Autour des La Motte se jouait en effet une partie
intéressante. Les grands révolutionnaires, Robespierre, Marat, Hébert,
Sergent, Panis, Manuel, attentifs aux échos des rumeurs publiques, ont
compris le parti qu'ils peuvent tirer de l'affaire du Collier. Dans les clubs
en plein vent, aux Feuillants et au Palais-Royal, au pavillon de Foy, au café
de Valois, à la Taverne anglaise, on parle du retour de Jeanne de Valois. On
tenait hautement des propos contre la reine, disant
que la reine était une p....., une malheureuse qui avait ruiné l'État ; il
était question de l'arrivée de Mme de la Motte à Paris ; on disait qu'elle
revenait pour faire revivre son procès qui était injuste, qu'alors les
iniquités et les turpitudes de la reine seraient dévoilées[1]. Robespierre,
Marat, Hébert, Manuel entourent le comte de la Motte. Ils l'engagent à dévoiler toute la conduite de la reine, cette
femme audacieuse, qui s'était attiré le mépris et la haine de tous les bons
Français. A Londres, les agents du duc d'Orléans s'efforcent de leur
côté de gagner Jeanne de Valois. La Cour en fut avertie, s'efforça de parer
au danger. La partie est des plus curieuses. Elle est, du côté du roi,
dirigée par Mirabeau, que Louis XVI vient d'acquérir sur les fonds de sa
cassette, Mirabeau parait d'ailleurs avoir été sincèrement indigné de l'intrigue
qui lui fut découverte. Je ne connais pas d'infamie
en ces temps si féconds en scélératesse, écrit le comte de La Marck, qui ait autant révolté Mirabeau que cette trame odieuse.
Elle le fit bondir de colère et redoubla son énergie. J'arracherai cette
reine infortunée à ses bourreaux, s'écria-t-il, ou j'y périrai ! Dès
ce moment, Mirabeau abandonna tous les calculs qui auraient pu lui conserver
sa popularité et il monta hardiment et franchement à la brèche pour y
attaquer les ennemis de la monarchie. Ses notes pour la Cour montrent à quel point le grand
orateur fut alors préoccupé des intrigues ourdies. Dans
les approches et les suites du 14 juillet, écrit-il le 11 novembre
1790, dans les approches et les suites des 5 et 6
octobre, la voix de Mme de La Motte pouvait à elle seule faire commettre un
horrible attentat. Mirabeau poursuit : Le duc
d'Orléans est-il le seul auteur de cette intrigue ? n'est-il que l'agent de
La Fayette ?... Quelle que soit la vérité, le
duc d'Orléans n'est pas seul, fût-il en première ligne. La Fayette n'y a
probablement pas paru, mais les Sémonville et les Talon ont paru : c'est là
leur faire, le doigt de l'ouvrier y est. De même les Lameth n'y ont pas paru
; mais ils auront laissé échapper des demi-mots, peut-être mis en mouvement
un d'Aiguillon, un Muguet de Nantes, un Danton ; et ils laissent faire,
plutôt qu'ils ne font faire, voulant, quoi qu'il arrive, se tenir en mesure
pour en tirer profit. Tous ces gens-là peuvent être déjoués si on prend un
parti ferme, rapide, persévérant. Cette horrible intrigue n'est vraiment
périlleuse qu'aussi longtemps que l'on craint de l'éventer[2]. Dans une note
datée du lendemain, 12 novembre 1790, Mirabeau poursuit : Ce ne serait plus pour amuser simplement la malignité
publique que la révision du procès de Mme de La Motte serait provoquée, c'est
la reine que l'on voudrait directement atteindre, non pour satisfaire un
simple ressentiment, mais pour obtenir ensuite d'autres succès, lorsque ce
premier obstacle serait surmonté. Il ne serait ni difficile, ni absolument
invraisemblable, de réduire en système d'aussi coupables projets. Peut-être,
après avoir désorganisé le royaume et détruit tous les ressorts de
l'autorité, les chefs du parti populaire reconnaissent-ils qu'ils ont bien
plus de matériaux pour une république que pour une monarchie ; peut-être
sont-ils frappés de l'impossibilité de rétablir l'ordre sans rétrograder,
sans se rétracter ; et, soit que la honte les retienne, soit qu'une plus
grande ambition s'offre à leurs espérances, préfèrent-ils de changer l'ancienne forme de gouvernement,
qu'il n'est presque plus en leur pouvoir de raffermir. Dans ce projet, la
reine, dont ils connaissent le caractère, la justesse d'esprit et la fermeté,
serait le premier objet de leur attaque et comme la première et la plus forte
barrière du trône, et comme la sentinelle qui veille de plus près à la sûreté
du monarque. Mais le grand art des ambitieux serait de cacher leur but. Ils
voudraient paraître être entraînés par les événements et non les diriger.
