LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE V. — LES HUMANISTES.

 

 

C’est avec raison qu’on a vu dans l’humanisme le foyer de la Renaissance italienne, plus particulièrement de la Renaissance florentine. Florence a été l’âme inspiratrice de la Renaissance jusqu’au jour où, dans ce grand rôle, elle sera remplacée par Rome ; et nous venons de voir quels furent les principaux animateurs de l’humanisme florentin : Cosme et Laurent de Médicis.

Qu’est-ce que l’humanisme ?

On répondrait de nos jours : L’étude des humanités, c’est-à-dire des belles-lettres, particulièrement des lettres grecques et latines.

Sur la fin du XVe siècle, l’époque où l’humanisme prit son essor, il consista essentiellement dans la culture des sciences qui avaient pour fin le bonheur et le perfectionnement de l’homme, par opposition à la théologie, devenue la scolastique, laquelle se tournait vers Dieu. De cette opposition à la scolastique, l'humanisme a tiré son nom. L’humanisme reçut une impulsion décisive du culte de T’Antiquité où se caractérise le quattrocento italien, et ce culte antique, par action réflexe, l’humanisme à son tour le favorisa.

Une croyance très belle et d’une portée profonde animait les humanistes. Pic de la Mirandole l’a prononcée avec netteté : rien de ce qui, dans les temps passés, a fait palpiter l’âme humaine et de son souffle a vivifié les hommes, ne doit, ne peut mourir : croyances, langage, pratiques, arts et lettres, science, philosophie. Des hommes y ont mis leur labeur, leur foi, leur amour. Activité toujours admirable et qui ne peut pas ne pas avoir laissé des germes féconds.

Parmi ces germes des reliques sacrées recueillies, recherchées d’une piété active, s’imposaient au premier rang d’une autorité impérieuse et chérie, les reliques laissées par les ancêtres, les Romains, et par les Grecs de qui les Romains tenaient leur civilisation.

De l’Italie florentine et romaine, l’humanisme, pénétré de culture antique, se répandit sur les pays voisins.

Ce n’est pas qu’au moyen âge on ait ignoré ou méprisé la pensée des Anciens. Plusieurs des plus grands Pères de l’Eglise : saint Jérôme, saint Jean Chrysostome, saint Grégoire de Nazianze, se sont nourris des lettres grecques. Saint Ambroise associait les pandectes à l’Evangile, Cicéron à saint Paul. Grégoire le Grand estimait que l’étude de la philosophie et des lettres antiques était de grand secours à l’intelligence des-textes sacrés. Le Phédon de Platon a été traduit en latin dès le XIIIe siècle. On a pu dire qu’Aristote a été mieux compris au moyen âge qu’il ne l’a été depuis. Sur la fin du XIIIe siècle, Dante ne l’appelle-t-il pas le maître de ceux qui savent. A la même époque, Duns Scot, le Docteur subtil, consacre à la métaphysique et à la logique péripatéticiennes une partie de ses minutieuses, déconcertantes analyses.

Le moyen âge ne voulait-il pas béatifier Virgile ? N’est-ce pas par Virgile, couronné de lauriers d’or, que Dante encore se fait accompagner en son immortelle promenade en l’autre monde ? A côté de Virgile, le moyen âge étudie Ovide et Lucain. Les prosateurs latins sont en moindre faveur, à l’exception de l’inévitable Cicéron qui est déjà connu presque en entier.

On a voulu dresser une liste des auteurs latins que le moyen âge sut apprécier. Elle compte quatre-vingt-seize noms ; encore le savant J.-Y. Leclerc, en l’Histoire littéraire de la France, estime-t-il la liste incomplète. Leclerc ajoute : Peu s’en est fallu que nous eussions déjà la littérature latine au moyen âge telle que nous l’avons aujourd’hui. Les modernes y ont ajouté Tacite et Lucrèce, Quintilien et quelques discours de Cicéron.

Et combien au moyen âge l’usage en était actif ! Un écrivain du XIIIe ou du XIVe siècle veut-il justifier une opinion, une idée émise par lui, le premier argument qu’il imagine en est la concordance avec l’idée ou l’opinion prononcée par un ancien. Quant à la langue latine elle-même, les Français du xii e siècle l’ont écrite d’une plume plus robuste peut-être que les Florentins du quattrocento., en calquant moins servilement leurs phrases sur celles de Cicéron, pour les adapter plus exactement à leur propre pensée.

Aussi bien les monastères ne furent-ils pas, en ces affreux temps gothiques, les dépositaires et fidèles gardiens des œuvres philosophiques et littéraires laissées par l’Antiquité ? Le couvent de Bobbio, dès le Xe siècle, fait trophée de ses manuscrits grecs et latins. Les moines en sont fiers de posséder Démosthène et Aristote ; ils ont quasiment tous les poètes latins et jusqu’aux grammairiens Adamantius, Papirius, Priscien et Flavien.

Dès le trecento, Pétrarque et Boccace s’adonnent avec passion à l’étude des lettres' latines. Pétrarque fait rechercher par toute l’Italie, puis en France, en Allemagne, en Espagne, et jusqu’en Grèce, les manuscrits anciens. II. parvient ainsi à rendre à la lumière les Institutions oratoires de Quintilien, de nombreuses lettres et quelques distiques de Cicéron. Il a eu connaissance d’œuvres latines aujourd’hui perdues ; notamment d’un recueil de lettres et épigrammes de l’empereur Auguste.

Pétrarque est l’ancêtre illustre de l’humanisme de la Renaissance, comme Erasme en sera le Pontifex maximus. Il fuit le commerce des vivants pour ne plus converser qu’avec Cicéron et Virgile. L’Antiquité est le temple où il se recueille en une béatitude divine. Des hommes actuels, écrit-il, la seule vue m’offense ; mais les Anciens, leur souvenir, l’ombre de leurs gestes, les syllabes de leurs noms me remplissent d’une joie splendide. S’il a tant aimé Laure, c’est qu’elle n’a jamais existé.

La bibliothèque qu’il a formée à grand’peine et grands frais est son trésor précieux ; c’est là qu’il a ses entretiens intimes avec Virgile. Pétrarque possède aussi un Homère ; mais il ne sait pas le grec. Mon Homère, dit-il tristement, gît muet à côté de moi ; je suis sourd à sa voix ; mais je puis jouir de sa vue et souvent je l’embrasse. Pétrarque, passe-t-il auprès d’un couvent, sa pensée s’exalte à la pensée des textes antiques que la librairie en doit contenir. Ses œuvres latines, son poème Africa et son De viris illustribus, où sont célébrés les héros de la grande Rome, passent à ses yeux bien avant son Canzoniere composé des poèmes que lui a inspirés son amour, poésies en langue vulgaire et qui ne sont à ses yeux que sottises de jeunesse dont il désirerait qu’elles fussent inconnues à tous et à lui-même. En latin sont écrites les épîtres en prose ou en vers qu’il adresse à ses amis. Et sur cette voie le chantre de Laure, non par les grâces de Laure, mais par celles de son latin, acquit ce pontificat intellectuel auquel deux siècles plus tard Erasme devait à son tour parvenir et par le même chemin.

