés) était insoutenable ; la papauté eût été confisquée par les Aragons (régnant à Naples) ou les Médicis, comme elle l’avait été par les barons de Tusculum au x e siècle ou par les empereurs. Le seul parti à prendre par les papes fut d’être tyrans (au sens antique du mot) .au même titre que tous les autres... Dès qu’ils se sentirent libres du côté de la Chrétienté par la fin du schisme, la clôture des conciles (Constance et Bâle), la répression des hérésies de Wicleff et de Jean Huss, les papes du XVe siècle se mirent à édifier leur grandeur temporelle.

Un orateur du concile de Constance déclarait : Je pensais naguère qu’il serait bon de séparer entièrement l’autorité religieuse du pouvoir séculier ; mais, depuis, j’ai appris que la vertu sans puissance est ridicule : le Pontife romain, privé du domaine de l’Eglise, ne ferait plus figure que de valet aux ordres des princes et des rois. Aussi, comme le note Imbart de la Tour, depuis Sixte IV jusqu’à Léon X, la création des Etats de l’Eglise a-t-elle été la pensée obsédante des  papes. Œuvre italienne qui les fait ressembler aux princes italiens de leur temps, il est vrai ; mais de cette œuvre urgente, nécessaire, dépendait le salut de la papauté.

Politique qui ne fut d’ailleurs pas au goût de tous. Nous trouvons parmi ces brillants pontifes des natures délicates, d’une piété profonde, émue, dont l’âme est faite d’aspirations uniquement chrétiennes. Gabriel Condolmero, pape sous le nom d’Eugène IV (1431-1447), murmurait sur son lit d’agonie :

Ô Gabriel ! combien il eût été préférable pour le bien de ton âme que tu n’eusses été ni cardinal, ni pape, mais fusses mort religieux !

C’est en prononçant l’oraison funèbre d’Eugène IV que le cardinal Tomaso Parentucelli détermina ses collègues du conclave à porter sur lui leurs suffrages. Avec ses autres vertus, écrit Vespasiano, cette oraison poussa les autres à le faire pape. Il prit le nom de Nicolas V (1447-1455).

Nicolas V a été le premier des papes renaissants,  et de tous, il a été le plus digne d’admiration.

 

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Il se nommait Tomaso (Thomas) Parentucelli, né à Pise en 1398. Son père était chirurgien ; lui-même débuta dans la vie comme maître d’école, puis bibliothécaire. Il servit de secrétaire au cardinal Albergati qui l’amena à Florence, où le jeune Parentucelli fut admis dans la société des Médicis ; il s’y imprégna si bien de l’esprit humaniste de la Florence médicéenne et de l’amour des arts qui y était cultivé, que l’on peut dire que lorsqu’il monta, en 1447, sur le trône pontifical, c’est l’esprit même de la Renaissance qui en prenait possession. Et Nicolas Y en donna au gouvernement pontifical si fortement l’empreinte que celle-ci ne devait pas s’effacer sous ses successeurs.

Dans toutes les directions renaissantes, Nicolas V fut à Rome celui qui ouvrit les voies où les générations suivantes répandront tant d’éclat.

Dès les premiers jours de son règne, le nouveau pape résolut de travailler à la restauration et à l’embellissement de la Ville Eternelle. Au point de vue de la conservation des reliques si importantes et si nombreuses laissées par l’art romain, les conséquences en furent à la fois favorables et funestes : favorables en ce sens que l’attention générale allait être fortement attirée sur la valeur et la beauté de tant de monuments trop dédaignés jusque-là ; mais elles se montrèrent également funestes, car comme il s’agissait de travailler quand et quand à l’embellissement et à l’agrandissement de la Rome moderne, nombre de belles ruines, voire de statues antiques allaient être jetées et consumées dans des fours, le marbre donnant la chaux la meilleure.

Nicolas V entreprit l’agrandissement, la décoration et l’aménagement du Vatican. Pour ces travaux, son principal conseiller fut l’architecte florentin Alberti, qui était alors, avec Brunelleschi et Michelozzo, l’un des trois grands architectes illustrant la cité des Médicis.

Alberti était non seulement artiste de rare valeur en son métier, mais un esprit doué de connaissances variées et étendues. Sous ce point de vue, on l’a comparé à Léonard de Vinci. La plume à fa main, il témoignait de presque autant de valeur que quand il maniait le compas, l’équerre et le crayon. Aussi, comme théoricien, exerça-t-il sur ses contemporains autant d’action peut-être que par les édifices qu’il dressa devant eux.

Nicolas V appela à la décoration du Vatican des peintres comme Fra Angelico, Benozzo Gozzoli, Piero délia Francesca. Par Fra Angelico, il fit peindre à fresques dans la chapelle, la vie de saint Etienne et celle de saint Laurent. Les fresques de Piero délia Francesca, cet artiste d’une personnalité si marquée et séduisante, seront malheureusement détruites par l’intransigeance exclusive de Rafaël du jour où, par Léon X, il sera chargé des travaux de la décoration du Vatican.

