LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE VII. — LES LETTRES FRANÇAISES.

 

 

En France, l’humanisme vint à la fois du Nord, avec les livres d’Erasme, et du Midi, avec les Italiens. Dans les débuts, l’influence d’Erasme apparaît prépondérante, mais voici qu’à la suite de Gregorio Tifernato arrivent d’Italie Beroaldo l’Ancien, le poète Andrelini, Girolamo Balbi, Paul-Emile de Verone et tant d’autres, jusqu’au brillant Girolamo Aleandro — Aléandre le jeune — venu à Paris en 1508, y enseignant le grec avec tant de succès que l’on compta jusqu’à 2.000 étudiants groupés autour de lui au collège de la Marque. En 1513, il est porté à la tête de l’Université.

Paris qui, jusqu’à la fin du XVe siècle, tenait encore avec un solide entêtement le drapeau de la scolastique, fier de pouvoir se dire le centre toujours vivant de la dialectique médiévale, rompt avec des traditions séculaires pour prendre la direction des études nouvelles.

Au collège de France, fondé par François Ier, Guillaume Budé a la renommée d’être le premier grécisant de l’Europe, comme Erasme en était le premier latiniste. Une jeunesse ardente où se mêlent des étudiants venus de tous les points de l’Europe, où l’on distingue des fils de princes souverains, se presse autour de ses maîtres, avide de leur enseignement. Des villes étrangères comme Soleure, créent des bourses en faveur des jeunes gens qu’elles envoient étudier à Paris, à Paris devenu le centre de l’humanisme et qui ne tarde pas à répandre le goût des lettres antiques sur la France entière. A Lyon, comme à Florence sous les Médicis, nos humanistes trouvent des protecteurs et des mécènes en la personne des riches banquiers et négociants qui ont en main la direction de la cité.

De la transformation qui s’est ainsi opérée dans l’étude des belles-lettres, Rabelais a tracé en son Pantagruel, un vivant, à sa coutume, et coloré tableau :

Le grand Gargantua en écrit à son fils, étudiant en l’université de Paris, pour l’encourager aux bonnes études. Parlant du temps où lui-même étudiait :

Ce temps n’était, écrit-il, tant idoine ni commode ès lettres comme est de présent, et n’avais copie de tels précepteurs comme tu as. Le temps était encore ténébreux et sentant l’infélicité et calamité des Goths qui avaient mis à destruction toute bonne littérature ; mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été rendue ès lettres ; et y vois tel amendement que, de présent, à difficulté serais-je reçu en la première classe des petits grimauds qui, en mon âge viril, étais — non à tort — réputé le plus savant dudit siècle... Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées ; grecque sans laquelle c’est honte que une personne se die savante ; hébraïque, caldaïque, latine. Les impressions sont élégantes et correctes en usance, qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme à contrefil l’artillerie par inspiration diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies (bibliothèques) très amples, qu’il m’est avis que, ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinian, n’était, telle commodité d’études... Que dirai-je ? Les femmes et filles ont aspiré à cette manne céleste de bonne doctrine. Tant y a que, en l’âge où je suis, j’ai été contraint d’apprendre les lettres grecques, lesquelles je n’avais contemnées comme Caton, mais je n’avais eu loisir de comprendre en mon jeune âge.

Rabelais parle de ce qu’il avait, sous les yeux. En France comme en Italie, nombre de barbons, au seuil de la vieillesse, gagnés par l’enthousiasme des jeunes, se mettaient, sur la fin de leur vie, à l’étude des lettres grecques et latines. Et voici les poètes latinisants, les Virgiliens qui font fidèlement pendant aux Cicéroniens dont il est question plus haut. Amours et enthousiasmes, menus épisodes du foyer et de la vie quotidienne, gloires des guerres d’Italie, tout est traduit ou célébré dans la langue, sur les modes et dans les formes métriques enseignés par Horace, Catulle et Virgile. Imitation servile, littérature de perroquets et dont riait Erasme. La seule originalité qu’ils cherchent est le manque d’originalité (Imbart de la Tour). Parmi les vivants, leur modèle est Fausto Andrelini, qui est venu s’installer en France .Anne de Bretagne le comble de bienfaits. Aussi de quelle trompette héroïque le poète néo-latin célèbre-t-il ses vertus ! La grâce des neuf Muses, les chants d’Orphée, la lyre d’or qu’Amphyon reçut du soleil, la constance de Pénélope, l’âme de Cornélie, il n’est accessoire du magasin antique qui ne soit mis à contribution pour la confection de ses dithyrambes.

Mais Anne de Bretagne vient à mourir. Voilà le moment de se surpasser. Oyez, bonnes gens : la reine Anne était aimée d’amour par le soleil ; mais en vraie Pénélope et en Cornélie authentique, elle s’était montrée insensible à ces feux : du moins le mot est-il ici bien à sa place. Anne de Bretagne monte au ciel où Jupiter lui fait des funérailles splendides en compagnie de ce soupirant si longtemps éconduit, le soleil.

Nous retrouvons en France le même état d’esprit, la même manière de penser qu’en Italie. Ce ne sont plus des chrétiens qui écrivent de la religion du Christ, mais des Grecs du temps d’Alcibiade, des Romains du temps de Caton. Le paradis redevient l’Olympe, les saints prennent figure de divinités. Le poète veut décrire une tempête qui, après avoir fait mugir les flots, heureusement s’apaise : c’est que Neptune est intervenu, assisté d’Eole qui fait rentrer l’ouragan dans son antre et l’y tient soigneusement sous clé. Le dieu Mars préside aux combats, où le roi de France se conduit en Hercule. Le reste à l’avenant.

Parmi ces poètes — on ne peut les appeler rimeurs, leurs vers ne se distinguant de la prose que par le jeu des longues et des brèves — Imbart de la Tour a cependant fini par découvrir un poète digne de ce nom : rara avis, comme auraient dit nos latins. Cet oiseau rare se nomme Julien-Pierre de Mazières. Il nous raconte, en vers simples et clairs, ce qu’il sait et ce qu’il fait, un incident de sa journée, un détail de sa vie. Il vient d’envoyer un coq à un ami ou de recevoir des fleurs ; il voit un cierge qui se consume et songe, non sans tristesse, à sa vie qui décline ; il admire la jeunesse et la solitude ; il aime à ouvrir sa fenêtre et à regarder la couleur des champs et des bois ; nu mois de mai il se grise du parfum des roses. Enfin voilà une âme !

Encore les poètes grecs et latins, dont ils se font les imitateurs, nos nouveaux Pindares ne les comprennent-ils pas. Ils ont continuellement sur les lèvres les mots d’épopée et de chants épiques, mais sans avoir la plus légère idée de ce que pouvait bien être une épopée. Pour eux Homère est un poète paisiblement installé à son bureau où il compose, d’une pensée réfléchie, une œuvre ingénieuse, très habile et harmonieusement proportionnée. Ils le verraient sans peine siégeant parmi les membres de l’Académie des Valois. Cette prodigieuse mythologie, qui grouille d’une vie si intense dans les chants homériques, est pour eux l’heureuse création d’un génie bien doué. Le grand Scaliger lui-même, dont le métier est d’étudier en penseur et en érudit les textes antiques, n’y voit pas plus clair que Ronsard ; il place dans le genre épopée l’Enéide au-dessus de l’Iliade et de l'Odyssée. On dit, on répète que le moyen âge n’a rien compris à la littérature ni à la pensée antiques. Il semblerait bien que la Renaissance, en sa grande érudition, y comprenait beaucoup moins.

Et ne nous y trompons pas, nos latineurs, comme dit Ronsard, se considéraient comme les égaux des grands modèles dont ils étaient les plagiaires. Leurs œuvres n’étaient-elles pas faites de ce que celles de leurs devanciers contenaient de meilleur ? Elles leur étaient donc égales, sinon supérieures.

