LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE II. — CHRISTOPHE COLOMB ET COPERNIC.

 

 

Les deux hommes qui oui eu la plus grande influence sur la société nouvelle, que l’on voit se constituer sur la fin du XVIe et dans le courant du XVe siècle, sont vraisemblablement Christophe Colomb et l’abbé Copernic.

Colomb — en italien Colombo — naquit à Gênes vers 1446, dans une famille de pauvres tisserands. Il ne put recevoir dans sa jeunesse qu’une instruction rudimentaire qu’il s’efforça de développer dans la suite par un travail personnel. Il fut assurément un grand navigateur, mais il le fut par sa volonté, sa ténacité, l’énergie qu’il mit à parvenir au but ; dans le domaine même des sciences utiles au marin, ses connaissances n’ont jamais été que très restreintes. On vante sa prescience des éclipses, par quoi il étonnera les Indiens du Nouveau-Monde ; les almanachs les lui indiquaient. Il prévit un orage demeuré célèbre et, par là, sauva ses vaisseaux, alors que les capitaines au commandement des autres navires de la flotte perdirent les leurs. Or, l’imminence de la tempête lui avait été révélée par des combinaisons, nous ne disons pas astronomiques, mais astrologiques, par l’opposition de Jupiter et de la Lune, et la conjonction de Mercure et du Soleil, ce qui revient à dire que cette heureuse prévision fut due à un heureux hasard. Une étude de l’étoile polaire lui fit découvrir que la terre n’était pas ronde, mais en forme de poire, dont la pointe s’allongeait sur l’Equateur. Là se trouvait le paradis terrestre, arrosé par l’Orénoque.

Quoiqu’il fût né en Italie, la culture de Christophe Colomb apparaît tout espagnole. Il n’est pas une de ses lettres qui ne soit en espagnol : celles même qui sont adressées à des Italiens. Au moment d’entreprendre son premier voyage, le célèbre navigateur ne songeait pas à découvrir un nouveau continent. Son entreprise couronnée de succès, il n’en comprit ni la nature, ni la valeur.

On sait qu’il cherchait une route nouvelle, route directe vers les Indes orientales ; il cherchait surtout à s’enrichir : des trésors, de l’or, des perles, des diamants. Il avait eu soin de stipuler, dans le contrat qui le plaçait à la tête de la flotte exploratrice, que la dixième partie des perles, pierres précieuses, métaux précieux, épices et autres articles de valeur marchande qui s’acquerraient en suite de l’expédition, demeurerait sa propriété privée. Une pension de dix mille maravédis avait été attribuée, avant le départ, au marin qui, le premier, signalerait l’apparition à l’horizon de la terre ferme. Le trente-deuxième jour, après avoir levé l’ancre aux Canaries, Christophe Colomb eut soin de s’attribuer cette pension à lui-même.

Le Metropolitan Muséum de New-York possède un beau portrait du navigateur, par Sébastien del Piombo. On y voit un ample personnage grand, large des épaules, les traits du visage accentués ; de grands yeux d’une expression grave et triste ; des rides verticales marquent le front d’une expression accentuée d’énergie et de volonté ; les cheveux, coupés à la manière des jeunes femmes d’aujourd’hui, se roulent en boucles épaisses. Les mains sont fines et, par leur geste même, donnent à l’ensemble de la figure un grand air de dignité.

Ayant abordé aux côtes de l’île aujourd’hui appelée Haïti, Christophe Colomb la dénomma Hispaniola : Petite Espagne. Les flibustiers français, après en avoir conquis une grande partie, l’appelleront Saint-Domingue.

Hispaniola était habitée par des Indiens dont Colomb trace le portrait :

Ils aiment leur prochain comme eux-mêmes, écrit-il. Leurs propos, toujours aimables et doux, s’accompagnent de sourires.

Idéal d’un peuple dans l’esprit de l’Evangile. Christophe Colomb dit encore :

Je suis en grande amitié avec le roi de ce pays au point qu’il se fait honneur de m’appeler son frère et de me traiter comme tel. Au reste, ces sentiments viendraient-ils à changer et à se tourner en mauvais vouloir, que lui ni les siens ne savent manier les armes. Ils ne savent même pas ce que c’est. En sorte que les hommes que j’ai laissés là-bas suffiraient à ravager l’île tout entière sans danger pour eux.

