LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE IV. — LES MÉDICIS.

 

 

Aux Fugger d’Augsbourg les Médicis de Florence auraient pu servir de modèles. En leur opulence, ceux-ci ne disposeront pas de capitaux comparables à ceux de leurs confrères d’Allemagne, mais dans les lettres et les arts, ils monteront à une renommée beaucoup plus haute encore. Ajoutons que, comme en Italie ne dominait pas une autorité pareille à celle de l’empereur allemand dans l’ancienne Germanie, les Médicis et leurs congénères des autres villes italiennes arriveront à jouer un rôle dans le gouvernement de leur cité auquel les Fugger ne parviendront jamais.

Les Médicis étaient originaires de Mugello, au nord de Florence : des campagnards, sans doute, qui vinrent s’établir dans la ville et s’y adonner à l’industrie ou au négoce avec les ressources que leur aura procurées la vente de leurs biens. On les trouve dès le XIIIe siècle dans la ville du lis rouge, parmi les citoyens aisés. Dans la suite, quand les Médicis auront acquis une place prépondérante, des historiens leur découvriront des origines plus glorieuses : un preux, l’égal de Roland et de Renaud, qui aurait vaincu le géant Mugello, à la suite de quoi Charlemagne lui aurait donné pour armoiries les six boules rouges sur champ d’or qui feront l’écusson familial ; mais d’autres assureront que ces six boules rouges représentaient, aux armes des Médicis, des pilules pharmaceutiques en mémoire de l’apothicaire ancestral. Toujours est-il que ces boules ou pilules — appelées en italien pâlie — donneront leur nom aux partisans des Médicis — les Palleschi — quand la famille aura pris la direction du parti populaire, du parti guelfe, des Popolosi, dans la lutte séculaire contre les Grandi ou gibelins.

Sur la fin du XIIIe siècle (1291), nous voyons poindre à Florence un Ardigo de Médicis, comme prieur des arts, autrement dit : chef des corps de métier. En 1314, il est gonfalonier de la ville. Sous son impulsion, la faction populaire triomphe et Dante, un gibelin, prend le chemin de l’exil, îe qui nous vaut son immortel chef-d’œuvre. Au XIVe siècle, continuant les traditions familiales, Silvestro de Médicis se met à la tête des ciompi (va-nu-pieds) en majeure partie cardeurs de laine, — l’industrie de la laine était la grande industrie florentine — et le popolo prend la place prépondérante dans la cité républicaine des bords de l’Arno.

Au début du XVe siècle, la famille des Médicis est toujours dans le courant populaire, mais avec une fortune grandement accrue. Elle a étendu son activité au commerce de l’argent. A l’instar de Fugger d’Augsbourg, les Médicis sont devenus de grands banquiers. Giovanni de Médicis, le père de Cosme l’ancien, est trésorier de Jean XXII qui le choisira pour exécuteur testamentaire. Dans cette première moitié du XVe siècle, on voit à Florence la banque des Médicis payer 428 florins d’impôt annuel, tandis que l’établissement financier qui vient en seconde ligne, ne paie que 44 florins.

Et l’attention de nos financiers va s’étendre à la vie publique.

Rapidement un parti dévoué se forme autour d’eux.

Celui qui porta la grandeur de sa maison à l’apogée fut Cosme — en italien Cosimo — de Médicis, dit Cosme l’ancien, pour le distinguer de son arrière-neveu Cosme, premier duc de Toscane.

Voici assurément une des plus intéressantes figures de l’histoire. Sans titre, par la seule puissance de son autorité personnelle, Cosme l’ancien fut pendant trente ans (1434-1464) le maître incontesté de l’Etat, résurrection des tyrans qui dominaient les cités antiques, les Pisistrate et les Périclès. Et l’Etat florentin n’était pas borné à la ville même entourée de son territoire, son pouvoir s’étendait sur la plus grande partie de la Toscane, sur la ville de Pise, l’ancienne rivale à laquelle les Florentins avaient fini par imposer leur suzeraineté.

Sur les rives de l’Arno, on nommait Cosme le grand marchand. A sa mort, il sera salué officiellement du litre de père de la patrie. On lit dans une chronique contemporaine : Cosimo était tout à Florence ; sans lui Florence n’était rien.

Aenéas-Sylvius Piccolomini, devenu le pape Pie II, éminent comme écrivain et comme latiniste, autant que comme homme d’Etat, écrivait à Cosme :

Tu es l’arbitre de la paix et de la guerre et des lois. De la royauté il ne te manque que le nom.

L’artiste délicieux que fut Benozzo Gozzoli l’a peint vêtu d’une longue robe noire, coiffé d’une calotte de scribe — on dirait d’un buraliste des Offices. En cet accoutrement, Benozzo l’a représenté deux fois :’une première, vers 1460, en son éblouissante chevauchée des rois mages, en la chapelle Ricardi (Florence), puis, une quinzaine d’années plus tard, en ses célèbres fresques du Campo-Santo pisan. Roger de la Pasture l’a montré sous lest traits de saint Côme, à la droite de la Vierge, et Botticelli le représentera en son admirable Adoration des mages où il a figuré les chefs de la famille des Médicis aux pieds de l’Enfant divin, leurs amis et clients groupés autour d’eux ; nous avons enfin son portrait, également aux Offices, par Bronzino.

Sous le pinceau de Botticelli, Cosme apparaît comme un petit vieux voûté au point d‘en sembler bossu, le visage glabre, le front ridé, le nez très fort, mais les traits fins, le teint olivâtre, ce teint olivâtre qu’il transmettra à son petit-fils, Laurent le Magnifique.

L’attitude et le regard font penser à notre Louis XI, en son expression bourgeoise, bourgeois bonhomme et madré, prononçant finesse, ruse et familiarité. Sa taille grêle avait sans doute été courbée par les heures passées à étudier les comptes, penché sur les écritures. Il manquait de distinction comme de beauté. Très grave en société, d’une conversation sobre, ne répondant guère que par monosyllabes, avec un hochement de tête et parfois par des aphorismes ou des phrases étranges auxquelles on ne comprenait rien.

Il connaît les gens rien qu’à les regarder au visage, note Vespasiano.

A la tribune, il était loin de parler en orateur brillant, mais en causeur d’une logique subtile, aux tours et détours inattendus, rehaussés de malice, parfois de mots d’une drôlerie populaire. On se trouvait convaincu sans arguments.

Mais dans la vie journalière, Cosme de Médicis était grave, ne trouvant d’agrément ni aux bateleurs, ni aux bouffons. Il aimait à jouer aux échecs, tailler sa vigne et bêcher son jardin.

