La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, suivie de l’ouverture de la route des Indes orientales par Vasco de Gama doublant le cap de Bonne-Espérance (1497), devaient amener une perturbation profonde dans les conditions économiques — partant les conditions sociales — et dans les relations commerciales des peuples habitant l’Europe occidentale. L’afflux des métaux d’or et d’argent importés du Nouveau-Monde, le développement et la facilité grandissante des échanges entre contrées diverses ne tarderont pas à soumettre le commerce international à des conditions nouvelles. Claude de Seyssel, évêque de Marseille, puis archevêque de Turin, écrit sous Louis XII : L’on fait à présent moins de difficultés d’aller à Rome, à Naples, à Londres ou ailleurs par delà les mers, qu’on en faisait autrefois d’aller de Lyon à Genève. Ce que les conquistadors racontaient des contrées lointaines, où luisaient des étoiles inconnues, surexcitait les imaginations. Que de trésors, quelle végétation précieuse, quelle faune, oiseaux verts et rouges, buffles aux crinières de lions, et autres merveilles ne devait-on pas y trouver ! Pensons aux scintillements que fit éclater dans les esprits la fondation de la Compagnie des Indes, au début du règne de Louis XV, et nous imaginerons quels feux s’allumèrent dans la pensée des hommes du XVIe siècle après les voyages de Christophe Colomb. Aussi bien celui-ci ne déclarait-il pas avoir retrouvé le paradis ? Voici qu’à l’instar des Espagnols, leurs rivaux Portugais, Français, Anglais, organisent des expéditions qui partent à leur tour pour les Indes nouvelles au grand souffle du vent de la mer. En 1501, Alvarez Cabrai voyait ses caravelles jetées par la tempête aux rivages inexplorés du Brésil qui allait se joindre aux contrées ouvertes à l’activité européenne. L’afflux des métaux précieux du Nouveau-Monde entraîna la dévalorisation de l’argent, partant la hausse des prix. Inflation en bonne monnaie sonnante et trébuchante, mais qui n’en est pas moins comparable à celle dont nous avons été comblés de nos jours en suite de l’immense émission de papier-monnaie nécessitée par la guerre. Inflation et renchérissement qui se firent tout d’abord sentir en Espagne où affluaient directement les trésors du Nouveau-Monde. Appauvrie en hommes par ses guerres incessantes et ses expéditions lointaines, comme le note l’orateur ambassadeur vénitien Jean Michel, l’Espagne attirait, par l’appât des forts salaires, ouvriers et artisans français. Elle ne cessait de s’approvisionner en marchandises françaises. L’orateur vénitien en écrit : Or est-il que l’Espagnol, qui ne tient vie que de la France, étant contraint par force inévitable de prendre ici les blés, les toiles, les draps, le pastel, le papier, les livres, voire la menuiserie et les ouvrages de main — nous va chercher au bout du monde l’or et l’argent. Ce mouvement de dépréciation de la monnaie en circulation ira encore se précipitant à partir de 1533. Bodin, le célèbre économiste, note que, dans les années qui suivirent cette date, plus de cent millions d’or, et plus de deux cents millions d’argent furent importés en France. C’était, dans les conditions financières du temps, un afflux énorme. Après 1545, époque où l’on commença d’exploiter les mines du Potosi, l’apport croissant du métal se fit dans des proportions catastrophiques, pour reprendre l’expression de MM. Hauser et Renaudet. Voyons maintenant de cette perturbation économique les conséquences, qui vont fausser les ressorts essentiels de la vie sociale. De nombreux contrats, séculaires pour la plupart, liaient les propriétaires fonciers, seigneurs et établissements religieux, à leurs tenanciers ; et ces contrats se multiplièrent après des guerres anglaises. Le taux en demeurant immuable, mais les sommes qui y étaient 'stipulées perdant les trois quarts, les quatre cinquièmes de leur valeur, les paysans fermiers y trouvèrent assurément leur compte, tandis que les seigneurs propriétaires en furent dépouillés d’autant. Voilà donc les seigneurs, lais et clercs, propriétaires fonciers ou bénéficiaires de redevances féodales, atteints et dans les sources vives de leur existence. En Allemagne, la petite noblesse tomba pour grande partie dans un état si précaire qu’on