La principale occupation de Nicolas V, en dehors de ses fonctions pontificales, a été la fondation et le développement de la bibliothèque Vaticane ; on doit également saluer en lui le fondateur du Musée Capitolin. Il était amateur éclairé de toutes œuvres d’art, tapisseries, orfèvrerie, maïolique, qu’il faisait rechercher et acheter par toute l’Italie. Il se fit construire par Rosselino des palais à Orvieto et à Spolète, des bains à Viterbe.

Peut-être a-t-il été moins bien inspiré en entreprenant la construction d’une nouvelle basilique en place de la vieille basilique datant des premiers siècles de l’ère chrétienne et qu’on pouvait considérer comme le berceau de l’Eglise. Alberti fut chargé des plans et de la construction du nouvel édifice, ainsi que de la démolition de la vieille église. On ne peut penser sans un regret mêlé d’émotion à la disparition de l’antique petite basilique qui avait connu les élans de foi des premiers néophytes et des premiers martyrs. Sous quel aspect, autrement émouvant, ne se présenterait-elle pas aujourd’hui à la pensée du monde entier, que l’énorme bâtisse, toute de faste et d’apparat, qui se dresse à présent devant nous sous le vocable de saint Pierre ?

Il est vrai que ce ne sont plus les plans d’Alberti qui, dans la suite, seront exécutés. Les travaux, après avoir été poussés activement pendant quelques années, furent suspendus. Les parties postérieures de la vieille basilique furent jetées à bas, les fondements de la nouvelle furent établis ; ensuite, pendant un demi-siècle, l’édifice demeura béant. Rabelais parle, dans son Pantagruel, d’une petite chapelle en l’île des Papefigues, près le havre, ruinée, désolée, comme est à présent à Rome le temple de saint Pierre. Et quand les travaux seront repris, sous Jules II, ce ne seront plus les plans d’Alberti qui seront soumis aux entrepreneurs pour exécution, mais ceux de Bramante, bientôt eux-mêmes modifiés par Rafaël assisté de G. da San Gallo et de ce grand architecte, portant robe de bure, qui nous construisit à Paris l’ancien pont Notre-Dame, Fra Giocondo.

C’est ainsi que l’on peut saluer en Nicolas V le fondateur de la grandeur artistique de la Rome du XVIe siècle, par les artistes qu’il y appela des différentes villes d’Italie et par les grands travaux qu’il y fit entreprendre. Ce que les Médicis ont été pour Florence, Nicolas Y l’a été pour la Ville Eternelle.

Et il fut un pape d’un esprit large et tolérant. La protection dont il favorisa Laurent Valla persécuté, mérite à la mémoire de Nicolas V une admiration égale à celle dont le décore son titre de Mécène, de savant et de lettré.

Valla était un des premiers humanistes de son temps, né à Rome en 1415. Après de beaux travaux sur la langue latine, il s’adonna à des études historiques qui l’amenèrent à mettre en doute la fameuse donation au Saint-Siège de l’empereur Constantin ; d’où colère des bien pensants. Nicolas V n’était pas encore sur le trône de saint Pierre. Valla dut prendre la fuite. Il se réfugia à la Cour d’Alfonse le Magnanime, roi de Naples, protecteur des hommes de talent et de pensée (1445).

Valla était d’humeur combattive. Il fut des plus grands duellistes de la république des lettres, dit Pierre Bayle, et on peut comparer sa vie à celle d’un gladiateur. A Naples, il commença par partir en guerre contre plusieurs humanistes notoires et leur manière d’écrire le latin ; puis il s’en prit à quelques personnalités ecclésiastiques, ne se contentant pas de s’attaquer à leur interprétation des dogmes, mais à leur vie privée. Et l’on vit se déchaîner, non plus seulement un orage comme à Rome, mais la plus violente des tempêtes. Valla fut accusé d’hérésie : il n’interprétait pas correctement le mystère de la Trinité ni la doctrine du libre arbitre. Un tribunal inquisitorial le condamna à être brûlé vif ; le roi Alfonse intervint. Le belliqueux humaniste en fut quitte pour être fouetté publiquement tout autour du cloître des Jacobins (1447). Après quoi il quitta Naples et revint à Rome où il eut la bonne fortune de trouver en Nicolas V un protecteur plus important encore et plus puissant que le roi Alfonse. Le Souverain Pontife, non seulement fit cesser toute persécution contre lui, mais lui accorda, avec une pension, la permission d’enseigner.