Petit de Julleville a donné une raison ingénieuse de cette singulière façon de comprendre la poésie. La Renaissance a débuté par l’humanisme, c’est-à-dire par l’érudition. De cet humanisme, de cette érudition nos poètes sont le produit. Aussi en prennent-ils tâche de dire ce qu'ils savent, plutôt que ce qu’ils sentent.

Le plus fâcheux est que, de cette étrange procédure non seulement nos poètes latinisants, mais nos poètes de langue française furent pénétrés. Rabelais les appelle les Pindariseurs, dont les plus illustres furent les sept membres de la Pléiade ; groupés en mémoire des sept sœurs, filles de l’Océan et de Thétis : Electra, Maïa, Taygète, Alcyone, Celanea, Stérope et Mérope.

Traquées par le chasseur Orion, les belles nymphes, dans l’imminence du péril, furent changées opportunément en colombes par Diane Artémis, et de colombes en étoiles. Les sept nouvelles étoiles se nommèrent : Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, Jodelle, Jean Dorat et Pontus de Thiard, pléiade terrestre où nous trouvons tout au moins un poète de grand talent, du talent le plus sympathique, Joachim du Bellay, et un poète de génie, Ronsard.

Ronsard, ce Pindare françois, qui du chef heurte le front des étoiles, écrit du Bellay.

Il naquit au château de la Possonnière, dans le bas Vendômois, le 11 septembre 1522. Sa famille, aussi bien du côté de la mère que du père, tenait le rang le plus distingué dans le monde aristocratique. Son père, Louis de Ronsard, était maître d’hôtel de François I er qui le choisit pour accompagner en Espagne ses deux fils, François, duc de Bretagne, et le futur Henri II, mis entre les mains de Charles-Quint en otages du roi leur père. Sa mère était cousine du chevalier Bayart.

Bayle a calculé que, par sa mère, Jeanne de Chaudrier, le chantre de Cassandre, d’Hélène et de Marie, était cousin, au dix-septième degré, de la reine d’Angleterre, Elisabeth. Ronsard, si nous l’en croyons lui-même, fut, dès son plus jeune âge, tourmenté du démon de la poésie :

Je n’avais pas douze ans, qu’au profond des vallées

Dans les hautes forêts des hommes reculées,

Dans les antres secrets de frayeur tout couverts,

Sans avoir soin de rien, je composais des vers.

A Paris, son père le mit à l’école du poète Jean Dorat, professeur de grec au collège de Coqueret, auteur d’anagrammes renommées dont il avait trouvé la tablature dans les œuvres du poète Lycophron, collègue de Théocrite en une autre Pléiade, celle de Ptolémée Philadelphe. Dorât fut le maître de Baïf et de Ronsard, et leur confrère en la nouvelle Pléiade où maîtres et disciples se retrouvèrent compères et compagnons. Ces circonstances méritaient d’être signalées, car il est certain que cette éducation littéraire par un professeur de grec, poète lui-même, dut agir profondément sur l’esprit de Ronsard.

Hors de page, sans égard pour les fleurs poétiques écloses dans les autres secrets couverts par la frayeur, le jeune Pierre de Ronsard se destinait à la carrière des armes, en gentilhomme de bonne souche, d’autant qu’il était grand, fort, beau gars, beau cavalier, d’une adresse merveilleuse à l’escrime, au jeu de paume, à lancer la barre, d’une souplesse vigoureuse dans les luttes à main plate ou à bras-le-corps ; admiré des femmes pour sa gaillardise, pour la ferme noblesse de son allure et la séduisante beauté de ses traits, quand, sur ses dix-sept ans, à sa douloureuse surprise, il fut atteint d’une infirmité qui devait mettre un insurmontable obstacle à ses projets. Il en parlera dans la suite :

Une aspre maladie

Par je ne sais quel destin me vint boucher l’ouïe

Et, dure, m’accabla d’assommement si lourd

Qu’encores aujourd’hui j’en reste demi-sourd.

Cette surdité explique, pour la plus grande part, la réserve discrète où Ronsard se tint constamment vis-à-vis de ceux qui n’étaient pas de son intimité et qu’on attribue souvent à certaine hauteur de caractère.

Renonçant à la carrière des armes à laquelle son humeur et le style de sa famille le destinaient, le jeune homme entra dans les ordres, reçut la tonsure, mais sans aller jusqu’à la prêtrise pour conserver sa liberté de pensée et d’allure, demeurant un simple clerc dont le bonnet rond ne l’empêcherait pas de s’acquitter à la Cour de France de ses fonctions d’écuyer et de sa tâche de courtisan.

Ses beaux cheveux châtains grisonnèrent de bonne heure :

Encore n’ai-je atteint trente et sept ans passés.

Ses ennemis ou rivaux, ignorants de son âge, en tiraient prétexte pour se moquer de ce barbon en cheveux gris qui s’obstinait à rimer des vers d’amour. Dans ses dernières années, Ronsard souffrit cruellement de la goutte, ce que ses adversaires s’empressèrent d’attribuer à une vie de débauche. Ennemis qui étaient surtout des ministres protestants, dont Ronsard avait éveillé la haine en 1562, en Vendômois, quand il s’était mis à la tête d’un groupe de partisans pour aller égorger les religionnaires qui avaient brisé les statues des églises, lacéré les tableaux, allant jusqu’à saccager les tombeaux de la famille de Vendôme. Les auteurs de ces pamphlets, la Métamorphose de Ronsard en prêtre, le Temple de Ronsard, se gaussaient de ce que l’auteur de tant de sonnets galants, de tant d’églogues, d’élégies et de gaîtés amoureuses fût le titulaire de bénéfices ecclésiastiques, prieur commendataire notamment de Saint-Côme-en-l’Ile-lès-Tours.

Bénéfices que Ronsard devait à Charles IX. Le jeune roi admirait beaucoup son talent et l’aimait d’amitié ; mais tout en le comblant il lui arrivait de dire en riant :

J’ai peur de perdre mon Ronsard et que le trop de biens me le rende paresseux au métier des Muses ; un bon poète ne se doit non plus engraisser qu’un bon cheval : il ne faut que les entretenir, non les assouvir.

Avec l’âge, voire avant l’âge,-vinrent les infirmités :

La goutte, jà vieillard, me bourrela les veines,

Les muscles et les nerfs, exécrable douleur !

Montrant en cent façons, par cent diverses peines,

Que l’homme n’est sinon le sujet de malheur.

Les dernières années du poète se passèrent en une mélancolique retraite, dans le calme de l’un ou l’autre de ses prieurés, en ces beaux paysages de la Loire où son génie s’est épanoui :

Je n’ai plus que mes os, un squelette je semble,

Décharné, dénervé, démuselé, dép(e)uplé,

Que le trait de la mort sans pardon a frappé :

Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.

Ronsard mourut en son prieuré de Saint-Côme, le 27 décembre 1585, dans sa soixante-deuxième année. Il avait connu une gloire littéraire à laquelle, parmi ses contemporains, seule la renommée d’Erasme peut être comparée.

De son vivant déjà, Ronsard était placé au rang des grands classiques. Son œuvre était étudiée, commentée dans les universités, non seulement en France, mais en Flandre, en Pologne, en Angleterre, où Marie Stuart faisait de ses vers son livre de chevet dans la tristesse de sa prison. Des condamnés les récitaient en manière de viatique sur le chemin de l’échafaud. En leur enthousiasme, les Italiens plaçaient Ronsard au-dessus, non seulement du Tasse, mais de leur délicieux Pétrarque. A Paris, la jeunesse studieuse se bousculait à son passage pour parvenir à toucher à sa robe, comme elle l’eût fait de celle du roi ou d’un saint vénéré.

Dès ses premiers pas dans le chemin du Parnasse, Ronsard s’était mis sous l’égide de la Muse grégeoise et de la Muse latine, lisez à l’école des poètes grecs et latins, pour que son luth françois acquière le moëlleux, la chantante souplesse, la variété de timbre, la magnifique ampleur que tout le monde admire chez les poètes d’Italie.