Voici Pétrarque familier des papes ; les princes sollicitent de lui l’honneur de servir de parrain à ses enfants. En 1360, le duc de Milan le choisit pour son ambassadeur à Paris, où il ira féliciter en son nom le roi Jean de sa délivrance. Aux cimes du Capitole, le Sénat romain le couronne de myrtes et de roses. La république vénitienne met à sa disposition le somptueux palais de la riva degli Schiavoni (quai des Esclavons), où il passera les années 1362-1368. La maison où il est né à Arezzo devient de son vivant un lieu de pèlerinage.

Pétrarque était entré dans les ordres en 1326. On est ainsi amené à constater que les trois plus grands noms dont s’honore l’humanisme de la Renaissance, caractérisé par le culte de l’antiquité païenne, sont ceux de trois ecclésiastiques : Pétrarque, Ficin, Erasme.

Boccace se livre, comme Pétrarque, à des fouilles dans les greniers des monastères. Il fréquente surtout ceux du Mont-Cassin, et si Pétrarque appelait ses immortels sonnets des sottises, Boccace, de son côté, rougissait d’être l’auteur de ces contes non moins immortels, pour n’attacher d’importance qu’à ce qu’il avait écrit en latin.

Non seulement la littérature, mais les ruines antiques ont le don de charmer le chantre de Laure. Le voici devant les ruines romaines de Baies : Vieilles maçonneries, avoue-t-il, mais toutes neuves pour une âme moderne.

Il parcourt non seulement l’Italie, mais la Grèce, les îles de l’Archipel, une partie du littoral de l’Asie et de l’Afrique, pour en rapporter inscriptions et monnaies et de nombreux dessins. Et comme on lui demandait pourquoi il prenait tant de peine : Pour ressusciter les morts :

la Renaissance.

La voici qui s’épanouit. Dans le cours du quattrocento, le latin et le grec se répandent dans les milieux les plus divers. Nous avons vu comment, avec les Médicis et les Fugger, la pensée et les langues antiques ont conquis les princes de la finance, car il est intéressant de marquer que c’est par la bourgeoisie commerçante que ce grand mouvement littéraire et philosophique a commencé. Après quoi les humanités conquièrent châtelains et châtelaines, hauts prélats et princes souverains.

Et il y eut à ce désir de faire revivre l’Antiquité, d’autres motifs que des raisons d’esthétique et de curiosité. On était las des sèches et stériles discussions scolastiques où l’on avait fini par noyer la puissante pensée d’un Gerbert, la science d’un Duns Scot, ce précurseur de Descartes et de Spinoza ; la foi charmante d’un François d’Assise, la doctrine saine et vivante d’un Thomas d’Aquin. Erasme part en guerre contre les théologiens scolastiques :

Tout leur effort consiste à interroger, à diviser, à distinguer, à définir : une partie est divisée en trois, la première des trois en quatre et chacune des quatre de nouveau en trois. Qu’y a-t-il de plus éloigné du style des prophètes, du Christ et des apôtres ?

Sans doute, mais il conviendrait de s’assimiler, dans la mesure du possible, la pensée de ceux qui raisonnaient ainsi. Cette pensée n’était pas encore envahie par le vague mysticisme, dont les découvertes infinies de la science nous ont depuis lors pénétrés. Les révélations de Copernic, montrant la terre roulant dans l’immensité, n’avaient pas encore agi sur la raison. Pour les hommes de ce temps tout était fixe, précis, concret, sur terre, dans le monde, dans les cieux, partant dans leur pensée ; pour eux les Saintes Ecritures, et telles qu’elles avaient été fixées, précisées, affermies par les Pères de l’Eglise, par les papes et par les conciles, disaient la vérité absolue : une vérité qui ne pouvait ni plier, ni bouger, une vérité inébranlable. Ils pensaient en théologie, comme nos mathématiciens en géométrie ou en algèbre : Les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits. Voilà qui est net et ferme ; la pensée s’y appuie comme sur une barre de fer. Les vérités de la religion étaient pour eux d’une précision et d’une certitude égales ; et, comme un géomètre ou un mathématicien partent de données établies sans discussion possible pour arriver par raisonnements et déductions à des données nouvelles encore inconnues, ainsi les scolastiques, et par des procédés qui leur semblaient d’une rigueur également scientifique, tendaient à la découverte de vérités nouvelles, encore inconnues.

Aujourd’hui que la pensée, après une évolution plusieurs fois séculaires, se trouve fagotée de toute autre façon, ne rions pas trop de la scolastique ancestrale ; elle eut sa beauté, sa clarté, sa force et sa grandeur.

Il n’en demeure pas moins que la remise en circulation des spéculations d’un Aristote, de la morale d’un Socrate, de la pensée d’un Platon, devait faire trouver mornes et froides ces déductions d’écoliers asservis, et que la diffusion, la traduction, la découverte des chefs-d’œuvre de la littérature antique devaient paraître aux esprits les plus ouverts de ce temps, comme la levée d’une aurore de liberté, vie nouvelle sur un monde desséché.

Telle semble bien avoir été l’une des causes qui, en dehors des points de vue esthétiques et littéraires, ont fait le succès de l’humanisme. Il en est d’autres. Il a été question de ce mouvement de séparation entre les classes qui se dessina du jour où les dirigeants du moyen âge, la noblesse féodale au plat pays, le patriciat dans les villes, eurent accompli leur tâche et se trouvèrent ne plus répondre aux exigences d’une société transformée. Séparation des aristocraties d’avec le commun, qui fut encore accentuée par l’afflux des métaux du Nouveau-Monde, suivi de l’extension du mouvement commercial, des spéculations financières et des grandes fortunes qui en résultèrent. Un Cosme de Médicis a beau être le duce du parti populaire, se vêtir comme un paysan et s’entretenir familièrement avec les artisans en leur échoppe, il n’en reste pas moins loin du peuple par l’élévation même où il est parvenu, par ce formidable jeu de l’argent, auquel le peuple ne peut plus prendre part et ne considère plus que de loin avec une admiration mêlée de stupeur.

De cette séparation des classes résulta naturellement une profonde modification des idées, des tendances, des goûts particuliers aux riches et aux grands. L’humanisme, dit Imbart de la Tour, réagit contre l’Ecole (scolastique) et contre le peuple. Foin de la langue vulgaire : celle de nos chansons de geste, de nos vieux lais et de nos fabliaux, celle de Comines, de Gringore et de Villon ; foin de la langue populaire : celle de Dante, de Pétrarque et de Boccace ; la langue des Niebelungen et du chant de Gudrun.

Aussi bien nos humanistes n’écrivent-ils que pour les élites. Ecoutez Erasme, le meilleur d’entre eux : Le rôle d’un bon prince est de ne rien admirer de ce que glorifie le vulgaire. Un vrai prince doit être éloigné des opinions basses de la multitude. Il est vil et indigne de lui de sentir avec le peuple.