Au pied du trône de Charles-Quint, Bartolomeo de Las Casas fait de ces Indiens le tableau que voici :

Ils ne connaissent ni l’ambition, ni l’orgueil, ni le blasphème, ni bien d’autres vices dont ils ignorent jusqu’au nom. Et pouvons-nous nous flatter sur eux d’aucun avantage que d’une certaine supériorité de génie, remplacée en eux par beaucoup de douceur, de droiture, de simplicité naturelle ? On infère de cette simplicité qu’ils ne sont pas capables de se conduire ; mais comment donc ont-ils vécu si longtemps sous leurs caciques, sans qu’on ait même remarqué parmi eux nulle de ces divisions parmi nous si ordinaires ?

 

Pour garantir la propriété, il leur suffisait de bâtons fichés dans le sol, ils leur servaient de gendarmes. Les cinq petits royaumes qui se partageaient l’île, vivaient en paix. Les peuples étaient régis par des caciques qu’ils vénéraient et auxquels ils obéissaient d’une soumission qui leur semblait naturelle, faite de respect et d’affection.

Bonté et générosité dont Christophe Colomb avait fait l’expérience dès le premier jour. La plus importante de ses caravelles, la Capitane, s’étant échouée sur des récifs, les indigènes s’efforcèrent, d’un généreux dévouement, à sauver l’équipage et la cargaison. Or, ce même Christophe Colomb, qui avait été accueilli, dès l’abord, par un bienfait si grand et parlait des Indiens de Saint-Domingue comme il vient d’être dit, inaugura contre ces mêmes Indiens la politique de fourberie et de cruauté qui devait amener, et dans les conditions les plus atroces, l’asservissement et bientôt la destruction de ces populations bonnes, naïves et confiantes.

Saint-Domingue était riche en mines d’or. Voilà l’affaire ! Ce qu’il y a de meilleur au monde, écrit Colomb, c’est l’or. Celui qui le possède fait ce qu’il veut. Il envoie même les âmes au paradis. Colomb avait fait miroiter aux yeux du roi d’Aragon, Ferdinand, et de la reine Isabelle, les plus brillantes perspectives. Par courtisanerie et par ambition, afin de fournir à la Cour d’Espagne l’or qui devait lui en assurer la faveur, et par cupidité, l’illustre navigateur décida que les indigènes seraient attachés aux mines et contraints à leur exploitation.

Le chef de l’une des cinq provinces qui se partageaient la grande île, se nommait Coanabo. Colomb lui proposa un traité d’alliance à des conditions que le cacique accepta avec empressement. Ainsi, de confiance, le malheureux fut attiré dans un guet-apens où Colomb le fit charger de liens, puis il le fit embarquer sur un navire en partance pour l’Espagne. Le navire coula durant la traversée (1495). A la nouvelle de cette trahison, les sujets du cacique se révoltent : pauvre révolte désarmée, mais excellent prétexte à de grands massacres. Le Génois mit en campagne deux cents hommes munis de bonnes arquebuses, une cavalerie bien montée \ et des meutes de bouledogues dressés à la chasse humaine. Les Anglais les appellent des chiens de sang (Blood-hounds). Ceux-ci se jetaient à la gorge des Indiens terrifiés, les étranglaient ou les mettaient en pièces. Et les soldats de Sa Majesté Catholique poursuivaient les fuyards avec l’entrain de chasseurs entraînés. Ceux qui échappèrent furent réduits en esclavage. Exploits qui inspirent au capitaine Burney, de la marine anglaise, cette observation :

Il nous est assurément permis de nous servir de chiens pour notre garde et pour notre défense personnelle ; mais la chasse à l’homme avec des chiens de sang, était, jusqu’au jour où Christophe Colomb la mit en pratique, un attentat inouï. On n’y doit pas voir moins de barbarie que dans le cannibalisme, que dans des agapes où des hommes dévoreraient de la chair humaine.

 

L’emploi des armes à feu remplissait les Indiens d’une folle terreur. Ce bruit de tonnerre, la mort portée par un mystérieux projectile, leur semblaient diaboliques. Don Ferdinand Colomb, fils de Christophe et historiographe de son père, parle d’une troupe de quatre cents Indiens mise en fuite par un seul cavalier armé de son arquebuse. Le même Ferdinand Colomb ajoute :

Ces créatures craintives fuyaient à la première attaque et nos hommes les poursuivaient en en faisant un tel massacre qu’en peu d’instants la victoire était complète.