Il imite Pindare, il imite Théocrite, il imite Anacréon.

Anacréon me plaît, le doux Anacréon,

il imite Horace, Virgile,

Les Français qui mes vers liront,

S’ils ne sont Grecs et Romains,

Au lieu de ce livre, ils n’auront

Qu’un pesant poids entre les mains.

Le malheur voulait que les Français ne fussent ni Grecs, ni Romains ; les pauvres gens n’étaient que Français. Pour comprendre cette poésie il leur eût fallu constamment recourir à quelque dictionnaire spécial. Si bien qu’à l’apparition d’un nouveau recueil de vers publié par notre pindariseur, une nuée de commentateurs devaient se mettre au travail pour les rendre intelligibles au public. C’est Muret qui commente les Amours de Cassandre, tandis que Rémi Belleau explique les Amours de Marie ; les Sonnets pour Hélène forment la part de Jean Besli, et d’autres celle de Claude Garnier ; quant à Pierre de Marcassus, qui prend à tâche de rendre intelligibles les hiéroglyphes de la Franciade, il n’est pas celui des commentateurs dont la besogne est la moins ardue.

Ce n’est pas que l’admiration des contemporains pour cette singulière manière de comprendre la poésie française fût unanime. Les auteurs du Parnasse réformé notamment, ne peuvent s’accommoder de ces ténèbres impénétrables sans le secours d’un commentaire et donnent pour exemples à leurs objections les sonnets pour Cassandre.

Pensez-vous, demandent-ils au poète, que le Dolope soudart, le Myrmidon, le Corèbe insensé et le Grégeois Pénélée fussent des noms familiers à la belle que vous célébrez ? et n’était-ce rien pour une fille d’avoir à déchiffrer toutes les fables du siège de Troie ?

Ronsard remplissait sa charge d’écuyer à la Cour royale quand, au château de Blois, lors d’une fête donnée le 28 avril 1545, le poète vit la belle Cassandre Salviati, fille d’un patricien florentin. Cassandre joua du luth et, de son chant, accompagna une danse bourguignonne. Ronsard en eut, sinon les oreilles, puisqu’il était sourd, du moins les yeux et le cœur éblouis. La demoiselle avait seize ans, de longs cils ombrageaient ses yeux noirs, ses cheveux étaient noirs et ses dents, qui brillaient entre des lèvres purpurines, avaient le doux éclat des perles, la blancheur du lait. Huit ans passés, le poète évoquait encore l’apparition merveilleuse :

Toutes beautés à mes yeux ne sont rien

Au prix du sein qui, soupirant, secoue

Son gorgeron sous qui, doucement, joue

Le branle égal d’un flot cythéréen.

En la façon que Jupiter est aise

Quand de son chant une Muse l’apaise,

Ainsi je suis de ses charmes épris,

Lorsqu’en ses doigts son luth elle embesogne

Et qu’elle dit le branle de Bourgogne

Qu’elle disait le jour que je fus pris.

M. Mathias Tresch, après avoir imprimé ces vers en sa charmante Evolution de la chanson française, a soin d’ajouter :

Ce serait délicieux si Jupiter ne venait pas là de la manière la plus saugrenue, Jupiter auquel le poète ne croyait évidemment pas. Et qu’est-ce que cette comparaison : il veut dire l’extase où le mit le charme incomparable de la belle, et qu’est-ce qui doit nous en donner une idée ? L’aise où se trouve Jupiter en entendant le chant d’une Muse. C’est grotesque.

Ce n’est pas que Ronsard n’eût des moments où son antiquaille cessait de le charmer, lui qui dit en si beaux termes dans la préface même de sa déplorable Franciade : C’est un crime de lèse-majesté d’abandonner le langage de son pays vivant et florissant pour vouloir déterrer je ne sais quelle cendre des anciens. Sur la fin de sa vie, ce retour aux idées, aux formes et aux traditions françaises se marque chez lui de plus en plus fortement ; mais il était embarrassé par son œuvre même, l’œuvre de sa jeunesse et de son âge mûr, et comme enchaîné par le goût d’un trop grand nombre de ses contemporains, dont lui-même avait été le point de mire préféré. Le sonnet qu’il rime alors pour son ami et confrère en la Pléiade, Pontus de Thiard, donne bien à réfléchir sur, les conflits, les hésitations, les doutes qui devaient pour lors se quereller en lui :

Mon Tyard, on disait, à mon commencement

Que j’étais trop obscur au simple populaire ;

Mais, aujourd’hui, on dit que je suis au contraire

Et que je me démens, parlant trop bassement.

Toi, de qui le labeur enfante doctement

Des livres immortels, dis-moi, que dois-je faire ?

Dis-moi, car tu sais tout, comment dois-je complaire

A ce monstre têtu, divers en jugement ?

Quand j’écris hautement, il ne veut pas me lire,

Quand j’écris bassement, il ne fait que médire.

De quels liens serrés ou de quel rang de clous

Tiendrai-je ce Proté qui se change à tous coups ?

Tyard, je t’entends bien : il le faut laisser dire,

Et nous rire de lui comme il se rit de nous.

La plus grande erreur de Ronsard fut d’écrire sa célèbre Franciade, erreur qui provenait de sa fausse conception de la poésie épique et de l’étrange façon dont il jugeait l’auteur, ou plutôt les auteurs de l’Iliade, ainsi que de son désir de se rapprocher de Virgile, qu’il plaçait bien au-dessus d’Homère, comme la plupart des humanistes. Virgile avait amené sur les bords du Tibre les Troyens conduits par Enée, gendre de Priam ; de son côté, Ronsard voulut amener les Troyens sur les bords de la Seine, en sorte qu’il imagina un certain Francus, fils d’Hector et neveu d’Enée, dont il fit un ancêtre des Pharamond, des Mérovée et des Clovis.

Ah ! si l’auteur de la Franciade avait toujours écrit comme en ce sonnet pour Hélène, l’un des joyaux de notre langue :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filant,

Direz, chantant mes vers et vous émerveillant :

Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle.

Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,

Déjà sous le labeur à demi sommeillant

Qui, au bruit de mon nom, ne s’aille réveillant

Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre un fantôme sans os,

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos,

Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain :

Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain,

Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

 

* * *

 

Parmi les protestations qu’éveilla la servile imitation de l’Antiquité et des littératures étrangères, où se perdirent les poètes de la Pléiade, l’une des mieux fondées fut celle que formula un pamphlet littéraire au titre singulier : le Quintil Horatian. L’auteur, Charles Fontaines, met précisément le fer sur la plaie en faisant à nos pindariseurs ce double reproche :

Vous répudiez les traditions gauloises (c’est-à-dire françaises) ;

Par le ton de vos poésies et la langue où elles sont écrites, vous vous éloignez du populaire.

On ne pouvait mieux dire. Les Italiens, en remontant aux sources antiques, avaient pour excuse de revenir aux Romains dont ils se considéraient comme les descendants, et puis de n’avoir, en littérature, quasiment pas de traditions populaires à cette époque. Les sources principales où leurs poètes puisaient leurs inspirations étaient encore françaises. Dante s’est inspiré des Divines comédies françaises, notamment de celle de Raoul de Houdan, avec cette différence que Raoul de Houdan ne voyage qu’en enfer et au paradis. De son temps (XIIe siècle), le Purgatoire — dont l’existence ne sera proclamée dogme qu’en 1439 (concile de Florence) — était généralement inconnu. Boccace, parisien de naissance, fils d’une parisienne, pour composer ses contes délicieux de fantaisie et d’humour, puise en nos vieux fabliaux. Pétrarque qui étudia à Montpellier et vécut en Avignon, immortalise une Française, Laure, en ses délicieux sonnets et canzoni. Luigi Pulci, en son Morgante Maggiore, reprend sur un ton populaire les thèmes de la Chanson de Roland, ne faisant d’ailleurs que développer les textes d’un chanteur de place publique, d’un cantastorie, chante-histoires ou chante-fables, qui les avait lui-même reçus d’un jongleur. Boïardo écrit son Orlando innamorato et l’Arioste son Orlando furioso sur les données des épopées françaises ; tandis que l’Arétin met en comédies des aventures contées par nos trouvères. Le Tasse avait commencé par écrire un Renaud, Il Rinaldo, célébrant l’un des héros chers à nos poètes épiques ; puis voici sa Jérusalem délivrée, dont notre Godefroi de Bouillon et Renaud lui-même sont les acteurs principaux.