ne la considérait plus guère que comme du prolétariat. Combien de fondations charitables, de piétés comme on disait, en furent ruinées ; combien d’asiles, d’hospices, d’hôpitaux durent fermer leurs portes ! Combien de terres seigneuriales furent mises en vente ! Nobles domaines, patrimoine de lignages historiques, acquis par des bourgeois. Que de patriciens et de riches marchands entrèrent par là dans la noblesse ! Et d'autre part, aussi, par suite de la rapide circulation de l’argent, longtemps demeuré sédentaire, le paupérisme fait son apparition. Dès le règne de Henry VIII, sont promulgués en Angleterre de rudes édits contre les chômeurs. Cette abondance monétaire, enfin, en transformant par sa masse et par sa plus rapide circulation les conditions des échanges internationaux, va donner naissance au capitalisme bancaire et commercial. Par l’extension du commerce, par l’afflux des métaux précieux et les variations monétaires qui en résultaient, par l’ouverture de nouvelles voies à la navigation et le rapide accroissement du nombre des vaisseaux voguant sur les flots ; par la découverte du minerai et le développement d’industries jusqu’alors inconnues ou confinées dans le cadre étroit d’une industrie de luxe telle que l’imprimerie, et par les conséquences dans les rapports entre les hommes, que celle-ci provoquait, — les jeux de l’argent, suivis de l’action qu’ils exercent et des profits qu’on en tire, devaient prendre une place de plus en plus grande dans la vie économique et sociale, où nous voyons apparaître ces figures représentatives des temps nouveaux : les grands et puissants financiers. Leur activité ni leurs intérêts ne connaissent de frontière. Leur domaine est international. Des banquiers allemands s’installent à Lyon, en pays de France, non loin des cantons suisses, des principautés italiennes, sur la voie des royaumes de Castille et d’Aragon. Lyon est la capitale de l’imprimerie. Une première imprimerie s’y installa en 1473, suivie d’une cinquantaine d’autres, qui y furent aménagées dans le dernier quart du XVe siècle. Sous Henri II, c’est par centaines que se compteront dans la ville imprimeurs et libraires. Or l’imprimerie était déjà le grand moyen de diffusion, non seulement des idées, mais des cours de Bourse, des valeurs marchandes et des cotes du change. Quelques-uns de ces financiers allemands établis à Lyon y acquièrent la nationalité française, comme ce fameux Kléberger, dont la figure prendra une silhouette légendaire sous la dénomination flatteuse : le bon Allemand. Kléberger deviendra le serviteur aussi dévoué qu’intéressé de notre François Ier qui lui accorde des lettres de noblesse avec le titre, que tout gentilhomme en ce temps ambitionnait, de valet de chambre du roi. D’autres financiers allemands vont s’établir à Anvers, — qui s’illustre également par l’imprimerie — pour y jouer un rôle analogue, mais au service de Charles-Quint. MM. Hauser et Renaudet ont très justement fait observer que l’étendue de l’empire de Charles-Quint et la diversité des parties qui le composaient ont beaucoup contribué à la formation de cette finance internationale. Comment faire communiquer l’Espagne avec l’Autriche, la Flandre avec le royaume de Naples ? Envoyer des sommes d’argent importantes d’Anvers à Milan était non seulement incommode, mais périlleux en ces temps de guerres incessantes. Une lettre de change tirée par un banquier flamand sur un confrère d’Italie ôtait toute difficulté. Or il fallait pourvoir aux exigences des armées guerroyant en Allemagne, en Flandre ou en Italie et solder des dépenses administratives en Espagne. Le cardinal de Sion, qui est à Rome, attend d’Angleterre une somme de 30.000 ducats. On avait songé à la lui faire parvenir par un représentant d’un puissant personnage, un Strozzi, qui se trouvait à Londres ; mais les risques du trajet effrayèrent, et le roi d’Angleterre, Henry VIII, les lui fit tenir en toute sécurité par un chèque, dirions-nous aujourd’hui, tiré sur un banquier romain (1516). Des foires se tenaient sur les points les plus divers, distants les uns des autres : Lyon, Leipzig, Anvers, les célèbres foires de Champagne, jusqu’à Nijni-Novgorod en Russie. Nos financiers y spéculaient sur les marchandises et, par lettres de