 

Au retour de son second voyage (1496), exalté par ses hauts faits, Colomb ne parlait plus que de Dieu et des saints mystères. C’était à la protection divine qu’il devait son succès et au prophète Isaïe. A présent, l’important serait de délivrer Jérusalem des mains des infidèles. Il avait revêtu une robe de bure et s’était noué autour de la taille, le rude cordon des Franciscains. Et le gaillard était sincère : en lui mysticisme et cupidité faisaient bon ménage.

Cependant il ne négligeait pas de se donner belle allure et de paraître à la Cour de Castille à la tête d’une suite d’indiens qu’il avait couverts de parures resplendissantes, — tandis qu’à Séville il vendait comme esclaves cinq cents de ces malheureux arrachés de leur pays. Quand la reine Isabelle, bonne et pitoyable, apprit ce nouvel exploit, elle ne put contenir son indignation. Dès son premier voyage, Colomb avait projeté de s’emparer en masse de ces Indiens inoffensifs pour les vendre en Europe comme esclaves. Fructueux commerce qu’il s’occupait d’organiser méthodiquement, quand la Cour d’Espagne y mit son veto.

C’est ainsi que la conduite de Christophe Colomb, après sa découverte de l’Amérique, apparaît sous un jour si vilain de perfidie, de cruauté et de cupidité, qu’on en a le cœur soulevé de dégoût.

Or il a été question de nos jours (1873-1877) de canoniser le personnage. Sept cents évêques en avaient signé la requête ; mais il se découvrit que le second mariage du héros n’avait été que d’une régularité insuffisamment canonique, ce qui fit échouer la béatification. Heureux convoi qui épargna à l’Eglise fâcheuse mésaventure.

Voyant qu’ils ne pouvaient résister à leurs envahisseurs, les Indiens de Saint-Domingue prirent la résolution de se retirer devant eux, d’abandonner leurs demeures, de renoncer h la culture, de se réfugier sur les montagnes et dans le fond des bois. Ils espéraient que, privés des subsistances qu’ils tiraient de leur labeur, leurs vainqueurs seraient obligés d’abandonner la contrée ; mais les Espagnols organisèrent des pêcheries sur les côtes poissonneuses et leurs navires les approvisionnaient d’Europe, tandis que les pauvres Indiens mouraient de faim. En quelques mois, périt le tiers de la population de Saint- Domingue. Evénements qui se passèrent sous le gouvernement de Christophe Colomb dans les trois premières années qui suivirent la découverte du Nouveau-Monde.

Le grand navigateur fut remplacé comme gouverneur des Indes occidentales par un certain François Bobadilla, qui arriva à Saint-Domingue le 23 août 1500, au moment où Christophe Colomb venait de faire périr dans les supplices sept de ses propres compatriotes. Ce Bobadilla était une vraie brute. La première chose qu’il fit, fut de jeter dans les fers Christophe Colomb et ses frères ; puis il les renvoya en Europe. Ses excès dépassèrent peut-être ceux de son prédécesseur, au point que la cour d’Espagne s’en émut. Bobadilla fut remplacé par don Nicolas Ovando, qui avait grand renom d’homme de bien et d’honneur, d’administrateur capable et ami de la justice. Il fut l’un des plus exécrables tyrans dont l’histoire ait gardé le souvenir. Au cours de son quatrième voyage, Christophe Colomb arriva avec ses caravelles en vue de Saint-Domingue et voulut y aborder pour y faire réparer quelques avaries survenues à ses vaisseaux ; mais Ovando s’opposa vivement à ce qu’il débarquât (29 juin 1502) ; car ces sombres exploiteurs du sang et du travail humains, Christophe Colomb, Bobadilla, Ovando, se détestaient, se jalousaient réciproquement : un chacun voulait tout pour soi tout seul. Colomb le premier avait protesté avec véhémence quand il avait appris que d’autres que lui obtenaient de Leurs Majestés Catholiques licence de naviguer dans les eaux du Nouveau-Monde. Le croquant n’admettait aucune concurrence. Aussi la fin de la vie de l’amiral génois fut-elle triste et noire. Le célèbre historien de la Renaissance italienne, Jakob Burckhardt s’apitoie sur son sort. Quelques semaines avant la mort du pape Alexandre VI, écrit Burckhardt, Colomb date de la Jamaïque (7 juillet 1503) sa splendide lettre à Leurs Majestés Catholiques (roi et reine d’Espagne) confits en leur ingratitude, lettre qu’on ne peut lire de nos jours sans un sentiment d’indignation.