Si paradoxal qu’il paraisse, la littérature vraiment populaire en Italie, au début de la Renaissance, était la littérature française, dont les figures légendaires étaient généralement connues et pour laquelle le peuple se passionnait. Par quoi s’était formé une manière d’idiome, fait d’un mélange d’italien et de français, étrange peut-être, mais expressif et savoureux et goûté de tous.

Les héros de nos chansons de geste, Roland (Orlando), Renaud de Montauban (Rinaldo di Montalbano), Olivier (Olivieri), Turpin (Turpino), Ogier l’Ardennois (des Ardennes) qui devient Ogier le Danois (Ugieri il Danese), vingt autres étaient populaires ; la foule les connaissait personnellement, savait leurs gestes, leurs aventures, les traits saillants de leur caractère. Nous avons vu plus haut deux Raliens se battre après une discussion où l’on ne s’était pas mis d’accord sur la valeur respective de Roland et de Renaud ; discussion qui reprend, sur un ton plus élevé et sans coups de couteau, pendant une promenade en barque, entre Galeazzo Visconti et la belle marquise de Mantoue, Isabelle d’Este, Aussi bien pour nos Raliens, Roland n’était-il plus comte des marches de Bretagne ; il est né à Sutri, Fiesole le réclame également ; vingt villes italiennes ont des souvenirs de lui dans leurs armoiries, au porche de leurs églises, aux coins de leurs rues.

Tel est le spectacle que, sur ce terrain, nous offre l’Italie ; comment s’ordonnait-il en France ? Ici nos poètes avaient la bonne fortune de se trouver les héritiers de la plus belle et plus riche littérature nationale qui se soit jamais épanouie. Ah 1 si notre Ronsard et ses confrères de la Pléiade, avec une âme et une pensée demeurées françaises avaient fait pour nos chansons de geste, pour nos Roland, nos Guillaume d’Orange, nos Aymeri de Narbonne, nos Girard de Vienne, pour notre geste des Lorrains et pour celle des Narbonnais, pour le cycle d’Arthur, ce que les Pisistratides ont si magnifiquement réalisé pour les chants homériques, ce que Joseph Bédier, de nos jours, a si bien réussi par la fusion des versions diverses de notre Tristan et Iseult, de quels chefs-d’œuvre chauds, vivants, colorés, vibrants d’âme française et d’émotion populaire ne nous eussent-ils pas enrichis ! — en place de ce pédantisme rimé qui n’est plus que cendre et poussière.

En escrivant ceste parole, comme dit l’escholier Villon, qui lui, du moins, avait conservé une âme française, à peu que le cœur ne me fend !

Le second reproche du Quintil Horatian n’est pas moins justifié ni moins grave. Les pindariseurs ont rompu les attaches qui faisaient trouver à la littérature ses sources vivifiantes dans le fond inépuisable, varié, riche en sève et en génie, de l’âme populaire, c’est-à-dire de l’âme française.

Nos chansons de geste, nos vieilles ballades, lais et fabliaux, nos chants populaires, retentissaient sous les voûtes du donjon crénelé, dans la salle au pied du dais où siégeaient le baron, la châtelaine et leurs hôtes ; mais ils se chantaient quand et quand sur la place publique à la foule animée, dans les foires, les marchés, sous le porche des églises, aux cloîtres des abbayes. Les soldats de Guillaume le Conquérant chantaient de Roland tout en défonçant de leurs brancs d’acier les casques saxons, à la bataille d’Hastings. Mais nos pindariseurs, nos rhétoriqueurs, nos parnassiens, n’écrivent plus que pour eux, pour le public des cours princières et seigneuriales, pour une riche bourgeoisie et quelques initiés. Le sang ne circule plus aux mouvements du cœur. La fougère magnifique qui croissait en terre de bruyère sous les fécondes frondaisons des bois, n’est plus qu’une fleur de serre chaude, empotée et qu’il faut arroser avec soin : ces mots pris au propre et au figuré.

Par leurs stériles doctrines, tout ne fut cependant pas desséché. Restaient notamment les Mystères, ces vieux Mystères du moyen âge où se trouvent des pages si charmantes, d’une sève populaire, dont le dernier auteur connu, Raoul Gréban, avait malheureusement cru devoir sacrifier au désastreux préjugé de la rime riche, de la rime lugubrement riche, comme dit Bédier ; ces grands Mystères français des XIVe et XVe siècles, devenus les vivants inspirateurs des arts, de la sculpture surtout, par la mise en scène des épisodes tirés des Ecritures et des vies des saints. Combien de Nativités, d’Adorations des bergers et des rois mages, de Descentes de croix, de Mises au tombeau, œuvres des plus grands sculpteurs, des verriers, des peintres, n’ont-elles pas leur source directe dans ces représentations religieuses données par des confréries constituées à leur fin : à Paris, notamment, par la célèbre confrérie de la Passion. Emile Mâle en a fourni une démonstration saisissante. On en trouve des traces dans l’œuvre de Giotto. Ces représentations jouissaient encore d’une très grande vogue en France au début du XVIe siècle. A La Rochelle, un jeu de la Passion réunit 15.000 spectateurs ; succès qui se répète en la plupart des grandes villes du pays. Quand les réformateurs huguenots imaginèrent de se scandaliser de l’esprit gaulois répandu en ces drames sacrés ; à leur suite humanistes et poètes traitent avec le dédain qu’on imagine ces productions gothiques ; enfin les catholiques, émus sur ce point par la violence des critiques vociférées par leurs adversaires, en arrivent à. se dire que peut-être, tout de même, y avait-il là un peu trop de trivialité mêlée à des sujets qu’il convenait de ne traiter qu’avec un respect austère. Tant et tant que, le 17 novembre 1548, le Parlement de Paris cédait au puritanisme huguenot, au pédantisme des lettrés, aux craintifs scrupules des catholiques et faisait défense aux confréries de la Passion de continuer leurs jeux. Dans les siècles de la foi la plus vive, la plus forte, la plus pure, nul n’avait songé à y voir le moindre mal. Une belle branche, verdoyante de notre art national était coupée, pour le plus grand profit de l’Allemagne qui eut le bon goût et le bon sens de conserver ces jeux de la Passion qu’elle nous avait empruntés. Ils y subsistent à Oberammergau, où l’on voit de nos jours accourir des spectateurs des points les plus éloignés du monde.

A côté des Mystères, les soties, les farces, les moralités, les monologues récités ou joués sur quelque tréteau improvisé les jours de foires ou de marché, dans les familles les jours de noces ou de fêtes familiales, dans les réunions corporatives, comme ce monologue du Franc archer de Bagnolet qu’on a pu attribuer à Villon. Quant aux farces, il en est parvenu un plus grand nombre jusqu’à nous : la farce du Cuvier, celle de la Tarte et du pâté, la farce de Maître Pathelin (1470), l’un des chefs-d’œuvre du théâtre comique.

De cette veine s’est nourri le génie de Molière qui, lui du moins, sacrifiait au génie de la France, non à celui d’Athènes ou de Rome.