change, effectuaient les paiements. Ajoutez que, naturellement, d’un pays à l’autre, le change et la cote des valeurs variaient, et d’une manière plus marquée encore que de nos jours, étant donné que les différentes places ne disposaient pas de là télégraphie et du téléphone pour communiquer entre elles et se transmettre les cours. Les grandes maisons de banque n’en avaient pas moins des moyens d’information réciproque aussi rapides que la mécanique du temps le permettait ; où l’on trouve l’origine des premières gazettes : organes d’informations financières et commerciales. On imagine les effets de ces contingences. Grâce à leurs informations, dont le vulgaire est dépourvu, les financiers peuvent acheter et vendre dans les conditions les plus avantageuses pour eux des marchandises dont les cours ne sont pas les mêmes aux différents points de l’Europe. Un banquier de Lyon apprend que tel lot de soieries, qui se vend à ses côtés un prix déterminé, atteindrait sur la place de Francfort ou sur colle de Milan un chiffre beaucoup plus élevé : il achète à Lyon pour revendre à Francfort ou à Milan. Sur cette voie nos financiers en arrivent bientôt à acheter et revendre, non plus des marchandises, mais de simples créances. Ils achètent et revendent d’un pays à l’autre des créances qu’ils ont acquises. En ce temps de constructions grandioses, de faste et de luxe, — c’est la Renaissance — ces créances étaient fréquentes. Un marchand de Gênes a une créance, à échéance plus ou moins lointaine, sur un patricien florentin. Pour une raison ou une autre, il a hâte de la réaliser. Un banquier de Gênes la lui achète à prix moindre, pour en tirer, quand il en percevra la valeur, un appréciable bénéfice. Les firmes financières importantes, qui ne se trouvaient jamais à court d’argent, devaient ainsi se procurer rapidement de très grands profits. Et, pour conséquence, la puissance grandissante de l’argent, cette puissance exécrable de l’argent que flétrissait l’Eglise au moyen âge ; opérations exécrables, dira encore un prédicateur espagnol, mais qui n’en laissaient pas moins de se multiplier. Par des moyens, de nos jours encore trop fréquemment en usage, on en arrivait même à hâter, à accroître ces gains par des resserrements volontairement opérés sur une place et un article déterminés, de manière à provoquer sur le marché la hausse de l’objet en question ; après quoi on revendra à grand profit le stock accumulé. Aussi bien voit-on paraître dès lors ces figures de forbans de la finance, que nous n’avons revus que trop souvent. MM. Hauser et Renaudet rappellent pour le XVIe siècle le nom de Caspare Dolci. Sur cette voie, en une étape nouvelle, le commerce des marchandises leur paraissant encombrant, quelques financiers vont faire commerce de l’argent même, spéculer sur les valeurs mobilières et ce fut l’aimable jeu de Bourse, avec ses saillies et ses chutes, fortunes rapides et krachs subits devenus familiers à la vie moderne. Dans ce monde de la haute finance un banquier d’Augsbourg, Ambroise Hochstädter, se distingua par une hardiesse de conceptions qui lève déjà le rideau sur la vie financière des XIXe et XXe siècles. MM. Hauser et Renaudet lui ont consacré les pages les plus instructives. Pour leurs prêts aux seigneurs, aux rois, à l’empereur, aux villes libres, et d’autre part, pour leurs vastes spéculations sur les étoffes, les denrées, les édifices, les métaux, pour leurs tentatives d’accaparement, nos financiers avaient besoin de disponibilités considérables ; en vue de se les procurer, Hochstädter eut l’idée de s’adresser à tout le monde, car si M. tout le monde a plus d’esprit que M. de Voltaire, M. tout le monde a plus d’argent que qui que ce soit. Hochstädter fit donc appel à l’épargne qu’il rétribua à raison de 5 % et, avec les capitaux ainsi obtenus, procéda à de vastes spéculations. On vit accourir chez lui, non seulement les grands, nobles, princes, seigneurs et marchands, mais le menu peuple, valets de ferme, artisans, crieurs à l’éventaire, gagne-deniers. Hochstädter vit se vider dans ses caisses non seulement les coffres bardés de fer, mais le légendaire bas de laine. Les intérêts qu’il paya certaine année montèrent à un million de florins. Le florin valait 260 francs valeur d’aujourd’hui (francs