LA MORT DE LA REINE

LES SUITES DE L'AFFAIRE DU COLLIER — D'APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS RECUEILLIS EN PARTIE PAR A. BÉGIS

 

XI. — MOUVEMENTS RÉVOLUTIONNAIRES.

 

 

Autour des La Motte se jouait en effet une partie intéressante. Les grands révolutionnaires, Robespierre, Marat, Hébert, Sergent, Panis, Manuel, attentifs aux échos des rumeurs publiques, ont compris le parti qu'ils peuvent tirer de l'affaire du Collier. Dans les clubs en plein vent, aux Feuillants et au Palais-Royal, au pavillon de Foy, au café de Valois, à la Taverne anglaise, on parle du retour de Jeanne de Valois. On tenait hautement des propos contre la reine, disant que la reine était une p....., une malheureuse qui avait ruiné l'État ; il était question de l'arrivée de Mme de la Motte à Paris ; on disait qu'elle revenait pour faire revivre son procès qui était injuste, qu'alors les iniquités et les turpitudes de la reine seraient dévoilées[1]. Robespierre, Marat, Hébert, Manuel entourent le comte de la Motte. Ils l'engagent à dévoiler toute la conduite de la reine, cette femme audacieuse, qui s'était attiré le mépris et la haine de tous les bons Français. A Londres, les agents du duc d'Orléans s'efforcent de leur côté de gagner Jeanne de Valois. La Cour en fut avertie, s'efforça de parer au danger. La partie est des plus curieuses. Elle est, du côté du roi, dirigée par Mirabeau, que Louis XVI vient d'acquérir sur les fonds de sa cassette, Mirabeau parait d'ailleurs avoir été sincèrement indigné de l'intrigue qui lui fut découverte. Je ne connais pas d'infamie en ces temps si féconds en scélératesse, écrit le comte de La Marck, qui ait autant révolté Mirabeau que cette trame odieuse. Elle le fit bondir de colère et redoubla son énergie. J'arracherai cette reine infortunée à ses bourreaux, s'écria-t-il, ou j'y périrai ! Dès ce moment, Mirabeau abandonna tous les calculs qui auraient pu lui conserver sa popularité et il monta hardiment et franchement à la brèche pour y attaquer les ennemis de la monarchie.

Ses notes pour la Cour montrent à quel point le grand orateur fut alors préoccupé des intrigues ourdies. Dans les approches et les suites du 14 juillet, écrit-il le 11 novembre 1790, dans les approches et les suites des 5 et 6 octobre, la voix de Mme de La Motte pouvait à elle seule faire commettre un horrible attentat. Mirabeau poursuit : Le duc d'Orléans est-il le seul auteur de cette intrigue ? n'est-il que l'agent de La Fayette ?... Quelle que soit la vérité, le duc d'Orléans n'est pas seul, fût-il en première ligne. La Fayette n'y a probablement pas paru, mais les Sémonville et les Talon ont paru : c'est là leur faire, le doigt de l'ouvrier y est. De même les Lameth n'y ont pas paru ; mais ils auront laissé échapper des demi-mots, peut-être mis en mouvement un d'Aiguillon, un Muguet de Nantes, un Danton ; et ils laissent faire, plutôt qu'ils ne font faire, voulant, quoi qu'il arrive, se tenir en mesure pour en tirer profit. Tous ces gens-là peuvent être déjoués si on prend un parti ferme, rapide, persévérant. Cette horrible intrigue n'est vraiment périlleuse qu'aussi longtemps que l'on craint de l'éventer[2]. Dans une note datée du lendemain, 12 novembre 1790, Mirabeau poursuit : Ce ne serait plus pour amuser simplement la malignité publique que la révision du procès de Mme de La Motte serait provoquée, c'est la reine que l'on voudrait directement atteindre, non pour satisfaire un simple ressentiment, mais pour obtenir ensuite d'autres succès, lorsque ce premier obstacle serait surmonté. Il ne serait ni difficile, ni absolument invraisemblable, de réduire en système d'aussi coupables projets. Peut-être, après avoir désorganisé le royaume et détruit tous les ressorts de l'autorité, les chefs du parti populaire reconnaissent-ils qu'ils ont bien plus de matériaux pour une république que pour une monarchie ; peut-être sont-ils frappés de l'impossibilité de rétablir l'ordre sans rétrograder, sans se rétracter ; et, soit que la honte les retienne, soit qu'une plus grande ambition s'offre à leurs espérances, préfèrent-ils  de changer l'ancienne forme de gouvernement, qu'il n'est presque plus en leur pouvoir de raffermir. Dans ce projet, la reine, dont ils connaissent le caractère, la justesse d'esprit et la fermeté, serait le premier objet de leur attaque et comme la première et la plus forte barrière du trône, et comme la sentinelle qui veille de plus près à la sûreté du monarque. Mais le grand art des ambitieux serait de cacher leur but. Ils voudraient paraître être entraînés par les événements et non les diriger. Après avoir fait du procès de la dame de La Motte un poison destructeur pour la reine ; après avoir changé les calomnies les plus absurdes en preuves légales, capables de tromper le roi ; ils feraient naître tour à tour les questions du divorce, de la régence, du mariage des rois, de l'éducation de l'héritier du trône. Au milieu de toutes ces discussions, de tous ces combats, il leur serait facile d'environner le roi de terreurs, de lui rendre le poids de la couronne toujours plus insupportable ; enfin de le réduire à une si vaine autorité qu'il abdiquât lui-même ou qu'il consentit à laisser, pendant le cours de son règne, son pouvoir en d'autres mains. Les horribles desseins que je ne peins ici qu'à regret n'excèdent certainement pas les bornes de la perversité humaine : sous ce rapport seul, l'affaire de la dame Lamotte serait redoutable, parce qu'elle ferait partie d'une véritable conspiration[3].