Quant à la Moralité, que le titre austère n’en fasse pas méjuger. La moralité se composait de dialogues mis en scène et joués par des acteurs. Un auteur du XVIe siècle la place entre la comédie et la tragédie, tenant de l’une et de l’autre. Alfred Jeanroy la rapproche du drame bourgeois mi-comique, mi-larmoyant que nous verrons en faveur au XVIIIe siècle. Rabelais y prenait grand plaisir, dit-il. D’une de ces moralités il parle en son Pantagruel. Il s’agit de la moralité de la Femme mute (muette), que non seulement il vit représenter au temps où il étudiait la médecine à Montpellier, mais dans la représentation de laquelle il tint lui môme l’un des rôles.

Aussi bien voici, contée par Rabelais, la morale de celui qui avait épousé une femme mute :

Le bon mari voulut qu’elle parlât. Elle parla par l’art du médecin et du chirurgien qui lui coupèrent une encyliglotte qu’elle avait sous la langue. La parole recouvrée, elle parla tant et tant que son mari retourna au médecin pour remède de la faire taire. Le médecin répondit que son art avait remède propre à faire parler les femmes, n’en avoir pour les faire taire ; remède unique être surdité du mari, contre cestuy interminable parlement de femme. Le paillard devint sourd par je ne sais quel charme qu’ils firent. Sa femme, voyant qu’il était sourd devenu, qu’elle parlait en vain, de lui n’était entendue, devint enragée. Puis le médecin demandant son salaire, le mari répondit qu’étant sourd il n’entendait sa demande. Le médecin lui jeta on ne sait quelle poudre, par la vertu de laquelle il devint fol. Adonc le fol mari et la femme enragée se rallièrent ensemble et tant battirent le médecin et le chirurgien qu’ils les laissèrent à demi morts. — Je ne ris onques tant que je fis à ce patelinage, conclut Me Rabelais.

Il est inutile de rappeler l’emprunt fait pa Molière à la Moralité de la Femme mute en son Médecin malgré lui.

 

* * *

 

Rabelais et Ronsard s’étaient connus.

Les deux écrivains s’étaient rencontrés au château de Meudon chez les princes de Guise. Ce château avait été construit par le cardinal de Lorraine. Il sera brûlé en mars 1795 : l’une des tours en était appelée la tour de Mayenne, l’autre la tour Ronsard. Le poète y logeait en une manière d’échauguette.

Ronsard et Rabelais n’étaient d’ailleurs pas faits pour s'entendre. Ils se picotaient, dit un biographe du XVIIe siècle. Ronsard, avec ses allures de courtisan grand seigneur, en ses façons raffinées, un peu distantes, empreintes d’une réserve encore accrue par sa surdité, ne pouvait qu’être effaré par le débraillé magnifique du génial curé de Meudon.

Il est probable que Ronsard, lui non plus, ne dédaignait pas un bon verre de vin, Chambertin ou Montlouis, ce dernier cru de préférence comme vin de Touraine ; mais les larges et débordantes beuveries, les beuveries gargantuesques du grand prosateur étaient pour l’estomaquer et le tenir à l’écart. Au fait, on peut en juger par la poésie que le chantre de Cassandre, de Marie et d’Hélène consacre à Rabelais bachique sous forme d’épitaphe. A en croire le poète, le grand Rabelais aurait été le pochard le plus altéré qu’on eût jamais vu sur la boule ronde :

Jamais le soleil ne l’a vu

Tant fût-il matin, qu’il n’eût bu

Et jamais au soir la nuit noire,

Tant fût tard, ne l’a vu sans boire ;

Car altéré, sans nul séjour,

Le galant buvait nuit et jour.

Mais quand l’ardente canicule

Ramenait la saison qui brûle,

Demi-nu, se troussait les bras

Et se couchait tout plat à bas

Sur la jonchée entre les tasses,

Et, parmi des écuelles grasses

Sans nulle honte se touillant,

Alloit dans le vin barbouillant,

Comme une grenouille en la fange...

Erasme et Rabelais, ces deux grands hommes qui ont, l’un et l’autre, dominé leur siècle, offrent en leur vie et en leur pensée des similitudes presque émouvantes. Ce n’est pas qu’ils soient pareils de nature et de tempérament : tout au contraire. En Rabelais tout est fougue et débordement, en Erasme tout est mesure, proportion, on oserait dire restriction ; en Rabelais c’est l’imagination emportée et conquérante, en Erasme la raison calme et réfléchie ; mais tous deux ont jugé de la môme manière les événements et la société au milieu desquels ils ont vécu, avec la même large compréhension, avec le même esprit de tolérance ; tous deux ont eu de la divinité et de la nature la même conception, et de la vie humaine et des conditions du bonheur. C’est le cas ou jamais de reprendre le dicton : les grands esprits se rencontrent. On n’est pas d’accord sur la date de naissance de Rabelais. Les uns disent 1483, les autres 1490, d’autres 1495. Il était fils d’un petit bourgeois de Chinon, vigneron, cabaretier ou apothicaire, Comme d’Erasme, on fit de lui, en sa jeunesse, un moine. Il passa ainsi une douzaine d’années chez les Franciscains de Fontenay-le-Comte, lesquels, écrit Colletet, avaient fait sans doute plus tost profession d’ignorance que de religion. Comme Erasme encore, dans ce milieu où rien ne favorisait les humanités, le jeune Rabelais en fit une étude passionnée. Il y acquit la connaissance des langues anciennes, latin, grec, hébreu. Le voici en correspondance avec les plus grands savants de son temps : avec Budé, avec le célèbre légiste Tiraqueau, avec Erasme lui-même. Comme ce dernier encore, Rabelais fut ordonné prêtre et, toujours comme Erasme, il quitta la soutane, fut inquiété à ce sujet par les autorités ecclésiastiques et, comme Erasme encore, couvert par la haute protection d’un évêque : Erasme par celle de l’évêque de Cambrai, Rabelais par celle de l’évêque de Maillezais, Geoffroi d’Estissac. Ni Erasme, ni Rabelais ne se plurent parmi les moines qui jetèrent même François Rabelais au cachot après lui avoir confisqué ses livres. Ils marmonnent grand renfort de légendes et de psaumes, écrira le bon curé de Meudon, nullement par eux entendus, ils comptent force patenôtres entrelardés de longs Ave Maria sans y penser ni entendre. On croit lire l'Eloge de la Folie. Mais tandis qu’Erasme dirigera contre les moinillons les mordants pamphlets que l’on sait, Rabelais décochera à ses anciens compagnons de couvent une satire d’une égale virulence, sous forme différente, en opposant, aux moines qu’il avait connus, le portrait d’un bon moine, c’est-à-dire d’un moine aussi peu moine que possible : l’excellent Frère Jean des Entommeures, aussi hardi aux travaux et aux peines que réclame le bien de son couvent, qu’à jouer de la mâchoire et du coude à l’heure bénie des repas. Franc buveur et bon compagnon, bon religieux aussi, Mais sans bigoterie. Il a bon cœur, il est pitoyable au pauvre monde, il vient en aide à ceux qui souffrent ou sont dans le besoin ; bon cœur, bonne tête, bonne humeur, un gosier en pente et un solide estomac.

Rabelais fut ordonné prêtre en 1511, puis obtint l’autorisation de faire ses études de médecine. A la Faculté de Montpellier il fit l’admiration de ses professeurs. En 1532, paraît son Pantagruel, tout aussitôt condamné par la Sorbonne ; grave menace, mais le cardinal Jean du Bellay, évêque de Paris, le protégeait. Ce Jean du Bellay a été un bien intéressant personnage : prélat fastueux, habile diplomate, grand lettré, d’une piété mêlée de philosophie et qui semble s’être singulièrement rapprochée de celle d’Erasme et de celle de Rabelais ; et ses propos se saupoudreront de gros sel rabelaisien, et il avait, comme l’auteur de Pantagruel, renommée d’illustre buveur. Nommé ambassadeur de France auprès du Souverain Pontife, Jean du Bellay emmène Rabelais avec lui en qualité de médecin. Ce premier séjour en Italie dura trois mois, janvier-mars 1534 ; Rabelais y reviendra en juillet 1535 pour y rester jusqu’en mars suivant. Ici un trait intéressant et qui souligne l’extrême diversité de son activité intellectuelle. Il avait observé les plantes que le Saint-Père faisait semer en son jardin secret du Belvédère et parvint à s’en procurer des graines qu’il envoya à son ami l’évêque de Maillezais, donnant à la France la culture des œillets, de la salade encore aujourd’hui dite romaine, ainsi que de l’artichaut et du melon.