papier). Voilà donc, au XVIe siècle, un banquier qui paie en une année pour 260 millions d’intérêts à ses déposants ! Avec ses disponibilités, Hochstädter s’efforça de réaliser des accaparements et devint ce que les Français du vieux temps appelaient un monopoleur : monopoles du bois, du blé, du vin, du cuivre ; mais surtout du mercure. Les Américains auraient appelé Hochstädter le roi du mercure, de ce mercure auquel la manipulation des métaux précieux, plus importante de jour en jour, allait donner une valeur singulière. Mais dans cette voie, Hochstädter devait entrer en concurrence avec des confrères d’Augsbourg encore plus largement accrédités et plus puissants que lui, les Fugger — prononcez Fouguer’ — jusqu’au jour final où il fit la culbute, ce krach que beaucoup de ses successeurs n’ont su ni ne sauront éviter. C’est la première de nos grandes crises de crédit. (Hauser-Renaudet). Aussi bien, dès son époque, Hochstädter eut des imitateurs et jusqu’en France, parmi les entours de Henri II ; mais c’est à Augsbourg même que nous trouvons le modèle le plus saillant et le plus illustre des financiers de ce temps de révolution économique : La mesnie des Fugger — les textes français disent Fourques ou Foukère — était originaire du village de Graben-lès-Augsbourg. L’ancêtre connu, Jacques ou Jacob, s’occupait d’agriculture et de tissage, à quoi il ne tarda pas à joindre le commerce de la toile. Ses deux fils, Ulrich et Jean, émigrèrent à Augsbourg sur la fin du XIVe siècle. A Augsbourg florissait le commerce des étoffes, particulièrement d’une futaine faite de laine, de chanvre et de lin. Les deux frères firent venir de Venise le coton du Levant. A leur manufacture de draps, ils adjoignirent la teinture. Par son mariage avec une jeune fille de la ville, Jean Fugger y acquit le droit de cité. Il eut deux fils, André et Jacob. André, l’aîné, en arriva à donner à l’industrie paternelle une si grande importance et un si vif éclat qu’il en sera déjà appelé par ses concitoyens der reiche Fugger - Fugger le riche. Son fils aîné obtiendra, en 1452, les premières armoiries dont s’honora la famille : un daim d’or sur champ d’azur ; mais sa branche finira en 1483, tandis que son cadet, Jacob, doyen de la corporation des tisserands, fut, la tige de la branche dite Fugger du lis, qui subsiste de nos jours. Ce Jacob Fugger eut sept fils, parmi lesquels Ulrich, Georges et Jacob IIe du nom. A eux trois, ils portèrent au plus haut point la prospérité et l’éclat de leur maison. Ulrich (1441-1510) étendit son activité sur un vaste champ international. Il n’entretient plus seulement des facteurs à Venise, au fameux entrepôt des Allemands — Fondaco de’ Tedeschi — mais à Anvers, à Lisbonne ; ses opérations se multiplient depuis les côtes espagnoles et portugaises jusqu’à celles de la Baltique au nord et la baie de Naples au midi. Ulrich Fugger fut le premier de sa famille à s’occuper d’œuvres d’art, mais uniquement encore à titre commercial, se mêlant d’écouler en Italie tableaux et gravures d’Albert Dürer. Jacob Fugger, IIe du nom (1459-1525), était entré dans la carrière ecclésiastique et travaillait loin des tracas du monde en la collégiale d’Herrieden, diocèse d’Eichstädt, quand il se laissa persuader par son frère aîné, Ulrich, — quatre de-leurs frères étant morts, — de quitter la paisible existence du théologien, pour la vie d’un homme d’affaires. Jacob Fugger va élever sa maison au plus haut degré d’importance et d’activité. La laine, la soie, les épices qui en avaient formé les premiers éléments, sont relégués au second plan : l’exploitation des mines, plus particulièrement des mines de Schwatz au Tyrol, et les spéculations financières devenant l’objet principal de ses soins. Des mines de Schwatz, il tira toute une fortune. Dans leur voisinage, il fit construire un château somptueux, appelé le Fuggerau, où ses successeurs mèneront une vie princière. Jacob Fugger, un des premiers en Allemagne, utilisa la voie commerciale nouvellement ouverte par Vasco de Gama vers les Indes. En 1505, associé à deux autres grands négociants et banquiers de son pays, Hochstädter d’Augsbourg, de qui il a été question plus haut, et Welser de Nuremberg, il fit directement venir des Indes orientales trois vaisseaux chargés