Tel fut ce grand pontife, tolérant, intelligent et bon. La tolérance même dont il fit preuve témoigne de son intelligence et de sa bonté. Il ouvrit toutes grandes les portes à la Renaissance romaine et, dès son aurore, lui indiqua sa voie. Après sa mort, l’humaniste François Filelfe, celui-là même qui avait si vivement attaqué Cosme de Médicis, lui consacra une oraison funèbre pour déclarer que le décès du Saint-Père avait jeté dans le plus grand désespoir les neuf Muses et Apollon. Que s’il en avait eu connaissance, Nicolas V en eût souri, en sa bienveillance et bonne grâce coutumières.

Calixte III (1455-1458) fut le premier des papes Borgia. Il était né en 1377 au diocèse de Valence, en Espagne. Il avait donc près de quatre-vingts ans quand il fut élu. Les Turcs venaient de prendre Constantinople (29 mai 1453) et se répandaient en Europe ; ils s’installaient en Morée, en Albanie, en Serbie, sur le Danube. Le péril pour l’Europe chrétienne devenait pressant. Calixte adressa un véhément appel aux princes, aux prélats, auquel il ne fut répondu que par de l’indifférence ou... par une demande de convocation d’un concile général. Réduit à ses seules forces, Calixte III parvint à équiper une petite flotte d’une douzaine de galères ; il assista à son départ, la bénit. Après quelques succès, mais sans conséquence, les vaisseaux rentrèrent au port.

Du moins Calixte III conserve-t-il la gloire d’avoir, par rescrit du 11 juin 1465, ordonné la révision du procès de Jeanne d’Arc. La sentence, qui effaçait l’odieux jugement de Rouen, fut publiée le 7 juillet 1456. La bonne Lorraine resplendirait désormais à tous les yeux dans l’auréole du martyre, morte pour son roi et sa patrie, victime de la sottise et de la haine. Calixte ne songea pas, comme le fera un de ses successeurs, à placer la glorieuse enfant sur les autels ; du moins autorisa-t-il les cérémonies expiatoires célébrées par le clergé rouennais au lieu du supplice.

A Calixte III succéda le très célèbre Enèa-Silvio (Ænéas-Sylvius) Piccolomini, qui prit le nom de Pie II, le 27 avril 1458, en ceignant le trirègne pontifical. Avec Pie II c’est l’humanisme fait homme qui ©coupe le trône de saint Pierre. Il était né à Corsignano-lès-Sienne, en 1405, d’un gentilhomme ruiné, père de dix-sept enfants.

Dès son jeune âge, Enèa-Silvio se sentit envahi par la passion de l’Antiquité ; aussi hésita-t-il longtemps à accepter l’ordination ecclésiastique dans la crainte que les fonctions sacerdotales ne lui fussent un obstacle à ses chères études. Il composait en latin de petits vers légers ; il écrivait, toujours en latin, une jolie histoire d’amour, Euryale et Lucrèce, où l’on voit un jeune bachelier poétiquement, ce qui ne veut pas dire platoniquement, épris d’une dame mariée ; puis une comédie, encore en latin, Cynthia, plus légère encore que les petits vers et que le roman.

Comme latiniste, nul n’a été supérieur en ce temps à Ænéas-Sylvius, si ce n’est Erasme, encore que l’on trouve sous la plume qui traça l’histoire d’Euryale et de Lucrèce une couleur et un charme qui ne se trouvent peut-être pas également dans le latin du philosophe. Et nous devons à Piccolomini une histoire du Concile de Bâle, une histoire de Bohême, une géographie de l’Asie, une description de l’Europe, une histoire de l’empereur Frédéric, cette dernière demeurée inachevée, l’auteur étant mort avant son héros.

Piccolomini fut un homme charmant, d’humeur vive, alerte, spontanée. Il a compris, comme peu de ses contemporains, l’attrait et les beautés de la nature. Et il serait malaisé de trouver une vie plus remplie, plus diversement remplie que la sienne. Enèa-Silvio parcourut presque tous les pays de l’Europe et y séjourna, de l’Angleterre à la Hongrie, de la Norvège à la Savoie, y remplissant les fonctions les plus variées : secrétaire du cardinal de Capranica, secrétaire du concile de Bâle, où il se distingua par son éloquence gracieuse et vivante, séduisante et mesurée, tout en conservant fermeté et précision, en agréable contraste avec la sécheresse didactique des docteurs en Sorbonne, et la lourdeur brumeuse, en leurs éclats de voix, des théologiens allemands. Nous trouvons ensuite le jeune Enèa-Silvio temporairement attaché à la Cour de l’empereur allemand, puis à celle du Souverain Pontife. Fort entêté de ses opinions, tout en en changeant fréquemment avec le climat, surtout avec les situations si diverses qu’il fut appelé à occuper, jusqu’au pontificat suprême, mais toujours très sincèrement attaché à celles qu’il professait dans le moment.