Le 22 mai 1537, Rabelais est promu docteur en médecine à la Faculté de Montpellier et y professe quelque temps avec succès. Il passe pour y avoir introduit la dissection avant Vesale. Il vient à Lyon où il est nommé médecin chef du grand hôpital du Pont-du-Rhône et professeur d’anatomie. Mais les clameurs soulevées par ses écrits devenaient inquiétantes. Déjà, à Rome, le cardinal de Tournon, un des esprits les plus distingués de son temps et grand, diplomate, le signalait comme mauvais paillard et qu’il avait grande envie de faire mettre en prison pour donner exemple à ces escripveurs de nouvelles. Du Bellay offrit à son protégé un refuge en le faisant entrer comme chanoine en l'abbaye Saint-Maur-des-Fossés dont Rabelais parlera en ces termes dans sa lettre au cardinal de Châtillon :

Lieu ou, pour dire plus proprement, paradis de salubrité, aménité, sérénité, commodité, délices et tous honnêtes plaisirs de l’agriculture et vie rustique.

Le 15 janvier 1551, l’auteur du Pantagruel obtint, à la grande indignation de la Sorbonne, la cure de Saint-Martin de Meudon, qu’il résigna au bout de onze mois afin de pouvoir se consacrer librement à ses travaux. On a coutume de nommer Rabelais le bon curé de Meudon ; on voit combien petite fut la place tenue dans sa vie par cette cure qu’il a rendue fameuse. L’étude et la pratique de la médecine, l’étude des lettres et des sciences furent sa grande occupation et préoccupation. On ne sait rien des dernières années de son existence. Il mourut à Paris le 9 avril 1553. On croit qu’il a été enterré au cimetière Saint-Paul.

L’œuvre immortelle parut, en 1542, sous le pseudonyme : Alcofibras Nasier, anagramme de François Rabelais. Elle était intitulée : Horribles et espouvanlables faicts et prouesses du très renommé Pantagruel, roi des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua.

On a beaucoup discuté du caractère et de la portée de cette œuvre. Les uns n’y ont vu qu’un passe-temps de l’auteur, pour faire diversion à ses travaux scientifiques et médicaux, à ses travaux d’érudition, à ses occupations quotidiennes ; les autres, tout à rebours, y ont vu un livre rempli d’idées profondes, de vues philosophiques, de peintures, en critiqué ou en éloge, des principaux personnages du temps sous des noms supposés : un livre bourré de doctrines sociales, politiques, religieuses, sous forme joyeuse, voire burlesque, faite pour dérouter la critique et désarmer la Sorbonne et le Parlement qui rivalisaient d’ardeur à faire brûler les gens.

Peut-être la vérité est-elle entre deux. Le Gargantua suivi du Pantagruel ne semblent en effet que le délassement d’un homme dont la vie est remplie de travaux nombreux et qui l’accablent. Emile Faguet a fait remarquer que le roman de Rabelais a cinq cents pages et que l’auteur mit vingt ans à l’écrire. Il n’a donc pu tenir qu’une place secondaire parmi ses soins et occupations ; mais en écrivant, l’auteur ne pouvait pas ne pas répandre sur son œuvre sa pensée abondante, mêlée des impressions laissées en elle par les hommes, les idées et les événements, par sa vie si diverse. Dans un récit amusant et dont l’auteur, en l’écrivant, s’est amusé lui-même, grouille magnifiquement tout un monde de pensées, i de réflexions concernant hommes et choses et dont la pénétration, la perspicacité vont d’autant plus loin qu’elles sont toutes de spontanéité, nées de la fantaisie d’un cerveau grandiose, l’un des plus extraordinaires dont se soit honorée l’humanité. Dans toutes les questions de portée générale : morale, sociologie, religion, politique, Erasme était arrivé aux mêmes conclusions où parviendra Rabelais, mais le philosophe hollandais y était venu par un tout autre chemin, par la réflexion, par une pensée tendue, par des déductions logiques et précises, après une sévère et longue application intellectuelle ; dans l’œuvre du romancier français, tout est éclat et jaillissement vers une vérité tumultueuse, dans la gaieté, dans le débordement d’un bon sens lumineux.

En toutes ses pages Rabelais se montre sain, généreux, bienfaisant ; et d’abord parce que les éléments en sont d’essence populaire. Aussi bien ses premiers travaux littéraires avaient-ils été écrits pour le peuple, et dans un style, un caractère, une forme qui lui étaient adaptés : des almanachs ; quand, en 1532, parut un petit livre, également destiné à la classe populaire, Les grandes et inestimables chroniques du grand et énorme géant Gargantua. On l’a attribué à Rabelais, mais à tort, semble-t-il.

Ce premier Gargantua venait en droite ligne des romans de chevalerie et livres d’aventures du moyen âge, aussi ne manquons-nous pas d’y rencontrer le roi Arthur et l’enchanteur Merlin. Le petit volume eut le plus grand succès. Il en fut vendu en trois mois plus d’exemplaires que de bibles en neuf ans. La lecture en enchanta notre docteur-médecin qui résolut de lui donner une continuation.

Voilà donc un premier point : l’œuvre de Rabelais, sans comparaison possible la plus importante et demeurée la plus vivante de toute la littérature de la Renaissance, est sortie de notre moyen âge. Le roman terminé, cherchons-y traces de la littérature et de la vie de la vieille France. Elles s’y marquent incessamment : chansons da geste, fabliaux, théâtre, contes populaires ; Rabelais en avait la tête farcie.

Le style varie avec une surprenante souplesse d’un passage à l’autre. Dans ceux qui sont graves et solennels, l’auteur croit devoir l’adapter, pour lui donner plus de tenue, à la syntaxe latine ; en d’autres c’est le parler des halles et du port au foin.

Léon Daudet a très opportunément fait ressortir que la langue de Rabelais est mêlée d’argot, d’un argot spécial que le brillant écrivain nomme le trimard ; argot des pérégrins, de cette population mouvante que charriaient dans l’ancien temps les routes de France. Epoque où les compagnons du devoir, les artisans des corps de métier, après l’apprentissage, faisaient leur tour de France ; les jongleurs et les ménétriers, mais surtout ces clercs vagabonds qui en étaient arrivés à former une manière de classe sociale où se perdra l’escholier Villon. Population flottante, avec ses mœurs, ses us et coutumes, son langage. Elle vivait de cent tours et détours dont Rabelais se souviendra en énumérant les soixante-trois manières dont disposait Panurge pour se procurer de l’argent. De leur langage aux mots à l’emporte-pièce, Léon Daudet note la saveur, mots caractéristiques, venus on ne sait d’où, formés on ne sait comment, mais qui disent si vivement et de manière si pittoresque ce qu’ils doivent et veulent dire. On en retrouvera trace sous la plume de Molière, jusque dans le langage épique de nos poilus. Daudet en arrive ainsi à répartir les mots de Rabelais, les mots qui lui sont particuliers, en cinq groupes d’une importance numérique approximativement égale : un cinquième en est emprunté à la langue d’oc, un cinquième en a été fabriqué par Rabelais lui-même, un cinquième en est tiré du latin, un cinquième du grec, le reste vient du trimard.

Ce qui nous intéresse, c’est cette dernière partie de couleur populaire.