Il n’était pas du tout homme de guerre. En cas de besoin, il recourait à l’épée du gonfalonier de l’Eglise, François Sforza. Sa grande force était dans son habileté, d’une patience inlassable, d’une rouerie qui ne se laissait pas surprendre : grand financier et rusé politique.

Par le jeu de la banque, Cosme amassa une fortune importante et qu’il fera servir à son ambition.

Son père, chef de la faction populaire — de ceux qu’on nommait les blancs, autrement dit les Guelfes — avait âprement lutté contre le patriciat florentin, à la tête duquel se trouvait la grande famille des Albizzi. Cosme lui-même avait été arrêté, remis en liberté sur l’intervention des Vénitiens, mais avec un ordre d’exil, puis rappelé en 1434, grâce à un revirement dans les élections.

Et le 1er janvier 1435 il fut mis à la tête de l’Etat : il avait quarante-six ans.

Le voilà maître du pouvoir, il ne le laissera plus échapper.

Quarante-six ans, plus de talents que de scrupules, du bon sens et l’expérience des affaires.

Arc-bouté par l’excellente administration de son importante fortune, Cosme va porter aux nues la prospérité de sa maison, mais par les voies les plus pratiques. Il disait à Lucas Pitti qu’il voyait la proie d’ambitions aventureuses :

— Vous courez après l’infini, je vais au fini ; vous cherchez à appuyer vos échelles à la voûte céleste, j’appuie les miennes au sol, pour ne pas risquer de tomber à plat.

Semblable en cela aux Fugger, Cosme étendit ses relations commerciales jusqu’en Extrême-Orient. Les succursales de sa banque se multiplient de Bruges au Caire. A l’instar encore des Fugger, il devient le bailleur de fonds des princes et des rois. Le pape, en gage des sommes que le Florentin lui a prêtées, doit mettre entre les mains de son créancier la ville d’Assise, une de ses places fortes.

Le roi de Naples veut entrer en lutte contre le financier avec l’alliance des Vénitiens. Pour se défendre, Cosme juge superflu de s’adresser aux condottieri : il ferme ses établissements de crédit au nez de ses adversaires ; Napolitains et Vénitiens mettent bas les armes.

J’aurais voulu, disait le vieux renard, avoir pour débiteurs Dieu le père, Dieu le fils accompagnés du Saint-Esprit, pour les porter sur mes livres de compte.

Le banquier enrichi gouverne Florence par l’opinion. Au pouvoir il représente la réaction populaire contre le patriciat. Son triomphe est pour ses partisans une vengeance longtemps attendue. Leur bon vouloir lui devient un soutien constant, qu’il affermit en rendant à sa patrie ce service si précieux : la stabilité du gouvernement et de la politique après tant de désordres, d’incohérence, d’agitations stériles qui en avaient été le fléau. (Perrens, Histoire de Florence, I, 16.)

Mais à son gouvernement Cosme n’admet pas la plus légère opposition. Une douzaine des principales familles de Florence sont exilées. Toutes les charges publiques sont mises entre des mains amies ou clientes. Au reste, Cosme sait tenir les Gibelins en respect par la manière dont il fait parler les tribunaux qui sont à ses ordres. La faction Médicis, le parti guelfe, a ses capitaines qui se donnent pour tâche de découvrir et de marquer les suspects : déjà le fascisme italien à l’aurore de la Renaissance.

Par surcroît, Cosme a l’habileté d’enchevêtrer, par des ramifications multiples, ses intérêts et ceux de ses concitoyens, par quoi le commerce florentin en arrive à faire des vœux pour les Médicis, dans son propre intérêt. Cosimo, dit l’historien Guichardin, ne cherchait que son intérêt particulier ; mais, ajoute l’un de ses derniers historiens, M. Perrens, ce fut son habileté de le trouver dans le bien général.

En son opulence et dans l’exercice de sa toute puissance, Cosme conserve un train de vie simple et modeste.

Quel est ce menu bourgeois qui va trottinant par les rues, vêtu comme un paysan ? C’est le duce tout puissant, Cosme de Médicis. Il est entré dans l’échoppe d’un modeste artisan qui le retient à lui conter ses ennuis de ménage.

Partout et en tout, dans le grand et le petit, dans la politique générale et les menus faits journaliers, sa volonté est présente ; mais il ne paraît pas en personne. Tyran omnipotent, sans mandat ; libéral sans être généreux, de formes conciliantes sans jamais rien céder de ce qu’il désire ; magnifique à ses amis, impitoyable à ses adversaires devant lesquels sa rancune ne s’apaise jamais, fussent-ils vaincus. Il les fait exiler ; le terme fixé à leur peine approche, Cosme le fait reculer. Après trente ans d’exil, le vieux Palla Strozzi, vénéré de ses concitoyens, ne peut obtenir de rentrer à Florence pour venir y mourir dans ses pénates, parmi les siens.

Les exilés ont-ils obtenu l’appui de puissances étrangères, en vue de faire ouvrir devant eux les portes de la patrie, Cosme les fait déclarer déchus de leurs droits de citoyens et prononcer la confiscation de leurs biens. Et, pour justifier sa conduite, à ceux qui lui parlaient de tolérance et de liberté :

— Oui, oui, ce que vous dites là est admirable ; quels beaux principes ! mais l’on ne mène pas les gens à coups de patenôtres.

Des personnes distinguées, des vieillards parfois, des femmes éminentes par le rang, par la noblesse et, hier encore, par la fortune, sont réduits à mendier leur pain.

Cosme va plus loin. Il veut l’anéantissement des familles opposées à la sienne et, de crainte qu’elles ne se fortifient par des alliances, il interdit à leurs filles de se marier.

L’impôt se transforme entre ses mains en une arme terrible. Les taxes sont fixées à son désir. Il en frappe comme d’une hache dont il met en pièces les fortunes par lesquelles pourraient se créer des citoyens indépendants.

C’est pour le bien de la classe inférieure, répétait-il, pour le bien du peuple.

Pour échapper aux charges dont les accablait la fiscalité médicéenne, nombre de familles allaient vivre hors la ville, à la campagne.

On les atteignait en les condamnant à la peine de la confination ; un confinement rigoureux on un lieu déterminé ; par quoi il leur était permis de demeurer en leur maison des champs, mais défense d’en sortir.