Pareille tendance dans le domaine religieux. Il s’agit d'affranchir le culte des pratiques grossières que, d’âge en âge, le peuple y a introduites. Qu’est-ce que ces danses autour de reliques promenées en procession par des porteurs bariolés comme des arlequins ? Qu’est-ce que ces cierges allumés devant la Vierge au coin de la Via larga, tandis que l’on passera sans se découvrir devant la Vierge vénérée d’un quartier voisin ? Qu’est-ce que cette multitude de saints Sébastien dont la vue garantit des épidémies, et cette quantité plus grande encore de saints Christophe qui préservent des accidents mortels ? Les soldats font peindre ce dernier aux toiles de leur tente : il est le seul Dieu où leur prière s’adresse. Mieux encore que saint Sébastien, saint Roch protège de la peste, tandis que sainte Apolline apaise les maux de dents. Saint Antoine de la Thébaïde, flanqué de son cochon fidèle, se réserve pour les maladies d£ peau, à l’exception toutefois de la gale qui échoit en partage au bon vieux Job, si digne et si pitoyable sur son tas de fumier ; quant à la recherche heureuse des objets perdus, saint Antoine de Padoue en est le bienfaisant animateur.

Quelle source abondante de plaisanteries pour nos humanistes en leur langage cicéronien ! Pitoyable foi du charbonnier ! pauvre dévotion de bonne femme ! La religion doit se fonder sur la connaissance de l’homme en son particulier et généralement sur celle de l’humanité elle-même.

Avec quelle ardeur les fidèles s’attachent au culte nouveau ! Ceux-ci se priveront d’aliments en vue d’acquérir la copie d’un auteur chéri : Cicéron, Platon, Virgile, Epictète ; ceux-là brosseront les habits, balaieront le studio, laveront la vaisselle du maître dont ils ne peuvent payer les leçons. Ardeur de néophytes : l’Antiquité est devenue leur vie comme aux premiers chrétiens la religion du Christ.

MarsileFicin, qui est prêtre, écrit à une mère désespérée de la mort d’un fils aimé : une épître, dirait-on, tracée d’une pensée antique par un rhéteur athénien. Il ne s’y trouve pas un mot de consolation chrétienne. A Florence, du haut de la chaire de l’église Saint-Laurent, dont il est chanoine, Ficin commente les œuvres de Platon en s’efforçant d’en dégager des accords harmonieux avec l’Evangile.

Son père était premier médecin de Cosme l’Ancien. Marsile naquit le 19 octobre 1433. C’était un tout petit homme, mince et chétif, mélancolique, rêveur et doux. Par son enthousiasme pour la philosophie platonicienne, par la science et le talent dont il la fit valoir, Ficin devint le centre du mouvement philosophique à Florence sous les Médicis. Sa renommée s’étendit en France, en Allemagne, en Angleterre, en Hongrie. On le trouve en rapport avec les plus grands personnages du temps, rois et princes, prélats et lettrés. Sa demeure était décorée de devises antiques. En son œuvre principale, De religione christiana, il s’efforce de souligner l’accord entre les dogmes chrétiens et les données de la science ; comme en ses commentaires sur le Banquet de Platon il met en lumière les points de contact entre la philosophie et la religion : Les sages sont des croyants et les croyants sont des sages. En sa pensée, le platonisme devient une théologie, le Christ se transforme en platonicien. Suivant Ficin, Platon aurait donné à entendre que sa doctrine ne prévaudrait que du jour où serait venu Celui de qui devaient couler toutes fontaines de vérité ; les dieux antiques auraient prédit la venue du Christ en l’annonçant pieux, religieux et, comme eux, immortel. Ils parlent de lui, note Ficin, avec beaucoup de bienveillance.

Dans les universités on souligne les tendances chrétiennes de l’Enéide. Généralement les beautés de la poésie antique, grecque et latine, sont exposées comme expression allégorique de la vérité divine. Opinion que le pape Pie II résumera d’un mot, en une épître qu’il adresse au sultan : Le Christianisme n’est qu’une nouvelle leçon, plus complète, du souverain bien des anciens.

Des assassinats sont commis sous l’inspiration des héros antiques. Pietro-Paolo Boscoli, qui a voulu tuer Julien de Médicis, demande qu’on le délivre de l’âme de Brutus ; et l’étrange Lorenzaccio, si bien rendu à la vie par Musset, se glorifie d’avoir assassiné son cousin Alexandre car ce fut le génie antique qui arma son bras.

Erasme cite une conversation qu’il eut avec un prêtre italien sur l’immortalité de l’âme. Pour justifier une doctrine qui, entre toutes, est chère aux chrétiens, l’honorable ecclésiastique s’appuyait exclusivement sur le témoignage de Pline l’Ancien. En son oraison funèbre de Francesco Sforza, Filelfo établit cette même immortalité sur le témoignage des philosophes grecs. Il ajoute : Nous avons en outre l’Ancien et le Nouveau Testament. Le cardinal Pallavicini déclarait que sans Aristote la foi chrétienne serait criblée de lacunes.

Les prédicateurs en chaire, pour l’édification de leurs ouailles, fleurissaient leurs homélies de vers cueillis dans Homère ou dans Horace. Nos prédicateurs, disait Savonarole, ne savent rien des Ecritures ; ils se bornent à citer Aristote et Platon.

Erasme, à Rome, est allé un vendredi saint (6 avril 1509) écouter un sermon sur la Passion. Le pape Jules II était présent, aussi l’oraison lui fut-elle consacrée pour la plus grande partie. Le prédicateur l’appelait un Jupiter bon et très grand qui peut faire tout ce qu’il veut.

L’un des meilleurs poètes, de ce temps, le cardinal Bembo, secrétaire particulier de Léon X, dissuadait un ami de lire les épîtres de saint Paul : le latin en était médiocre et la pratique en risquerait de lui gâter son style. Cet éminent cardinal, ayant à parler de l’élection d’un Souverain Pontife, assure qu’il est monté sur le trône de saint Pierre par la faveur des dieux immortels, deorum immortalitum beneficiis. Sous sa plume, la vierge Marie devient une déesse, dea. Ailleurs, c’est Je Christ qui se transforme en Jupiter. Les Champs-Elysées tiendront lieu de paradis. En des pierres tombales, sous une voûte d’église, on lit que le défunt est remonté à l’Olympe. Sur les murs de la Sixtine, le pinceau de Michel-Ange enlèvera au diable, pour le confier au nocher Caron, fils de l’Erèbe et de la Nuit, le soin de pousser les damnés en enfer. Aussi bien, Paolo Cortese, en sa Dogmatique (1502), ne faisait-il pas couler en enfer le Styx et le Cocyte ? De grands sculpteurs comme Antonio Riccio, décorant son célèbre chandelier pascal pour l’église San Antonio de Venise, mêlent Jupiter foudroyant des monstres marins à l’Adoration des Mages. Dans l’imagination de nos artistes, la fête de Pâques elle-même devient toute païenne avec sacrifices, guirlandes de fleurs, théories d’éphèbes et jeunes vierges.