Après avoir fait du procès de la dame de La Motte un poison destructeur pour
la reine ; après avoir changé les calomnies les plus absurdes en preuves
légales, capables de tromper le roi ; ils feraient naître tour à tour les
questions du divorce, de la régence, du mariage des rois, de l'éducation de
l'héritier du trône. Au milieu de toutes ces discussions, de tous ces
combats, il leur serait facile d'environner le roi de terreurs, de lui rendre
le poids de la couronne toujours plus insupportable ; enfin de le réduire à
une si vaine autorité qu'il abdiquât lui-même ou qu'il consentit à laisser,
pendant le cours de son règne, son pouvoir en d'autres mains. Les horribles desseins
que je ne peins ici qu'à regret n'excèdent certainement pas les bornes de la
perversité humaine : sous ce rapport seul, l'affaire de la dame Lamotte
serait redoutable, parce qu'elle ferait partie d'une véritable conspiration[3]. Cette page étonnante devait être citée en entier. Mirabeau conclut : Si la dame La Motte n'est pas arrêtée dans les deux fois vingt-quatre heures il faudra changer de marche, se borner à la surveiller, à connaître ses projets, ses liaisons, ses ressources, ses espérances, sans la faire arrêter, pour ne pas rendre indispensable un éclat. Il serait possible, avec de l'habileté, de tromper cette femme, tout artificieuse qu'elle peut être, en lui faisant offrir des protections, des défenseurs, dont elle croirait ne pas devoir se défier. Le plan de Mirabeau fut adopté et, par le gouvernement expirant de Louis XVI, mis à exécution avec une habileté et un succès qui surprennent. Montmorin, le seul ministre qui fût demeuré favorable au roi, était parvenu à circonvenir le comte de La Motte au point qu'il lui avait donné pour avocat-conseil le propre chef de la contre-police royale, l'avocat Jacques-Claude-Martin Marivaux, qui fut plus tard, à cause des fonctions qu'il exerça dans ce moment, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire[4]. M. de La Motte est de retour à Paris, lisons-nous dans le Journal de Duquesnoy[5] à la date de 1790. Il vient pour renouveler ses poursuites contre la reine. Heureusement qu'il s'est adressé à des gens très sages, qui travaillent à empêcher ses démarches. Il y a lieu de croire qu'ils réussiront. La Motte ne jurait plus que par Marivaux. ***Un autre groupe révolutionnaire, Lameth, Barnave, d'Aiguillon,
Menou, entourait Bassenge, créancier du cardinal de Rohan pour le Collier. On
l'invite à dîner. On y plaint un négociant honnête
d'avoir été si cruellement victime d'une intrigue de cour. On lui insinue
qu'enfin le jour de la justice est arrivé et que sa balance ne trébuchera
plus en faveur des rois. On lui trace sa marche en l'exhortant à présenter
requête aux Jacobins, pour disposer l'assemblée nationale à acquitter la
nation envers lui. Mais comment la nation peut-elle se mêler d'une affaire
particulière ? Voici : l'abbaye de Saint-Vaast, ci-devant au cardinal de
Rohan, faisant aujourd'hui partie des biens nationaux, ne peut plus être
assujettie à l'hypothèque provisoire assignée par ordre du roi au sieur
Bassenge[6]. Sa créance était sacrée et devenait un des engagements
du roi, engagement qui, comme tous les autres, doit être mis sous la
sauvegarde de la nation[7]. — Un Mémoire fut
rédigé par Tavernier. Menou décida ses compagnons à y introduire des phrases
additionnelles contre la reine. On se propose,
écrit le comte de La Marck à Mercy-Argenteau[8], de présenter cette pétition à l'Assemblée nationale, non
pour faire payer Bassenge par la nation, on sait bien qu'on n'y parviendrait
pas, mais pour amener une discussion dans laquelle on fera soutenir que le
Collier doit être payé sur les fonds de la liste civile, ce qui ne serait pas
autre chose que de rejuger le procès. Les joailliers Böhmer et
Bassenge ouvraient l'oreille ; mais cette voie grandiose les étonnait ; ils
eussent préféré une route plus discrète et ils firent parvenir à la Cour
royale ce billet dont il convient de peser les termes : Des gens qui, dans ce moment-ci, jouissent d'un certain
crédit, paraissent s'intéresser à eux — à Böhmer et à Bassenge —. Ils les flattent de les tirer de la situation
extraordinaire où ils se trouvent, de les faire payer. Mais les sieurs Böhmer
et Bassenge craignent que leurs protecteurs ne veuillent les servir aux
dépens d'un nom pour lequel ils sont accoutumés à la plus grande vénération
et ils ne se livreront à ceux qui les cherchent qu'après avoir épuisé toutes
les autres voies[9]. ***La Cour apprit donc par ses agents que Jeanne travaillait
à Londres à un nouveau pamphlet plus méchant et plus scandaleux que le
premier. Tu peux dire à ton avocat, écrit Mme
de La Motte à son mari, que ma Vie ne va pas
tarder à paraître au public. Si je le lui lisais, il jugerait par lui-même du
coup d'éclat que cet ouvrage fera sur la tête des monstres et auteurs de mon
déshonneur. Jeanne de Valois ne demandait d'ailleurs pas mieux que
d'éviter ce nouveau tapage, pourvu que la Cour trouvât les moyens propres à y
remédier. Depuis que, par une espèce de miracle,
écrit-elle elle-même, j'ai posé le pied sur cette
terre étrangère, où la liberté sourit au malheur, j'ai tout tenté pour instruire
Sa Majesté que j'étais en possession d'une correspondance dont la publicité
produirait le double effet de la compromettre et d'atténuer mes torts.