Cosme de Médicis imagina des moyens de contrainte plus rudes encore, pour assurer le versement, dans les caisses de la république, des deniers dont il avait fixé le chiffre. Deux fois l’an des beirovieri (sbires) parcouraient le conlado — nous dirions la grande banlieue, — vidaient de leur contenu les maisons qui leur avaient été indiquées ; ils en enlevaient les denrées comestibles, saccageaient les récoltes qui en dépendaient. Et rien de ce qui avait été pris ou détruit n’était porté en déduction des sommes dues au trésor public : simple opération de police en punition du retard mis à s’acquitter.

Revers de la médaille ; en voici le beau côté :

Burckhardt écrit en sa célèbre Histoire de la Renaissance !

Celui qui, comme Cosme de Médicis, en tant que commerçant et chef de parti, occupe le premier rang dans la cité, mais en dehors même de la politique et des affaires, a pour lui tout ce qui pense, crée et écrit, celui qui, par la famille dont il est le chef, est le premier des Florentins et, par là-dessus, par son goût des lettres et des arts apparaît encore comme le plus grand des Italiens, celui-là est véritablement un prince, un prince de rare qualité.

Cosme de Médicis a la gloire d’avoir reconnu dans la pensée platonicienne la plus haute expression de l’âme antique et d’avoir su en imprégner ceux qui l’entouraient. Il a la gloire d’avoir donné naissance à cette seconde et plus belle renaissance, en l’engageant dans la voie des études grecques alors que, jusque-là, la Renaissance italienne s’était renfermée dans la pratique de la littérature et des antiquités romaines. Et ce sera de Florence que la culture des lettres grecques se répandra sur le reste de l’Italie.

Sur les routes de l’exil, Cosme l’ancien recueille les savants que les Turcs ont chassés : le Grec Argyropoulos, Demetrius Chalcochondyle, Jean Lascaris, le "cardinal Bessarion, le vieux Gemiste Pléthon.

Et ce qu’il y a de notable, c’est que Cosme de Médicis, promoteur de ce grand mouvement littéraire et scientifique, n’était lui-même que peu instruit.

Il faisait rechercher en tous lieux les manuscrits des auteurs de l’antiquité. A la mort du savant Niccolo Niccoli, ruiné par son incessante, souvent dispendieuse chasse aux manuscrits, il indemnisa ses créanciers et acquit ses trésors littéraires qu’il fit déposer en ce célèbre couvent de Saint-Marc que lui-même avait fait construire.

Les érudits, le public y seront admis à consulter tous les documents et manuscrits. Origine de la belle bibliothèque Marciana. Il est vrai qu’en négociant avisé, Cosme de Médicis ne laissait pas, à l’occasion, de trafiquer des manuscrits précieux venus en sa possession, quand il devait en tirer un honnête, ce qui veut dire un grand profit.

En sa toute puissance Cosme de Médicis se fait humblement le disciple des maîtres qu’il honore ; il se met à leur école en élève modeste et attentif. Il suit les leçons de Pléthon. Il lit et relit les écrits de Bessarion. Dans la solitude du cloître, il va se nourrir assidûment du docte enseignement de Traversari le Camaldule et, dans une pauvre cellule du couvent de Saint-Marc, il recherche avec humilité les savantes conversations de saint Antonin qui deviendra archevêque de Florence. Là, il se recueillait et méditait dans un silence bienfaisant, en un humble réduit, mais qu’il avait fait décorer d’une des plus merveilleuses fresques de l’Angelico.

Le bel humaniste, Marsile Ficin, qui fait briller — et avec quel éclat — la sagesse de l’auteur du Phédon, se proclame le fils intellectuel de Cosme de Médicis. Ficin s’efforçait de concilier le platonisme avec la doctrine du Christ : précurseur de Rafaël qui donnera en ses grandes fresques vaticanes, pour pendant à l'Ecole d’Athènes, le Triomphe du Saint-Sacrement.

Et Cosme voulut que le Platonisme de la Renaissance eût, lui aussi, ses jardins d’Académus où se discuteraient les plus hauts problèmes de la pensée humaine, à l’ombre des pins, des cyprès et des mélèzes, parmi les glaïeuls, les roses et les lis. Il lui fit ouvrir ses plus belles villas, ses jardins fleuris et plaça à la tête de la nouvelle académie Ficin lui-même, académie qui aura la plus grande influence "sur la pensée du temps ; c’est elle encore qui, par opposition à la scolastique, renversa Aristote du trône souverain où le moyen âge l’avait élevé pour lui faire succéder Platon.

Hier encore, écrivait Cosme à Marsile Ficin, j’arrivai en ma villa Careggi, moins avec le désir d’améliorer mes terres que de m’améliorer moi-même. Venez me voir, Marsile, si tôt que vous pourrez, et n’oubliez pas d’apporter avec Vous le livre de votre divin Platon sur le souverain bien. Il n’y a pas d’effort que je ne fasse pour découvrir le véritable bonheur. Venez et ne manquez pas d’apporter avec vous la lyre d’Orphée.

L’Italie dut à Cosme de Médicis, non seulement la renaissance des études grecques, mais jusqu’à l’essor du beau dialecte toscan.

Ce fut de Cosme de Médicis que l’université de Florence reçut l’encouragement moral et matériel qui en fera la prospérité.

Cosme l’Ancien enrichit Florence de monuments admirables : villas et palais, loggias et jardins, l’église et le cloître de Saint-Laurent, les couvents de Saint-Marc et de Santa-Verdiana, la Via larga. Dans le contado le versant des collines harmonieuses dont se borde l’Arno. fut orné par lui d’élégantes constructions. Il eut une véritable passion de bâtir, non seulement à Florence, mais jusqu’à Rome, jusqu’à Paris où il restaura le collège des Florentins, jusqu’à Jérusalem. Comme l’un de ses intendants, effrayé de sa prodigalité, lui venait faire observer qu en une seule année il avait dépensé 7.000 florins en l’abbaye de Fiesole et 5.000 en l’église Saint-Marc :

— Vous faites bien de m’en avertir, répondit-il ; je vois que ceux de Saint-Marc sont paresseux, mais qu’à Fiesole on a bien travaillé.

Les plus grands architectes dessinèrent pour lui et dirigèrent les constructions qu’il fit entreprendre : Michelozzo, Brunelleschi à qui l’on doit l’admirable dôme de Notre-Dame-de-la-Fleur.

Cosme de Médicis dépensa en ses constructions — au témoignage de Nicolas Valori — cinq cent mille florins qui feraient cent trente millions de francs, valeur actuelle.

C’était, au jugement de celui qu’on surnommera le père de la patrie, de l’argent bien placé ; et sur la fin de sa vie il ne regrettera que de n’avoir pas pu faire davantage.