Il est vrai que si l’on transformait les figures de l’Ecriture sainte en héros de l’Olympe, on mettait par compensation les personnages de l'Antiquité parmi les saints du paradis ; Virgile, avons-nous dit, devient un précurseur de la foi ; on est sur le point de canoniser Aristote et Platon. En une traduction d’Ovide, l’auteur a soin de nous indiquer l’esprit dans lequel l’œuvre a été conçue :

Cy commence le livre d’Ovide auquel il invoque l’aide de la sainte Trinité.

A quoi ne se serait guère attendu le poète des Métamorphoses et de l’Art d’aimer ; et il se serait encore moins attendu à ce qu’un moine parisien copiât (1467) l’Art d’aimer — lisez l’Art de séduireen l’honneur de la Vierge Marie, ad laudem et gloriam Virginis Mariæ.

De 1433 à 1445, Antonio Averlino, qui se dénomma lui-même Filarète, ce qui veut dire ami de la vertu, sculpte les portes de la basilique de Saint-Pierre à Rome. L’œuvre, écrit André Michel, est représentative de l’orientation de l’art italien sous la direction des humanistes ; ce qui nous vaut à l’entrée du majestueux édifice vers lequel l’univers catholique a les yeux tournés, la représentation des Fables d’Esope — que j’ai lues en grec, dit fièrement Filarète — puis la figure au dieu Mars ; la louve romaine avec Romulus et Remus ; enfin, la perle ! fleur exquise éclose au seuil de l’Eglise romaine : Léda et Jupiter sous forme de cygne qui serre voluptueusement à lui la femme aimée.

 

* * *

 

La découverte de nouvelles statues antiques, et qui se trouvèrent être les plus belles jusqu’alors connues, exaltaient ce mouvement de renaissance. On fouille sans relâche le sol de la Ville Eternelle et de la campagne romaine, où vaguent les grands bœufs blancs dont les cornes sont en forme de lyre, les buffles sauvages et les bandits. Pays mal plaisant, dit Montaigne, plein de profondes fondasses, le terroir sans arbres, une bonne partie stérile.

On remue jusqu’au lit du Tibre.

En 1403, l’admirable sculpteur Donatello, en compagnie du plus grand architecte de son temps, Brunelleschi, font le voyage de Rome, eux aussi à la recherche de trésors antiques. Ils sont vêtus d’habits de terrassiers, dit Vasari, ils grattent, piochent, creusent la terre. On les appelle les Chercheurs de trésor ; hé oui ! mais d’autres trésors que l’on pensait. Ils y épuisent leurs modiques ressources et trouvent tant de trésors que, pour vivre, ils doivent s’engager comme compagnons dans un atelier d’orfèvre. La narration, où Vasari décrit l’expédition des deux artistes, est pour Michelet l’occasion d’une de ces évocations où il excelle :

Le désert de la campagne romaine a envahi la ville, au point que Rome, dira encore le Président des Brosses, peut passer pour pays désert. Un tiers seulement en est habité, le reste n’est que champs et jardins semés d’édifices en ruines. Dans ces champs les pâtres mènent leurs troupeaux. Les Florentins en appellent les Romains des bouviers. Dans la ville même, ceux qui en occupent les parties habitées ont, dans les parties abandonnées, leurs villas, leurs vignes comme ils disent : maisons de campagne, grands jardins, écrit Montaigne, et lieux de plaisir, de beauté singulière, où j’ai appris combien l’art pouvait se servir à point d’un lieu bossu, montueux, inégal. Les plus belles appartiennent au pape et à des cardinaux.

Elles s’ouvrent, à tout venant, à toute fin, car en nombre d’entre elles les propriétaires ne vont guère. On y entend sermons et disputes théologiques, on y fait commerce d’amour avec les courtisanes en renom, très décolletées à la mode romaine, où j’ai trouvé, écrit Montaigne, qu’elles vendent aussi cher la simple conversation — qui était ce que j’y cherchais pour ouïr, deviser et participer à leurs subtilités — et en sont autant épargnantes que de la négociation entière.

De son côté, Girolamo Rorario, qui sera dans la suite nonce du Saint-Siège, décrit une visite faite à la vigne de Blosio Palladio sous le pontificat de Léon X. La villa est située derrière Saint-Pierre.

Je conduisis quelques nobles Allemands aux jardins Biosiens. Je leur montrai dans le bas la fontaine entourée de bancs de marbre qu’ombragent de Verts lauriers ; je les menai, par un large sentier qui traverse des plantations serrées de vignes, dans un champ planté d’arbres fruitiers, étagés sur le versant de la colline et, sous des citronniers odorants, jusqu’à une double piscine de marbre ; c’est là qu’au murmure d’une eau claire qui coule le long de stalactites rappelant ceux de Tivoli, Blosio Palladio aime à prendre ses repas ; un théâtre est non loin, couronné de vignes ; puis des parcs pour les poules, les canards et les dindons. Des écrivains renommés tels que Bembo, Sadoleto, se réunissaient en ce lieu charmant, dont l’un d’eux célébra les délices en latin : Blosii villula ter quaterque felixVilla Blosienne, trois, quatre fois heureuse... — L’Arioste, en l’une de ses satires, vante les assemblées de lettrés qui s’y réunissaient.

Mais les rues de la ville de Rome sont pleines d’herbes, elles sont sales, tortueuses. Ferdinand, roi de Naples, dit-au pape la surprise que lui cause la Ville Eternelle avec ses venelles dégoûtantes, crochues, aux noirs recoins favorables aux embuscades. Les places, et jusque devant les palais des cardinaux, sont défoncées, hérissées d’arbustes et de colonnes brisées, avec des tas d’ordures car elles servent de dépotoirs. Nul alignement, les constructions empiètent sur la voirie. Le visiteur se faufile entre des monuments délabrés, défigurés, crénelés, devenus des forteresses, ruines bizarres et grandioses que le temps a semées d’une fantaisie pittoresque, les couvrant de plantes qui les parent en les détruisant. Nombre d’églises elles-mêmes croulent de vétusté. Rome a trop d’églises, le Saint-Siège ne peut les entretenir toutes.

De statues, poursuit Michelet, on n’en voyait guère : elles dormaient sous le sol ; mais des bains immenses, onze temples presque tous disparus maintenant, des substructions profondes, des égouts monumentaux où auraient pu passer les triomphes des Césars... En creusant bien loin dans la terre, on trouvait le faîte d’un temple debout. Pour atteindre cette étrange Rome,-il fallait y suivre les chèvres aux plus hasardeuses corniches ou, le flambeau à la main, se plonger aux détours obscurs des abîmes inconnus.

Une vie toute en dehors. Les événements de famille se déroulent dans la rue. Pour fêter le 1er mai, les galants vont orner, embellir la demeure de leur mie : ils en font dorer la porte, y suspendent des guirlandes de fleurs, des couronnes et des branches, où sont accrochés les présents les plus divers : des pièces d’étoffes brillantes, des cages où les oiselets piaillent et sautillent ; ils y fixent des sonnets qu’ils ont composés ou qu’ils ont achetés à des poètes ; ils y inscrivent des devises où chantent leur amour et leurs espoirs. Et c’était, dans chaque quartier, un joyeux plaisir d’aller, au bruyant commérage des commères, examiner, détailler, comparer, apprécier ces amoureuses exhibitions.