d’articles que l’on n’avait pu obtenir jusque-là en Allemagne que par Venise et les caravanes. En 1509, il fit à l’empereur Maximilien son fameux prêt de 170.000 ducats pour lui permettre de poursuivre sa campagne d’Italie. L’empereur l’avait anobli en 1504, ainsi que son frère Ulrich et leur avait donné les armoiries fleurdelisées qui les feront dénommer, eux et leurs descendants, les Fugger du lis. Il nomma Jacob conseiller aulique. Même faveur auprès du pape Léon X qui éleva Fugger à la dignité de comte palatin. La banque Fugger centralisait et faisait fructifier l’argent produit en Allemagne par la vente des indulgences. Enfin, lors de la candidature de Charles-Quint au trône impérial (1519) c’est encore Jacob Fugger qui permit à Sa Majesté Catholique de triompher de son concurrent le roi de France, en lui avançant 310.000 florins pour couvrir les frais de son élection ; prêt en garantie duquel le futur empereur lui avait engagé toute la ville d’Anvers ; cependant qu’à la fortune mobilière de sa maison, l’habile négociant-banquier adjoignait les seigneuries de Kirchberg et de Weissenhorn, Wullenstein, Pfaffenhoven et quelques autres. Luther raconte : Le cardinal évêque de Brixen mourut à Rome : il passait pour très riche ; mais on ne trouva chez lui aucun argent, quand les yeux furent-attirés par un petit billet glissé dans sa manche, une reconnaissance de 300.000 florins signée par la banque Fugger dont le pape fit venir le représentant à Rome : — Pourriez-vous payer cette somme ? — Aujourd’hui même. Peu après, Jules II demandait aux représentants des rois de France et d’Angleterre : — Vos princes pourraient-ils d’une heure à l’autre disposer de trois tonnes d’or ? — Oh ! non, Saint-Père. — Un bourgeois d’Augsbourg le fait sans embarras. C’est Jacob Fugger qui fit élever à Augsbourg le palais Fugger, Fuggerhaus, dont les murs extérieurs furent splendidement décorés de fresques par Albert Altdorfer. A Augsbourg encore, il fit construire le chœur de l’église Sainte-Anne et y fonda la ville des pauvres, habitations à bon marché : un groupe d’une centaine de maisons dénommé aujourd’hui encore die Fuggerei, la Fouquerie. On y loge des familles nécessiteuses pour un loyer infime. Etant mort en 1525 sans enfants, Jacob Fugger avait institué comme héritiers de sa fortune et de ses entreprises ses neveux, Raimond et Antoine. Le nom de Jacob Fugger et ceux de ses neveux, écrit un chroniqueur contemporain, sont connus dans tous les royaumes, jusque dans les pays païens. A Jacob, empereurs, princes et rois ont envoyé des ambassades ; le Souverain Pontife l’a embrassé comme son très cher fils, les cardinaux se sont levés devant lui. Les deux frères, Raimond et Antoine, sous l’action desquels la mesnie des Fugger va atteindre son plus haut point de richesse, d’éclat et de prospérité, demeureront ensemble à Augsbourg, dans le palais Fugger, place du Marché-au-VIII : figures remarquables, représentatives de la Renaissance. Raimond, l’aîné, était beau, grand et fort, d’humeur joyeuse, robuste de muscles et de caractère, dit un contemporain ; mais très bon, de physionomie et d’allure bienveillantes, aimable, aux pauvres surtout. Il favorisa la culture des lettres, principalement des études historiques, s’intéressa généreusement aux Beaux-Arts, faisant rechercher, en homme de la Renaissance, les reliques de l’art antique, qu’il importait à grands frais de Grèce, d’Italie, de Sicile. Au témoignage de Beatus Rhenanus, nulle dépense sur ce terrain ne lui paraissait trop grande. En une lettre du 6 mars 1531, le même Rhenanus fait au médecin de l’archevêque de Mayence une description enthousiaste des palais de Raimond Fugger et des beaux jardins qui les entourent. Tout y est riche et magnifique et d’un goût parfait. On y voit des ménageries dont les bêtes curieuses ont été acquises des explorateurs aux contrées lointaines, aux pays sauvages. Les deux frères, Raimond et Antoine, furent créés par Charles-Quint comtes d’Empire, avec droits de basse, moyenne et haute justice. Ce rare privilège est du 1er mars 1530. En 1534, vint s’y ajouter le droit régalien de battre monnaie. La mesnie des Fugger, à l’instar de quelques familles seigneuriales — nous en avons eu en France — aura ses lois particulières, des