Je connais mes concitoyens, disait-il ; dans cinquante ans, ils ne conserveront de moi d’autre souvenir que celui des quelques bâtisses que j’aurai fait élever.

Pour l’édification de son propre palais à Florence, Cosme s’était adressé concurremment à Brunelleschi et à Michelozzo. Bien que la renommée du premier fût plus grande, ce fut Michelozzo qui l’emporta : Cosme ayant jugé ses plans d’une sévère beauté en leur simplicité. Le monument subsiste : le palais Ricardi à Florence.

Cosme de Médicis avait recommandé à son architecte de lui faire une habitation confortable plutôt que somptueuse. Les contemporains n’en sont pas moins unanimes à proclamer la magnificence de cette résidence peut-être sans égale en son temps. Pie II l’appelle une demeure digne d’un roi. Les poètes la célèbrent en prose et en vers. L’une des chambres avait été peinte à fresque par Uccello. Cette chambre était prodigieuse : des oiseaux féeriques y ouvraient les ailes à travers des lignes infinies ; des combats de lions s’y répétaient ; l’un d’eux luttait contre un serpent dont les yeux et la gueule, raconte Vasari, lançaient un noir venin. (André Lebey.) La cour même du palais était un musée. Les Ricardi, au XVIIe siècle, n’ont fait que continuer les traditions de leurs prédécesseurs en l’ornant d’œuvres d’art antiques. On y admirait les huit médaillons de marbre sculptés par Donatello, alternant avec des festons en graffito — c’est-à-dire en camaïeu noir et blanc — qu’on a retrouvés de nos jours sous un épais badigeon.

Cosme de Médicis fit travailler les Délia llobbia. Son sculpteur attitré, Donatello, fut, après Michel-Ange, le plus grand des temps modernes. Sous son administration, Ghiberti fondit les admirables portes du baptistère de Notre-Dame-de-la-Fleur que Michel-Ange disait dignes de servir d’entrée au paradis. Ses peintres se nommaient Fra Angelico, Ronozzo Gozzoli, Paolo Uccello, Andrea Castagno, Rottieelli, Baldovinetti, Ghirlandajo, Filippo Lippi.

Ce dernier était religieux de l’ordre des Dominicains. En 1456 il avait trente ans et travaillait à décorer d’images pieuses le monastère de Sainte-Marguerite à Florence. Ses fresques progressaient d’une manière satisfaisante quand elles se trouvèrent brusquement interrompues. Notre dominicain avait disparu en enlevant une jeune religieuse, Lucrezia Buti, qui lui servait de modèle pour la Vierge. Ce qui pouvait en résulter de moins fâcheux pour notre jeune artiste était de finir ses jours au pain d’angoisse et à l’eau de misère au fond de quelque carcere duro ; mais le Père de la Patrie intervint auprès du pape Pie II qui, sur ses instances, délia nos deux amoureux des vœux qu’ils avaient prononcés et les maria à leur grand plaisir. De leur union naîtra un nouvel artiste, à peine de moindre talent que son père, Filippino Lippi.

Cosme de Médicis traitait princièrement les écrivains et les artistes qu’il admirait ; il leur donnait des sommes importantes et cependant, en ses rapports avec eux, par un sentiment de noble délicatesse, il se montrait de la plus grande simplicité. Il était, lui, le premier dans l’Etat ; sans rival par la fortune et par l’autorité ; mais les artistes, les poètes, les savants distingués étaient considérés par lui, et d’une pensée sincère, comme ses égaux. En face d’un écrivain de talent ses colères tombent, ses implacables rancunes dépouillent leur rigueur. Le poète érudit Filelfe l’a menacé de son épée et de sa plume également acérée. Cosme ordonne, de lui rouvrir les portes de Florence où Filelfe, en toute tranquillité et jusqu’à sa mort poursuivra son étude et ses commentaires de la Divine comédie.

Un trait charmant des Médicis en leurs rapports avec artistes et savants : leur familiarité.

Très charitable, le grand banquier secourait les citoyens pauvres quand ils n’étaient pas du parti adverse, ce qui se produisait rarement car c’était précisément du parti des pauvres gens qu’il était lui-même le chef. Il veillait à ce que, par dénuement, ils ne perdissent pas leurs droits civiques.

Il comblait le peuple de fêtes splendides, mais qu’un patricien fût soupçonné de vouloir nuire à son autorité, il était pendu par les pieds à la façade du palais de la Seigneurie, une manière de supplice qui deviendra traditionnelle dans la famille des Médicis. Ainsi Cosme fit mettre à mort Rinaldo et Ormanno Albizzi, chefs du parti gibelin, puis Ludovico dei Rossi, Stefano Peruzzi, Lamberto dei Lamberteschi, Bernardo Barbadori, Baldassare et Niccolo Gianfigliazzi. Après quoi il les lit peindre au naturel, tels qu’on les avait vus pendus et à l’endroit même, sur la façade du palais du podestat (1434). Sinistres effigies exécutées par un grand artiste, André del Castagno, auquel les fresques en question valurent de changer de nom et d’une façon très macabre : Andrea del Castagno, ce qui veut dire André du Châtaigner, ne sera plus nommé désormais qu’Andrea degli impicati, c’est-à-dire André des pendus.

A qui lui reprochait de dépeupler Florence, Cosme répondait :

J’aime mieux la dépeupler que la perdre.

Il ne se contentait pas de faire pendre et peindre pendus ceux qui ne lui convenaient pas, à la mode du temps — l’Arétin y fera fortune, — il les faisait diffamer par les poètes à ses gages.

Sur quoi, notre Comines, esprit sage et réfléchi, ayant à apprécier le gouvernement de Cosme de Médicis sur les bords de l’Arno, l’appellera :

Une autorité douce et aimable et telle qui convient à une ville de liberté.

Les dernières années du grand tyran florentin furent assombries.

Il souffrait affreusement de la goutte et de douleurs d’estomac. De la fresque de Benozzo Gozzoli au tableau de Botticelli, on suit son amaigrissement. Il se voit réduit à donner audience couché dans son lit, ou bien dans la chambre de son fils Pierre, grabataire comme lui, Pierre le Goutteux, malheureux, podagre dont la vie se traîna misérablement. Là vient se réunir la Seigneurie florentine, nous dirions le conseil des ministres de la république

Après avoir perdu son frère Lorenzo, Cosme perdit son fils Jean, en lequel il avait mis son espoir, dans l’état de santé de son aîné, Pierre le goutteux.