Un mariage est-il conclu ? Il importe que la rue admire et célèbre le trousseau de la fiancée. On le promène par la ville, on l’étale sur la place publique. Les coffres mêmes, où les cadeaux de noce sont rangés, sont parfois de vraies œuvres d’art que recherchent nos musées.

A l’instar des accordailles, des fiançailles et des noces, les décès donnent occasion aux spectacles les plus brillants ; aussi des annonceurs ne manquent-ils pas d’être répandus par la ville pour en informer les habitants.

Publicité qui va s’étendant jusqu’aux parties de l’existence dont nous ne croyons plus aujourd’hui devoir faire un article d’exhibition.

Joachim Du Bellay, chanoine de Notre-Dame, accompagne à Rome, en qualité d’intendant, son oncle le cardinal Jean Du Bellay. Il y demeura cinq ans et, sous le titre de Regrets, met ses impressions en sonnets :

Celui qui, par la rue, a vu publiquement

La courtisane en coche ou qui pompeusement

L’a pu voir à cheval en accoutrement d’homme

Superbe se montrer ; celui qui, de plein jour,

Aux cardinaux en cappe a vu faire l’amour,

C’est celui seul qui peut juger de Rome.

En 1480, dans une propriété du cardinal délia Rovere, fut découvert l’Apollon du Belvédère. Le 14 janvier 1506, en une vigne romaine lès Sainte-Marie-Majeure, est mis au jour le groupe du Laocoon dont Pline avait parlé. Michel-Ange en personne avait dirigé les fouilles. Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que ce fut l’événement le plus sensationnel du temps. Le groupe antique fut d’abord mené au Capitole en char de triomphe et, de là, au Belvédère où Bramante, par les soins du pape, lui avait préparé un emplacement digne de sa renommée. Tandis que le char progressait par les rues de la Ville Eternelle, décorées comme pour un triomphe, pavoisées, enguirlandées, les cloches des églises sonnaient, les canons du château Saint-Ange tonnaient. Une fois en place, le marbre était couvert de fleurs par une foule en délire. Onques capitaine victorieux ne connut triomphe plus beau.

A l’Apollon et au Laocoon venaient se joindre, dans les premières années du XVIe siècle, le Torse du Vatican, le groupe du Tibre (aujourd’hui au Louvre), la Cléopâtre et la Vénus de Médicis.

Sans oublier les décorations murales, cette ornementation fine et légère, ce que l’art romain nous a laissé de meilleur. On les nommait des grotesques. Ces motifs gracieux, disposés de façon légère, devaient exercer une grande influence sur les décorateurs de la Renaissance.

De l’île de Rhodes arrivaient des navires bondés d’antiquités.

Et le goût des collections, dont les Médicis. avaient donné un si magnifique exemple, allait en prendre la plus grande extension. Les moindres vestiges de l’art grec ou romain atteignent des prix américains. Huit ou dix ducats, — 2.000 à 2.500 francs de valeur actuelle — pour une vieille médaille rouillée. Les mosaïques antiques sont particulièrement recherchées. On ne pouvait désirer plus belle décoration pour la cour intérieure, voire pour les salles d’un palais.

En cette ardeur à se procurer des vestiges de l’art antique, la notion même de la probité en vient à s’altérer. Sur ce terrain les vols deviennent honnêtes et les larcins louables, constate, en 1507, l’abbé de Castiglione. Isabelle d’Este obtient de César Borgia qu’il lui donne une statuette antique que le trop célèbre capitaine a volée à une amie d’Isabelle, la duchesse d’Urbin, et dans la suite la charmante femme, dont Léonard de Vinci nous a laissé un si beau dessin, ne voudra plus entendre parler de restitution.

Aux fouilles pour la découverte des œuvres d’art, se joignait la recherche des œuvres perdues d’écrivains anciens. Le nom de Gian-Francesco Bracciolini dit le Pogge, y tient une place éminente.

Parmi les manuscrits du monastère de Saint-Gall, le Pogge découvre l’Institution oratoire de Quintilien, une partie de l’Argonautique de Valerius Flaccus, quelques discours de Cicéron encore ignorés. A quoi se joindront dans la suite la découverte du De natura rerum de Lucrèce, des Odes d’Horace, du De re rustica de Columelle. On en passe.

Alors qu’il n’était encore que simple moine, le pape (1447-1455) Nicolas V s’était endetté à faire rechercher, copier des manuscrits d’auteurs grecs et romains. Monté sur le trône de saint Pierre, il fut à même de donner à sa passion le développement qu’il souhaitait. Sa collection de manuscrits constitue le fonds de la Bibliothèque Vaticane.

Niccolo Niccoli, l’un des familiers de Cosme l’Ancien, de son argent et de celui du Médicis, réalisait de son côté une œuvre pareille. On lui doit d’avoir complété ce que l’on possédait d’Ammien Marcellin, le De oralore de Cicéron, le manuscrit fondamental des poésies de Lucrèce, découvert, comme il vient d’être dit, par le Pogge, ainsi que celui des œuvres de Pline, ce dernier acquis d’un monastère de Lübeck. Et, comme à Rome lors de l’exhumation du Laocoon, c’était fête publique à Florence ou à Venise, quand, à son retour de l’ancienne Byzance, un Giovanni Aurispa ou un Filelfo, un Guarino de Vérone, pouvait mettre sous les yeux des humanistes quelque nouveau morceau de la littérature grecque. Il est vrai qu’il ne s’agissait de rien moins que de Platon, de Xénophon, de Strabon, de Dion Cassius.

Les cinq premiers livres des Annales de Tacite sont rapportés de Westphalie, découverts eux aussi au fond d’un couvent, et déroulés sous les yeux émerveillés de Léon X.

Antonio Urceo, surnommé Codro, écrit en son Discours des arts libéraux :

Eeial sois de bonne humeur ! Je vais te parler des lettres grecques et plus particulièrement du divin Homère qui, comme le dit Ovide, rafraîchit de ses ondes et d’un flot éternel, les vers des poètes. Dans Homère tu peux apprendre la grammaire, dans Homère la rhétorique, dans Homère la médecine, dans Homère l’astrologie, dans Homère la fable, dans Homère l’histoire, dans Homère les mœurs, dans Homère les principes de la philosophie, dans Homère l’art militaire, dans Homère l’art culinaire, dans Homère l’architecture, dans Homère le gouvernement des Etats... En bref, tout ce que l’âme humaine peut désirer apprendre de bon et d’honnête se trouve dans Homère.

Cet Antonio Urceo tient une place bien intéressante parmi les humanistes italiens. En exemple, voici brièvement une esquisse de sa vie.

Il naquit à Herberia sur le territoire de Reggio, en août 1446. Son arrière-grand-père était potier, son père, Barthélémy Urceo, pêcheur. Celui-ci trouva dans un champ qu’il pioèhait un pot rempli d’argent, ce qui lui permit d’acheter une boutique de parfumeur. Il eut deux fils dont Cortese Urceo, le père de notre érudit. Cortese fit donner à son fils une bonne éducation que celui-ci vint perfectionner en l’université de Ferrare où, tout en parachevant ses études, il se mit à instruire la jeunesse, en quoi il se distingua. Appelé en 1469 à enseigner les humanités à Forli, il y devint précepteur de Sinibaldo Ordelafo, fils du seigneur de la cité.