Comme l’ami Rabelais, le jeune Enèa-Silvio aimait bien boire et bien manger et dire aux jolies filles qu’elles étaient jolies. Timeo continentiam, je crains la continence, devint sa devise et qui eût bien convenu au père de Pantagruel. Gentilhomme d’allure et d’une rare distinction, il est à sa place dans les entours des papes, des rois, des empereurs, tout en se plaisant en société populaire ; en Ecosse, aimant s’entretenir familièrement avec les femmes qui teillent le chanvre. Après qu’il aura été élevé au pontificat romain, on le rencontrera, assis sur l’herbe, au bord du ruisseau qui murmure, causant en compagnon avec paysans et paysannes accourus de loin pour se prosterner à ses pieds.

Il aura plaisir à ciseler, d’un souci amoureux, le latin de ses bulles et de ses encycliques, et qu’il aura plus d’une fois composées au haut du coteau, à l’ombre des cyprès ou des verts peupliers.

Il s’acquittait en conscience, avec fougue parfois, de ses fonctions pontificales, partant en guerre contre le Turc et sa doctrine, œuvre de l’esprit malin ; puis contre le roi de France et sa détestable Pragmatique.

Le 18 janvier 1460, Pie II publiait la bulle Execrabilis par laquelle il menaçait des foudres de l’Eglise tout appel au Concile général d’une décision prise par le Saint-Siège, ce qui n’empêchait pas Charles YII d’en appeler tout aussitôt, par la voix de son procureur général, contre les restrictions que le pape voulait mettre aux franchises de l’Eglise gallicane.

Et, parmi tant d’occupations et préoccupations diverses, — les mouvements d’opinion en Allemagne, la menace turque, les résistances du roi de France, tant d’efforts pour restaurer la puissance morale et matérielle de la papauté, — le commerce journalier que l’humaniste entretient avec les grands écrivains de l’Antiquité : Virgile, Horace, Démosthène, Cicéron, ne s’interrompt ni ne s’altère. Pie II ouvre le Collège des Abréviateurs aux savants de toute l’Europe. A Sienne, il construit le palais Piccolomini et bâtit la petite ville de Pienza tout entière.

D’ailleurs, très large et compréhensif dans ses goûts, un des rares hommes illustres de ce temps qui ne considère pas l’art gothique comme on ne sait quel détritus d’une humanité avilie par les barbares. Il en estime les chefs-d’œuvre et les met presque à la hauteur de l’art antique.

Comme Mécène cependant, on ne peut le placer sur le même rang qu’un Nicolas V. Pie II était très économe, d’une parcimonie qu’on serait tenté de qualifier d’un mot plus sévère. Il comblait de paroles, les meilleures du monde, les écrivains qu’il estimait, et honorait leurs œuvres de la critique la plus fine et la mieux éclairée ; mais c’était le seul éclairage dont il daignait les gratifier. Certes il avait grand plaisir à voir de belles œuvres d’art et vive satisfaction à les admirer ; mais ce plaisir et cette satisfaction n’allaient pas jusqu’à en faire l’acquisition.

On dit que Pie II avait le talent de pourvoir à l’entretien des deux cent soixante-dix personnes dont se composait la Cour pontificale, avec une dépense de 7 ducats par jour. Le ducat valant alors approximativement 260 francs, valeur actuelle (francs papier), on arrive à une dépense quotidienne de 1.800 à 2.000 francs, valeur d’aujourd’hui, pour la nourriture et l’entretien de deux cent soixante-dix personnes. Bien habile qui s’en tirerait à pareil taux.

La fin du pape Pie II ne fut pas sans grandeur. Voyant combien demeuraient vains ses efforts pour galvaniser les princes, les prélats, les peuples divers du monde chrétien, afin de les faire agir d’un commun accord contre le Sarrasin menaçant, et qu’ils continuaient à placer leurs intérêts momentanés, leurs luttes réciproques, leurs conflits et rivalités avant le salut du monde chrétien, le pape résolut de se mettre lui-même à la tête d’une expédition qu’il avait organisée, à l’imitation de son prédécesseur, mais sur une plus grande échelle. Le départ de la flotte, dont il prendrait lui-même le commandement, fut fixé au 18 juin 1464. Il arriva à Ancône où devait se faire l’embarquement ; mais il y arriva accablé de fatigue, par trop d’efforts donnés et de tracas subis les derniers temps. Face à la flotte qui s’apprêtait à appareiller contre les Turcs d’Asie, Enéa-Silvio Piccolomini mourut à Ancône, dans la nuit du 15 au 16 août 1464.