On ne sait si Leurs Majestés Catholiques firent preuve d’ingratitude vis-à-vis de celui qui leur avait révélé un monde, du moins firent-elles preuve de beaucoup d’indulgence, de tolérance à son égard, après s’être rendu compte de ce que valait l’individu. Sa mort passa inaperçue, vainement en cherche-t-on trace dans les chroniques contemporaines.

Les armes que Christophe Colomb s’était fait attribuer sont caractéristiques :

Des ondes de mer avec un continent et vingt- neuf îles d’or, sur un fond d’azur cinq ancres d’or, la pointe de l’écu enté d’or.

De l’or, de l’or, de l’orl et de la gloire, certes ; — cherchez l’honneur.

 

* * *

 

Copernic va nous entourer d’une autre atmosphère.

L’illustre astronome naquit le 19 février 1473, en la ville polonaise de Torun — en allemand Thorn — sur la Vistule. La famille Copernic — en polonais Kopernik — était polonaise. Lui- même, en prenant ses inscriptions d’étudiant en Italie, se donnera comme Polonais. Son père était un boulanger de condition aisée. Le jeune homme fit ses études à Cracovie, suivant plus particulièrement les cours de mathématiques et de médecine et s’attachant passionnément à l’enseignement d’un astronome renommé, Albert Brudzewo. En 1493, âgé de vingt ans, il subissait avec succès, les épreuves du doctorat, après quoi il passa en Italie. A Bologne, il assiste Domenico- Maria Novarra en ses observations astronomiques. En 1499-1500, âgé de vingt-sept ans, il professe à Rome les mathématiques. Après avoir encore suivi à Padoue des cours de médecine et s’être nourri des dissertations de quelques Averrhoïstes, reprenant les doctrines du philosophe arabe, mêlées d’aristotélisme, Copernic reçut à Ferrare le titre de docteur en droit canon. En 1502, il revint en sa patrie, entra dans les ordres, prit f la tonsure. Le voici prêtre, membre de l’académie de Cracovie. Un sien oncle, qui était évêque, le fit nommer chanoine de Frauenburg sur le Frisches-Haff, petite baie formée par la Baltique (Haff : baie, havre), diocèse d’Ermeland. De ce moment sa vie s’écoulera presque exclusivement à Frauenburg, occupé à ses fonctions ecclésiastiques, prenant une part active à l’administration de l’évêché, délégué par son chapitre à la diète de Graudenz (1522), où il se distingua par ses interventions pour la réforme et la refonte des monnaies : Une monnaie saine et stable, disait-il, est condition essentielle d’une bonne économie politique. Il employait ses loisirs, d’une part à l’exercice gratuit de la médecine en faveur des pauvres gens, et, d’autre part, à des spéculations astronomiques d’où naîtra une œuvre dont l’auteur se classe parmi les plus grandes intelligences scientifiques qui aient jamais paru.

Copernic s’était fait élever et aménager à Frauenburg une manière de petite tour, observatoire rudimentaire où il se servait pour ses travaux d’un instrument parallactique (étude des angles) plus rudimentaire encore et qu’il avait lui-même confectionné : trois petits-bois ou tringlettes dont l’une était plantée verticalement ; la seconde s’y rattachait au sommet par l’une de ses extrémités, jouant ainsi le rôle de branche mobile d’un compas ; la troisième, perpendiculairement fixée au bas de la tige verticale, servait au calcul des angles que pouvaient former ses deux compagnes. Des divisions, jusqu’au nombre de 1.414, y étaient dessinées à l’encre.