La mort de Jean, après celle de Lorenzo, fut pour le vieillard un coup affreux. Il le supporta avec la vaillance de son caractère. L’un de ses familiers, un nommé Nicodemo, en écrit à Jean Sforza, le 4 novembre 1463 :

On ne le vit point verser de larmes, on n’entendit pas sa voix trembler ou prononcer une parole qui ne fût d’un philosophe et d’un saint.

Il consolait ses consolateurs. Il disait : Il n’y a que deux sortes d'hommes qui aient besoin de consolations : ceux qui n’ont pas de mémoire et ceux qui sont mal avec Notre-Seigneur Dieu.

Le 1er août 1464, à l’âge de soixante-quinze ans, ce puissant de la terre mourut, comme ont coutume de mourir les puissants de la terre, dans un lamentable isolement. Son entourage craignait qu’il n’y eût dans son mal quelque chose de pestilentiel. Il avait comblé ses familiers de faveurs, de bontés, de bienfaits ; tout aussitôt le souvenir s’en évapora, avec la légèreté des brumes d'avril au soleil du printemps. Peu auparavant il avait dit :

Je voudrais des funérailles très simples, sans pompe inutile.

 

* * *

 

Pierre le Goutteux, fds de Cosme de Médicis, fut reconnu pour son héritier — sans opposition notable — bien qu’il n’eût ni santé ni génie. Il continuera la politique paternelle, avec les mêmes goûts que son père. Savants, poètes, peintres et sculpteurs trouveront en lui un protecteur, mais plus mesquin et parcimonieux. Il alléguait l’état de sa santé pour ne pas aller voir les œuvres achevées des artistes auxquels il les avait commandées, prétexte à en retarder le paiement. Dans les jardins de sa ville Careggi, Pierre-le-Goutteux n’en établit pas moins, lui aussi, une académie. En témoignage de particulière faveur, notre roi Louis XI, par lettres de mai 1465, accorda aux Médicis le droit de joindre aux six boules rouges de leurs armes, les trois lis de France.

Pierre le Goutteux traîna une santé débile jusqu’en 1469 où il mourut, cinq ans après son père. Il laissait deux fils, Laurent et Julien.

 

* * *

 

L’aîné, Laurent, avait vingt et un ans. Julien en avait seize. Deux jours après la mort de leur père, les Florentins vinrent en grand nombre demander aux deux frères de se charger du pouvoir. Tout doucement, Laurent répondit qu’il s’y résignait. Puis, il parla si gravement, note Machiavel, qu’il fit dès lors concevoir à chacun les espérances qu’il devait si grandement réaliser.

Laurent de Médicis mérita de ses contemporains le beau titre, que la postérité lui a conservé, de Laurent le Magnifique. Il représente pour l’historien le type le plus brillant et le plus fortement marqué des grands tyrans de la Renaissance, hommes de gouvernement, humanistes et protecteurs des arts.

La cité, observe Guichardin, jouit sous son autorité d’une paix profonde. Jamais les Florentins ne se trouvèrent plus unis ; jamais ils no se sentirent plus forts. Tout ce qui est nécessaire à la vie et ce qui peut en faire l’ornement affluait en abondance. Fêtes et spectacles se succédaient en une Richesse et une beauté jusqu’alors inconnues. Les arts, les lettres, les sciences trouvèrent en Laurent de Médicis le plus intelligent des Mécènes. Au dehors, la puissance et l’influence de la république florentine atteignit par ses soins un degré où les hommes les plus ambitieux pour leur patrie voyaient combler leurs vœux. Laurent était parvenu à réaliser un équilibre harmonieux entre les Etats et autorités divers qui se partageaient la péninsule, mais dont la balance était tenue par les Florentins. Leur duce était nommé l’aiguille politique de son temps. Le duc de Ferrare s’avouait son obligé ; le duc de Milan, le roi de Naples, le Souverain Pontife se déclaraient ses alliés.

En 1488, Laurent marie sa fille Madeleine au fils du pape Innocent VIII ; son fils Giovanni reçoit, à quatorze ans, du Souverain Pontife, la promesse d’être fait cardinal, promesse qui se réalisera dès que le jeune homme aura atteint ses dix-sept ans. Il devait ceindre lui-même le trirègne sous le nom de Léon X.

André Lebey, au cours du livre si charmant qu’il lui a consacré, trace le portrait du fils de Pierre le Goutteux :

Laurent le Magnifique était grand, fort, presque noir de peau, sans grâce et d’une laideur admirable. Son front très large, très haut et très droit, en étonnant le regard, faisait oublier le reste de la physionomie qui paraissait tassée à cause de toute la place qu’il y avait prise. Sa bouche était très grande, sa vue faible. Son nez tordu restait mort et ne sentait pas. Il avait une voix rude et désagréable ; cependant son éloquence fut toujours décisive. Il aimait la chasse, les courses de chevaux, les tournois, les fêtes carnavalesques. Il possédait des chiens d’une race particulière. Il s’intéressait à la philosophie et aux beaux-arts. En tout, pourvu que son attention se fixât, il parvenait aux premières places. Il possédait le sentiment de sa valeur. — Laurent était orné, disait Ficin, des trois grâces que célébrait Orphée : vigueur du corps, clarté de l’esprit, joie dans la volonté.

Comme son grand-père, Cosme l’Ancien, Laurent ne voulut en sa toute puissance d’aucun titre officiel. Comme son grand-père, il allait vêtu très simplement, tel un modeste citoyen, portant l’hiver un capuce violet, l’été cette longue robe particulière aux Florentins qu’on nommait un lucco et qu’adoptera la magistrature. Son gendre Cibo, fils du pape Innocent VIII, et qui était habitué au luxe de la cour romaine, exprime sa surprise du train de vie si modeste mené par son beau-père et de la frugalité de ses repas. Laurent ne voulait pas que ses filles se vêtissent d’étoffes riches ou précieuses.

Comme son grand-père, Cosme l’Ancien, Laurent de Médicis cultivait la philosophie, la philosophie platonicienne, en disciple de Ficin. Sans Platon, aimait-il à dire, je me sentirais incapable d’être bon citoyen et bon chrétien. Il vivait dans une société de lettrés qu’il avait choisis et qu’il aimait à réunir en sa demeure. Pic de la Mirandole déclarait qu’il ne se trouvait à son aise que parmi les entours du Magnifique.

Laurent fut plus qu’un protecteur des arts, lui-même un véritable artiste. Ne lui doit-on pas le dessin du portail de Notre-Dame-de-la-Fleur ?