 

* * *

 

Comme Erasme, Rabelais avait horreur de toute théologie, de cette théologie qu’il nommait la matéologie, du grec μάταιος vain, inutile, et λόγος parole, discours ; nous dirions en français riendutoutlogie ; comme Erasme, Rabelais est partisan de la tolérance pour tout homme dont la pensée est sincère et qui ne veut mal à autrui. On a dit très justement que la tolérance est le principe suprême de toute la doctrine rabelaisienne, comme elle l’est de la doctrine d’Erasme. Aussi la Sorbonne orthodoxe condamna-t-elle la littérature rabelaisienne, nonobstant le privilège royal dont François Ier avait cru la couvrir. Le 14 février 1543, la Faculté de théologie dénonçait au Parlement le Gargantua et le Pantagruel. La menace était sérieuse ; on venait d’arrêter Dolet. La faveur de François Ier défendit l’écrivain, mais le roi gentilhomme meurt le 31 mars 1547, et le malheureux auteur doit se sauver jusqu’à Metz en si grande hâte qu’il n’a pas le loisir de réunir et d’emporter son argent. En 1549, le bénédictin Gabriel de Puits-Herbaut publie contre Rabelais le pamphlet le plus venimeux, De tollendis malis libris (De la suppression des mauvais livres), cependant que Calvin demandait qu’on brûlât le grand écrivain, le rangeant parmi ces chiens qui... s’insinuent par petits brocards et farceries sans faire semblant de tascher, sinon à donner du passe-temps à qui les écoute, mais dont la fin est d’abolir toute révérence de Dieu.

Comme Erasme, Rabelais s’était un moment montré favorable aux réformateurs, lui qui, en son Pantagruel, met les mots suivants sur les lèvres d’un petit diable : Lucifer se souloit desjeuner d’escoliers ; mais, hélas ! ne sçay par quel malheur, depuis certaines années, ils ont avec leurs' estudes adjoint les sainctes Bibles. Pour ceste cause plus n’en pouvons au diable î’un tirer. Et crois que si les caphards ne nous y aident, leur ostans par menaces, injures, force, violence et bruslemens leur saint Paul d’entre les mains, plus à bas n’en grignoterons.

Rabelais s’indignait de la manière dont par vertu des décrétales, l’or est subtilement tiré chascun an de France en Rome, 400.000 ducats et davantage, vu que France la très chrestienne, est unique nourricière de la Cour romaine.

Mais ensuite, comme Erasme, il fut détourné des huguenots par leur intransigeance et leur violence. Rabelais attaque également les pape-figues — du grec φυγή, qui fuit le pape —, ainsi qu’il nomme les huguenots, et les papimanes, comme il appelle leurs adversaires : Papimanie, écrit-il, est pure idolâtrie. Puis il finit comme Erasme par revenir au giron de l’Eglise.

Ce que Rabelais désire, c’est, comme Erasme, l'apaisement des passions déchaînées et l’accord entre concitoyens de bon cœur et de bon vouloir.

Comme pour Erasme, la sagesse consiste pour Rabelais en une adhésion réfléchie aux lois et aux désirs de la nature, certaine gaîté d’esprit confite en mépris des choses fortuites ; Erasme disait plus brièvement la raison.

Que si l’on voulait dégager de l’œuvre rabelaisienne les croyances fondamentales de l’auteur, peut-être aboutirait-on à une manière de panthéisme moral, comparable à celui de son contemporain, le grand et malheureux Michel Servet, un grand, bon, piteux — pitoyable — Dieu, lequel ne créa onques le karesme, oui bien les salades, harencs, merluz, carpes, brochets, dars — poissons blancs de la grosseur d’un hareng —, umbrines, ablettes, rippes — petits poissons aussi nommés artières —... item, les bons vins ; un Dieu bien, différent, comme on voit, du Dieu sinistre imaginé par Calvin avec son effroyable prédestination.

Et, ajoutait Rabelais, je suis prêt à soutenir mes opinions, jusqu’au feu exclusivement.

Quant à sa morale : Ne mets ton cœur à vanité, car cette vie est transitoire, sois serviable à tes prochains et les aime comme toi-même. L’Evangile n’a pas dit mieux.

Bon et cher grand homme, dont la gloire n’a fait que grandir et grandira sans doute encore, à mesure que son œuvre sera mieux comprise encore et qu’on y discernera plus clairement tout ce qu’elle contient de bonté, de bon sens et,' en son ampleur, de génie gaulois.

Rabelais est sans doute aucun, la plus grande figure de la Renaissance française, qu’il illumine de son cœur et de son génie.

 

* * *

 

Joachim Du Bellay l’appelait l’utile-doux Rabelais ; utile certes, pour nous aider à comprendre la vie, à la bien vivre, et doux par son réconfort.

Ce jeune poète, mort à trente-cinq ans, a été avec Ronsard la gloire de la Pléiade, il en a été la gloire la plus pure, il en a été le charme. De tous les poètes de l’époque, il est celui qui a conservé le plu# de fraîcheur, celui qui nous touche encore le plus, celui dont le temps a le moins fané le coloris, à cause de la spontanéité, de la sincérité des sentiments qu’il exprime et par la grâce naturelle, souvent très simple, de cette expression.

Oh ! qu’heureux est celui qui peut passer son âge

Entre pareils à soi ! et qui, sans friction,

Sans crainte, sans envie et sans ambition

Règne paisiblement en son pauvre ménage.

Le misérable soin d’acquérir davantage

Ne tyrannise point sa libre affection

Et son plus grand désir, désir sans passion,

Ne s’étend plus avant que son propre héritage.

Il ne s’empêche point des affaires d’autrui,

Son principal espoir ne dépend que de lui,

Il est sa cour, son roi, sa faveur et son maître,

Il ne mange son bien en pays étranger,

Il ne met pour autrui sa personne en danger,

Et plus riche qu’il n’est ne voudrait jamais être.

En 1551, Joachim suit à Rome, en qualité d’intendant de sa maison, son oncle à la mode de Bretagne, le cardinal Jean Du Bellay, cardinal d’Ostie. Parmi les splendeurs et les monuments de la Ville Eternelle, il éprouve la nostalgie du pays natal :

Plus je voyageais loin, plus j’aimais ma patrie.

Ce fut alors que Joachim Du Bellay écrivit, sous le titre de Regrets, le petit recueil de sonnets où se répand en mots si vrais l’émotion d’une âme délicate et sensible.

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village

Fumer la cheminée et en quelle saison

Reverrai-je le clos de ma pauvre maison

Qui m’est une province et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux

Que des palais romains le front audacieux,

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,

Plus mon petit Liré que le mont Palatin,

Et plus que l’air marin la douceur angevine.

Joachim Du Bellay naquit en effet au château de la Turmelière, sur les confins de la Bretagne et de l’Anjou, l’année de la bataille de Pavie et de la captivité de François Ier, 1525. Sa famille était illustrée par trois frères : le cardinal Jean Du Bellay, l’intelligent protecteur de Rabelais, évêque de Paris, autant diplomate et plus soldat qu’évêque ; Guillaume Du Bellay, seigneur de Langey, capitaine en renom dont François Ier avait fait son vice-roi en Piémont ; Martin Du Bellay, lui aussi homme de guerre et diplomate et qui compléta les mémoires écrits par son frère Guillaume.