 

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Paul II (1464-1471) accentua le caractère renaissant de ses prédécesseurs : grand seigneur, d’humeur aimable, de façons distinguées et plaisantes, mais de caractère léger. Il aimait les arts et les plaisirs : belles peintures, vases et statues antiques, fêtes carnavalesques ; mais il n’était pas humaniste et ne se souciait que médiocrement de la métrique de Virgile ou de la prose de Cicéron. Il supprima le Collège des Abréviateurs, la grande pensée de Pie II ; en revanche, il poussa activement les travaux d’embellissement de la Ville Eternelle, s’occupa d’en restaurer les ruines romaines les plus importantes, et se montra comme Nicolas V, collectionneur zélé. Au reste tyran autant que pontife, il se lança, avec l’alliance des Vénitiens, dans une guerre contre le roi de Naples qui ne voulait pas reconnaître la suzeraineté féodale du Saint-Siège ; l’issue n’en fut pas heureuse pour lui.

 

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Avec Sixte IV (1471-1484), nous arrivons à l’un des pontifes les plus vigoureusement constitués et les plus accentués de la Renaissance. C’était un moine franciscain, un Rovere, fils d’un batelier de Savone, d’ailleurs fort savant ; une manière de brute, un pape casqué, comme le sera son neveu Jules II, mais, comme Jules II, en sa brutalité et en sa mauvaise foi, ne manquant ni de style ni de grandeur. Du premier jour, les préoccupations du prince séculier primèrent en lui celles du pontife, faisant figure de tyran italien bien plus que de père de la Chrétienté, maintenant son autorité à Rome en y exerçant un pouvoir terroriste, comme un Visconti à Milan, un Malatesta à Rimini. Son principal souci sera de rétablir l’autorité féodale du Saint-Siège sur les barons ses vassaux qui, avec le temps, s’étaient rendus indépendants, et d’étendre même cette autorité au delà des limites qu’elle avait connues. Parallèlement, Sixte IV aura le désir d’assurer la fortune de ses neveux. Il nomma Girolamo (Jérôme) Riario capitaine général de l’Eglise. De son neveu Léonard, il lit un préfet de Rome. Un autre, Jean délia Rovere, est doté des vicariats de Sinigaglia et de Mondovi ; mais parmi ces neveux, le plus digne d’attention est Giulano della Rovere que Sixte IV fit entrer au Sacré Collège et qui montera plus tard, à son tour, sur le trône pontifical, pour y donner une réplique agrandie et plus accentuée encore de son oncle, dont il reprendra les procédés et la politique avec une énergie tout aussi dépourvue de scrupules et de probité.

Sixte IV rêvait de mettre Girolamo Riario en possession de belles seigneuries dans les riches plaines de la Romagne ; et voilà le pontificat lancé dans un tourbillon d’alliances, contre-alliances, déclarations d’hostilité, coups de main, prises et reprises de places fortes : le royaume de Naples, le duché de Milan, la cité florentine, la république de Venise, le duché de Ferrare, le marquisat d’Urbin, la seigneurie de Rimini, la ville de Bologne y sont entraînés par le chef de l’Eglise en une complication de négociations, traités, contrats, attaques, contre-attaques, serments et trahisons, foi jurée et rompue, parole donnée et reprise, dont le détail serait infini. Dans la guerre de Ferrare, les Vénitiens, à la requête de Sixte IV, ont fait alliance avec lui. Mais voici que cette alliance cesse de servir les intérêts du Riario, et le pape, non seulement plante là ses alliés, en concluant ce que nous appelons aujourd’hui une paix séparée, mais comme les Vénitiens ont tant fait, et à la requête même du pape, qu’ils croient devoir poursuivre la guerre, Sixte IV, sans plus de façon, menace de les excommunier. Honnête politique qui sera reprise sur une plus vaste échelle, par le neveu, Jules II, vis-à-vis des Français.

Mais de sa mesnie, le plus cher au cœur de Sixte IV était Pietro Riario. Il lui témoignait une tendresse extrême ; on disait à Rome que Pietro était son fils. A l’avènement de son oncle, Pietro Riario n’était qu’un humble franciscain, et le voilà, coup sur coup, bombardé patriarche de Constantinople, archevêque de Florence, archevêque de Séville, évêque de Mende ; il est comblé des plus fructueux bénéfices qui font couler entre ses doigts des flots d’or ; mais le prélat n’est pas en peine d’en trouver un emploi agréable : écuries de chevaux de luxe, boudoirs de gracieuses comédiennes, studios de poètes dithyrambiques, il s’entoure de tous les agréments de la vie et se gorge de plaisirs à en crever, non sans avoir voulu, avant de mourir, récompenser son oncle de' tant de bienfaits en cherchant à le faire abdiquer pour se faire élire, en son lieu et place, Souverain Pontife.