On s’est étonné qu’un tel homme, si robuste de corps et d’esprit, puisse se trouver le fils du pauvre être que fut Pierre le Goutteux ; c’est de sa mère qu’il tiendrait sa, vertu. Au fait, sa mère, Lucrezia Tornuahoni, était femme de haute valeur. Elle transmit à son fils son talent littéraire. Elle était dans la force de l’âge — quarante-cinq ans — quand son aîné prit en mains la direction de l’Etat. La femme du Magnifique, Clarice Orsini, était d’une intelligence bornée, indifférente à la culture des lettres et d’un caractère difficile ; aussi Politien trouve-t-il très excusable le goût de Laurent à courir les tavernes. Lucrezia Tornuaboni unissait à une rare intelligence, au goût le plus fin des lettres et des arts, les fortes et saines qualités de la ménagère, rimant des contes pieux et des sonnets profanes, tout en réglant les dépenses de la maison, surveillant la cuisine et donnant à manger à ses pigeons. Elle tenait noblement sa place parmi les esprits d’élite groupés autour de son fils. Mais, d’autre part, les ressemblances physiques, morales, intellectuelles entre Laurent le Magnifique et Cosme l’Ancien sont si nombreuses et si précises, qu’il faut bien que Pierre le Goutteux ait eu part à l’aventure. Pour le physique, comparons les deux portraits celui du grand-père et celui du petit-fils, l’un et l’autre par Bronzino, aux Offices de Florence ; pour le moral, comparons ce qui précède à ce qui suit.

Dès le début du nouveau gouvernement, se produisit une conjuration, si l’on peut donner ce nom au mouvement provoqué à Prato par Bardo Nazi qui tente de soulever une émotion en criant par les rues : Vive le peuple de Florence ! Vive la liberté ! Le peuple de Florence, qui n’avait que trop abondamment goûté de la liberté gibeline, ne bougea non plus qu’une borne. Laurent de Médicis ht pendre l’agitateur à la mode de sa famille, les jambes en l’air, flanqué de dix-huit de ses associés.

A vrai dire, Guichardin estime que le célèbre tyran procéda d’une main un peu massive : Il s’empara d’une si grande autorité qu’on en peut dire que la cité ne fut plus libre. Et cette autorité était si bien établie que par la violence seule elle eût pu être culbutée.

Les Albizzi n’étaient plus à la tête du patriciat florentin ; ils y avaient été remplacés comme chefs des noirs, par les Pazzi, illustre maison de la république. Un Pazzo di Pazzi avait joué un rôle glorieux dans la première croisade. On le célébrait pour avoir, le premier, planté la bannière de la l’oi sur les murs de Jérusalem et avoir rapporté dans sa patrie des pierres du Saint-Sépulcre. En souvenir, les Pazzi avaient institué une fête qui se célèbre encore le samedi saint. Ajoutons que les Pazzi, importants banquiers, souffraient de la terrible concurrence que leur faisaient les Médicis !

Les Pazzi décidèrent de poignarder les deux frères, Laurent et Julien. Salviati, archevêque de Pise, dont la famille avait été bannie par les Médicis, entra dans la conjuration. Le pape Sixte IV favorisa le complot auquel se trouva mêlé un de ses neveux, cardinal de dix-huit ans, Rafaël Riario. Le 26 avril 1478, est célébré un service solennel à Notre-Dame-de-la-Fleur. Au moment de l’offertoire, la blanche hostie s’élève au-dessus de la tête du prêtre, les flots d’encens d’un âcre parfum se mêlent au tintement des clochettes argentines... un cri étouffé : Bernardo Bandini s’est rué sur Julien et lui a troué la poitrine d’une courte lame. Julien a chancelé, puis est tombé lourdement. Un autre des conjurés, Franceschino, penché sur lui, continue à le poignarder avec fureur, comme s’il ne devait s’arrêter jamais, avec une rage telle qu’il finit par se frapper lui-même à la cuisse. Dans le chœur, où il se tient, deux prêtres se sont jetés sur Lorenzo. Les prêtres sont moins habiles à frapper du poignard que le Bandini. Laurent a paré les premiers coups ; il a roulé son manteau autour de son bras gauche ; la dague nu poing, il tient tête aux agresseurs. Ses partisans ont pu se grouper. Une partie de la foule se rue hors de l’église bruyamment. Les femmes poussaient des cris aigus et s’évanouissaient ; les hommes faisaient retentir les voûtes sacrées d’effroyables jurons. Dans la sacristie, Laurent et ses amis se sont barricadés. Le coup est manqué, car le peuple est pour le tyran. Déjà, du dehors, les ciompi affluent, hurlant : Palle ! Palle !, le cri des Médicis. Aux fenêtres du Palazzo Vecchio, sont pendus l’archevêque Salviati, son frère, son cousin et Jacopo Bracciolini. Bernardo Bandini est parvenu à s’échapper. Un autre conjuré a pu se cacher. On le retrouve quatre jours plus tard sous un tas de fagots, et on lui pardonne, dit André Lebey, à cause de la position courbée qu’il avait tenue si longtemps.

Le peuple, comme d’usage en pareille circonstance, est fou de rage, ivre de sang. Tous ceux qu’on peut soupçonner être amis des Pazzi sont massacrés. Franceschino est traîné à son tour au pied du palais seigneurial. On le monte à une fenêtre, on le présente avec triomphe. Il voit un cadavre raide, les jambes en l’air, dans sa robe violette qui retombe et le laisse nu jusque plus haut que les cuisses. Il devine que c’est Salviati à ses ornements religieux. Le long de chaque fenêtre, ce sont ses autres amis, pendus la tête en bas. On lui passe la corde au cou et on le pousse. Il balance, il heurte l’évêque à plusieurs reprises. Il remue ses jambes, ouvre une dernière fois les yeux et meurt sans entendre les cris obscènes de la foule. (André Lebey.)

Le cadavre de Julien, sur les dalles noires de Notre-Dame-de-la-Fleur, a mis une tache sanglante. Le corps tout entier n’est plus qu’une grande plaie.

