LA RENAISSANCE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA NUIT GOTHIQUE.

 

 

Dans le courant des IXe et Xe siècles, les invasions barbares sur le territoire de l’ancienne Gaule avaient multiplié massacres et destructions : hordes sauvages se succédant les unes aux autres comme les flots écumeux d’un Océan démonté ; invasions sarrasines qui couvrent le Midi de la France, tandis que les Hongrois foulent les marches de l’Est. Par les fleuves arrivent les Normands, jusqu’au centre du pays, nageans par l’Océan en manière de pyrates. — Ces étrangers, écrit le chroniqueur Richer, se livraient aux plus cruels sévices ; ils saccageaient villes et villages et ravageaient les champs ; ils brûlaient les églises ; puis ils repartaient en emmenant une foule de captifs. Dans le courant des IXe et Xe siècles de notre ère, toutes les villes de France furent détruites : toutes. Imagine-t-on les égorgements, les déprédations que contient un pareil fait ? Que dirai-je de Paris, écrit Adrevald, moine de Fleury-sur-Loire ? Cette ville naguère resplendissante de gloire et de richesse, célèbre par la fertilité de son territoire, cette ville dont les habitants vivaient dans la plus grande sécurité, j’aurais pu, à juste titre, l’appeler le trésor des rois et l’entrepôt des nations : elle n’est plus qu’un monceau de cendres.

Alors se fit, dans l’anarchie, le travail de reconstruction sociale où se forma la nation française ; elle se forma autour de la seule force organisée qui fût demeurée intacte, sous le seul abri que rien ne peut renverser, parce qu’il a ses fondements dans le cœur humain : la famille. Emmi la tourmente, la famille se fortifia, elle prit plus de cohésion. Autour du chef de famille, cap d’hostel diront les méridionaux, se groupèrent les rejetons des branches cadettes. Ainsi la famille grandit, devint un petit Etat. De génération en génération, elle accrut son action sociale jusqu’à en faire une action politique et avec le temps, de grande envergure ; tant et tant qu’elle en arriva à former l’Etat lui-même par la transformation progressive en institutions publiques de ses institutions privées. Telle a été l’origine à la fois humble et grandiose, simple et magnifique, modeste et glorieuse, de ce qu’on appelle aujourd’hui la France.

Ce travail immense et d’une inimaginable puissance et activité, se fit dans le courant des IXe-XIe siècles, les plus grands de notre histoire.

Au XIIe siècle, la France est faite par des institutions que le peuple s’est données lui-même, puisant leur sève dans son propre sang : chaque détail en répond à ses fins, chaque institution à son but, tandis que la pratique, en ses manifestations multiples et diverses, s’adapte naturelle ment au génie national.

C’est alors que sont populairement composée ? et se répandent non seulement par toute la France, mais sur le monde civilisé, nos incomparables chansons de geste. Les plus anciennes, les plus belles sans aucun doute, sont perdues. La plus ancienne de celles qui nous sont conservées, la Chanson de Roland, n’est elle-même qu’une refonte de l’ancienne geste, comme dit le trouvère. Auprès d’elle se place la merveilleuse Chanson de Guillaume d’Orange, avec la Chanson de Roland l’un des deux chefs-d’œuvre de notre littérature. Alors, en notre Île-de-France, prend son essor le beau style français que Rafaël, incapable d’y rien comprendre, baptisa du nom de gothique, pour dire barbare, sauvage, incohérent.

De ce qu’ont été aux XIIe-XIIIe siècles nos églises

Portant le manteau blanc de leur virginité

nous ne pouvons plus nous faire une idée, bien que ce qui en subsiste, déformé, mutilé, souillé d’additions hétéroclites et de restaurations souvent maladroites, représente encore ce que le génie humain a produit de plus beau.

Mais essayons de nous représenter Notre-Dame, intacte, blanche, avec son monde de statues que la Révolution a pour la plupart brisées, avec la merveille de ses vitraux lumineux que les chanoines du chapitre, au XVIIIe siècle, ont criminellement fait jeter aux gravats, avec son portail enluminé de couleurs et d’or, avec son Saint-Christophe géant et sa statue équestre de Philippe le Bel debout sous le porche, et le tout de proportions parfaites en leur grandeur, en harmonie avec l’ensemble, dans l’infinie multitude et richesse des détails, une perfection harmonieuse dont seul l’art grec, en sa plus belle époque, peut donner une idée affaiblie.

Et Viollet-le-Duc a noté que les monuments civils, châteaux-forts, donjons, maisons communes, halles municipales, étaient d’une valeur esthétique au moins égaie à celle des ‘édifices religieux.

Tels les chefs-d’œuvre de la littérature, telles les merveilles de l’art, telles les institutions.