Sixte IV pleura le neveu — ou fils — ignorant sans doute qu’il était de son ingratitude, et reporta son affection sur Girolamo Riario, qui était gratte-papier dans les bureaux de la douane à Savone. Il investit le douanier de la seigneurie d’Imola qu’il acheta à Taddeo Manfredi ; à un autre neveu, il donna les seigneuries de Sinigaglia et de Mondovi qui faisaient partie du patrimoine de Saint-Pierre ; Sixte IV finit par jeter les yeux sur Florence et la Toscane elle-même. Ici, deux gaillards fortement charpentés dressaient devant lui un obstacle insurmontable : Laurent et Julien de Médicis. Le pape entre dans la conjuration des Pazzi, décrite plus haut ; son représentant, l’archevêque de Pise, en devient l’âme active. Un neveu du pape, Rafaël Riario, se trouvait au pied de l’autel, dans l’église de Florence, au moment où Julien de Médicis y fut massacré. N’ayant pu faire assassiner Laurent, qui s’était victorieusement défendu contre les deux prêtres qui voulaient le poignarder, le pape l’excommunia ; puis il s’allia avec le roi de Naples et le duc d’Urbin contre les Florentins qu’il réduisit à solliciter la paix. Les patriciens les plus en vue de la ville durent venir, aux portes de la basilique de Saint-Pierre, implorer le pardon de Sa Sainteté. Les tristes notes du Miserere enveloppaient les assistants tandis que le pape frappait d’une baguette les épaules des Florentins agenouillés, témoignant par là qu’il leur pardonnait de les avoir attaqués.

Ayant échoué contre les Florentins, le pape se retourna contre les hauts barons des Etats de l’Eglise, en particulier la puissante famille gibe-Tine des Colonna et ses alliés, les Savelli. Il s’agissait de les dépouiller de leurs domaines en faveur de son neveu. Le protonotaire cardinal Colonna et le cardinal Savelli furent jetés au château Saint-Ange. Le quartier où se dressait la maison forte des Colonna, entourée de leur nombreuse clientèle, fut assiégé, envahi, saccagé par les troupes pontificales alliées aux Orsini, chefs du parti guelfe, traditionnellement hostile aux Colonna. Tout y fut mis à feu et à sang ; après quoi on courut faire de même, sous la direction de Girolamo Riario, aux domaines des Colonna dans le Latium. Cependant, le chef de la famille Colonna obtenait du pape qu’il mettrait en liberté son frère, enfermé au château Saint-Ange, à condition que la place forte de Marino serait remise au Saint-Siège ; ce qui fut fait ; mais, dès le lendemain, Lorenzo Colonna était décapité à Rome, dans la cour intérieure du château pontifical. Le corps fut porté en l’église des Saints-Apôtres, où la mère, en vêtements de deuil, saisissait par les cheveux la tête coupée de son enfant et la brandissait dans les airs :

Voyez la tête de mon fils et la bonne foi du pape ! Il promit que si nous lui donnions Marino, mon fils serait mis en liberté ! Nous lui avons donné Marino et il a mis mon fils en liberté, mais assassiné ! Voilà comment un pape tient sa parole !

Dans les Romagues, Girolamo Riario fut mis en possession des seigneuries d’Imola et de Forli : Sixte IV était parvenu à ses fins.

Ce rude pontife que notre Brantôme appelle le plus redouté pape pour la justice qui fût jamais, mourut le 13 août 1484, à l’âge de soixante-dix ans. Le récit de sa mort par le maître des cérémonies Burchard, en son célèbre Diarium, est saisissant. A peine le Souverain Pontife eut-il fermé les yeux sur les cinq heures du matin, que tout, autour de lui, fut mis au pillage. Une fureur de déprédation : valets, écuyers, notaires, prélats, c’était à qui remplirait le plus rapidement ses poches et en prendrait le plus entre ses bras. Le cadavre pontifical fut roulé dans une tapisserie arrachée à la porte de la chambre mortuaire et .porté en la salle du papegai, où il fut étendu, nu, sur une table. Il s’agissait de le laver ; mais tous les vases, les aiguières, les bassins avaient disparu. Il fallut que le cuisinier apportât le chaudron où l’on rinçait la vaisselle. Il n’y avait, plus de chemise pour habiller le corps, car on avait mis en pièces celle dont il était vêtu pour l’essuyer après qu’il eut été lavé. Le corps du Souverain Pontife fut mis en bière sans chemise ; et il n’était pas enterré que le peuple se ruait contre les palais des neveux, les Riario et les Rovere, y brisait tout, y mettait le feu, tandis que les Colonna attaquaient les Orsini pour tirer vengeance de l’appui prêté par eux à leur persécuteur. Les cardinaux verrouillaient leurs portes, calfeutraient leurs fenêtres, en alarme avec les hommes d’armes qu’ils avaient, en hâte, retirés chez eux.

La paix du Christ, au goût de son vicaire.