Le hasard fit se rencontrer, en une auberge de Poitiers, Ronsard et Joachim. Les deux jeunes hommes, du même âge, se comprirent, s’estimèrent, se lièrent ; ils sympathisaient en plus d’un point, en poésie surtout, et peut-être aussi en cette infirmité commune, une surdité menaçante, qui les avait arrêtés à l’entrée de la carrière militaire, héréditaire en leurs maisons, où ils auraient voulu s’engager. Par grand bonheur, pour lui et pour nous, l’instruction du petit Joachim, orphelin dès l’enfance, fut très négligée. Le temps de ma jeunesse fut perdu comme fleur que n’arrose aucune averse, que ne cultive aucune main. Aussi quand il se mit, de son propre gré lui aussi, à l’étude des langues grecque et latine, était-il trop tard pour qu’il pût en acquérir une connaissance suffisante à développer son génie poétique dans la langue de Pindare ou dans celle d’Horace : par quoi il fut misérablement réduit à écrire en français. Ce serait donc un peu contraint, on serait tenté de dire par dépit, — tel un homme qui en prend son parti, puis s’y lance h corps perdu — mais aussi sur l’initiative de Ronsard dont il va reproduire les idées, que le jeune homme écrivit et publia cette célèbre Deffence et illustration de la langue française qui marque l’une des dates (février 1550) les plus importantes de notre littérature, Ronsard

Qui premier me poussa et me forma la vois

A célébrer l’honneur du langage françois...

Au moment où il écrit ce petit chef-d’œuvre, Du Bellay a vingt-quatre ans, aussi la Deffence a-t-elle l’éclat de la jeunesse, elle en a la couleur, l’enthousiasme et la fraîcheur.

Latinisants et grécisants — latineurs et greganiseurs, dit Ronsard — considéraient leur langue maternelle, notamment le langage françois, comme une manière de patois gothique incapable d’exprimer une idée scientifique ou de donner à un sentiment le charme et la distinction sans lesquels il est malséant de l’exprimer.

La Deffence et illustration se divise en deux parties : dans la première, le jeune écrivain prend la défense de sa langue maternelle ; dans la seconde, il s’efforce d’indiquer l’idéal où devrait tendre la poésie. Je ne puis assez blâmer, écrit Du Bellay, la sotte arrogance et témérité d’aucuns de notre nation qui, n’étant rien moins que Gréez ou Latins, déprisent et rejettent d’un sourcil plus que stoïque toutes choses écrites en françoys, et je ne puis assez m’émerveiller de l’étrange opinion d’aucuns sçavans qui pensent que notre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et érudition. Aussi bien si la langue française n’est pas aussi riche que la grecque et la latine, c’est qu’elle en est encore à l’orée de son printemps. Laissez-la mûrir, fructifier ; au reste, ne peut-on l’enrichir : par néologismes, par emprunts aux langues antiques et par des reprises dans notre vieux passé gaulois ? Car l’on y trouverait cent et cent bonnes locutions et expressions pittoresques, expressives, que nous avons laissé perdre par négligence. Ecrivons en notre langue maternelle. Aussi bien, si nous considérons les meilleurs poètes italiens : Dante, Pétrarque, Boccace, Bembo, n’y voit-on pas que seules ont survécu celles de leurs œuvres qui sont écrites en leur langue maternelle ?

Mais si le petit livre de Joachim Du Bellay est une Deffence et illustration de notre langue, il est loin d’être une défense et illustration de notre littérature. Pensée déformée par l’humanisme. La Deffence est une vive attaque contre notre vieille poésie gauloise, dont Clément Marot passait pour le gonfalonier. Sus au gothique ! Laissons-là toutes ces vieilles poésies françaises comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres épisseries, ce qui voulait dire sans doute que toute cette moyenageuserie était bonne à faire cornets d’épiciers. Restaurons l’Antique et, pour cela, ne craignons pas d’imiter, de piller Grecs et Romains. On ne saurait en écrivant surpasser les Anciens que par leur imitation, est une des nombreuses sottises dont nous encombrera La Bruyère. Du Bellay était déjà de cet avis : Là donques, Françoys ! marchez couraigeusement vers cette superbe cité romaine.et des serves dépouilles d’elle — comme avez fait plus d’une fois — ornez voz temples et autelzl Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie et ce traître Camille qui vous surprennent (tout nus comptans la rançon du Capitole... Pillez-moy sans conscience les sacrez trésors de ce temple Delphique.

Joli conseil, ma foil et par lequel le jeune poète détruisait tout ce qu’il venait de si bien dire ; aussi Charles Fontaines, en son Quintil Horatian, porte-parole de ce qui restait de l’école gauloise, a-t-il sur ce point beau jeu à triompher.

L'évêque de Paris, Eustache Du Bellay, — qui avait succédé à Jean Du Bellay quand celui-ci avait résigné ses fonctions épiscopales pour prendre l’ambassade de Rome, — nomma son jeune cousin Joachim — qui était prêtre — chanoine de Notre-Dame à son retour d’Italie (1555). Et notre poète allait être pourvu de l’archevêché de Bordeaux quand il mourut à Paris, le 1er janvier 1560, à l’âge de trente-cinq ans.

Nous l’avons vu suivre, en qualité d’intendant, son cousin le cardinal Jean, ambassadeur de Henri II auprès du Saint-Siège. A Rome, dans les splendides propriétés du cardinal, le jeune angevin fut mêlé à une vie fastueuse et brillante, mais où il paraît avoir connu, entraîné par ce faste même, des soucis d’argent. Il avait loisir de se promener en ces beaux jardins du Porto où les plus fâcheuses ombres, qui soient d’un bout à l’autre, sont des lauriers, myrtes, lauriers-marins, avec chevreuils, faisans et toutes sortes d’oiseaux, chasses, voleries et pêcheries.

A Rome, Joachim habita successivement avec le cardinal-ambassadeur, le palais Sant’Antonio, puis le nouveau palais Farnèse, le palais du Borgo San Pietro, résidences princières avec jardins où des statues antiques, appartenant à Jean Du Bellay, détachaient leur blancheur ambrée sur la verdure des citronniers, des grenadiers et des cyprès décoratifs.

Mais parmi ce faste, ce luxe, cette beauté riche, l’âme du poète s’enrobait de mélancolie, et l’on en juge par le ton de ses Regrets. Les fonctions qui l’attachaient à son cousin l’ambassadeur heurtaient durement son désir d’une vie droite, unie, sans contrainte. Il en fait confidence à son ami Frédéric Morel, l’imprimeur parisien, celui-là même qui publiera les Regrets en 1558 :

Flatter un créditeur (créancier) pour son terme allonger

Courtiser un banquier, donner bonne espérance,

Ne suivre en son parler la liberté de France,

Et, pour respondre un mot, un quart d’heure y songer ;

Ne gaster sa santé par trop boire et manger,

Ne faire sans propos une folle despense,

Ne dire à tous venans tout cela que l’on pense

Et d’un maigre discours gouverner l’estranger ;

Cognoistre les humeurs, cognoistre qui demande,

Et d’autant que l’on a la liberté plus grande,

D’autant plus se garder que l’on ne soit repris ;

Vivre aveques chacun, de chacun faire compte :

Voilà, mon cher Morel — dont je rougis de honte —

Tout le bien qu’en trois ans à Rome j’ai appris.

Attaché à l’œuvre diplomatique d6 son ambassadeur qui suivait la politique toute pacifique du connétable de Montmorency, par suite aussi de ses goûts et de son humeur, Joachim se trouvait péniblement impressionné de circuler dans une Rome où, sous le gouvernement d’un pape guerrier, Jules III — encore l’était-il infiniment moins que son prédécesseur Jules II — les rues sonnaient du fracas des armes. Il en écrit à son ami Robertet :

Ne pense, Robertet, que ceste Rome-cy

Soit ceste Rome-là qui te souloit tant plaire.

On n’y fait plus crédit, comme l'on souloit faire,

On n’y fait plus l’amour, comme on souloit aussi.

La paix et le bon temps ne régnent plus icy,

La musique et le bal sont contraints de s’y taire,

L’air y est corrompu, Mars y est ordinaire,

Ordinaires la faim, la peine et le soncy.

L’artisan débauché (qu’on a débauché) y ferme sa boutique,

L’officieux avocat y laisse sa pratique

Et le pauvre marchand y porte le bissac ;

On ne voit que soldats et mondons en teste,

On n’oït que tabourins et semblable tempeste...

Et Rome tous les jours attend un autre sac...

Allusion au sac de Rome par les soldats de Charles-Quint, les 6-7 mai 1527.