Dès l’année 1507, Copernic semble avoir fixé dans son esprit les bases de son système. En suivant attentivement, à l’œil nu, les phases d’une éclipse, il y avait découvert le double mouvement des planètes sur elles-mêmes et autour du soleil. Dès l’année 1512, son système tout entier était sans doute réalisé par lui jusque dans ses détails. Le livre même De revolutionibus orbium eœlestium libri VIles Six livres traitant des révolutions des orbes célestes — était terminé en 1530. Mais l’auteur hésitait à le publier. Il en donne, avec une candide franchise, les motifs au cours de sa préface adressée au pape Paul ni :

Je suis porté à croire qu’aussitôt qu’on connaîtra ce que j’ai écrit en cet ouvrage sur le mouvement de la terre, ce ne seront que cris de haro ! Aussi bien ne suis-je pas épris de mes idées au point de dédaigner toute pensée étrangère ; et bien que les conceptions d’un philosophe s’écartent des idées admises par le populaire, — le philosophe ne poursuivant que la vérité dans la mesure où Dieu l’a permis à la raison humaine — je ne veux pas croire qu’il faille rejeter de parti pris les opinions qui tendent à s’en éloigner. Voilà pourquoi, et par crainte aussi de devenir un objet de risée par la nouveauté et l’absurdité apparente de mon système, j’en étais venu à préférer ne pas mettre au jour mon œuvre ; — quand des amis, notamment le cardinal Nicolas de Schomberg, archevêque de Capoue, et Tiedemann Giese, évêque de Kulm, parvinrent à dominer ma répugnance. Mgr Giese surtout insista fortement pour que je publiasse ce livre, gardé par moi en chantier, non pas neuf, mais trente- six ans.

L’abbé Copernic explique au Souverain Pontife par quelles voies il fut amené à ses conceptions :

Figurons-nous, écrit-il, un assemblage de membres détachés du corps humain, qui appartiendraient à des individus de taille et de conformation différentes. Que si l’on s’avisait d’en composer un tout organisé, la disproportion des parties, leurs configurations diverses, produiraient, dans leur rapprochement, l’aspect hideux d’un monstre, plutôt que la conformation régulière de la figure humaine. Or ce sont là les traits sous lesquels s’offrait à mes yeux l’édifice de l’astronomie ancienne. Dans l’explication des mouvements célestes, je me heurtais incessamment à des écueils où se brisaient les opinions généralement admises. Des hypothèses favorables à certains cas ne pouvaient s’ajuster à d’autres ; tantôt adoptées, interprétées forcément (par violence), tantôt abandonnées, loin d’éclairer le raisonnement en sa marche, elles jetaient autant de confusion dans les choses que d’obscurité dans l’esprit. Elles brisaient la conviction en prêtant, à l’œuvre merveilleuse de la nature, les couleurs de la bizarrerie. Que pouvais-je penser d’un pareil échafaudage, enveloppé d’un nuage épais, pliant, s’écroulant de toutes parts sous le poids des contradictions, des difficultés, sinon qu’il était fondé sur une base caduque ?

Après avoir rappelé ce qui se trouve dans les travaux des anciens en faveur de son système, Copernic ajoute :

Et moi aussi, à l’occasion de ces témoignages, j’ai commencé à méditer sur le mouvement de la terre ; et, quoique cette opinion parût absurde, j’ai pensé — puisqu’aussi bien d’autres avant moi avaient osé imaginer une foule de cercles pour expliquer les phénomènes astronomiques, — que peut-être je pourrais également me permettre de rechercher si, en supposant la terre mobile, on ne parviendrait pas, pour expliquer la révolution des corps célestes, à une théorie plus solide que celles qui ont été produites jusqu’aujourd’hui. Après une longue étude, je mo suis enfin convaincu : que le soleil est une étoile fixe entourée de planètes qui roulent autour d’elle et dont elle est le centre et le flambeau ; qu’outre les planètes principales, il en est du second ordre qui circulent d’abord comme satellites autour de leurs planètes principales et, avec celles-ci, autour du soleil ; que la terre est une planète principale assujettie à un triple mouvement ; que tous les phénomènes du mouvement diurne et annuel, le retour périodique des saisons, toutes les vicissitudes de la lumière et de la température de l’atmosphère qui les accompagnent sont les résultats de la rotation de la terre autour de son axe et de son mouvement périodique autour du soleil ; que le cours apparent des étoiles n’est qu’une illusion d’optique, produite par le mouvement réel de la terre et par les oscillations de son axe ; qu’enfin le mouvement de toutes les planètes donne lieu à un double ordre de phénomènes qu’il est essentiel de distinguer, dont les uns dérivent du mouvement de la terre, les autres de la révolution de ces planètes autour du soleil.