Cette page étonnante devait être citée en entier. Mirabeau conclut : Si la dame La Motte n'est pas arrêtée dans les deux fois vingt-quatre heures il faudra changer de marche, se borner à la surveiller, à connaître ses projets, ses liaisons, ses ressources, ses espérances, sans la faire arrêter, pour ne pas rendre indispensable un éclat. Il serait possible, avec de l'habileté, de tromper cette femme, tout artificieuse qu'elle peut être, en lui faisant offrir des protections, des défenseurs, dont elle croirait ne pas devoir se défier.

Le plan de Mirabeau fut adopté et, par le gouvernement expirant de Louis XVI, mis à exécution avec une habileté et un succès qui surprennent. Montmorin, le seul ministre qui fût demeuré favorable au roi, était parvenu à circonvenir le comte de La Motte au point qu'il lui avait donné pour avocat-conseil le propre chef de la contre-police royale, l'avocat Jacques-Claude-Martin Marivaux, qui fut plus tard, à cause des fonctions qu'il exerça dans ce moment, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire[4].

M. de La Motte est de retour à Paris, lisons-nous dans le Journal de Duquesnoy[5] à la date de 1790. Il vient pour renouveler ses poursuites contre la reine. Heureusement qu'il s'est adressé à des gens très sages, qui travaillent à empêcher ses démarches. Il y a lieu de croire qu'ils réussiront. La Motte ne jurait plus que par Marivaux.

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Un autre groupe révolutionnaire, Lameth, Barnave, d'Aiguillon, Menou, entourait Bassenge, créancier du cardinal de Rohan pour le Collier. On l'invite à dîner. On y plaint un négociant honnête d'avoir été si cruellement victime d'une intrigue de cour. On lui insinue qu'enfin le jour de la justice est arrivé et que sa balance ne trébuchera plus en faveur des rois. On lui trace sa marche en l'exhortant à présenter requête aux Jacobins, pour disposer l'assemblée nationale à acquitter la nation envers lui. Mais comment la nation peut-elle se mêler d'une affaire particulière ? Voici : l'abbaye de Saint-Vaast, ci-devant au cardinal de Rohan, faisant aujourd'hui partie des biens nationaux, ne peut plus être assujettie à l'hypothèque provisoire assignée par ordre du roi au sieur Bassenge[6]. Sa créance était sacrée et devenait un des engagements du roi, engagement qui, comme tous les autres, doit être mis sous la sauvegarde de la nation[7]. — Un Mémoire fut rédigé par Tavernier. Menou décida ses compagnons à y introduire des phrases additionnelles contre la reine. On se propose, écrit le comte de La Marck à Mercy-Argenteau[8], de présenter cette pétition à l'Assemblée nationale, non pour faire payer Bassenge par la nation, on sait bien qu'on n'y parviendrait pas, mais pour amener une discussion dans laquelle on fera soutenir que le Collier doit être payé sur les fonds de la liste civile, ce qui ne serait pas autre chose que de rejuger le procès. Les joailliers Böhmer et Bassenge ouvraient l'oreille ; mais cette voie grandiose les étonnait ; ils eussent préféré une route plus discrète et ils firent parvenir à la Cour royale ce billet dont il convient de peser les termes : Des gens qui, dans ce moment-ci, jouissent d'un certain crédit, paraissent s'intéresser à eux — à Böhmer et à Bassenge —. Ils les flattent de les tirer de la situation extraordinaire où ils se trouvent, de les faire payer. Mais les sieurs Böhmer et Bassenge craignent que leurs protecteurs ne veuillent les servir aux dépens d'un nom pour lequel ils sont accoutumés à la plus grande vénération et ils ne se livreront à ceux qui les cherchent qu'après avoir épuisé toutes les autres voies[9].