Mais n’omettons pas que nous devons à Sixte IV la Sixtine qui sera illustrée par Michel-Ange et par le chant de jeunes hommes aux voix féminines. Sixte IV a élevé Sainte-Marie-du-peuple, Sainte-Marie-de-la-Paix, l’hospice de San Spirito ; il s’intéressa au progrès des lettres et plaça le célèbre humaniste Bartolomeo Platina, persécuté par Paul II, à la tête de la Bibliothèque Vaticane. La scène a fourni le sujet d’une admirable fresque de Melozzo da Forli. Platina, en noire soutanelle, est agenouillé aux pieds du pape assis en son fauteuil, coiffé d’une calotte rouge à liseré blanc. Le pontife, vu de profil, a une expression rude, dure, volontaire. Auprès d’eux, debout, le cardinal Julien délia Rovere, qui sera Jules II.

Sixte IV ouvrit au public la Bibliothèque Vaticane qu’il enrichit considérablement ; il fit classer les archives pontificales, favorisa l’imprimerie. On voit briller autour de lui les plus grands peintres du temps : le Pérugin, dont les fresques de la Sixtine disparaîtront sous celles de Michel-Ange, le Pinturiccio, qui est peut-être des peintres du quattrocento celui dont l’œuvre nous paraît aujourd’hui la plus moderne ; le grand Signorelli, Botticelli, Filippo Lippi, pour ne citer que les principaux. Sixte IV a été rangé parmi ceux qu’on a coutume de nommer les grands papes.

 

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Il eut pour successeur un Génois, le cardinal Cibo, qui prit le nom d’Innocent VIII (1484-1492). L’élection fut assurée par le cardinal Borgia, le neveu de Calixte III, qui avait espéré parvenir lui-même au pontificat mais, après avoir supputé ses chances et les estimant moindres que celles de son rival, avait résolument vendu sa voix à ce dernier et celles de ses partisans.

Rafaël Maffei Volateran, en ses commentaires, parle d’innocent VIII en ces termes :

Des pontifes, il fut le premier à donner l’exemple encore nouveau de faire publiquement trophée de ses enfants et, rejetant l’antique discipline, de les combler de biens.

Quel fut le nombre des enfants d’innocent VIII ? Les satiristes du temps, en leurs distiques, quatrains et autres petits vers, vont jusqu’à lui en attribuer seize : huit garçons et huit filles. Ils ont été trop facilement suivis par quelques historiens d’ailleurs systématiquement hostiles au Saint-Siège. Nous ne connaissons que deux enfants à Innocent VIII : le trop célèbre Franceschetto Cibo, qui épousa la fille de Laurent le Magnifique, et une fille, Théodorice, qui devint la femme d’un riche Génois. Quant à l’imputation de les avoir scandaleusement accablés de richesses, on leur opposera la lettre de Laurent de Médicis reprochant tout au contraire au pape une trop grande réserve à cet égard et trop de discrétion.

Toujours est-il que Franceschetto exerça sur son père, dont le caractère paraît avoir été faible et indécis, l’empire le plus violent, au point de lui faire assassiner Girolamo Riario pour que lui-même, Franceschetto, pût être mis en possession de la tyrannie de Forli dont Sixte IV avait investi son cher neveu. Crime qui demeura vain par l’énergie de la veuve, Catarina Sforza qui, après avoir précipité par la fenêtre le cadavre nu de son époux, organisa une si vigoureuse résistance en son château, que des secours venus de Bologne vinrent à temps pour repousser les assiégeants. Franceschetto eut en compensation les seigneuries de Fervetri et d’Anguillara.

Outre son fils, Innocent VIII était pourvu d’une bande de neveux, des manières de condottières ou spadassins, quand et quand usuriers, qui s’associèrent à Franceschetto afin d’organiser dans Rome une impunité à tarifs fixes pour les assassinats. Moyennant une redevance de 150 ducats (39.000 francs d’aujourd’hui) sur lesquels Franceschetto prélevait la part du lion, on avait droit à un assassinat sans être inquiété.

En 1490, le pape tomba gravement malade. On craignait pour sa vie. Quelques fidèles se pressaient autour de lui, tandis que son fils estimait plus pratique d’enlever le trésor pontifical. Par les soins de quelques cardinaux il fut arrêté à temps, sur la route de Toscane.

Innocent VIII crut devoir reprendre les visées de Sixte IV sur le royaume de Naples et, pour y parvenir, soutenir la révolte des barons napolitains contre le roi Ferdinand. La rivalité des Colonna et des Orsini se ralluma à cette occasion, Colonna prenant cette fois parti pour le Saint-Siège. Les Orsini avaient une remarquable organisation militaire. Dans la crainte de les voir entrer victorieusement dans Rome, le pape y ramena les bandes de brigands que ses prédécesseurs étaient parvenus à en expulser. Les soldats du roi de Naples avançaient, approchaient de la Ville Éternelle. Innocent VIII sollicita la paix, en abandonnant les insurgés que Ferdinand fit massacrer.

Guéri de ses entreprises militaires, Innocent VIII, qui n’était rien moins qu’homme de guerre, résolut de se consacrer aux travaux de la paix. On doit rendre justice à son administration qui fit régner l'abondance et un ordre relatif dans Rome et les Etats de l’Eglise ; il y combattit efficacement ce que nous nommons la vie chère. À ce point de vue, ses sujets ont béni son pontificat. Ils ont été jusqu’à vanter la manière dont il y fit régner la justice.