 

Pour Copernic, le soleil est donc le centre du monde, autour duquel tournent les planètes et leurs satellites :

In solio regali Sol residens circumagentem gubernal astrorum familiam. — De son trône royal le soleil gouverne la famille des astres qui se meuvent autour de lui.

Le soleil trône ainsi au centre de l’orbe formé par le cercle magnifique des étoiles que Copernic croit être des astres fixes. Autour du soleil, dit notre auteur, Mercure tourne en quatre-vingts jours (il en met huit de plus) ; — Vénus parcourt son orbite en neuf mois (deux cent vingt-quatre jours en réalité) ; la Terre, autour de laquelle gravite la Lune, y met une année, Mars deux ans, Jupiter douze ans et Saturne trente ans. Au delà de ces révolutions, se marquent les limites de l’orbe immense formé par les étoiles fixes et immuables. Tous les astres, planètes, satellites et étoiles, reçoivent leur lumière du soleil.

Nous venons de voir que l’abbé Copernic établit non seulement la sphéricité, mais le triple mouvement de rotation de la terre ; en l’un des chapitres de son livre traitant de la pesanteur, en précurseur de Newton, Copernic fait déjà entrevoir l’explication du mouvement général des astres par la gravitation universelle.

On découvre dès l’abord ce qu’il y a de juste dans sa doctrine et ce qu’elle peut contenir d’erreur. Tout ce qui concerne le système solaire lui- même est ferme, précis, définitif. Copernic ne pouvait concevoir, avec les moyens d’observation quasiment enfantins dont il disposait, l’immensité d’un univers où la lumière, qui franchit 300.000 kilomètres à la seconde, met un million d’années à nous parvenir des étoiles les plus éloignées aujourd’hui aperçues ; d’un univers où cet espace même d’un million d’années lumière — 300.000 kilomètres à la seconde — n’est sans doute qu’un point insignifiant relativement à l’étendue réelle.

Ce qui est tout à fait surprenant, émouvant, dans les découvertes du génial chanoine, c’est qu’elles furent réalisées par la seule puissance de la pensée, au moyen des faits observés par les anciens, consignés par Ptolémée, observations entre lesquelles l’astronome de Frauenburg découvrit par la réflexion les relations concordantes et harmonieuses, ce que les logiciens appellent les rapports d’identité. Et sa pensée ne s’apaisa que le jour où tous ces faits, en apparence contradictoires par les commentaires discordants dont on les avait enrobés, s’accordèrent entre eux, s’harmonisèrent les uns avec les autres, comme les membres divers — pour reprendre sa comparaison — d’un corps harmonieusement bâti et bien constitué.

Aussi bien, faute de moyens mécaniques, télescopes, astrolabes, astroscopes et autres instruments dont sont pourvus nos observatoires, notre astronome ne put-il donner d’autre preuve de l’exactitude de son système que précisément cette concordance parfaite des parties qui le composaient.

Terminé en 1514, le livre de Copernic fut retouché par lui, précisé, perfectionné jusqu’à l’année 1530, où l’auteur y mit la main pour la dernière fois ; et l’ouvrage ne parut imprimé qu’en 1543, à Nuremberg. Trois ans auparavant, une lettre de son disciple, le mathématicien allemand Georges Rheticus, avait révélé au monde le nouveau système.

L’illustre savant était entré dans sa soixante et onzième année quand parut son traité qu’on a justement appelé le premier et plus curieux monument de la science moderne. L’impression avait été dirigée par des disciples fidèles, Rheticus notamment. La paralysie immobilisait l’admirable savant. Quand ses disciples purent enfin apporter au maître vénéré la grande œuvre de sa vie, le vieil astronome, faisant violence à son mal, trouva encore la force de toucher son livre de la main, de l’effleurer d’une caresse paternelle.

La première fois que nous avons lu le récit de la scène, les larmes nous en sont venues aux yeux.