Urceo dit Codro était un petit homme grêle et de santé fragile : visage pâle, maigre, défait ; chauve de bonne heure. Ses yeux blanchâtres enfoncés en leurs orbites, avaient une expression hagarde. A l’abord, pour parler vulgairement, on eût dit d’un abruti. Son train de vie fut toujours des plus modestes. Un contemporain le présente lisant l’Iliade, dont il a texte ouvert sur ses genoux, tandis que d’une main il écrème du lait et de l’autre tourne une broche à la flamme du foyer.

Comme précepteur du jeune prince, Urceo occupait un appartement au palais de Forli, mais si obscur que l’helléniste, en plein jour, devait y travailler à la lumière d’une lampe de cuivre sur laquelle il avait fait graver : Studia lucernam olentia optime olentles études qui sentent l’huile sentent bon.

Or il advint qu’un jour où il était sorti sans avoir pris soin d’éteindre sa lampe, celle-ci se renversa et mit le feu à ses manuscrits qui en furent anéantis ainsi qu’un livre rare qu’il avait emprunté. Les flammes jaillissaient par les fenêtres. Urceo, averti, accourut. A l’entrée de sa chambre :

— Jésus-Christ, s’écria-t-il, quel crime ai-je commis contre l’un de vos fidèles pour que vous me traitiez de la sorte ?

Et, se tournant vers une image de la Vierge :

— Si d’aventure, à l’heure de ma mort, je venais humblement à toi pour t’implorer, ne m’écoute pas ; je veux passer mon éternité en enfer !

Sur quoi Urceo quitta Forli et alla s’enfermer dans la maison d’un meunier où il vécut six mois.

Après la mort du seigneur de Forli, Urceo fut appelé à Bologne pour enseigner à l’Université. Il fut très aimé de ses élèves nonobstant ses emportements furieux et son humeur fantasque. Un chacun s’inclinait devant sa connaissance des lettres antiques. Politien lui soumettait ses épigrammes grecques, le grand Alde Manuce lui dédiait un recueil d’épîtres également en grec ; les lettrés se trouvaient unanimes à vanter l’élégance de ses écrits latins. Après sa mort, ses œuvres connaîtront quatre éditions nouvelles : Bologne, 1502 ; Venise, 1506 ; Paris, 1515 ; Bâle, 1540. Il correspondait avec les seigneurs suzerains de Forli, de Ferrare, de Bologne.

En matière philosophique et religieuse, il lui arriva de scandaliser ses contemporains en exprimant des doutes sur l’immortalité de l’âme ; quant à l’enfer, il en niait l’existence ; mais à l’heure de la mort, les croyances de son enfance le ressaisiront et, sur son lit d’agonie, les yeux vers le^ciel, il demandera pardon à la Vierge du vœu blasphématoire qu’il avait prononcé après la destruction de ses manuscrits.

Un groupe de ses élèves l’entouraient et lui demandaient de leur dire, en cette heure suprême, quelques mots dignes de sa vie entière. Et il leur lit un beau discours sur la vertu, mais d’un ton bien académique si le texte qui nous en a été transmis est authentique. Il leur tint aussi ce propos qui est plus intéressant :

— Priez Dieu de vous rendre semblable à moi.

Il ajoutait :

— Que de biens vont être enterrés avec moi !

Antonio Urceo mourut au monastère Saint-Sauveur de Bologne où il s’était fait transporter. Il avait quatre-vingt-quatre ans. Il fut enterré dans le cloître du monastère, en une tombe sur laquelle on grava ces seuls mots qu’il avait lui-même dictés :

Codrus eram (J’étais Codro).

Catulle était le modèle qui s’imposait aux faiseurs de petits vers, épigrammes, épigraphes, madrigaux, distiques et tercets, lesquels étaient grandement à la mode. Sannazar et Pontano, ce dernier fondateur de l’académie de Naples, y acquirent grande célébrité. Pour six vers latins à la gloire de Venise, la Sérénissime république gratifia Sannazar de 600 ducats d’or — environ 150.000 francs d'aujourd'hui[1] —. Catulle est d’ailleurs accommodé aux sauces les plus diverses, qu’il s’agisse de célébrer la gloire ou vitupérer les actes des puissants du jour, de dire la beauté de sa mie, de déplorer la mort d’un chien ou d’un perroquet. Mais les poètes du temps ont imité leur célèbre devancier avec une telle perfection que, si des textes précis ne dataient leurs vers des XVe-XVIe siècles, on serait parfois tenté de les reporter au Ier siècle avant notre ère.

Le dieu des humanistes fut Cicéron, ce bavard prolixe, prétentieux et vide ; il devient le modèle exclusif, adoré d’une foule d’imitateurs et des plus grands esprits. Bembo conseille à ses amis de passer des années à ne lire que du Cicéron, à n’employer en écrivant, voire en parlant, que des mots, des expressions trouvées dans Cicéron ; il en est qui se laissent convaincre. Non seulement Cicéron, mais toute son époque, en son honneur, sont portés aux nues : Le siècle de Cicéron, immortel et quasiment divin. Le cicéronisme en devient une religion et qui a ses théologiens. Erasme s’étant permis d’écrire que Cicéron était digne des plus grands éloges, mais que, en dehors de lui, il y avait cependant encore des auteurs estimables et qu’il était permis de se servir de mots, d’expressions, de tournures qui ne se rencontraient pas sous la plume du rhéteur de Tusculum, il fut traité d’ivrogne, car, en vérité, il n’était possible d’écrire pareilles extravagances qu’en l’état d’ébriété.

Le latin devient ainsi la langue exclusivement employée par penseurs et savants, par une grande partie même des simples littérateurs. Le Florentin Niccolo Niccoli se demande si l’on peut se dire poète quand on n’écrit pas en vers latins. Ceux-là seuls ont la satisfaction d’avoir vécu, déclare le Pogge, qui ont écrit des livres latins, et il se désole à la pensée que la Divine Comédie n’ait pas été composée par Dante en latin. On assure que celui-ci y avait pensé et avait même commencé à composer son poème en alexandrins virgiliens. Pour la gloire de la poésie italienne et notre satisfaction, le glorieux exilé revint à sa langue maternelle. Il faut d’ailleurs reconnaître que, pour la diffusion de leurs idées, le latin servait à nos humanistes de véhicule international ; il était également compris dans toute l’Europe, où la connaissance des langues étrangères était encore peu répandue.