Au moyen âge, écrit, Gaston Paris — après une minutieuse étude de milliers de documents écrits, — au moyen âge, les rapports des hommes entre eux sont réglés par des prescriptions fixes sur la légitimité desquelles nul n’a le moindre doute. — Personne ne songe à protester contre la société où il est, ajoute le célèbre érudit, ou n’en rêve une mieux construite ; mais tous voudraient qu’elle fût encore plus complètement ce qu’elle doit être.

Après cela, il est vraiment plaisant de voir nos historiens des XIXe et XXe siècles, Michelet en tête, venir faire la leçon aux hommes du XIIe :

— Vous aviez, messieurs, des institutions qui ne vous convenaient pas.

— Hé là ! messeigneurs, commencez par considérer la manière dont vous êtes vous-mêmes accommodés avant de venir, en notre lieu et place, juger de nos affaires ! Elle est vraiment plaisante, huit siècles après que nous ne sommes plus, votre prétention de venir enseigner la manière dont nous aurions dû agir !

Au fait, prenons pour exemple, entre cent autres, le livre des métiers rédigé sous le règne de saint Louis par les soins du prévôt des marchands, Etienne Boileau. Il s’en dégage cette même impression d’ampleur, d’harmonie, de perfection que nous venons d’admirer en sa voisine et contemporaine, l’église Notre-Dame : le livre d’Etienne Boileau fixe l’état des coutumes corporatives au début du XIIIe siècle. Même concordance des parties entre elles et de chacune avec le tout ; même utilité immédiate et directe de chaque détail à la fin pour laquelle il est fait : création spontanée du génie populaire, comme la cathédrale, au reste, qui s’épanouit à la pointe de son île, en y faisant penser à quelque grande fleur, fleur de pierre merveilleuse, jaillie du sol national.

La vitalité du moyen âge français atteignit son point culminant aux XIIe et XIIIe siècles. Au début du XIVe, se font sentir les premiers craquements dans l’immense édifice, et les premiers symptômes de décomposition vont apparaître dans la société, produits par l’altération de la source qui en avait fait la force et la vie féconde ; l’union des classes, union du seigneur et de ses tenanciers dans les campagnes :

Gens sans seigneur sont malement baillis,

disait-on encore au XIIIe siècle ; et dans les villes, union du patriciat et des corps de métiers. Ce fut dans les villes que les éléments de dissentiment éclatèrent en premier lieu, dans les grandes villes de Flandre, dans les grandes cités gasconnes : Bruges, Gand, Ypres, Bordeaux, Bayonne. Le patriciat devait ses richesses et sa prospérité au travail des artisans ; mais cette richesse, cette prospérité mêmes qu’il a acquises par la direction qu’il a donnée au travail populaire et par la protection dont il l’a entouré, l’ont insensiblement éloigné de ce peuple qui a fait sa grandeur ; tandis que, de son côté, la classe laborieuse, en progressant d’âge en âge, et cela en grande partie grâce au patriciat, en se fortifiant, en s’organisant plus étroitement, en est arrivée â ne plus avoir besoin de l’initiative et du protectorat des grands. Evolution pareille, écartement, écartèlement semblables dans les campagnes, bien que moins sensible et, au début tout au moins, moins violent, entre le tenancier et son seigneur. Grande crise sociale d’où sortira plus d’un siècle de guerre, car ce que l’on a nommé la guerre de Cent Ans a été une guerre civile beaucoup plus qu’une guerre étrangère : lutte des artisans contre le patriciat, des corps de métier contre les lignages, des Bourguignons contre les Armagnacs en France, des clauwaerts contre les leliaerts en Flandre ; comme en Italie du popolo minuto contre le popolo grasso, des guelfes contre les gibelins, des blancs contre les noirs. Les textes latins disent minores et majores. En France, le parti populaire est généralement dénommé le commun.

En un document précieux, datant du XIe siècle, le moine Paul parle d’une collection de chartes dont les plus anciennes remontaient au IXe siècle :

Quels changements ! écrit notre religieux. Les rôles conservés dans l’armoire de notre abbaye montrent que les paysans de ce temps vivaient sous des coutumes que ne connaissent plus ceux d’aujourd’hui ; les mots mêmes dont ils se servaient ne sont plus ceux d’à présent. Et plus loin : J’ai trouvé les noms de lieux, de personnes, de choses, changés depuis lors à tel point, que, non seulement ils sont abolis, mais qu’il n’est plus possible de les identifier. Loin de les avoir conservés, les hommes les ignorent. (Cartulaire de Saint-Père.)

A la fin du XVe siècle, les hommes connaissaient peut-être encore la plupart des noms en usage au début du XIVe ; mais les usages eux-mêmes, les pratiques, les sentiments surtout, dont ces mots étaient l’expression, avaient subi, durant la crise séculaire, des transformations non moins profondes que celles dont il est mention dans le cartulaire du XIe siècle que nous venons de citer.