— Dans chacune de mes lettres je répétais que —
puisqu'il avait plu à la Providence de me faire survivre à cet excès
d'horreurs ; puisqu'elle m'avait dérobée à mes propres fureurs ; son
intention sans doute n'était pas que je périsse faute de subsistances ; que,
dans l'état où j'étais réduite, il m'était permis au moins d'espérer que la
reine me ferait rendre ce que la confiscation de mes effets et biens avait
versé dans les coffres du roi. Cependant à son mari qui, sous l'action de Marivaux,
insiste pour qu'elle diffère l'impression de son nouveau pamphlet, elle écrit
tout d'abord : Tu désires, mon ami, que je n'écrive
pas ma Vie, ni que je la mette en public de crainte de déplaire au
gouvernement : apprends, mon ami, à suivre le conseil de ton défenseur, mais
apprends aussi à savoir que je ne sais pourquoi tes craintes (sic). Je ne
parle contre personne. D'ailleurs ce point, je suis fâchée de te le dire, ne
te concerne pas. J'ai beaucoup d'amitié pour toi, mais je ne suivrai en cela
que mon sentiment. Marivaux estime que le plus sûr serait d'avoir Jeanne de Valois à Paris, sous la main. La Motte écrit à sa femme de venir ; il insiste. Les négociations pour l'achat par la Cour du nouveau pamphlet seraient beaucoup plus faciles. Mme de La Motte hésite. Et la Salpêtrière ? Ce qui me frappe beaucoup à la vérité, lui répond-elle, c'est que s'il est vrai que quelque personne de rang est intéressée que je me taise pour la tranquillité de Toinette — Marie-Antoinette —, pourquoi ne viennent-ils pas où je suis pour prendre les arrangements convenables avec moi ? Pourquoi ma présence à Paris est-elle tant désirée ? La Salpêtrière n'est pas détruite ; par conséquent ils pourront me replonger dans leurs affreuses citernes. Puisqu'elle refusait de venir en France, on prit le parti d'aller à elle et de la faire surveiller et entourer à Londres, comme on le faisait pour son mari à Paris. On se servit de Dubu de Longchamp, administrateur général des postes, qu'elle avait rencontré jadis chez un nommé Mortsange, et qui lui écrivit le 3 juin 1791, feignant de partager et d'approuver ses craintes et ses défiances : On vous a sollicitée d'arriver à Paris dans ce moment. Je ne suis nullement d'accord. Il faut que les affaires de M. de La Motte soient finies, que les espérances de votre mari se changent en certitude. Il est éloigné de l'amour d'un éclat qui serait dangereux sans être utile. Suivez, Madame, cet exemple. Cédez tout espoir de vengeance à la résolution ferme de reposer votre tète fatiguée sur un sol tranquille et stable. Le temps des illusions doit être passé. Le temps de la douleur doit s'épuiser. Voué par mon cœur au soulagement des infortunes, je trouverai doux, Madame, d'être utile à M. de La Motte et vous-même. |
[1] Déposition de Moret, commis aux Affaires étrangères, en date du 28 nov. 1790, Arch. nat., Y, 13330. Dans la même série, d'autres textes semblables.
[2] Quarantième note de Mirabeau pour la Cour dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, II, 303-311.
[3] Il est vraiment curieux de rapprocher cette note de Mirabeau du passage suivant de la Réponse à la requête de Jeanne de La Motte, plaquette anonyme publiée à la même époque : Le parti qui se sert de vous se trahit par ses fureurs. Voici leur marche : ils veulent demander le divorce à l'Assemblée nationale et faire marcher de front cette demande et les outrages qui vous sont dictés contre la reine. Ils veulent amener le peuple de la capitale, que l'on espère séduire avec les mots de justice et de vengeance, à demander à son roi de se séparer à jamais de la mère de ses enfants, de l'abandonner à leurs fureurs.
[4] Le 10 juillet 1794. Arch. nat., W, 411, doss. 491, pièces 64 et suivantes. — Sur les relations de Marivaux avec La Motte, d'une part, et la Cour, de l'autre, voir une lettre de lui, en date du 9 février 1791, à l'archevêque de Bordeaux, garde des Sceaux, Arch. nat., X2, B/1417.
[5] II, 352.
[6] Voir l'Affaire du Collier, chap. XL, p. 345.
[7] La Résurrection du Collier par M. Lamotte et Cie (s. d. ; de l'imprimerie Chandriot, 14 février 1791, in-8° de 7 p.), p. 4.
[8] En date du 23 février 1791, publié dans la Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de la Marck, III, 69.
[9] Minute originale à la Bibl. de la ville de Paris, ms. de la réserve, doss. Böhmer.