Nous nous servons de l’italien, dit Filelfe, pour les choses dont nous ne voulons pas transmettre la mémoire à la postérité. En Italie même, les différences entre les dialectes provinciaux faisaient obstacle à l’écriture italienne ; les Florentins n’avaient pas encore fait prévaloir leur beau dialecte toscan. Mais le latin n’était pas seulement la langue de l’érudition et des spéculations philosophiques, il devint celle de la bonne société, des honnêtes gens, comme diront les sujets de Louis XIV. Un homme de bon ton n’écrit à ses correspondants qu’en latin. A table, les convives sont salués par leurs hôtes en latin. Des dames élégantes prononcent des harangues latines. Une épigramme latine, tel distique de Pontano ou de Sannazar frappe plus Sûrement du trait dont elle est empoisonnée que si elle eût été écrite en italien. La réputation de la pauvre petite Lucrèce Borgia en fut, dans l’opinion de tous ceux qui ne l’avaient pas connue personnellement, mortellement atteinte. Le pape Pie II exige de ses abréviateurs et protonotaires que leurs textes soient rédigés en langue cicéronienne. Aussi bien le latin est-il employé aux usages les plus divers : on chante en latin des berceuses aux enfants ; sur les cadeaux de noces comme sur les tombes sont gravées des inscriptions latines. Quelque nobliau a-t-il enrichi son patelin d’une fontaine, un bourgeois a-t-il orné son quartier d’une statue de la Vierge ou de quelque saint local, une inscription latine en rendra témoignage. La brièveté incisive, une brièveté lapidaire, de la langue latine devait pratiquement contribuer à une telle faveur. Et par cet usage courant l’idiome de Cicéron, d’Horace et de Virgile reprend une vie, une souplesse qu’il avait perdues, une grâce animée : une renaissance.

A notre époque, observe le célèbre imprimeur vénitien Alde Manuce, on peut voir beaucoup de Gâtons, je veux dire de vieillards qui, en leur déclin, apprennent le grec, car des adolescents et des jeunes hommes qui s’appliquent à l’apprendre, le nombre est presque aussi grand que de ceux qui étudient le latin.

Ce que cortfirmerait Ange Politien quand il assure qu’à Florence les fils de patriciens parlaient dès leur jeune âge le plus pur dialecte attique. Alexandre Scala, dont le père était chancelier de la seigneurie florentine, allait récitant, avec émotion, des tirades de Sophocle et d’Euripide. Assurément la prise de Constantinople par les Turcs, en chassant vers l’Occident nombre de savants hellénistes, contribua grandement à cet essor des lettres attiques ; mais, dès avant 1453, nous trouvons travaillant, écrivant, enseignant en Italie, des hellénistes renommés : Pléthon, Argyropoulos-, Chalcochondyle.

Et cet essor donné si brillamment à la littérature de la Grèce antique éveille en nous une surprise d’autant plus vive que les matériaux dont disposaient les contemporains étaient dans le plus lamentable état : aucun lexique, des manuscrits détériorés où l’on ne pouvait qu’avec peine reconstituer les leçons originales, une exégèse tout imprégnée de scolastique.

Nos hellénistes trouvèrent une aide précieuse en la personne du grand imprimeur que nous venons de nommer, Alde Manuce. Venise offrait un terrain particulièrement favorable à l’hellénisme par les fréquents rapports de la commerçante république avec l’Orient. Alde Manuce consacra non seulement toute son ardeur, son activité, son intelligence au développement des études grecques et à l’impression des œuvres de la Grèce antique, mais il fut lui-même un grand érudit. On lui doit une grammaire et un dictionnaire grecs. Ce fut à la suite du don fait par le cardinal Bessarion à la république vénitienne, de sa bibliothèque si riche en manuscrits grecs, qu’Alde Manuce conçut le projet d’utiliser la typographie récemment créée et l’on vit paraître par ses soins, imprimées pour la première fois, les œuvres d’Aristote, d’Euripide, de Thucydide ; bien plus, on vit publier pour la première fois par les soins d’Alde Manuce, des volumes in-8°, c’est-à-dire des livres de pratique aisée et qui pouvaient être répandus en grand nombre, en attendant le jour où les Lyonnais créeraient et multiplieraient les livres de petit format.

Aussi bien, depuis Pétrarque et Boccace, les Italiens se croyaient-ils eux-mêmes des latins. Ils se considéraient comme les descendants et représentants immédiats de la grandeur romaine.

Le pape Pie II, un Piccolomini, originaire de Sienne, dit aux Véronais : Ma patrie est Rome autant que Sienne. Dans les temps anciens les Piccolomini ont émigré de Rome à Sienne comme en témoignent les prénoms d’Enée et de Sylvius traditionnels en ma famille. Après Pie II, le pape Paul II déclare se rattacher par ses aïeux aux Ahénobarbus qui ont donné des consuls à Rome et dont l’un fut le mari d’Agrippine, mère de Néron. Ahénobarbus dit en latin qui a la barbe rousse ; Paul II s’appelait séculièrement Pietro Barbo, ce qui ne pouvait manquer de justifier cette brillante généalogie. Un orateur ayant à parler devant Paul II de l’empereur Néron, eut garde de le critiquer sur aucun point, pour ne pas offenser Sa Sainteté en ses traditions familiales.

Aussi la mode était-elle de transformer les noms de famille, les noms de baptême mêmes, en noms romains.

Comme Burckhardt l’a très bien montré, tandis que dans le reste de l’Europe l’étude du latin, la renaissance de la littérature romaine, ne pouvaient qu’être œuvre d’écrivains et de lettrés, un des éléments, si important fût-il, d’une éducation accomplie, — elles étaient redevenues en Italie éléments de la vie nationale. On revivait un passé dont on était directement issu, dont on était fier,-traditions chevillées en l’âme de la nation, parmi les monuments d’une grandeur historique dont d’importants vestiges apparaissaient de toute part.

On vit à l’antique. Noël certes demeure Noël, anniversaire de la naissance du Sauveur ; mais l’anniversaire de la fondation de la Ville Eternelle n’est pas moins cher au cœur des Romains.

Niccolo Niccoli est un marchand florentin qui vit parmi ses statues antiques, ses médailles antiques, ses camées antiques ; la vaisselle, sur sa table, se compose de vases antiques. Vespasiano le peint en cet intérieur ordonné à l’antique. Vêtu d’une longue robe qui rappelle la toge romaine, il a la dignité d’un patricien des entours de Caton. Un de ses confrères du haut négoce florentin avait un fils, Pietro Pazzi : jeune homme qui ne se souciait que des agréments de Inexistence. Certain jour qu’il passait au long du palais du podestat, Niccolo l’interpelle :

— Hola, jeune homme ! Que fais-tu de la vie ?

— Je me la coule douce.

— Ecoute : fils d’un homme tel que ton père, fait comme tu l’es, tu devrais avoir honte d’ignorer les lettres latines, dont la connaissance te serait d’un si bel ornement. Si tu ne l’acquières pas, tu ne vaudras rien dans la vie et la fleur de ta jeunesse une fois fanée, tu ne seras plus qu’un être de parfaite insignifiance.

Le jeune Pazzi se laissa convaincre d’autant que Niccolo lui promettait de veiller à ce qu’il ne manquât rien au plan de vie qu’il allait lui tracer. Et il lui procura des maîtres. Pietro prend goût à l’étude ; il va jusqu’à apprendre par cœur l’Enéide tout entière et les discours que Tite-Live fait prononcer à ses héros et qu’il allait répétant à haute voix tout en parcourant le chemin de sa villa de Trebbio à Florence et de Florence à sa villa de Trebbio.