L’année même, Vesale faisait paraître son traité d’anatomie : De corporis humani jabrica, De la Constitution du corps humain. L’humanité apprenait à connaître quand et quand la circulation des astres dans l’univers et celle du sang dans nos veines.

L’abbé Copernic mourut à Frauenburg, en mai 1543, peu après l’impression de son livre.

On notera qu’à l’apparition de ce dernier, le clergé catholique n’éleva aucune protestation. La qualité ecclésiastique de l’auteur, vénéré par ses confrères du chapitre, qui faisaient de lui leur délégué à la diète, la protection des hauts prélats, un cardinal, un évêque qui avaient déterminé la publication de l’ouvrage, la personnalité du Souverain Pontife qui en avait agréé la dédicace, éteignirent les foudres prêtes à éclater dans les mains de l’Inquisition ; tandis que les pontifes du protestantisme, Luther et Mélanchton, s’empressèrent de fulminer leurs anathèmes contre ces doctrines d’une nouveauté criminelle. Ce ne sera qu’après les retentissantes démonstrations de Galilée, datant de l’année 1610, par l’observation de la lampe se balançant sous la voûte du dôme de Pise, puis à l’aide du télescope fabriqué par lui et qui porte encore son nom, apportant des preuves sensibles ou, pour mieux dire, visibles aux géniales déductions de son prédécesseur, que la critique romaine s’éveilla. Galilée fut mandé au Vatican où l’Inquisition lui fit défense de professer désormais les doctrines de Copernic, doctrines absurdes et formellement hérétiques, parce que contraires aux Ecritures, et, le 5 mars 1616, l’admirable traité De orbium cœlestium revolulionibus, sera mis à l’index donec corrigetur (jusqu’à correction). Le système solaire tel que l’abbé Copernic l’a décrit et tel qu’il est aujourd’hui unanimement admis dans le monde entier, fut proclamé et — au désir de ce décret qui n’a jamais été révoqué — est demeuré l’hérésie Copernicienne.

Intelligence et modestie, bonté et dévouement : en ces mots se caractérise la vie de Copernic. La Pologne peut être üère d’avoir produit un tel fils. Il n’en est pas de plus grand dans l’histoire du monde. Le célèbre astronome suédois Tycho- Brahé avait recueilli pieusement le pauvre petit instrument, les trois petits-bois disposés en triangle que Copernic avait fabriqué d’une main naïve et qui avait suffi à fixer son immortelle doctrine. Tycho-Brahé écrit à ce propos :

La terre ne produit pas un homme comparable à Copernic en l’espace de trois siècles. Il a pu arrêter le soleil dans sa course autour des deux et faire circuler la terre immobile ; il a fait tourner autour d’elle la lune et a transformé l’aspect de l’univers. Voilà ce que Copernic a fait avec des petits bâtons liés d’un art si facile. Les souvenirs que laisse un tel homme sont impérissables ; même lorsqu’ils sont de bois. L’or en envierait la valeur, s’il la pouvait apprécier.

La pensée de Copernic a bouleversé la pensée et les conceptions du monde. De ce moment, la terre ne fut plus ce grand orbe plat surmonté de la voûte céleste contre laquelle se cognaient les cerfs-volants que les enfants faisaient voler au haut des collines ; de la voûte bleue, le bon Dieu ne surveilla plus, d’un œil tout à la fois sévère et bienveillant, les actions, les paroles et jusqu’aux 'pensées des hommes ; les anges gardiens n’y remontèrent ou n’en descendirent plus ni les saintes pour venir converser familièrement avec Jeanne d’Arc ; la terre n’est plus qu’un petit point, infime, invisible à l’œil nu, perdu dans l’infini. Les grandes croyances, les sentiments traditionnels sur lesquels <s’était bâtie toute une civilisation sentent leurs fondements craquer. Quel espace subitement béant dans la pensée des hommes ! Elle va s’ouvrir aux nouveautés ; tandis que Christophe Colomb livrait de son côté, à l’activité mécanique et commerciale un champ nouveau, inexploré, d’où vont affluer des richesses, en or notamment et en argent dont seront bousculés les contrats qui, depuis des siècles, liaient les hommes les uns aux autres, tordant ou rompant les relations établies, sociales, économiques ; ce que nous allons nous efforcer d’exposer rapidement.