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La Cour apprit donc par ses agents que Jeanne travaillait à Londres à un nouveau pamphlet plus méchant et plus scandaleux que le premier. Tu peux dire à ton avocat, écrit Mme de La Motte à son mari, que ma Vie ne va pas tarder à paraître au public. Si je le lui lisais, il jugerait par lui-même du coup d'éclat que cet ouvrage fera sur la tête des monstres et auteurs de mon déshonneur. Jeanne de Valois ne demandait d'ailleurs pas mieux que d'éviter ce nouveau tapage, pourvu que la Cour trouvât les moyens propres à y remédier. Depuis que, par une espèce de miracle, écrit-elle elle-même, j'ai posé le pied sur cette terre étrangère, où la liberté sourit au malheur, j'ai tout tenté pour instruire Sa Majesté que j'étais en possession d'une correspondance dont la publicité produirait le double effet de la compromettre et d'atténuer mes torts. — Dans chacune de mes lettres je répétais que — puisqu'il avait plu à la Providence de me faire survivre à cet excès d'horreurs ; puisqu'elle m'avait dérobée à mes propres fureurs ; son intention sans doute n'était pas que je périsse faute de subsistances ; que, dans l'état où j'étais réduite, il m'était permis au moins d'espérer que la reine me ferait rendre ce que la confiscation de mes effets et biens avait versé dans les coffres du roi.

Cependant à son mari qui, sous l'action de Marivaux, insiste pour qu'elle diffère l'impression de son nouveau pamphlet, elle écrit tout d'abord : Tu désires, mon ami, que je n'écrive pas ma Vie, ni que je la mette en public de crainte de déplaire au gouvernement : apprends, mon ami, à suivre le conseil de ton défenseur, mais apprends aussi à savoir que je ne sais pourquoi tes craintes (sic). Je ne parle contre personne. D'ailleurs ce point, je suis fâchée de te le dire, ne te concerne pas. J'ai beaucoup d'amitié pour toi, mais je ne suivrai en cela que mon sentiment.

Marivaux estime que le plus sûr serait d'avoir Jeanne de Valois à Paris, sous la main. La Motte écrit à sa femme de venir ; il insiste. Les négociations pour l'achat par la Cour du nouveau pamphlet seraient beaucoup plus faciles. Mme de La Motte hésite. Et la Salpêtrière ? Ce qui me frappe beaucoup à la vérité, lui répond-elle, c'est que s'il est vrai que quelque personne de rang est intéressée que je me taise pour la tranquillité de Toinette — Marie-Antoinette —, pourquoi ne viennent-ils pas où je suis pour prendre les arrangements convenables avec moi ? Pourquoi ma présence à Paris est-elle tant désirée ? La Salpêtrière n'est pas détruite ; par conséquent ils pourront me replonger dans leurs affreuses citernes.

Puisqu'elle refusait de venir en France, on prit le parti d'aller à elle et de la faire surveiller et entourer à Londres, comme on le faisait pour son mari à Paris. On se servit de Dubu de Longchamp, administrateur général des postes, qu'elle avait rencontré jadis chez un nommé Mortsange, et qui lui écrivit le 3 juin 1791, feignant de partager et d'approuver ses craintes et ses défiances :

On vous a sollicitée d'arriver à Paris dans ce moment. Je ne suis nullement d'accord. Il faut que les affaires de M. de La Motte soient finies, que les espérances de votre mari se changent en certitude. Il est éloigné de l'amour d'un éclat qui serait dangereux sans être utile. Suivez, Madame, cet exemple. Cédez tout espoir de vengeance à la résolution ferme de reposer votre tète fatiguée sur un sol tranquille et stable. Le temps des illusions doit être passé. Le temps de la douleur doit s'épuiser. Voué par mon cœur au soulagement des infortunes, je trouverai doux, Madame, d'être utile à M. de La Motte et vous-même.

 

 

 



[1] Déposition de Moret, commis aux Affaires étrangères, en date du 28 nov. 1790, Arch. nat., Y, 13330. Dans la même série, d'autres textes semblables.

[2] Quarantième note de Mirabeau pour la Cour dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, II, 303-311.

[3] Il est vraiment curieux de rapprocher cette note de Mirabeau du passage suivant de la Réponse à la requête de Jeanne de La Motte, plaquette anonyme publiée à la même époque : Le parti qui se sert de vous se trahit par ses fureurs. Voici leur marche : ils veulent demander le divorce à l'Assemblée nationale et faire marcher de front cette demande et les outrages qui vous sont dictés contre la reine. Ils veulent amener le peuple de la capitale, que l'on espère séduire avec les mots de justice et de vengeance, à demander à son roi de se séparer à jamais de la mère de ses enfants, de l'abandonner à leurs fureurs.

[4] Le 10 juillet 1794. Arch. nat., W, 411, doss. 491, pièces 64 et suivantes. — Sur les relations de Marivaux avec La Motte, d'une part, et la Cour, de l'autre, voir une lettre de lui, en date du 9 février 1791, à l'archevêque de Bordeaux, garde des Sceaux, Arch. nat., X2, B/1417.

[5] II, 352.

[6] Voir l'Affaire du Collier, chap. XL, p. 345.

[7] La Résurrection du Collier par M. Lamotte et Cie (s. d. ; de l'imprimerie Chandriot, 14 février 1791, in-8° de 7 p.), p. 4.

[8] En date du 23 février 1791, publié dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck, III, 69.

[9] Minute originale à la Bibl. de la ville de Paris, ms. de la réserve, doss. Böhmer.