Mais d’autres ont vivement critiqué sa politique. Ce qui fait écrire à Pierre Bayle : On va voir comme il est difficile d’exercer la papauté : on blâme les papes lorsqu’ils s’intriguent dans les affaires politiques de l’Europe ; on les blâme aussi lorsqu’ils ne s’en mêlent pas et l’on assure qu’ils sont inutiles au bien public. Guichardin nous a donné cette idée d’innocent VIII.

Le successeur de Sixte IV était bel homme, de grande prestance, de manières affables, trop affables disait-on. Il avait peu d’esprit, peu d’instruction, en ce temps d’humanisme. Sa grande passion n’était ni pour les livres, ni pour les statues, ni pour la peinture, mais pour les bijoux dont il achetait sans cesse. Il en avait des cassettes pleines. Le plaisir de voir briller entre ses mains perles et pierres précieuses et l’or radieux, grande joie des avares : Innocent VIII l’était quelque peu.

Cet amour de l’or l’amena à un accord peu honorable pour lui avec le sultan Bajazet, il ne s’agit pas de celui de Racine. Le sultan avait un frère nommé Djem, qui lui disputait le trône. Djem était tombé entre les mains des chevaliers de Rhodes et le pape obtint du grand-maître, Pierre d’Aubusson, qu’il lui fût livré. En possession du rival de Bajazet, le pape se fit verser par celui-ci une rente annuelle de 40.000 ducats — dix millions de francs au taux actuel — pour garder sous clé ce concurrent redouté. Et, comblant sa générosité, le sultan fit au Souverain Pontife un don précieux : le fer de la sainte lance que Mohammed II avait trouvé dans le trésor de l’Eglise, en 1453, à la prise de Constantinople. En grande pompe, Innocent VIII présenta la relique vénérée au peuple de Rome du haut de la loggia du Vatican. Le roi de France en la Sainte Chapelle, l’empereur allemand à Nuremberg possédaient également, l’un et l’autre, le fer de la sainte lance, et un quatrième fer de la sainte lance, qui avait été retrouvé au cours de la première croisade, était perdu.

Lorsque Laurent le Magnifique envoyait à Rome, en 1492, son fils, le cardinal Jean de Médicis, le futur Léon X, alors âgé de dix-sept ans, il lui disait :

— Vous allez dans la sentine de tous les vices et vous aurez de la peine à vous y tenir décemment.

De cette sentine, Infessura et Burckhardt ont laissé l’un et l’autre une rapide description :

Telle était la vie des prêtres et des membres de la curie (Cour romaine) qu’à peine en trouvait-on un qui n’entretînt une concubine, tout au moins une courtisane, pour la plus grande gloire de .Dieu et de la foi chrétienne. (Infessura.)

Tout respect humain et divin est banni : que de stupres, d'incestes ! Quelle turpitude des filles et des fils ! Que de courtisanes dans le palais de saint Pierre ! Des bandes d’entremetteurs : un lupanar est plus décent ! (Burckard.)

Et plus loin : La plupart des couvents sont devenus des maisons de tolérance. Au fait, on les tolérait paisiblement.

Dans les églises, c’était un vacarme comme à la foire. Ô femmes, s’écriait Bernardin de Sienne en l’un de ses sermons. Quel tapage ! Quand je dis la messe le matin, vous faites si grand bruit que je crois entendre criailler un troupeau d’oies. L’une appelle : Giovanna ! une autre : Caterina ! une autre : Francesca ! Voilà en quel recueillement vous assistez à la messe ! Un charivari !

Innocent VIII crut devoir remettre en vigueur le décret oublié de Pie II qui interdisait aux prêtres de tenir des cabarets, des tripots, ni de servir de courtiers aux dames galantes ; mais ce n’est pas à coups de décrets que se réforment les mœurs.

Innocent VIII mourut à Rome le 25 juillet 1492. Comme la plupart des papes de ce temps, il avait pour médecin un juif. Celui-ci avait imaginé de rattacher son client à la vie en lui infusant le sang de trois petits garçons. Infessura a donné le récit du drame. Les trois pauvrets périrent, le juif prit la fuite et le pape mourut.

Les événements qui marquent le pontificat d’innocent VIII furent moins insignifiants qu’on a coutume de le dire. Le plus fécond en conséquences en fut l’appel que le pape Innocent adressa au roi de France Charles VIII, au cours de ses démêlés avec Ferdinand d’Aragon, roi de Naples, pour l’engager à faire valoir les prétentions de la couronne fleurdelisée — que la papauté se décidait à redéclarer légitimes — sur le royaume de Naples, en souvenir de Charles d’Anjou.