Un autre des conjurés, le vieux Jacopo, est arrêté par des montagnards au passage des Apennins. Il sait quel sort l’attend. Il offre aux montagnards tout l’argent qu’il possède en les suppliant de le tuer. Vainement. Il est traîné à Florence où il est pendu. Des mains amies le viennent détacher, l’ensevelissent dans le tombeau familial ; le peuple déterre le cadavre, le traîne par les rues, s’amusant à voir son crâne cahoter sur les pavés pointus, rouler dans le ruisseau boueux. Le cadavre lui-même, qui était demeuré quatre jours en terre, est d’un vert jaunâtre. Il s’en détache des lambeaux de chair puante. Il faisait très chaud. Des vols de mouches suivaient l’immonde trophée. La tête ballottait si fort qu’on croyait à tous moments qu’elle allait se détacher du tronc. Alors on se décide à rendre le corps à sa sépulture ; mais le lendemain des gamins le déterrent à nouveau pour le traîner encore par les rues. Masse boursouflée, brune, violâtre, verdâtre et qui n’a plus rien d’humain. Ne sachant plus que faire de ce cadavre, écrit Lucca Landeschi, ils l’allèrent jeter dans l’Arno en chantant une chanson improvisée. On était au temps où le peuple improvisait et chantait encore. Voici cette chanson :

Messire Jacopo s’en va par l’Arno. Et ce fut tenu pour miracle, pour miracle, car les enfants ont peur des morts, et ce mort puait, puait qu’on n’en pouvait approcher. Du 27 avril au 17 mai : pensez ce qu’il devait puer ! Les ponts étaient garnis d’une foule curieuse, curieuse de le voir s’en aller flottant en aval. Quand il fut parvenu à la grève de Brozzi, d’autres enfants le tirèrent de l’eau, et le pendirent à un saule, où ils le tambourinèrent à coups de bâton, puis le rendirent au fleuve et les Pisans l’ont vu passer par-dessous leurs ponts.

Cela se chantait sur une mélodie populaire, d’un rythme gracieux et lent, avec de jolies inflexions en mineur, et dont la fin se relevait gaiement.

Bandini s’était réfugié à Constantinople. La haine de Laurent de Médicis l’y découvrit. Il le réclama au sultan qui le livra : ce meurtre commis dans une église lui faisait horreur. Il fut pendu aux fenêtres du Bargello, le 29 décembre 1479. Laurent de Médicis demanda à l’illustre Léonard de Vinci de le peindre en cette posture. Un dessin du grand artiste en est conservé.

Les armes des Pazzi sont effacées de tous les édifices et remplacées par le lis florentin. Le carrefour qui se désignait par leur nom est débaptisé. Et, comme leur carrefour, tous les membres de la famille devront changer de nom. Quiconque épouserait un de leurs descendants devait être, par le fait même, déclaré bâtard ; ses descendants déclarés bâtards, inaptes aux fonctions publiques, inaptes à hériter. Sur la muraille où ils furent accrochés, Botticelli, de son pinceau divin, figura la lugubre théorie des pendus. C’était, dit-on, une œuvre admirable. Un magistrat béotien la fit gratter. Antonio Pollajuolo grava une médaille commémorative de ces événements. Orsino exécuta des moulages de cire qui furent revêtus des habits que Laurent et Julien portaient le jour de l’attentat. Les Pazzi étaient anéantis.

Dans la suite, Laurent de Médicis fit encore égorger beaucoup de monde sous prétexte que les Pazzi avaient fait une conspiration et que ceux qu’il envoyait à la mort auraient pu en faire autant. Après quoi, à l’instar de Cosme l’Ancien son grand-père, du palais de la Seigneurie où il venait de faire décréter quelque spoliation, publier quelque sentence d’exil ou fixer le supplice de l’un ou de l’autre de ses concitoyens, il allait, l’âme apaisée et la pensée sereine, en la noble académie de ses jardina Careggi, se nourrir de la morale de Socrate et de la philosophie de Platon.

Cruautés qui furent reprochées au Magnifique : il emprisonna des enfants innocents et, comme son grand-père, fit défendre aux filles de ses adversaires de se marier. Le plus fâcheux de son caractère, ajoute Guichardin, c’est qu’il fut soupçonneux, non pas tant par nature, mais parce qu’il régnait sur une cité qui avait connu l’indépendance et où les affaires devaient 'se traiter encore par les mains des magistrats d’une manière conforme à la coutume, avec l’apparence et selon les formes de la liberté. C’est pourquoi, dès le commencement de son autorité, il s’appliqua à abaisser tous les citoyens qui, par leur noblesse et leur fortune ou leur réputation, étaient en estime auprès du public. La politique du tyran de Milet et que le zélé humaniste qu’était Laurent de Médicis avait pu apprendre de l’Antiquité.

Par suite du même caractère soupçonneux, poursuit Guichardin, Laurent empêchait les familles puissantes de s’unir par des mariages et s’ingéniait à leur désigner des alliances qui ne pussent lui donner ombrage, contraignant des jeunes gens de qualité à prendre femme qu’ils n’auraient jamais choisie. Les choses en étaient venues au point qu’il ne se faisait plus un mariage de quelque importance sans son ordre ou son consentement. Et il fit mieux : il se mit froidement à voler par confiscation les dots des demoiselles.

Durant tout son gouvernement, Laurent eut auprès de lui un entourage d’hommes d’armes qui no le quittaient pas et veillaient ù sa sécurité. En ses Delizi degli eruditi Toscani, le contemporain Cambi confirme Guichardin :

Ledit Laurent menait toujours avec lui dix estaffiers en cape, l’épée au côté et l’un de ces estaffiers, un certain Savaglio, allait en avant tenant une épée.

Garde prétorienne que le Magnifique comblait de dons et de faveurs, jusqu’à leur faire attribuer des revenus d’hôpitaux et de fondations pieuses.

Petits côtés d’un grand homme, car Guichardin doit reconnaître que nul des adversaires de Laurent ne songea à lui refuser une grande intelligence, intelligence qui le fit gouverner pendant vingt-trois ans, avec une perpétuelle augmentation de puissance et de gloire. Les princes qui tenaient le plus haut rang dans le monde l’honorèrent de leur considération : le pape Innocent VIII, le roi de France, le roi d’Espagne, jusqu’au sultan qui lui envoyait en présent une girafe, des lions et des béliers. Car l’éclat dont Florence fut entourée sous la tyrannie de Laurent le Magnifique fut incomparable. Les artistes semblent naître et fleurir sous ses pas : Brunelleschi, Ghiberti, Lucca délia Robbia, Ghirlandajo, Castagno, Botticelli, le grand Luca Signorelli et le divin Léonard de Vinci, et Michel-Ange ! Laurent était passionné pour la gravure des pierres et camées. Il possédait la plus belle collection de camées antiques : nous la reconnaissons à la marque LAUR. MED. Il faisait rechercher, acquérir ou copier en tous lieux, jusqu’en Grèce, jusqu’en Orient, les manuscrits rares ou curieux ; à quoi il dépensait 30.000 ducats par an. Il fonda la célèbre bibliothèque Laurentienne. Il établit dans la ville de Pise une université pour la culture de la philosophie et des lettres, et qui ne tarda pas à rivaliser avec les universités de Pavie et de Padoue, sinon par le nombre des étudiants, du moins par la valeur des maîtres qui y professaient.