lois à elle. Divisés en branche aînée et branche cadette, les Fugger auront des coutumes qui leur seront spéciales et assureront parmi eux, dans des conditions déterminées, la transmission du patrimoine et le monopole du commerce entre les mains des aînés, par quoi la maison subsistera dans son intégrité jusqu’au XIXe siècle. Après quelques générations, Raimond et Antoine Fugger avaient fait des descendants de l’humble tisserand de Graben, des seigneurs hauts justiciers, et combien de princes, leurs contemporains, n’avaient ni leur autorité, ni leur pouvoir. Charles-Quint, sur les domaines duquel le soleil ne se couchait pas, devait s’avouer à leur dévotion. En une lettre de l’année 1536, datée de Rome, notre cher Rabelais qualifie les deux Fugger de marchands les plus riches de la Chrétienté. L’année précédente, ils venaient d’avancer à Charles-Quint des sommes importantes à l’occasion de son expédition d’Alger ; et quand, au retour, passant par Augsbourg, Charles-Quint descendit chez eux, Antoine, pour chauffer Sa Majesté Impériale, fit flamber dans la vaste cheminée des fagots de cannelle — marchandise alors de grand prix — après avoir eu soin, sous les yeux du prince, d’y mettre le feu avec les reconnaissances qui constituaient les reçus de toutes les sommes qu’il lui avait prêtées. Le même Charles-Quint visitait à Paris le trésor royal en compagnie de François Ier. — J’ai à Augsbourg, disait-il à son royal confrère, un marchand qui vous achèterait tout cela en le payant bon prix et argent comptant. Antoine Fugger, en mourant, laissa deux fils, Ulrich et Jean-Jacques, en qui lettrés et artistes trouvèrent de généreux mécènes ; aussi bien a-t-on pu écrire des livres entiers sur les Fugger protecteurs des arts. La dynastie des Fugger a fait d’Augsbourg au XVIe siècle, ce que les Médicis ont fait à la même époque de Florence, un des centres artistiques les plus brillants d’Europe. Ulrich se destina, comme son grand-oncle Jacob, à l’état ecclésiastique et deviendra camérier du q)ape Paul III ; mais, rentré en Allemagne, il y adopta les idées de la Réforme. Cet Ulrich Fugger était lui-même un helléniste distingué, qui fit éditer, à ses frais, par Henri Estienne, les œuvres de plusieurs auteurs grecs, notamment celles de Xénophon. Il avait formé à grands dépens une bibliothèque magnifique où se trouvaient réunis des manuscrits grecs, latins et hébreux de rare valeur. Il s’intéressait activement à la production artistique de son temps, sur quoi ses frères le firent mettre en interdit et nommer des curateurs à sa fortune, alléguant que, dans sa générosité aux savants et aux artistes, il dissipait le patrimoine familial ; mais le vrai motif en était son adhésion au protestantisme et la crainte qu’éprouvaient les Fugger, très catholiques, qu’Ulrich n’employât son argent au soutien de ce qu’ils nommaient l’hérésie. Sous la contrainte, qui, de ce jour, pesa sur lui, Ulrich Fugger se sauva d’Augsbourg pour se réfugier auprès de l’Electeur palatin Frédéric III. Ces persécutions paraissent avoir influé sur son caractère : il devint mélancolique, misanthrope. Dans la suite, la libre disposition de ses biens lui fut cependant rendue, comme en témoignera son testament, qui laissera des rentes destinées à subvenir aux études littéraires ou scientifiques de six étudiants de fortune modeste. Quant à sa belle bibliothèque, il la léguera à l’Université de Heidelberg. Ulrich Fugger mourut en juin 1584, âgé de cinquante-huit ans. Après plusieurs générations de grands financiers et de généreux mécènes, les Fugger produiront des gouverneurs d’Augsbourg, des hommes de guerre qui s'illustreront dans les combats, où plusieurs d’entre eux trouvèrent la mort. Au début du xix” siècle, le chef de la maison, le comte Anselme-Maria Fugger, sera élevé par l’empereur François II à la dignité de prince d’Empire. * * *Il ne faudrait pas croire que les Fugger d’Augsbourg aient été, au XVIe siècle, en leur genre, uniques en ; Europe. Nous les avons présentés comme des types représentatifs de leur temps. Leurs associés, les Thurzo, des Tchécoslovaques, répandirent eux aussi sur leur ville de Levatcha (Leutschau), où ils étaient nés et à laquelle ils demeurèrent fidèles, le goût des arts et dans le style italien : constructions