Un magister à qui l’Arétin reprochait de fréquenter les tavernes :

— Les Anciens, répliquait-il, ne buvaient pas d’eau.

Alfonse d’Aragon, roi de Naples, possédait un os de Tite-Live qu’il vénérait comme une relique. La lecture de Quinte-Curce le guérissait d’une fièvre quarte qui le clouait au lit.

Tels ils ont vécu, tels ils veulent mourir. Le duc Guidobaldo d’Urbin, — celui-là même qui envoyait Rafaël compléter ses études à Rome, — sur son lit de mort, après avoir donné des consolations à sa femme et des conseils à son héritier, se confesse puis il s’éteint en murmurant ces vers de Virgile :

Circum me limus niger et deformis arundo

Cocyti, tardaque palus, inamabilis unda

Alligat, et novies Styx interfusa çœrcet.

Le noir limon et les roseaux hideux du Cocyte, marais paresseux, ondes hostiles, m’enserrent et le Styx m’emprisonne, neuf fois replié sur lui même.

 

* * *

 

Les conséquences de l’humanisme ont été diverses et importantes. La première, et qui saute aux yeux, est la poussée qu’il donna à l’abandon des traditions nationales dans le domaine des lettres et des arts, en ce qui concerne l’architecture particulièrement. Il contribua beaucoup à ne plus faire considérer le style gothique — queues Allemands nommaient le style français : opus francigenum — que comme une vilaine et folle carapace faite par et pour un monde barbare. Une deuxième conséquence de l’humanisme fut d’accentuer cette séparation entre les classes sociales, les majores d’une part, les minores de l’autre, les grands et les moindres, que nous avons indiquée en commençant.

Par leur latin, les humanistes passent les frontières et correspondent entre eux par-dessus monts et vaux : Pic de la Mirandole avec Reuchlin en Allemagne, Budé de Paris avec Alde à Venise, Erasme avec toute l’Europe ; mais ils ne correspondent plus avec le peuple. Les grands et les moindres ne sont plus seulement ; divisés par la fortune et les conditions sociales, ils le sont par ce qui fait l’ornement, le parfum de la vie, par la poésie, le chant, par le culte d’une beauté qui donna son charme à l’existence ;

Soleil, ô toi sans qui les choses

Ne seraient que ce qu’elles sont...

Le même soleil ne luit plus pour tous.

En leurs studios nos humanistes sont penchés sur leurs manuscrits : c’est la pensée platonicienne, c’est la métaphysique péripatéticienne, c’est l’éloquence cicéronienne, le rêve homérique ou virgilien auxquels leur âme et leur cœur travaillent à s’identifier.

Le peuple, lui, qui vit en plein air, continue de chanter à pleine gorge, en traçant des sillons dans les champs qu’il féconde, en passant par les rues où il besogne, ses vieilles chansons pleines de vie, de couleur, d’amour et de foi ; il continue de s’attrouper autour des jongleurs qui lui .content les bonnes vieilles légendes, celle de Merlin et des Quatre fils, celle de la fée Mélusine, l’histoire de Geneviève de Brabant. Sur la place de la Seigneurie de Florence, deux ciompi en viennent aux mains à discuter la valeur respective de Roland, comte des marches de Bretagne et de Renaud de Montauban ; glorieusement les deux héros figurent en leurs jeux de pupazzi[2] ; tandis que nos humanistes ne bougent de leurs livres grecs et latins. Le peuple demeure attaché à ses croyances, à ses pratiques coutumières, pratiques de bonnes femmes, croyances de bonnes gens ; mais auxquelles l’âme des ancêtres et le temps ont donné leur âme, leur grâce, leur force et leur beauté. L’humaniste non seulement ne partage plus les idées et les sentiments du peuple, mais comme il traite avec dédain la langue même du peuple, l’idiome vulgaire pour reprendre son expression, il s’écarte volontairement des sentiments et des idées en cours parmi ceux qui travaillent et ont les ongles bleus, vulgum pecus.

Une dernière conséquence de l’humanisme fut l’introduction dans le domaine religieux, d’idées et de sentiments nouveaux. Ficin entretenait une lampe qui brûlait nuit et jour devant le buste de Platon, comme devant une image divine ; mais Ficin assurément demeurait bon catholique. Un autre prêtre, Erasme, le plus grand des humanistes, en venait à murmurer et du fond du cœur : Saint Socrate, priez pour nous.

Erasme était bon catholique.

Mais ce n’est pas impunément que l’on en arrive à placer une sagesse païenne au-dessus de toute sagesse, une pensée étrangère au-dessus de la pensée ancestrale, et une beauté antique, étrangère à toute foi chrétienne, au-dessus de toute beauté. Ce n’est pas impunément que l’on arrive à professer pour une civilisation

Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée

une admiration que l’on refuse à la civilisation du Dieu unique.

En leurs studieux efforts, ces messieurs s’occupent beaucoup plus de Jupiter et de ses amours, de Minerve la sage et de Vénus la blonde, de la belle Hélène et de la guerre de Troie, que des prédications de Jean le précurseur, des miracles du Dieu fait homme et de la foi des martyrs. Aussi bien la mythologie

Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,

Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère

Et fécondait le monde en tordant ses cheveux...

leur apparaissait-elle autrement brillante, diverse, pittoresque et plaisante que l’histoire évangélique.

Imagine-t-on à présent l’immense ébranlement que devaient produire dans les pensées, fondement des croyances, les révélations de Copernic, enlevant à la Terre sa place immobile, centre du monde, surmontée de sa voûte bleu céleste au-dessus de laquelle vivent Dieu, la Vierge et les saints, attentifs aux actions des hommes ; révélation suivie de ce grandiose lever de rideau sur le génie, la pensée, les croyances des anciens ? Nombre d’historiens ont vu dans les humanistes les précurseurs involontaires sans doute et inconscients, des réformateurs. Erasme et Ficin ont fait le lit où vont s’étendre Luther et Calvin.

 

 

 



[1] Voici les six vers en question :

Viderat Adriacis Venetam Neptunus in undis

Stare urbem et toto ponere jura mari :

Nunc inihi Tarpejas quantumvis Jupiter arceis

Objice et ilia tui mœnia Martis, ait,

Si pelago Tybrim præfers, urbem adspice utramque,

Illam hommes dices, hanc posuisse deos.

Après avoir vu Venise dressée sur les flots adriatiques et donner ses lois à la mer, Neptune dit à Jupiter : Tu peux à présent me parler tant qu’il te plaira de ton Capitole et de ses murs construits par ton dieu Mars ; si tu préfères le Tibre à l’Océan, considère les deux villes et tu diras que l’une est l’œuvre des hommes, l’autre celle des dieux.

[2] M. Jusserand, ambassadeur de France à Washington, nous disait que, de nos jours encore, dans les quartiers de New-York plus particulièrement habités par les Italiens, ces jeux de pupazzi survivaient, continuant de mettre en scène les héros des chansons de geste françaises ; représentations encore suivies par les Italiens avec tant d’attention qu’il leur arrive de rectifier les acteurs du jeu quand ceux-ci s’écartent du texte traditionnel.