La maison de campagne qu’il possédait à Careggi et que son grand-père déjà avait illustrée, où il acheva sa vie, devint ainsi l’un des plus éblouissants foyers artistiques et littéraires que l’histoire puisse admirer-Et, dominant ses contemporains, Laurent le Magnifique fut, quand et quand, l’un Mes premiers orateurs et l’un des meilleurs écrivains de son temps. Ses discours publics et privés, souligne Guichardin, étaient d’une pénétration et d’une habileté qui lui valurent les plus grands avantages ; ses lettres respirent le plus vif esprit, que rehaussent une grande éloquence et la parfaite élégance de l’expression. Il écrivit dans tous les genres : poèmes rustiques en langue paysanne, poèmes descriptifs assez ennuyeux comme il convient au genre ; des chants de carnaval, des poèmes philosophiques, des laudes et des cantiques, des satires, un poème dramatique, des canzoni et des sonnets qui l’ont fait, en ce dernier genre, ranger immédiatement après Pétrarque. A l’occasion du mariage de sa fille avec le fils du pape, il composa un mystère, Jean et Paul, martyrs sous Constantin, qui fut représenté en l’une des églises de Florence et où il tint lui-même l’un des principaux rôles. Nul n’a manié avec plus de délicatesse le beau dialecte toscan. Ses poésies, parfois d’une licence grossière, pour filles de taverne, s’élèvent d’autres fois au plus pur idéal : Brise, ô mon âme, les chaînes honteuses dont tu t’es chargée. Chasse les vains désirs ! Que la plus noble et plus belle partie de toi retrouve sa maîtrise.

Laurent le poète affectionnait images et métaphores ; mais peut-être le pittoresque en est-il en ses vers trop précis un peu dur, comme aux peintures de son contemporain Botticelli. En ses canzoni, il compare les larmes qui coulent sur les joues d’une jeune fille au ruisseau qui traverse une prairie émaillée de fleurs ; les pensées qui s’échangent entre lui et sa dame et font le doux voyage d’un cœur à l’autre lui rappellent les fourmis diligentes qui s’empressent de l’une à l’autre fourmilière ; les rayons sortis des yeux aimés, sont pour lui les rayons lumineux ’du soleil qui, par une fissure, pénètrent dans l’obscure ruche des abeilles.

Laurent aimait particulièrement les violettes. Ô violettes, chante-t-il, belles violettes fraîches et pourprées, violettes qu’une main candide a choisies, quelle pluie, quel ciel limpide a pu vous produire, fleurs d’un charme tel que la nature n’a pu le réaliser une seconde fois ! Lebey admire particulièrement les strophes que Laurent leur a consacrées :

Vénus passait dans un bois, désolée du sort d’Adonis ; son pied nu fut piqué d’une épine ; une goutte de sang jaillit et les blanches violettes, voluptueusement, recueillirent le sang qui coulait de ce beau corps de femme. Depuis lors, elles en sont restées pourprées ; et ce n’est ni la fraîcheur du zéphir, ni la limpidité des eaux qui les garde colorées, mais les soupirs et les larmes de l’amour.

Durant les dernières années de sa vie, Laurent de Médicis fut dominé par une Florentine, sensiblement plus âgée que lui, Bartolomea de Nasi, femme de Donato Benci. En quoi il fait penser à notre Henri II qui devait épouser son arrière-petite-fille, Catherine de Médicis. Bartolomea de Nasi évoque le souvenir de Diane de Poitiers ; mais, contrairement à Diane, elle n’était ni belle ni gracieuse. Laurent en était fou. Il ne pouvait plus vivre sans elle. Quand, l’été, elle allait passer les journées chaudes en sa maison des champs et que Laurent était retenu à Florence par les soucis du gouvernement, il quittait la ville en poste tous les soirs, pour aller la retrouver et rentrer à Florence le matin de bonne heure. Il lui sacrifia des amis, des serviteurs fidèles qui avaient déplu à la femme capricieuse. Chose folle, estime Guichardin, qu’un homme si haut placé, d’autant de réputation et de sagesse, à l’âge de quarante ans, fût dominé par une femme ni jeune, ni belle, au point de faire pour elle des choses qui, de la part même d’un très jeune homme, auraient paru déraisonnables.

Au début de 1491, Laurent de Médicis fut atteint d’un mal que les médecins jugèrent de peu d’importance, mais qui devait l’enlever le 8 avril de l’année suivante, âgé de quarante-quatre ans.

La mort de Laurent de Médicis, au jugement de Guichardin, donna atteinte à l’heureuse tranquillité dont jouissait l’Italie.

Sa prudence, son autorité, ce génie rare, qui le rendait capable de tout, avaient procuré à la république la richesse, l’abondance de toute chose et d’autres avantages, fruits d’une longue paix. L’Italie entière sentit cette grande perte ; car, outre le soin qu’il prenait de pourvoir à la sûreté publique, il était encore le médiateur des différends qui s’élevaient fréquemment entre le régent du Milanais et le roi de Naples. Il modérait les jalousies et les défiances mutuelles de ces deux princes dont la puissance et l’ambition étaient presque égales.

En son livre si attachant consacré à Laurent de Médicis, André Lebey conclut :

Le Magnifique apparaît comme une sorte de magicien nouveau. Les salles basses où les chauves-souris frôlaient les squelettes, sont remplacées par un palais précieux au seuil duquel le hibou médite sur la tête de Pallas, tandis que, dans le parc environnant, parmi les roseaux, au bord du lac mirant les colonnes nues d’un temple, module quelque flûte apolonienne.

Ne déplorons donc pas qu’un si grand nombre de Florentins aient été pendus par les pieds, la tête en bas ; que d’autres aient été déchiquetés, coupés vivants en petits morceaux et d’autres contraints à marcher pieds nus sur du gros sel, après qu’on leur eut mis à vif la plante des pieds aux flammes d’un brasier : les chauves-souris frôlaient des squelettes en des salles basses ; mais voici que la flûte d’Apollon déroule ses douces mélodies sous les lauriers en fleur, tandis qu’un hibou, aux yeux couleur de soufre, s’est installé et médite sur la tête de Pallas.