à l’italienne, mobiliers vénitiens, et d’autre part triptyques bourguignons et retables flamands. Tels les Fugger à Augsbourg, tels les Welser à Nuremberg. Passons en France, où nous trouvons le fameux Jean Ango, l’armateur dieppois. Sa fortune n’atteignit pas le chiffre de celle dont. Raymond et Antoine Fugger faisaient un si brillant usage à Augsbourg, mais quelles ne devaient pas être ses ressources quand nous le voyons, en 1530, pour venger le pillage d’un de ses navires par les Portugais, mettre sur pieds, par ses seuls moyens, une flotte de guerre montée par huit cents hommes, bloquer Lisbonne, ravager les côtes portugaises. Il inquiéta les Portugais jusque dans la mer des Indes. Traitant avec lui de puissance à puissance, le roi de Portugal lui envoya de véritables ambassades. François Ier le nomma capitaine-gouverneur de Dieppe, où Jean Ango vint résider et fit construire, dans les environs, à Varangeville, un château somptueux, le manoir Ango, dont les murs étaient ornés d’admirables sculptures dues ù des artistes de France et les salles décorées de peintures dues à des artistes d’Italie. Jusque dans les villes de deuxième ou de troisième plan, comme à Tournon, à Annonay, M. Jean Régné, archiviste de l’Ardèche, retrouve des personnalités de moindre envergure assurément, mais semblables à celles que nous venons de citer. En Italie, l’immense établissement financier fondé à Sienne au XVe siècle par Mariano di Agostino Chigi. Son fils Agostino apparaîtra au début du XVe siècle comme le plus puissant banquier de la péninsule. Il pourra fréter cent navires qui parcourront les mers jusqu’aux Indes orientales et occidentales. Vingt mille employés travaillaient en ses comptoirs, dont il avait créé des succursales à Lyon, à Anvers, à Londres, à Constantinople, jusqu’à Alexandrie et au Caire. Comme Jacob Fugger, il devint le créancier d’Etats souverains. La banque Chigi fit des avances à notre Charles VIII. Agostino Chigi fit du pape Jules II son obligé au point que celui-ci l’autorisa à joindre au nom de Chigi, son propre nom, délia Rovere, et alla jusqu’à frapper d’excommunication des personnages coupables de se trouver en difficulté financière avec sa banque. (Rodocanachi, Léon X, p. 168.) Il fut, comme les Fugger à Augsbourg, les Médicis à Florence, un grand protecteur des lettrés et des artistes. Rafaël et Jules Romain travaillèrent pour sa villa, qui devint la Farnésine. Il fit dessiner par Rafaël la mosaïque dont il fit décorer la coupole de Sainte-Marie-du-Peuple à Rome. Autre banquier multimillionnaire à Rome, le jeune Bindo Altoviti, lui aussi grand amateur d’art, collectionneur d’antiquités. Il entretenait à ses frais un corps de 3.000 hommes d’armes qu’il mit à la disposition de Cosme de Médicis lors de sa guerre contre Pise. Il était ami personnel de Michel-Ange ; Cellini a sculpté son buste, une merveille ; Rafaël a fait son portrait et peint pour lui la célèbre madone della Impannata du palais Pitti. A Florence, avec les Médicis, les Salviati, les Pazzi, les Strozzi, les Peruzzi, ces banquiers ou marchands, protecteurs des arts, brilleront d’un éclat immortel. Le développement de ce mécénat, dit M. Régné, aidera puissamment à l’éclosion de la Renaissance. Mais voyons le revers. Avec la Renaissance, l’argent, ou plutôt le papier — lettres de change, obligations, crédit — devient roi du monde. La situation respective des classes sociales en est modifiée jusqu’en ses fondements. (Hauser-Renaudet.) Voilà donc des germes de révolutions redoutables mêlés à une prospérité dont l’abondance et la richesse éblouissent ; charriés par un courant grandiose vers une destinée nouvelle, et des champs jusqu’alors inconnus. A côté de ceux qu’on peut déjà appeler les nouveaux riches, vont apparaître ainsi, armés de revendications impatientes, les nouvellement déclassés : nobles et nobliaux ruinés par les causes que nous venons d’indiquer, esprits aigris, désaxés par le formidable bouleversement des situations et des idées. Cette Renaissance économique et intellectuelle, fondée sur une trop brusque rupture d’équilibre, sur des chassés-croisés de classes et de valeurs sociales, devait être le prélude de la crise politique et religieuse du siècle de la Saint-Barthélemy. (Jean Régné.) |